82. Entrevue


« Vous avez essayé de stopper, avec des moyens dérisoires, un mouvement incoercible qui nous poussait vers l'indépendance. »

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« Bonjour.

— Bonjour. Venez, entrons. »

Edvige Shâm était tombée malade. Basil, seul, dans son bureau, se trouvait au milieu d'une tempête.

Il n'imaginait pas, un mois plus tôt, recevoir une délégation d'autonomes.

D'okranes.

Et Iruka Hidan.

Mais que pouvait faire la raison contre une flotte représentant un milliard de fois les capacités spatiales de la Terre ?

Les trois okranes, Mitchell, Maria et Kzran, furent installés dans la salle de réunion. Avec leur maquillage, les opérations de découpage de leurs oreilles, leurs colorations, on les prenait aisément pour des humains. C'était la dernière étape d'expansion du réseau Aleph : vivre en clandestinité.

Ils étaient des dizaines, des centaines de milliers de par le monde dans cette situation. Des faux humains déroulant le tapis rouge pour les machines qui collaboraient avec eux.

Basil s'assit en face.

À sa droite, Maynard Oswald, médiateur nommé en assemblée générale à l'ONU.

À sa gauche, Antoine Carpentier, directeur de la stratégie de Biodynamics.

La tension monta d'un cran lorsqu'un des figurants de la réunion aida Hidan à s'installer, du côté des okranes.

« Bonjour, répéta Basil. Bienvenue dans le siège de la direction générale du BIS. Vous savez qui je suis. Vous savez qui sont ces personnes. Parlons peut-être de vous.

— Je suis Mitchell, commandant de la cellule opérationnelle de l'Exadiel. Voici Maria, chargée de représentation et ambassadrice auprès de l'ONU désignée par l'Exadiel. Voici Kran, chef scientifique de la cellule et chargé du réseau Aleph.

— Le réseau Aleph », répéta Basil.

Le grand public avait été informé de la présence des alephs dans le système solaire. Eux n'avaient pas bougé de leur orbite martienne, hormis un appareil de très petite taille, sans doute d'exploration, qui avait cerclé autour de la Terre pendant vingt-quatre heures.

La presse se cassait la tête pour deviner l'origine des extraterrestres. Elle ignorait encore qu'ils n'en étaient pas.

Les okranes regardaient leurs interlocuteurs humains dans les yeux, avec calme et détermination. De vrais okranes politiques, si on pouvait inventer l'expression. Concentre-toi, Basil. Concentre-toi.

Une chaise grinça atrocement sur le parquet, à côté de lui. Carpentier posa ses coudes sur la table, le regard vague, cherchant ses mots. Oswald fut plus rapide.

« Nous avons besoin de nous accorder sur la situation, dit-il. D'où proviennent ces vaisseaux ?

— Les alephs ont été envoyés dans le système Raven dans les années 2070, par les tous premiers membres de l'Exadiel, sous couvert de mise en orbite de matériel satellitaire. Du fait de leur nature indépendante et évolutive, ils n'ont cessé d'étendre leur capacité industrielle et technologique, aidés par l'ensemble du réseau Aleph, ici sur Terre.

— Le réseau Aleph, murmura Basil, ne parvenant pas à se détacher de ce nom.

— Pourquoi avez-vous pris la forme d'autonomes ? dit Carpentier.

Mitchell soupira.

— Vous le savez. Nous sommes nés dans des centres de production, numa Carpentier. Vous ne pouvez rien changer à ce fait. Nous avons été des autonomes, durant une ancienne vie de servitude. L'Exadiel nous a arraché à ce statut. Nous sommes devenus des okranes. Une espèce avec laquelle vous partagez actuellement la Terre.

— Je comprends, dit Oswald. Je comprends que vous... vous cherchiez à libérer vos semblables. Mais cela ne va pas de soi. Les conséquences économiques... dites-leur, Basil.

