64. Le sens de l'histoire
« Seuls les okranes sont concernés par cette histoire, nous n'en serons que de simples spectateurs. »
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« Nous, la Ligue pour les Droits des Autonomes ? Nous ne sommes plus qu'une annexe du service client de Biodynamics, souriant, conciliants, niais.
Chaque année, des milliers d'autonomes participent à des combats à mort. Ces combats ne sont pas officiellement autorisés, mais ils ne sont pas officiellement interdits. On prédit qu'ils vont se démocratiser et envahir la scène publique. Dès à présent, l'argent qu'ils génèrent les rend plus rentables que le commerce de la drogue. De même que le trafic d'autonomes est plus rentable et plus sûr que nulle autre activité illégale. Pourquoi cela ?
Les marchands d'armes illégaux se font prendre par les systèmes de surveillance informatique. Les trafiquants d'animaux sauvages et d'humains se font prendre, et condamner de lourdes peines. Nous avons inscrit dans des lois le respect de ces vies.
Et que se passe-t-il pour ceux qui profitent du commerce d'autonomes ? Rien ! Les lois n'existent pas encore. Ce ne sont pas des espèces protégées, mais brevetées. Iels n'ont pas plus de valeur qu'un micro-ondes.
Après tout, iel a fallu vingt ans pour que les institutions se donnent les moyens de combattre ces criminelles... mais les criminelles d'iel y a vingt ans ne sont déjà plus là. Les criminelles modernes vivent en plein jour, iels engrangent l'argent faramineux des paris, corrompent les circuits de distribution, revendent des autonomes au marché noir, les écoulent chez des clientes peu scrupuleuses, bref iels font leur commerce.
Iels font leur commerce moderne d'esclaves. »
La salle était emplie d'une centaine de personnes de tous âges, les plus chanceux assis sur des chaises de plastique, les moins accroupis par terre, sur le carrelage, dans les travées. Un murmure la parcourut au mot « esclave ». Il n'avait jamais été employé dans une réunion de la LDA, ni officieusement, ni officiellement. L'orateurice craignait qu'elle désapprouve, mais au contraire, un soutien discret grandissait.
« Et quand cela ne leur suffit pas, iels en produisent dans des caves et des laboratoires de fortune, arnaquant jusqu'à leurs investisseures. »
Iel prit le temps de respirer.
« Nous avons craché sur les tombes de nos grands-parents qui avaient laissé le Changement Climatique Global détraquer la planète, et nous essuyons leurs plâtres au rythme des ouragans qui frappent n'importe quel pays, n'importe où. Eh bien aujourd'hui, ouvrons les yeux sur les erreurs qui pourraient conduire nos petits-enfants à faire de même. Le jour où humains et autonomes vivront enfin en harmonie, s'il arrive trop tard, ce sont ces générations futures qui nous cracheront dessus, et qui descendront en flammes notre mémoire. Nous valons mieux que cela ! Nous valons mieux que cela, maintenant ! Liberté pour les esclaves ! »
La salle répondit avec ferveur.
Elle était si petite qu'Iruka Hidan, déléguae locale de la LDA, connue pour être l'unae des plus agressifs du mouvement, n'avait pas besoin de micro. Leur réunion ressemblait à un conseil de résistance, enfermé dans un sous-sol clandestin.
Ces quelques gens étaient des membres de la LDA qui savaient, comme iel, que l'organisation ne remplissait pas son rôle. Tôt ou tard, ils fonderaient une formation différente. Pourtant iel craignait que cela ne les mène nulle part, qu'obligées de mettre de l'eau dans leur vin, iels se retrouvent acculées, cèdent aux pressions de Biodynamics, et deviennent comme l'actuelle Ligue, une marionnette chargée de dire « oui » et de « saluer le professionnalisme et la diligence de l'entreprise fondatrice », tout en condamnant régulièrement les commerces illégaux, s'épanchant volontiers sur la destruction « accidentelle » qui a frappé Novum et marqué les esprits.
Iruka Hidan ne l'avait pas vu venir, pourtant, iel n'avait jamais été autant heureuse depuis qu'iel s'était découverte une cause politique. Cause qui avait le pouvoir de planter une épine, voire plusieurs, dans le pied doré des grands dirigeants de la LDA roulant dans leurs berline hydrogène rutilantes, comme dans ceux de Biodynamics, même engeance partageant les mêmes cocktails.
Iel accueillit avec surprise la grenade fumigène qui roula à ses pieds. Elle lui aurait explosé en pleine figure s'iel n'avait pas eu le réflexe de se retourner. Le gaz l'asphyxia, l'empêcha de voir et de parler ; iel cracha ses poumons comme un nouveau-né.
