87. Danion
« Nous entrons dans le Temps des Élus. »
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« Dégrafez votre ceinture », ordonna Astre.
Aléane regarda autour d'elle. Ils n'étaient pas encore arrivés. La navette, pilotée par un avatar du molt, approchait à peine de l'atmosphère.
« Que voulez-vous ? demanda-t-elle à voix basse, sans éveiller nullement l'attention autour d'elle.
— Je n'ai pas les moyens d'intervenir, or je détecte une activité suspecte.
— De quel genre ?
— Je ne vous donne ces détails que parce que votre relevé psychologique indique une faible propension au stress. Je crains qu'un sabotage aie eu lieu. »
Aléane observa les autres okranes, cinq d'entre eux en tout. Il manquait un passager. Elle se leva discrètement, comme si tout était normal.
« On va bientôt descendre, la prévint une exobiologiste. Vous pouvez dire à l'autre de revenir s'attacher ? »
Elle acquiesça.
« Ne perdez pas de temps, la pressa le molt. Avancez. Premier sas. Deuxième sas. C'est tout droit jusqu'aux commandes manuelles du moteur. »
Un okrane, vêtu d'une combinaison de protection grise, était penché sur une console, manipulant des données en VA. Ses bras s'agitaient dans l'air comme ceux d'un chef d'orchestre exalté ; chaque mouvement contenait une signification pour la machine qui suivait ses ordres à la lettre.
Dans la demi-pénombre rougeâtre, Aléane distingua les contours d'une caisse d'outils réservée aux techniciens de maintenance, ouverte, à côté des placards de rangement pour le matériel de l'expédition.
« Que faites-vous ? » demanda-t-elle ingénument.
Il ne se tourna pas vers elle.
« Il est impossible de revenir en arrière, dit-il avec froideur.
— Nous entrons dans la ionosphère, indiqua le molt. Il va bientôt falloir s'accrocher.
— Qu'est-ce qu'il a fait ?
— Je l'ignore. Je n'ai plus accès aux systèmes sélectionnés. »
Une fibre optique courait, branchée entre le moniteur et une sorte de disque dur ronronnant. S'il était entré dans le système informatique de la navette, l'okrane, sans pénétrer l'esprit complexe d'Astre, avait très bien pu attaquer certains systèmes.
« Pour qui travaillez-vous ? demanda-t-elle.
— Vous le savez déjà. »
Quelque chose la perturbait dans sa voix et son attitude. Ce n'était pas un okrane. Plus maintenant. On avait inséré dans ce corps un esprit étranger ; ou pire encore, on avait modifié un corps humain, à coups de violentes thérapies rétrovirales et de torrents de nanomachines, pour qu'il copie l'allure d'un okrane. Pour qu'il passe inaperçu jusqu'au cœur du système Raven.
« Pour quoi ? »
L'homme croisait les bras, flegmatique, insensible aux premières vagues de vibrations qui secouaient la navette.
« Nous sommes vos créateurs, okrane. Vos vies nous appartiennent. Ainsi, vos morts nous appartiennent également.
— Qu'avez-vous fait ? »
Il était entré dans le système de la navette. Concentré sur son plan de vol, l'avatar du molt ne s'était pas protégé contre l'intrusion. Prisonnier derrière la barrière électromagnétique entourant Dalnion, le reste du réseau Aleph ne s'était rendu compte de rien.
« Il est inévitable qu'humains et okranes entrent en guerre pour leur survie. Il est impossible que des races voisines collaborent. Les graines de cette guerre sont déjà plantées, elle ne tarderont pas à germer. »
Une secousse jeta Aléane sur le côté. Elle protégea sa tête du choc.
« Qui êtes-vous ?
— C. M.
— Vous faites partie des Élus, se rendit-elle compte.
— Évidemment. L'ère des esclaves s'achève, cela est évident. Nous entrons dans le Temps des Élus. Un temps qui verra l'humanité se ressaisir. Vous savez déjà ce dont nous sommes capables.
— L'affrontement que vous souhaitez n'est pas inévitable. Il n'a aucun sens.
