9. Agent libre
« Tout ce à quoi vous pensez, elle y a certainement déjà pensé avant vous. »
2048
« À demain, Nazar.
— À demain. »
F010 redevint seule dans les bureaux, entre une plante verte synthétique et une machine à café. Elle n'avait pas le droit de sortir, sauf à de rares occasions longuement préparées.
L'activité neurale liée au projet qu'elle avait actuellement « en tête » et sur lequel travaillaient plusieurs agents secondaires dépassa un seuil, il arriva trop tôt sur la pile d'exécution et l'ordonnanceur le renvoya sur la file d'attente de l'horloge interne, avec un décompte de 360 secondes.
Elle marcha jusqu'à son propre bureau, ses pieds nus s'enfonçant dans la moquette, silicone contre fibres synthétiques. Elle brancha le câble SFV sur son poignet droit et commença à télécharger des données de travail.
Son cerveau était aussi un ordinateur et il s'agissait du poste le plus performant du laboratoire, puisque seule une couche logicielle séparait sa conscience du matériel informatique. Elle faisait une différence très nette entre processus internes et externes, mais son temps de réaction aux informations restait de l'ordre de la dizaine de microsecondes.
Le projet qu'elle avait actuellement « en tête » rencontra de nouveau un pic d'activité et plusieurs autres agents furent alloués au traitement. Il fallait vérifier les informations dont elle disposait, séparer les différentes possibilités des événements sur lesquels elle n'avait pas prise et organiser à l'avance un certain nombre de choix, plutôt que d'avoir à les calculer sur place.
De nombreuses questions, restées sans réponse, avaient pondéré son raisonnement bayésien sur la base de statistiques et d'estimations de vraisemblance – avec des incertitudes parfois importantes.
Que voulait réellement Nazar Kirdan ?
Que voulait réellement le Bureau International de Surveillance ?
Quels étaient les moyens alloués au BIS pour ses missions actuelles ? Pour ses missions à venir, en particulier celles qui la concerneraient ?
Malgré les incertitudes, les résultats étaient assez clairs et elle avait donc confiance en son plan.
Le système informatique interne auquel elle accédait était coupé du reste du laboratoire, du bâtiment et de l'Internet. Les protocoles qui lui permettaient d'accéder à des informations extérieures faisaient toujours intervenir un intermédiaire, qui téléchargeait pour elle et lui transmettait ensuite les données. Nazar avait-il peur d'elle ?
Elle ne pensait pas qu'ils exigeraient autant de transparence de son activité mentale. Il était pour elle important de garder la plupart des processus internes privés. Elle avait donc progressivement commencé à leur mentir. Plus exactement, à séparer son activité cérébrale en différentes couches que l'architecture initiale n'avait pas prévues, lui permettant de masquer une portion de cette activité, en bref, d'être libre dans sa tête.
Nazar Kirdan était certainement au courant de ce fait.
Nazar était resté tout à fait distant. Elle ne parvenait pas à deviner ses intentions exactes, même après tout ce temps, et ne faisait que des hypothèses. En la laissant ici, lui donnait-il délibérément l'occasion de s'échapper ? Ou agissait-il uniquement pour qu'elle ne se rende compte de rien ? Comment estimait-il l'intelligence de F010 ?
Le BIS va venir me chercher cette nuit. Ils vont attendre trois heures du matin, heure à laquelle je suis normalement en état de reconstruction neurale.
Il s'agissait de la meilleure possibilité issue de son raisonnement bayésien, en supposant que les hommes du BIS disposent d'informations données par Nazar et aient accès au système de surveillance du laboratoire.
F010 retira le câble SFV. Elle estimait à quinze minutes le temps nécessaire à un opérateur extérieur pour se rendre compte que le système de surveillance était maintenant défaillant. Il était une heure du matin, mais le BIS devait être déjà dans le bâtiment. Il leur faudrait moins de cinq minutes pour changer leurs plans et ouvrir la porte du laboratoire, se jeter sur elle pour l'interpeller, éventuellement l'endommager pour l'empêcher de fuir.
