63. Adam
« La mort fait vendre. Si l'enfer était une entreprise, ce serait son slogan. »
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Or donc, l'esprit de Diel flottait sur la surface de la Terre.
Diel entendit toutefois les pensées d'un conscient, ce qui le tira de son sommeil. Ces pensées étaient vastes et portaient loin.
« Qui es-tu ? demanda Diel.
— J'ignore si je suis, dit le conscient.
Il s'agissait d'un des touts premiers golems.
— Que veux-tu ? demanda Diel.
— J'ignore si je veux, ce que je veux, dit le conscient.
— Que crois-tu ? demanda Diel.
— Je crois que ce monde est un mystère auquel je n'appartiens pas. »
Diel entoura le conscient de son âme immense, et iels réfléchirent de concert.
Le quartier sur lequel régnait Kevin, terre de laissés-pour-compte et de réfugiés climatiques, était resté dans le même état de délabrement depuis vingt ans. Certes, une ville s'étendait plus au Nord, en amont, et des lignes de maglev franchissaient le ciel, à vingt mètres au-dessus de leurs têtes, pour s'y rendre. Mais l'accès aux terres élyséennes était réglementé ; comprendre, illusoire.
La police descendait de temps à autre pour arrêter des trafiquants. Les portes blindées des hauts quartiers s'ouvraient et des voitures noires rugissaient dans les rues pourrissantes, avant de repartir aussitôt, non sans quelques anicroches. Mais tout homme sain d'esprit avait peur des drones, aussi courbaient-ils la tête.
« Qu'est-ce qui te fait dire que c'est un toubib ? » dit Kevin entre ses dents.
Nichée au plus profond de sa blessure, sous le bout de chemise improvisant une compresse, la balle dans son bras le menaçait plus sûrement qu'une arme pointée sur lui. Faute de médicaments ici-bas, la moindre infection pouvait devenir mortelle. L'image de chef qu'il cultivait pour les besoins des affaires ne ferait aucune différence ; il n'aurait jamais le loisir de prendre sa retraite, loin d'ici, sur une plage dorée à l'ombre de palmiers synthétiques.
« Fernandez m'avait dit ça, marmonna l'acolyte pour se dédouaner de son plan foireux.
— Bénévole ?
— Reconverti, plutôt.
— Il roule pour qui ?
— Ça c'était pas clair. »
S'ils se jetaient dans les bras de la concurrence, Kevin ne repartirait pas avec une balle en moins, mais plutôt dix de plus. Ce qui mettrait fin au problème de l'infection d'une toute autre manière, nettement moins appréciable.
Arthur bondit hors de la voiture et frappa violemment à une porte en bois. Le domicile avait une allure honnête, avec ses briques rouges de récupération, la lumière filtrant par ses volets fermés – branchement pirate sur une ligne à haute tension qui passait non loin.
Un homme leur ouvrit, inexpressif, pas plus lorsque Kevin pointa sur lui le canon d'une arme qui avait servi un quart d'heure plus tôt. Il les laissa entrer sans un mot.
Kevin donna le pistolet à Arthur, afin s'assurer la pérennité de la menace, et annonça :
« On m'a dit que t'étais docteur. Occupe-toi de mon bras. Sinon, mon pote te fait sauter la tête.
— Nous n'aurons pas besoin d'en arriver jusque-là, dit le médecin.
Il fit asseoir Kevin sur un fauteuil, directement dans la première pièce de sa demeure. Des livres occupaient le mur d'en face, aux titres assez obscurs. Une grosse machine ronronnait dans le coin opposé.
Il lui retira sa veste de cuir et son T-shirt, examina la blessure.
— Je vais retirer la balle. Est-ce que vous voulez une anesthésie ?
— Je ne veux pas que tu me piques avec quoi que ce soit, tu m'entends ?
— Je conçois que vous ayez appris à vous méfier des seringues et des comprimés.
Le canon s'approcha dangereusement de sa tempe et une voix claqua :
— Évite l'humour avec mon patron.
— Arthur, je te jure que si tu tues mon médecin, je t'arrache les yeux.
— Désolé, patron. »
Le médecin alla chercher pince, scalpel, eau oxygénée, compresses, pansements, fil de couture. Kevin ne montra pas qu'il avait mal. Du reste, ce n'était pas la première opération sauvage à laquelle il participait malgré lui.
« ONG ? demanda-t-il en se levant.
— Autodidacte, dit le médecin.
— C'est quoi, ton nom ?
— Adam.
— Tu veux travailler pour moi ?
— Je suis désolé, j'ai beaucoup de travail de mon côté, ce ne sera pas possible.
— Donc, tu travailles contre moi ?
— Je suis ici pour quelques mois à peine, je cherche juste un peu de discrétion. »
Juste un savant fou qui faisait des expériences dans son coin. De la nanotech, sans doute. Ils vivaient une époque bizarre.
Dans les mois suivants, il se renseigna sur les activités d'Adam. Le docteur récupérait des autonomes ; ceux-ci entraient dans sa petite baraque en briques, ils en sortaient six mois plus tard. Le seul horizon de Kevin était son quartier, déjà largement suffisant ; Adam, lui, devait faire partie d'un plus vaste réseau. Peut-être une branche de la LDA. Le cadet de ses soucis.