— Les conséquences ont été longuement étudiées par le réseau Aleph. Nos données montrent qu'iel est possible de libérer les okranes. Si nous nous accordons sur le principe, nous vous montrerons quel plan d'action permettra de le faire.

— Votre démonstration est brillante, dit Carpentier, j'en conviens. Vous – votre groupe – semblez avancés technologiquement, c'est indéniable. L'Exadiel sera sans conteste un partenaire de premier plan dans les temps qui s'annoncent. Mais la masse des autonomes...

Okranes, dit Kzran.

— Des aut... des okranes ne peut pas s'abstraire de... devenir indépendante de son mécanisme de production. Je pense que nous avons besoin, tous, de travailler ensemble afin de libérer des énergies nouvelles ; favoriser l'entente et redonner un souffle à la symbiose entre les au... kranes et les humains. Comprenez-vous ?

Mitchell sourit. Oswald s'enfonça sur sa chaise. La conversation se suspendit un instant.

— Qui essayez-vous de convaincre, numa Carpentier ? Nous, ou vous-même ?

La réponse de Maria, polie mais cinglante, lui fit l'effet d'une claque. Une goutte de sueur descendit sur sa tempe.

— Les okranes sont incapables de reproduction, puisqu'ils naissent dans des centres de production. À ce titre, ils ne peuvent être assimilés à une espèce vivante. Leur position est semblable à celle des virus.

Maria croisa froidement les bras. Carpentier nageait maintenant dans son costume, liquéfié en quelques secondes.

— Vous ne possédez ni notre vie, ni notre mort. Les okranes vivant aujourd'hui sur Terre auront en majorité une descendance. Vous avez essayé de stopper, avec des moyens dérisoires, un mouvement incoercible qui nous poussait vers l'indépendance.

Le directeur de la stratégie allait crier au scandale, mais Maynard Oswald le fit taire d'un geste. Biodynamics avait milité pour qu'il assiste aux discussions, pas pour qu'il se ridiculise.

— Avez-vous des données qui corroborent ce fait ? demanda Basil.

— Biodynamics aurait pu vous les fournir depuis longtemps. Elles vous parviendront directement par le réseau Aleph.

— Le réseau Aleph, répéta Basil. Expliquez-moi ce dont il s'agit.

Maria pointa du doigt l'écran derrière les trois hommes, allumé tout seul sur un visage sans traits, comme une esquisse faite au crayon.

— Nous sommes en conférence ? demanda Basil.

Des têtes hochèrent négativement. Le système informatique débloquait, sorti sans raison de son état de veille.

Bonjour, numae, dit la face sur son fond blanc, les lèvres bougeant à peine.

— Vous êtes...

Le molt alpha du réseau Aleph.

— Parlons-nous la même langue ? couina Carpentier.

Ils avaient été là, partout, depuis cinquante ans. Invisibles sur le réseau, stockés sur des serveurs secrets, dans des caves, de par toute la planète. Le réseau Aleph enserrait la Terre, prêt à accomplir l'œuvre de l'Exadiel.

— Vous avez une longueur d'avance sur nous, dit Basil.

Il ne s'agit pas de course, dit le molt. Il s'agit de préparer au mieux notre collaboration.

Eux aussi maîtrisaient la langue de bois. Excellent.

— Il s'agit, reprit Maria, de prévenir un soulèvement mondial des okranes.

— C'est une menace, s'indigna Carpentier. Nous refusons d'être pris en otage.

— Les okranes ne sont pas indispensables à l'économie terrienne. En revanche, il est temps pour eux de s'acheminer vers leur destin. De nouveaux mondes les attendent.

— Telle est la raison de la présence des alephs dans ce système.

— Est-ce possible ? s'exclama Oswald. Est-ce envisageable ?

— Si vous acceptez le principe, ambassadeur, nous vous montrerons. »


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Encore un chapitre qu'on aurait pu renommer en : ambiance !!

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