I hate myself (for loving you)
Je me suis réveillée dans mon lit, tout simplement. On m'avait ôté mon short et mon t-shirt, ce qui fait que j'étais toujours en maillot de bain. Ove n'était pas à côté de moi, ce qui m'a perturbée, parce qu'il faisait encore nuit. D'ailleurs, aucun autre Oncle ne se trouvait dans la chambre. J'avais très mal à la tête, la langue en gelée et une douleur sourde montait de mon nez. J'y ai aussitôt porté la main. Mal m'en a pris : j'ai reçu comme une décharge le long de l'épine nasale. Mais j'avais eu le temps de sentir une masse dure et métallique qui pendouillait, accrochée au septum.
— Merde. Ooooooh, punaise...
Le son de ma voix avait ouvert les portes de l'Enfer : j'avais une gueule de bois de tous les diables. Soudain, la porte de la chambre s'est ouverte. Mes muscles se sont automatiquement contractés, mais j'ai reconnu la silhouette de Sawyer.
— Chut ! m'a-t-il aussitôt intimé. Il s'est passé quelque chose de grave, tu dois fuir, vite !
— Que... quoi... ? ai-je gémi.
Ce n'était vraiment pas le moment de me brusquer, mais l'Irlandais n'a pas respecté cette règle logique.
— Chut ! Tais-toi, je t'ai dit ! Ils sont revenus !
— Ils... Qui ça, ils ?
— Tu dois fuir, a-t-il répété, nerveusement, me tirant à travers la maison déserte. Je vais essayer de les prendre à revers mais ils sont trop nombreux. Trop puissants.
— Saw, je suis vraiment malade, je...
Une brusque traction m'a forcée à me retourner. La nausée qui semblait n'exister que dans un coin reculé de mon corps m'a aussitôt submergée. Mais Sawyer ne m'a pas laissé le temps d'en placer une :
— Tu as vraiment eu un comportement lamentable ! Depuis quand te permets-tu de te laisser biturer par une bande d'idiots ! Ça se sentait à dix lieues qu'ils voulaient te soûler ! Quelle sotte, vraiment ! Qu'est-ce que je t'ai appris ?!
Cette dernière phrase et le ton de voix m'ont fait comprendre que l'heure était grave, et que je devais me concentrer. Il était redevenu le Maître. Je me suis tue tout en essayant d'ignorer toutes les fibres de mon corps qui me réclamaient SOIT de vomir mes tripes sur les pieds de l'Irlandais, SOIT de me recoucher en espérant tomber sur un pain de glace sur lequel poser ma tête dans le lit.
— Écoute-moi bien, petite. Tu vas courir dans cette direction. Tu vas probablement devoir te battre, je compte sur toi pour ne pas te disperser. On se donne rendez-vous au carrefour avec la croix en pierre, à deux kilomètres en contrebas. Compris ?
J'ai hoché la tête. J'avais mal partout et vous pouvez me croire sur parole : une gueule de bois pareille, c'est bien plus douloureux que lorsque c'était le Vétéran qui me frappait. Et en plus, je devrais me taper la honte de ma vie si je survivais à cette nuit. Je m'en suis voulu d'avoir suivi le groupe comme un mouton. Bien sûr que mes Oncles étaient habitués à boire. Bien sûr que je ne l'étais pas.
— Tu es prête, gamine ?
— Mais... et mes parents ?
— Laisse-moi les mettre à l'abri, c'est après toi qu'ils en ont, pas après eux. Plus tu seras loin, plus ils seront en sécurité. Maintenant...
— Attends, je dois m'habiller, je...
— Pas le temps. Allez.
— Mais je suis à moitié à poils, Sawyer !
— Tu veux aussi une aspirine et un massage de pieds ?! Pas. Le. Temps !
Je suis donc sortie de la maison dans un splendide maillot de bains deux pièces aux motifs d'inspiration vaguement hawaïenne et chaussée de baskets délacées dans lesquelles j'avais tout de même réussi à sauter. J'ignorais si mes ennemis pouvaient me voir mais je me suis dit que si c'était le cas, ils devaient bien rigoler.
