53. Post-it et belle époque


« Et puis, c'est à la mode. Ils commencent à en avoir dans le voisinage. »

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« Et c'est même une très bonne idée », dit Mr Foster en finissant son assiette.

Dans une autre vie, Mr Foster était climatologue. