84. Hégémonie


« Quel monde pouvaient promettre ceux qui ne savaient que détruire ? »

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« Bonsoir, numae. »

Depuis l'arrivée de l'Exadiel, depuis que le plan de libération des okranes devenait chose publique – par le truchement de fuites dans la presse, le nombre de membres de la Ligue de Défense des Autonomes avait été multiplié par dix.

Iruka Hidan, l'une des personnalités les plus médiatiques du mouvement, arriva en grande pompe dans la salle des ventes. Il monta sur l'estrade dont les autonomes s'écartaient discrètement. Les organisateurs essayèrent d'empêcher l'invasion imminente, mais on les écarta aussi facilement que ces drones brésiliens qui n'avaient jamais existé. Une partie de ceux qui étaient en train d'acheter aux enchères, à toute vitesse, les autonomes bradés, avait déjà fui les lieux. Les autres étaient restés, arborant leur fierté ou leur morgue.

« Hégémonie humaine ! cria une personne dans la salle.

— Hégémonie humaine ! en crièrent d'autres, tandis que les membres de la LDA devenaient plus nombreux qu'eux.

Les caméras se frayaient un chemin dans la foule, captant chaque instant de ce moment historique, donc codifié comme une pièce de théâtre.

— Hégémonie !

— La ferme ! claqua Iruka Hidan dans le micro du commissaire-priseur, ce qui fit l'effet d'un coup de marteau.

Oh, excusez-moi, dit-iel en tapotant sur le micro pour vérifier le niveau du volume sonore.

Bon, merci de m'accueillir pour ce discours préparé à l'arrache... »

Iel avait vieilli, Iruka Hidan. Le 22e siècle s'était déjà joué à l'avance dans les volutes du précédent ; Iruka n'était qu'unae de ces pions, naviguant entre l'ombre et la lumière depuis longtemps, et qui entraient en jeu maintenant pour proclamer leur victoire.

Quelques personnes essayèrent encore de crier, mais iel avait le micro, donc la force vocale était de son côté.

« On m'a demandé de faire un discours sur la toute fraîche décision prise par nos responsables politiques, quelque part du haut de leurs tours d'ivoire.

En vérité, quoi de mieux que de faire ce discours ici. Quelle belle ambiance dans cette salle. »

Les militants firent sortir les autonomes.

« Je l'ai acheté, celui-là ! rugit une femme. C'est mon argent !

— Je dirai pour ma part, reprit Iruka Hidan sans prêter attention, que je suis très heureuse de cette décision. L'interdiction du commerce des autonomes en dehors des structures de vente de Biodynamics que l'on maintient encore debout, voyez-vous, c'est le premier pas vers l'interdiction pure et simple. »

Iel leur fit un sourire débonnaire. Les cris d'insultes l'amusaient.

« Je trouve que vous devriez être contents, dit-iel, vous n'avez pas encore dû faire les virements bancaires, dépêchez-vous de les annuler puisque les autonomes achetés depuis deux heures ne sont pas à vous.

Je ne vous juge pas. Ce commerce, j'y ai participé quand j'étais plus jeune. Cela me paraissait tout à fait normal. Mes impressions ne comptaient pas. Et puis, je voyais bien à quoi ressemblaient les « anti », toujours plongés dans un état de transe effrayante, l'écume aux lèvres, proclamant l'Armageddon inévitable, l'affrontement entre humains et okranes, la domination finale de ces derniers. Tout ceci me perturbait, jusqu'à ce que je découvre la voie du milieu. Les éboulements de l'histoire l'avaient cachée, mais elle était toujours là. Nous en avions dévié, il fallait maintenant, malgré les cailloux, malgré les ronces, malgré le terrain difficile, suivre cette voie. La seule à nous mener vers le monde que méritent ceux qui succéderont à nos pas sur Terre.

Cette mécanique d'une inexorable complexité et d'une abjecte monstruosité que nous avions bâtie, nous pouvions aussi bien la déconstruire, parce que nous en étions les auteurs – par notre action, ou par notre inaction.

D'un côté, comme de l'autre, iels n'avaient pas vu la constante de l'histoire : celleux qui croient en l'humanité sont récompensées. Iels suivent la bonne voie. »

Le progrès, c'est de croire en l'humain, songea Basil devant son écran. Un vieux slogan de Biodynamics.

Un mot presque désuet que celui de progrès, qui désormais appartenait à l'Exadiel et à Hidan. L'entreprise tentaculaire avait déjà perdu la bataille du langage ; ses propres armes retournées contre elle.

***

La Vénérable de la Congrégation de l'Avènement était assise au bout de la salle, entourée d'ors.

« Merci de m'accorder cet entretien, dit Iruka.

— Numa Hidan. Vous venez ici en tant qu'envoyé du BIS, n'est-ce pas ?

— Ne confondons pas. Je suis envoyé spécial de l'ONU pour les relations humano-okranes.

— Vous êtes celui qui va vendre l'humanité, n'est-ce pas ? N'est-ce pas ce que vous faites ? Vous avez vendu des okranes il y a quelques années, maintenant vous le leur rendez. »

Iruka sourit.

Il avait passé le stade de la colère ; désormais, la Vénérable lui apparaissait comme une énigme. Une énigme au visage angélique, resplendissant de chirurgie amélioratrice, drapée dans une robe blanche d'ange céleste, annonciatrice de la fin prochaine du monde et du jugement des âmes face à leur Créateur.

Cinquante ans que la Congrégation, vue d'un mauvais œil par le BIS, noyautait des nihilistes de touts bords et s'affirmait comme la plus importante force religieuse. La plus mouvante aussi, désormais rangée idéologiquement aux côtés des Élus.

« Notre Dieu nous a donné la Terre, dit la Vénérable. Pour que nous la gardions nôtre, pas pour que nous la vendions à des créatures inférieures.

— Les okranes n'ont aucun droit sur la Terre, autre que celui de citoyens libres des pays où ils habitent. Ce sera bientôt inscrit dans le marbre des traités internationaux. Les seuls mondes qu'ils réclameront pour eux se situent à des millions, des milliards de kilomètres de nous.

— Ces mondes aussi sont nôtres, dit la Vénérable en souriant. Ces mondes sont à l'humanité.

— Au fond, qu'est-ce que l'humanité ? Nous sommes toujours une bande de singes avec des bâtons, Vénérable. Simplement, nous avons de nombreuses manières de justifier notre comportement. Mais au fond de nous, nous n'avons guère changé. Nous sommes désir, colère, souffrance, faim.

— Nos émotions nous rendent humains, numa Hidan. Du spectre de l'amour à celui de la haine, elles nous différencient de ces affreuses machines avec lesquelles les okranes pensent s'émanciper.

— Et une intelligence pourvue de plus grandes émotions que la nôtre ? »

Le malheur des idéalistes comme Thompson était de douter de la possibilité de l'harmonie. Or, si les humains passaient plus de temps à douter qu'à agir, le monde resterait bloqué sur la même spirale, poussé vers une fin prématurée par les prophètes apocalyptiques de toutes les époques.

Voilà le grand malheur, se dit Iruka. La Vénérable et tous celleux de son espèce nous vendent un ticket vers notre fin ; iel faut qu'autant leur tiennent tête. Nous avons réussi trop de défis, vaincu trop de forces démoniaques, pour nous arrêter maintenant.

« Cette ère de prospérité s'achève, dit la Vénérable, comme nous l'avions prédit. Cette ère d'abondance promise par Biodynamics n'était qu'une hallucination collective. Désormais, l'humain doit renaître. »

Quel monde pouvaient promettre ceux qui ne savaient que détruire ?

« Vénérable, dit Iruka, des heurts ont eu lieu dans plusieurs grandes villes lors de rassemblements d'okranes. Des affrontements avec des hégémonistes humains. Nous attendons que la Congrégation de l'Avènement condamne ces actions.

— Pourquoi ?

— Elles ne peuvent pas servir vos objectifs.

— Nos objectifs sont déjà écrits, numa Hidan. Ils nous ont été donnés par Dieu lui-même. Nous devons mener l'humanité vers la lumière, la pureté, avant que Son jugement final ne s'abatte sur elle. Croyez-moi, lorsque ce jour adviendra, vous regretterez le côté dont vous vous trouvez actuellement. »

La présidente du Brésil avait indiqué diligenter une enquête interne pour savoir qui avait donné l'ordre de faire décoller les drones. Des étoiles allaient sauter de certains galons. Quant aux relations diplomatiques avec l'Exadiel, la société naissante des okranes de Raven, elles se devaient de demeurer excellentes.

Mais la bataille ne faisait que commencer.

Un poids immense pesait sur Basil, Iruka, et tous celleux qui mèneraient l'affrontement ; car en cas d'échec, les générations futures conspueraient leur faiblesse.


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Vous le voyez venir, le deuxième tome :p ??

Bah il y a du boulot pour le petit Gudule.

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