Dans le noir, je n'ai pas laissé la peur prendre le dessus. Tout ce qui m'ennuyait était que je ne connaissais ni la position ni le nombre de mes ennemis, mais ce problème n'était pas si grave, compte tenu de toutes les leçons dispensées par Sawyer and Co. Je savais m'adapter.
Un coup de feu a retenti de l'autre côté de la maison. Un seul. Je me suis inquiétée de ne pas en entendre d'autres. Soit Saw avait mal estimé le nombre de nos ennemis, soit ces derniers étaient particulièrement intelligents et entraînés. J'ai chassé la peur et me suis enfoncée dans la forêt, tâchant de faire le moins de bruit possible. Ce qui n'est pas aisé admettez-le, avec une gueule de bois.
N'entendant aucun bruit, malgré le vacarme que je produisais en traversant broussailles et fourrés, j'ai fini par calmer ma course et ai jeté des regards furtifs – okay, okay, désespérés – tout autour de moi. Pas âme qui vive. J'ai avisé à quelques mètres une sorte de gros gourdin – ou du moins était-ce ce que la lune me permettait d'identifier comme tel. Une branche que je pourrais aisément convertir en arme de poing, quoi... Je me suis ruée dessus, très contente d'avoir autre chose que mes dix doigts pour me défendre contre une bande de mecs flippants. Au moment où je me redressais, fière femme de Cromagnon prête à me défendre bec et ongles, un bruissement s'est fait entendre derrière moi, comme si un corps lourd tombait d'un arbre. Un corps très, très lourd. Sans réfléchir – oui, je sais, ça me connaît –, j'ai effectué un large arc de cercle avec mon gourdin improvisé. Il a éclaté en morceaux contre une surface plus dure. Un bras humain. J'avais devant moi un monstre. Un mastodonte dont je ne distinguais que les yeux, et sur le bras duquel j'avais fait exploser une très honnête branche de chêne. Ce ne devait pas être un homme, plutôt un Big Foot. Big Foot qui d'ailleurs... Mais je n'ai pas eu le temps de progresser dans mes déductions : le Big Foot en question venait de m'asséner un des coups de poings les plus phénoménaux qu'il m'ait été donné de recevoir jusqu'ici. En plein sur le nez. En plein sur mon tout récent piercing. J'ai peiné à retenir un hurlement de douleur et des larmes ont envahi mes yeux. Cet espèce de yéti m'avait sans doute éclaté le nez.
— Alors, la puce, on a cédé à la tentation ?
Ah. Tiens.
— Jo... Jo... Jonah ? ai-je balbutié.
À la réflexion, j'aurais préféré le Big Foot. Lorsque ma bouche s'est ouverte, j'ai senti un liquide chaud l'envahir. Mon Oncle m'avait littéralement explosé le nez. Et il semblait prêt à recommencer. J'ai esquivé son deuxième coup de justesse. Prudemment, j'ai bondi à quelques mètres.
— Jo, il faut te calmer !
— Me calmer ? Est-ce que tu te souviens de quoi que ce soit de la soirée d'hier, à tout hasard ?
— Jonah, je sais que tu es furieux, je sais que je n'aurais pas dû faire ça, mais là c'est un peu plus grave que... Hé ! ai-je râlé en me pliant en deux pour éviter une nouvelle baffe. Je te signale qu'il y a une bande de types qui veut notre peau et toi tout ce que tu trouves à faire, c'est...
J'ai paré à grand peine une nouvelle attaque. D'accord, je n'avais pas assuré, la veille, mais il pouvait aussi s'en prendre aux autres qui m'avaient poussée à consommer comme ça ! Je n'ai pas tout à fait dix-huit ans et ils sont tous supposés être plus matures que moi.
— Une bande de types, la puce ? Mais tu n'as pas encore compris ? La tequila t'a grillé l'intégralité des neurones que Sawyer t'avait laissés ?