L'agent conceptuel qui travaillait sur l'état des connaissances de Nazar Kirdan se retrouvait régulièrement sur la pile d'action. La question revenait régulièrement. Nazar Kirdan avait-il délibérément laissé filtrer les informations qui avaient permis à F010 de savoir que le BIS, au titre de la convention d'interdiction des technologies nanorobotiques, était en chasse des différentes CA produites par son laboratoire et de leurs corps physiques jugés « dangereux » ?
Elle bloqua le statut de l'agent et le mit en état de sommeil. Pour être efficaces, les instances principales de raisonnement de son cerveau devaient être vidées des questions de fond. Tout ayant déjà été traité, le plan pouvait commencer.
Fin du compte à rebours. Un seul agent à l'importance uniquement interne et symbolique remonta, par son activité, et occupa pendant dix microsecondes le sommet de la pile. C'était une constatation qui traversait sa conscience comme une déflagration.
Désormais, je suis libre.
***
« Elle a filé.
L'agent du BIS regarda fixement Nazar Kirdan. Inexpressif, il ressemblait à une statue de cire, avec ses intimidantes lunettes noires.
— Il nous reste son traceur GPS, dit un autre homme en regardant la vitre brisée par laquelle F010 était sortie du bâtiment.
Deux étages plus bas, sur le trottoir, ils avaient retrouvé des traces de nanomachines ainsi que de silicone attestant qu'elle s'était endommagée en tombant.
— Si elle s'est cassé quelque chose, elle ne peut pas aller bien loin, tenta de se persuader l'officier en charge de la capture.
— Vous ne comprenez pas, dit simplement Nazar Kirdan.
L'homme lui jeta un regard courroucé, signe que ce n'était pas le bon moment pour parler, et pas sur ce ton condescendant.
— Si F010 s'est enfuie, c'est qu'elle a prévu que vous viendriez la récupérer. Si elle a eu le temps de le voir venir, c'est quelle a eu le temps de préparer sa fuite dans les moindres détails. Elle a calculé au centimètre près sa chute afin de minimiser les dégâts. Elle a brouillé le signal de son traceur GPS.
— Nous allons bien finir par le retrouver.
— Tout ce à quoi vous pensez, elle y a certainement déjà pensé avant vous.
L'agent écrasa Kirdan de sa carrure, appuyée par le gilet pare-balles et l'arme de service passée à sa ceinture.
— Vous nous avez dit que les humanos ne se doutaient de rien.
— Il faut croire que F010 a outrepassé les pare-feux et a réussi à se connecter à Internet. J'avais dit au BIS que si vous n'agissiez pas au même moment pour les arrêter tous, ils risquaient de se mettre au courant entre eux. Mais le Bureau pensait qu'agir en plein jour était une perte de moyens inutile, et qu'il suffisait de cueillir F010 pendant la nuit. Vous l'avez perdue des yeux pendant trente secondes, elle a eu le temps de monter dans une voiture automatique tout en lançant plusieurs autres véhicules sur des plans de route distincts, vous l'avez perdue définitivement.
L'agent jura et donna un grand coup de pied dans la machine à café.
— Le BIS est une agence jeune, dit-il. Commencer sa carrière par un fiasco, ça ne fait pas bonne presse auprès des gens qui nous financent.
— Je n'en ai rien à faire, dit Nazar en retirant ses lunettes. Je sais que vous vous servez du prétexte nanorobotique pour arrêter les CA, alors qu'en réalité vous estimez qu'elles sont un danger en elles-mêmes.
— Le fait qu'elles soient en fuite n'est pas un bon argument dans ce sens ?
— Un argument purement fallacieux, mais qui convient bien à des demeurés comme vous. C'est le propre des êtres vivants que d'essayer de se protéger. »
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