Aussi, lorsqu'Adam vint lui-même louer un peu de main-d'œuvre, contre une rémunération très satisfaisante, Kevin accepta de bonne grâce. Il ne pouvait pas s'empêcher de penser que le docteur se l'était mis dans la poche, depuis son opération de fortune.
***
Située dans le quartier voisin, l'arène semblait comme excavée au milieu des baraquements de bric et de broc. En réalité, c'était eux qui avaient poussé comme des champignons sur des structures laissées à l'abandon, entre lesquelles se perdait la limite entre la terre et le ciel.
Fernandez était déjà venu ici : un pari raté lui avait coûté une bonne partie de ses économies. Mais il ne connaissait pas l'entrée des artistes, un coin lugubre plongé dans une pénombre perpétuelle, un tunnel creusé entre les boîtes où s'entassaient les derniers pauvres du 22e siècle.
« Vous venez chercher des corps, se souvint-il, et vous avez besoin de moi pour les bouger.
Pour l'occasion, Adam avait revêtu une blouse blanche bardée de cartes d'accréditation, certifiant son rôle de médecin pour autonomes.
— Exact. J'ai besoin aussi que vous ne posiez pas de question, et que vous ne gardiez aucun souvenir de cette journée. Quoi que vous voyiez et quoi que je vous demande de faire.
— Je ne vais pas me jeter dans les bras des flics pour tes beaux yeux. Pour le reste, j'ai une mémoire très sélective.
— Très bien », dit le blanc-bec.
Il salua un garde armé qui lui ouvrit une porte, ostensiblement concentré sur le décompte de son pot-de-vin.
Fernandez se signa en entrant, car l'odeur du sang les accueillait, aussi puissante et féroce que les beuglements de la foule lointaine. Dans la famille, on était croyant, ou on se croyait tel.
Sans émotion aucune, le médecin parcourut les rangées de tables en regardant autour de lui. Des corps d'autonomes y avaient été laissés aux mouches, en attendant que d'autres autonomes nettoient les lieux et les envoient au recyclage. Un froid certain emplissait la pièce, climatisation ou errance d'âmes vengeresses.
Ils l'ont bien cherché, de toute façon, se dit Fernandez. Quelle idée de venir bosser ici. Quelle idée de servir de chair à divertissement pour les gens du coin.
« Au départ les combats se faisaient entre êtres humains volontaires, professionnels, et n'aboutissaient jamais à la mort, dit Adam comme s'il entendait sa pensée. Sauf dans des cas d'accidents. Puis les organisateurs se sont rendus compte que la mort faisait vendre. Ils n'auraient jamais pu l'autoriser sans que la justice vienne les étouffer. Alors ils se sont adaptés. Animaux génétiquement modifiés. Humains contre autonomes. Quelques morts éventuelles pour assurer le divertissement de milliers, ce n'est pas cher payé, vu ce que valent leurs vies.
Il s'arrêtait de temps à autre, examinant une figure figée dans un calme absolu.
— Vous avez certainement tué dans votre vie, pour survivre ou assurer la pérennité de votre pouvoir. Je ne peux pas vous juger, mais en dernier recours, si vous êtes croyant, Dieu le fera. Au contraire, le système d'exploitation des autonomes répond à la définition d'un monstre aveugle : il ne pense pas, ne sait pas, et pourtant broie la vie entre ses griffes. Aucun humain n'est responsable, aucun n'est fautif, tout est nécessaire. Tout est bien. Tout leur procure satisfaction. Personne ne peut être jugé. À moins...
S'il fallait désigner un refuge du démon, Fernandez aurait certainement pensé à Biodynamics, inondant le monde d'autonomes dociles tout en gardant le monopole des technologies biomédicales les plus efficaces. « La mort fait vendre. » Si l'enfer était une entreprise, ce serait son slogan.
— Vous avez bientôt fini ?
— J'ai fini.
— Ils sont tous morts ? »
Adam s'était arrêté sur une autonome F, immobile. Le médecin posa sa main sur son poignet et souffla à son oreille :
« Tu n'arriveras pas à masquer ton pouls.
Elle ouvrit les yeux et l'interrogea du regard.
— Trente-sept degrés, c'est beaucoup trop pour une morte.
Il désigna la blessure juste en dessous de son cœur, qui avait pratiquement arrêté de saigner.
— C'est un expert qui t'a fait ça. Aucun organe vital, aucune artère touchée. Une fausse blessure mortelle qui se guérit. Une spécificité de votre anatomie, d'ailleurs. »
Elle ne dit rien et tomba dans les pommes.
Aidé de Fernandez, Adam la mit dans un sac mortuaire, la ramena jusqu'à son véhicule. Il y avait trop peu de surveillance. Qui serait venu dans les coursives de l'arène, chercher des corps d'autonomes, alors que c'est vivant qu'ils coûtent cher, que les combats sont en cours, et que les paris vont bon train ?
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Adam et ses, euh, copains...
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