Quelque chose d'acide est remonté le long de mon œsophage. Oh. Non. L'air particulièrement torve pour un Jonah, le grand Noir s'est plié en deux, sans me quitter du regard, et a dégainé le poignard qu'il portait attaché à la cuisse.
— La bande de types, c'est nous.
Il s'est jeté sur moi, son couteau prêt à mordre. Mes facultés mentales ne m'ont heureusement pas abandonnée et j'ai réussi à plonger au sol, heurtant ses mollets. Je pense que Jo n'avait pas tout à fait réalisé jusque là que je savais vraiment me battre. Il a été déséquilibré mais n'a pas chuté. Je n'avais besoin que d'une ouverture pour le frapper. Une seule.
— Quand je pense aux doses d'alcool que tu as ingérées... a grondé Jonah en roulant des yeux. Quelle honte...
— Oh, ça va ! Tout le monde le fait, ai-je tempéré. Dans la classe, au moins la moi...
— Ah, non ! a-t-il explosé. Pas cette excuse bidon ! Si la mode c'est de se raser le maillot à la scie tronçonneuse, tu vas la suivre ?!
Vu son degré d'énervement, je sentais que j'allais peut-être pouvoir obtenir ma précieuse ouverture. De mon côté, il fallait que je ne lui en laisse aucune. Accroupie sur le sol, je l'ai jaugé. Je savais que face à un adversaire aussi grand, mieux valait exagérer les différences de taille pour le déstabiliser. J'ai remarqué que la lame de son poignard ne luisait pas sous la lune : Saburo m'avait expliqué lors d'une séance de camouflage qu'il était utile de matifier les parties métalliques de l'équipement pour que les éclats lumineux ne nous fassent pas repérer. Je me suis douté que je risquais de rencontrer les autres Oncles et que Saw avait tout organisé. Ce devait être une forme de cérémonie finale. Ou un examen de passage.
Or je connaissais des points faibles à mes ennemis.
— Jo ? ai-je murmuré d'une petite voix geignarde. Tu... tu veux vraiment me tuer ?
J'ai fait trembler ma lèvre inférieure. Je savais que le géant ne supportait pas de me voir pleurer. Il m'a adressé un regard furibond.
— Ah, non, la puce ! Pas de ça maintenant ! Je suis hors de moi, tu t'es très mal comportée hier...
— Mais tu... tu me fais peur...
— Oh, voyons, ma petite puce, a aussitôt craqué mon Big Foot préféré. Ce n'est qu'un jeu, un entraî...
Trop tard, mon vieux Jo. Accroupie, je pouvais préparer ma détente sans que cela soit trop évident. Mes jambes se sont détendues et elles ont balayées celles du Jamaïcain. Je me suis précipitée sur le poignard mais une masse m'a écrasé les cervicales. Je n'avais eu qu'une seule chance, mon Oncle ne se laisserait pas avoir deux fois.
— Tu vas voir ce que tu vas voir, espèce de vilaine petite chipie !
J'aimerais pouvoir vous affirmer que tout était dû à mon intelligence hors du commun, mais en réalité tout sera à mettre sur le compte de la chance : Jo a glissé et s'est ramassé dans les feuilles mortes. Sa prise s'est relâchée et j'ai pu filer comme une anguille entre ses mains. Sans plus attendre, j'ai pris la poudre d'escampette. Le sang qui pulsait dans ma tête comme un djembé ne rendait pas les choses plus aisées.
J'ai entendu, après plusieurs minutes de course effrénée, une explosion, dans mon dos. Le ciel a été illuminé par une lueur verte. Des feux de Bengale. Mes Oncles allaient utiliser des feux de Bengale pour communiquer entre eux. Génial. Peut-être devais-je m'attendre à voir apparaître un code couleur ? Vert pour... ? D'autres pétarades ont retenti. J'en ai compté quatre, mais sans doute certaines avaient explosé en même temps. Toutes blanches.
Okay.
Vert = elle est passée à côté.
Blanc = bien reçu ou/et RAS.