— L'histoire est écrite par les vainqueurs ; et le seul sens des guerres est celui qu'iels leur donnent.
— Nous ne ralentissons pas, grésilla le molt. Nous allons nous écraser dans l'océan. »
Indifférent à sa présence, l'homme avait fermé les yeux. Il n'était qu'une variable dans l'opération ; sa vie, sans doute, n'avait pas plus d'importance pour lui que pour les autres Élus. À moins que son esprit n'ait déjà été téléchargé dans un autre corps, stocké sous forme de banques de mémoire, stabilisé dans un cerveau congelé qui sommeillerait durant mille ans.
La navette était un missile, dirigé droit sur Danion, droit sur Diel.
« J'ai réussi à incurver notre trajectoire, dit Astre. Il nous reste une minute environ. Nous pouvons y parvenir, si tu suis exactement mes instructions. »
Aléane n'avait pas de question à se poser. Fébrile, elle remonta jusqu'au sas. On lui tendit un casque pour sa combinaison. Les passagers s'apprêtaient à sauter.
L'homme, qui la suivait, observa la scène.
« Je n'ai rien à tenter », murmura-t-il, avant de se murer dans le silence, spectateur impassible.
La porte extérieure fut éjectée en urgence. Aucun air, aucune flamme ne s'engouffra dans l'habitacle, une bulle de vide entourant la navette. Les premiers passagers plongèrent dans l'inconnu, disparaissant aussitôt dans les nuages. Leurs combinaisons les protégeraient en se rigidifiant, à moins que la force du vent ne brise tous leurs membres.
Le molt garda Aléane sur un des moniteurs. Elle entra manuellement un plan de vol approximatif.
« Je ne comprends pas, dit-elle.
— Je vais bientôt disparaître, dit le molt. N'étant pas relié au réseau Aleph, ce fragment d'esprit sera perdu. Il est temps pour moi de me retirer du monde. Je te dis au revoir. »
Il s'apprêtait à remonter dans l'espace, accélération maximale, réacteurs poussés jusqu'à leur limite.
Aléane régla l'altimètre pour une ouverture automatique du parachute et pria pour qu'elle ne perde pas conscience. Elle bondit dans la mer de nuages, masse cotonneuse parcourue de vagues. Le vent l'emporta comme une brindille. Ballottée dans tous les sens, elle sentit le sang refluer dans son corps, manqua de défaillir ; puis sa chute libre se fit rectiligne. Elle émergea des nuages.
Il faisait jour, mais sombre. Les lumières de détresse des autres parachutistes, poussées au maximum, traversaient l'air comme des traînées de fumée rouge. Se forçant à garder les yeux ouverts, Aléane voyait de gros points flous, le givre sur son casque n'aidait pas.
Un objet plus gros tombait, comme une lanterne en papier écrasée, révélant qu'elle n'est qu'une enveloppe vide et gonflée d'air. Un parachute ouvert trop tôt, par erreur ou dysfonctionnement, déchiré par la rage du vent.
Aléane ouvrit les bras pour ralentir. Bientôt, les points qu'elle apercevait la dépassèrent. Iels devaient être évanouies. Une vague de brume s'ouvrit, révélant l'océan ; elle crut que son parachute ne s'ouvrirait pas. Le pacte avec Diel n'était pas encore rempli ; il ne le serait pas si elle s'écrasait sur Danion.
Le Temps des Élus, songea-t-elle. La peur des humains a survécu à l'ère des esclaves ; elle prend désormais une nouvelle forme, subtile et mouvante comme les ombres. Le mal n'a pas dit son dernier mot. C'est un affrontement qui ne fait que commencer et qui aura peut-être raison de nous.
La voile se déploya aussi précisément que les ailes d'un papillon hors de sa chrysalide. Le choc l'arrêta en plein mouvement, la tira vers le haut ; sa nuque se serait peut-être brisée si la combinaison ne la rigidifiait pas.
Au bord de l'inconscience, elle crut que l'océan résonnait d'un appel silencieux. Après l'avoir poussée sur des kilomètres, le vent la portait maintenant vers la terre ferme.
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