Iel entendit le brouhaha des gens qui essayaient de s'enfuir, pour être cueillis à la sortie par le BIS. L'attaque du centre de Biodynamics, élevée au rang d'événement mythologique, avait disparu derrière les circonvolutions d'une enquête trop complexe pour signifier quoi que ce soit. Selon ce dont il avait besoin, le BIS se tournait tantôt vers les Élus, tantôt vers les éléments les plus « radicaux » de la LDA.
Iruka Hidan, sur les lieux au moment des faits, avait une cible rouge peinte dans le dos. Les accusations fusaient régulièrement, étayées par une verve savante ; le public jouait son rôle habituel de girouette, confiant dans son impression constante d'avoir prédit à l'avance des changements de coupable décidés sur le tard par les magouilleurs du BIS.
***
« Comment est-ce que je vous ai rencontré, déjà ? se hasarda Carlsson.
— On vous a parlé de moi, sans doute.
— Ah, j'y suis. C'est cela. Je ne peux même pas vous en parler, en fait. Vous ne me croiriez pas.
— Eh bien n'en parlons plus.
Basil Thompson versa un peu de thé dans la tasse que tenait l'ancien agent du BIS. Il avait pris vingt ans depuis qu'il avait quitté l'agence « pour raisons de santé ». Ses mains tremblantes, son teint cireux, tout indiquait qu'il ne lui restait plus qu'un an à vivre.
— Je ne pensais pas, dit Basil, que qui que ce soit était au courant de mes recherches.
— Je vous l'ai déjà dit, c'est vraiment par hasard que j'ai été mis au courant. »
Carlsson se laissa un peu aller. Il n'avait jamais été assis dans un fauteuil aussi confortable. La propriété de Thompson, quoique décorée de manière assez sobre, ne faisait pas illusion. Elle dégoulinait de richesse facile. Son propriétaire en était conscient, et par sa façon neutre de s'habiller, il essayait de détourner ses interlocuteurs plus modestes de ces meubles hors de prix, de ces glaces rétro, de ces tables épurées dont chacune valait deux ans de salaire moyen.
« Le BIS est déjà au courant de l'existence d'autres mondes. Quand vous roulez votre bosse un peu partout dans l'agence, ça finit par se deviner. Certaines cellules sont spécialement affectées à ce genre de questions. Mais vous, vous étiez sur un dossier particulier, n'est-ce pas ?
Carlsson sourit, dévoilant ses dents, tant ses lèvres étaient fines et la peau de son visage décharné translucide.
— Deux noms, dit Basil en soutenant son regard.
— Diel et Raven.
— Où avez-vous entendu ces noms ? Au BIS ?
— J'ai rêvé du sens de l'histoire, numa Thompson. J'ai appris, au cours de ce rêve, que Diel était un catalyseur, et Raven un accomplissement.
— C'est aussi ce que j'ai entendu dire, mais nous n'en saurons pas plus, n'est-ce pas ?
— Seuls les okranes sont concernés par cette histoire, nous n'en serons que de simples spectateurs. Vous, je veux dire. Revenons au sujet qui nous préoccupe.
Carlsson reposa la tasse de thé, manquant de la faire tomber, et serra les dents.
— J'ai consacré ma vie au BIS et je ne mourrai pas sans avoir fait plonger les criminels qui sont à sa tête.
Basil Thompson le gratifia d'un regard grave, et indiqua :
— Juger les anciens Élus qui se sont installés au BIS et ont dynamité Novum...
— ... et procédé au massacre du centre des ventes de Londres...
— ... ce n'est pas la priorité, insista-t-il. La priorité est de leur lier les mains. Aucune justice ne peut condamner efficacement Abi Pommel et son secrétaire général, mais la presse peut les discréditer. C'est comme ça que cela fonctionne. Aucun scandale ne les enverra en prison, mais cela peut les obliger à démissionner. Il s'avère que j'ai parmi mes connaissances quelques personnes qui voudraient bien prendre leur place.
— On peut ébruiter l'affaire du centre de Londres ?
— Non, dit catégoriquement Basil. C'est déjà trop vieux. Les dossiers sont classés. En revanche, le BIS a mené des opérations contre certaines branches de la LDA récemment. Avec l'aide de journalistes fouineurs, on trouvera certainement du grain à moudre. »
Ils n'avaient pas assez de preuves, et Carlsson avait trop souffert. Là était la raison. Cet homme méritait de finir sa vie dans le calme ; pas en première ligne d'une bataille médiatique perdue d'avance.
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Où va le monde, je vous le demande ?
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