J'ai continué à courir. Plus silencieusement, plus prudemment. Je ne voyais pas bien et chaque arbre devenait un ennemi potentiel. J'avais tout de même pris la peine de récupérer un nouveau gourdin. Jo devait m'en vouloir, je n'avais pas envie de me retrouver encore face à lui désarmée.
Je ne sais pas quelle divinité(1) veillait sur moi à ce moment précis, mais un caillou a fini par se glisser dans ma chaussure droite. M'estimant loin de tout danger, j'ai pilé net pour retirer ma basket. Je n'avais même pas arrêté de freiner qu'un sifflement vipérin s'est fait entendre. Un couteau de lancer est venu se ficher dans le pin devant lequel j'étais censée me trouver si un caillou n'avait pas décidé de me sauver la vie. Oh, punaise, ils ne plaisantaient pas.
Sans bouger le moindre de mes membres, j'ai mobilisé ma vision périphérique. Une petite silhouette s'est profilée entre les arbres. Si la-dite silhouette n'avait pas essayé de me planter un couteau dans le bras, je ne l'aurais jamais remarquée. Le soupir irrité qui a accompagné l'apparition de mon ennemi ne m'a plus laissé de doute quand à son identité.
— Ne t'entendant pas hurler de douleur, j'imagine que j'ai essuyé un échec.
Raven avait l'air sincèrement déçu de ne pas m'avoir eue. Le chameau. J'ai vu plusieurs objets allongés planté à l'horizontale dans le tronc du bouleau qu'il coudoyait. Il y en avait bien une douzaine. Et je savais que, si Raven était nul en relations humaines, il excellait au tir à l'aveugle. Il ne me voyait pas. Il me percevait. Et ça, croyez-moi, c'était flippant.
— Alors, voyons, fit le jeune Russe avec nonchalance. Tu t'es arrêtée de courir pour Dieu seul sait quelle raison. Tu n'as pas bougé depuis.
Tandis qu'il saisissait un couteau dans chaque main, je m'accroupissais le plus silencieusement possible. J'avais avisé un large morceau d'écorce à mes pieds. S'il ne tombait pas en morceaux quand je le saisirais, je pourrais m'en servir comme d'un bouclier.
— J'espère en toute sincérité que tu ne vas pas croiser Jonah. Il est furieux après toi. Il a raison, d'ailleurs.
Mes doigts ont saisi le bouclier d'écorce avec une lenteur de limace arthrosique. J'avais peur. Mes Oncles savaient tous qu'ils ne pouvaient pas me tuer et ils savaient aussi que toute blessure qu'ils m'infligeraient pourrait être rapidement soignée par ce liquide rouge au goût de sang.
— Je pense d'ailleurs qu'il t'en veut davantage pour ce que tu as fait avec Ove que pour avoir bu autant d'alcool.
J'ai failli marcher. Failli. Mais c'était un piège et je le savais. Je le connaissais désormais presque aussi bien qu'il me connaissait. Il a fini par soupirer en comprenant qu'il avait échoué à me faire réagir.
— Au jugé, donc.
J'ai tout juste eu le temps de placer le bouclier improvisé entre lui et moi. Les deux poignards s'y sont fichés plus loin que la garde. Je ne sais pas encore comment j'ai pu avoir une idée aussi géniale, mais j'ai laissé tomber le morceau d'écorce au sol. Lesté par les lourds couteaux, mon bouclier à la Thorin-Écu-de-Chêne a produit un son mat qui pouvait s'apparenter à la chute d'un corps. J'ai accompagné ce son d'un gémissement borborygmique, en prenant garde à me pencher en avant pour que mon cri étranglé ait l'air de s'élever du sol.
Raven a donné un coup de pied rageur dans les feuilles mortes.
— Un quart d'heure ! Petite sotte ! Un quart d'heure ! Quand je pense que tu t'es fait avoir comme une débutante alors que je ne portais même pas mes lentilles. Et évidemment, blessure au couteau ! Ah, mais tu es impossible ! Impossible ! Maintenant ne bouge pas, stupide idiote !
Un soupir à la fois nerveux et exaspéré s'est échappé de ses lèvres. Le cœur battant à tout rompre, je me suis retenue pour ne pas rire lorsque je l'ai vu dégainer une fusée éclairante. Le jeune Russe a allumé l'extrémité du cylindre et a planté le bâton qui en émergeait dans le sol meuble. La fusée est partie en crachotant. Je n'ai pas laissé ma chance filer : j'ai décampé, profitant du vacarme produit par le chuintement puis l'explosion pour couvrir les bruits de ma fuite. Le sous-bois s'est nimbé de rouge avant de retomber dans la pénombre.
J'avais eu de la chance deux fois, et vu ceux qui m'attendaient encore, j'avais intérêt à faire plus attention si je ne voulais pas me faire arracher joyeusement la tête. Une nouvelle explosion, derrière moi, a fait écho à la première, une ou deux minutes après. La forêt a été quelques secondes illuminée de vert : Raven avait compris que je l'avais berné. J'ai failli ricaner en imaginant son visage déconfit et humilié lorsqu'il a découvert mon écu dramatiquement poignardé.
J'ai noté intérieurement la nouvelle couleur que le jeune Russe avait eu la courtoisie de me révéler :
Rouge = j'ai eu la gamine.
J'ai continué comme ça pendant environ un quart d'heure. Je zigzaguais et perdais donc du temps mais puisque les Oncles pouvaient me localiser à l'aide de leur signaux lumineux, mieux valait brouiller les pistes. J'ai fini par m'arrêter quelques minutes pour souffler un peu et me repérer. La croix de pierre était encore loin, d'après mes estimations. Mais la croix de pierre, ai-je réalisé, était seulement la ligne d'arrivée.
Un bruit étrange dans le calme de la nuit m'a fait dresser l'oreille. Derrière moi, un léger crissement s'était fait entendre. À peine le frottement de deux tissus l'un contre l'autre, à vrai dire, mais il venait du faîte des arbres et avait duré remarquablement longtemps. J'ai relevé la tête, me tournant avec précaution, et j'ai compris que j'avais eu raison de me méfier. J'ai tout juste eu le temps de me jeter derrière une souche pourrie avant que le sol ne soit criblé de balles. Le seul son que les tirs produisaient était celui de l'impact des projectiles contre le sol du sous-bois. C'était quand même assez stressant.
Entretemps, j'étais parvenue à distinguer une créature des plus étranges : un hybride entre Spider-Man tombant du ciel la tête en bas – exactement comme dans la scène du baiser avec Mary-Jane – et un ninja revêtu d'un enchevêtrement de tissus noirs. Sa tête difforme semblait disproportionnée par rapport à son corps, et j'ai mis du temps à réaliser que c'était dû au dispositif de vision nocturne complexe qui casquait le ninja.
Toujours allongée derrière la souche, j'ai attendu. Un zzzzzzzzip discret s'est fait entendre et le spider-ninja est remonté le long du câble qui le reliait au faîte des arbres. L'arme à très long canon qu'il portait me semblait dotée d'une lunette et j'ai nettement entendu le ninja passer au coup-par-coup. Entre nous, j'ai trouvé ça parfaitement dégueulasse : j'étais en bikini, avec une gueule de bois et un piercing tout neuf en prime et je devais faire face à une demi-douzaine de psychopathes surarmés. Je sais ce que vous allez me dire : dis « pouce », tu dois arrêter ce jeu de gros débiles ! Le souci était le suivant : qui pouvait me confirmer que les gros débiles en question ne risquaient pas de me canarder jusqu'à ce que je me vide de mon sang PUIS décider enfin de cesser de « jouer » ? Surtout que l'animateur en chef de la petite partie nocturne, c'était Sawyer, et je connais bien son degré de sadisme.
Soyons honnêtes : j'étais coincée. Mon ennemi avait l'avantage du nombre, de la force, de l'équipement, de l'armement et de la position. J'ai rapidement réfléchi à l'identité du ninja-araignée, me demandant de quel Proscrit il pouvait bien s'agir. Je pensais judicieux de procéder par élimination : ce ne pouvaient être ni Jonah, ni Raven. Sawyer était plus petit que mon ennemi, Jin ne se serait au grand jamais livré à de telles acrobaties et je pensais Saburo trop vieux pour accepter de combattre de façon aussi audacieuse. Restaient Nuka, Boyd et Ove. Au vu de l'énorme gadget électronique que le ninja portait sur la tête, j'ai supposé qu'il devait s'agir de Boyd. Par ailleurs, la première rafale avait été tirée dans l'intention délibérée de m'avertir : ce type était en embuscade et m'avait vue venir de loin. J'ai posé l'hypothèse que le spider-ninja était Boyd et ai tenté de jouer sur sa corde sensible.
— Booooooyd ?
Clac ! Un gros morceau de la souche derrière laquelle je me planquais sagement a volé en éclats. Bon, il ne rigolait pas.
— Boyd, sérieux, Raven m'a blessée, je saigne beaucoup, ai-je geint.
— C'est ça ! a fusé l'accent Californien du jeune homme. Jo m'a prévenu que tu essayais de nous avoir par les sentiments, et d'ailleurs, jamais Raven oserait te blesser. Il préférerait faire exprès de te manquer.
Ah, moi qui étais jusque là persuadée que je m'étais montrée extrêmement brillante face au Russe. Ceci dit, quand l'Américain m'a fait remarquer que Raven ne m'aurait jamais fait de mal, c'est devenu comme une évidence, en fait.
— Franchement, Boyd, je trouve ça injuste, ai-je râlé. Allez ! Sois sympa ! Je suis à moitié à poils, j'ai mal partout – et surtout à la tête – et vous vous amusez à essayer de me tuer.
Clac ! Clac ! Clac ! Plus de souche ! L'Américain visait vraiment bien : sans me toucher, il avait détruit mon unique rempart.
— Tu as perdu ! a-t-il chantonné en signe de victoire.
Cet abruti a épaulé lentement la crosse. J'ai vu ses dents blanches briller et ai été instantanément convaincue d'une chose : il allait tirer. La souche était pourrie, donc je me suis laissé dire que j'avais une chance pour que son fusil ne soit en fait qu'un modèle AirSoft hyper réaliste, mais me manger du plomb ou des billes de Paintball n'était pas une opportunité qui me souriait beaucoup.
Eh, vous pensez que je ne m'en suis pas sortie ? Détrompez-vous ! Alors que j'étais là, en bikini ridicule, allongée dans l'humus, un éclair de génie a traversé l'enclume chauffée à blanc qui avait remplacé mon cerveau. Je me suis souvenue qu'il m'était possible de pratiquer un Échange. Je pensais alors que cela n'était envisageable que lorsque le Proscrit visé était en danger grave, mais la réalité, comme j'ai pu le vérifier en une fraction de seconde, était bien plus physiologique : il suffisait en fait que le corps du Proscrit subisse des décharges d'adrénaline.
« Je » me suis donc retrouvée tête en bas, une migraine ignoble pulsant sous mon crâne, et avec le très net sentiment que mon Échange serait plus qu'instable. Sans tergiverser, j'ai lancé le fusil en contrebas dans la direction de mon corps – qui, furieux de s'être laissé prendre, s'était relevé pour m'agonir d'injures dans la langue de Shakespeare – et ai réussi à actionné une petite poulie qui a raccourci la corde me reliant à la cime des arbres. Je me suis arrangée pour bloquer la dite-poulie et n'ai pas eu le temps d'en faire davantage : l'Échange, bien malgré moi, s'était rompu. Toute joyeuse, j'ai saisi le fusil et me suis enfuie, non sans lancer une petite remarque moqueuse au pauvre Boyd qui, tête en bas, se balançait à son chêne comme un gros régime de bananes.
Quelques dizaines de mètres plus au sud, j'ai repéré dans les branches d'un arbre un corps humain. Il me tournait le dos, accroupi. Pensant qu'il ne m'avait pas repérée, j'ai épaulé le fusil, ai visé la branche et ai fait feu. L'homme a vacillé, et s'est écrasé dans les feuilles mortes, amorphe et mutique. Je venais de descendre un mannequin. Au moment où je me suis fait la réflexion que j'étais profondément débile, un bus impérial londonien m'a renversée, ou plutôt : un Suédois un peu trop en forme s'est laissé tomber sur mon dos. J'ai laissé échapper le fusil et nous avons roulé sur le sol en nous battant comme des chiffonniers. Je n'avais pas la concentration suffisante pour effectuer le moindre Échange. J'ai fini par me servir de mon cerveau – si, j'en ai un... – et suis parvenue à repousser le Viking loin de moi. J'ai vraiment pris pas mal de muscles pour avoir réussi à faire ça ! Ove s'est aussitôt relevé, un sourire goguenard étirant ses lèvres.
— Alors, p'tite conne ? On s'en sort ?
Le fusil était hors de portée et le Scandinave courait plus vite que moi, raisons pour lesquelles j'ai choisi de me mettre en garde face à lui.
— T'es sûre que tu préfères pas courir ? Ou te rendre ? Si tu t'mets à genoux et qu'tu m'supplies, je promets d'te faire une fleur et de pas t'faire trop mal.
— Arrête de parler, espèce d'idiot...
— Tu réalises que j'suis un expert en close-combat et que toi t'es qu'une pauvre loque sous-entraînée ?
— C'est ça, et le jour où tu apprendras à faire ce que...
Lorsque Ove m'a décoché son premier coup de poing, ça a fait à peu près le même bruit qu'une porte qui claque. Il m'avait enseigné les bases de la boxe thaïe, cependant j'ignorais qu'il avait de son côté un niveau international. J'ai eu du mal à trouver mes appuis mais je me suis remise en garde. Malgré le fait que je ne sentais plus mon nez et que du sang gouttait sur mon ventre, j'étais prête à faire face – à condition de m'énerver un peu. Le Suédois m'a semblé s'assombrir dangereusement lorsqu'un rictus de squale est apparu sur ses traits. Il s'est lui aussi mis en garde et, avant que l'on se jette violemment l'un sur l'autre, je l'ai entendu murmurer :
— Chouette piercing, au fait...
Passons sur les nombreux coups de poing, d'avant-bras, de talon, de genou et de pied qui ont suivi. Je pense avoir déchargé au cours de ce combat tout le stress accumulé par le refoulement des sentiments que j'éprouvais – okay, okay, que j'éprouve – pour Ove. Surtout que, lui, ça l'amusait de se battre. Le nombre de réflexions au sujet de la soirée alcoolisée passée qu'il m'a faites est tout simplement hallucinant.
— C'que t'es hard-core, quand tu t'mets une mine, quand même... C'est pas glamour, l'alcool, p'tite peste !
J'ai tenté de lui asséner un énième coup de pied, mais il m'a saisi la cheville et l'a tordue. Pour éviter de me déboîter le genou, je me suis lancée en l'air pour forcer mon corps à suivre la torsion et me suis vautrée sur le dos. Déséquilibré, Ove est tombé sur moi. Cet idiot n'a même pas pris la peine de m'immobiliser – grossière erreur – et a ricané, posant ses coudes de part et d'autre de ma tête :
— Alors, p'tite teigne, on s'rend ? Eh ?! Oh meeeeeeeerde !
Le Viking avait compris qu'il s'était fait avoir dès qu'il avait senti le canon contre sa tempe. Lorsqu'il était tombé sur moi, j'avais pensé à retirer de derrière son pantalon l'arme de poing qu'il y avait glissée. Yes.
— Tu sais quoi ? a-t-il ronchonné, furieux d'être tombé dans un tel piège. Vas-y. Tire, ça s'ra moins déshonorant pour moi.
— Arrête de déconner, ai-je grogné. Relève-toi, les mains sur la tête.
— T'es mignonne quand tu t'énerves.
Les yeux rieurs, le Scandinave m'a collé un baiser sur le nez. Ne plaisantez pas : j'ai failli presser la détente sous la surprise. Puis, il s'est redressé, les deux mains posées sur l'arrière du crâne.
— Allonge-toi sur le ventre ! ai-je ordonné.
— Tu fais chier ! C'est bon, t'as gagné ! Pas la peine d'en profiter... Mais qu'est-ce que tu fous ?!
Le tenant toujours en joue, j'ai retiré les lacets de ses chaussures.
— J'applique ce que vous m'avez appris, grande nouille : je prends mes précautions... Debout.
— Eh ! Et mon respect d'aînesse.
— Il est mort au même moment que mon arête nasale.
— T'avais pas l'nez droit de base, de toutes les manières.
J'ai avisé quelques minces bouleaux, non loin de là. J'ai forcé Ove à s'y adosser pour l'y ligoter.
— T'es vraiment qu'une sale peste ! Me faire ça, à moi !
— Ce n'est pas comme si tu n'en aurais pas profité pour me faire la même chose.
— Ah ouais ? C'est un de tes fantasmes secrets, de te faire attacher ? Tu fais bien d'me l'dire, parce que...
— N'importe quoi, ai-je marmonné en resserrant les nœuds autour des poignets et des chevilles du Scandinave.
— N'importe quoi ? Pas d'après c'que tu nous as révélé hier...
J'ai fini par me placer face à lui, mi-gênée, mi-ravie. Un petit silence a suivi notre échange de regard, et il a fini par soupirer en levant les yeux au ciel :
— C'est bon, t'as gagné. Casse-toi, p'tite conne.
— Non, je n'ai pas tout à fait terminé. Baisse la tête.
— Tu fais chier, a néanmoins souri le Viking.
Il a obtempéré et je me suis dressée sur la pointe des pieds pour l'embrasser à mon tour sur le nez :
— Et voilà la monnaie ! Bonne nuit !
Très fière de ma petite revanche, je suis repartie en emportant avec moi le pistolet et un petit soupir satisfait.
L'Oncle suivant a été bien plus coopératif que ce à quoi je m'étais attendu : Jin n'avait même pas pris la peine de se cacher et m'attendait devant un petit banc de pierre, au détour d'un chemin. J'ai fini par m'approcher de lui, méfiante, et me préparant au combat.
— Ah, te voilà, m'a-t-il accueillie.
Il m'a posé une de ses lourdes pattes sur l'épaule et m'a donné une bouteille d'eau, ainsi qu'un flingue assez lourd.
— Pourquoi tu fais ça ? ai-je demandé.
Au moment où j'ai saisi l'arme à feu, un cri de surprise a jailli, une dizaine de mètres plus loin. Sans hésiter, j'ai visé et ai tiré au jugé. Un corps est tombé d'un arbre – mes Oncles sont des singes, c'est pas croyable... – et est resté au sol, immobile. Entre ses dents, Jin a marmonné :
— Pour ça. Cet abruti de Jap' pensait t'avoir de la même façon que Boyd, et Sawyer m'avait placé là pour bloquer ta progression.
— Pourquoi est-ce que tu t'opposes aux ordres de Saw ? me suis-je étonnée, bien que cela m'arrangeait beaucoup.
Le vieux Chinois s'est raclé la gorge et m'a donné une tape entre les épaules :
— Allez, avance, gamine. Disparais ! Sawyer n'est pas loin, et Nuka restait à disposition comme simple médecin.
Mon cœur a bondi de joie : j'avais vu tous les autres Oncles ! J'ai eu une pensée pour le pauvre Saburo, qui n'avait pas bougé plus qu'une pierre, et ai recommandé à Jin de ne pas lui faire de mal. Ce à quoi l'Asiatique a répondu par un grognement peu engageant.
*
(1) À tout hasard, l'auteur ? NdT
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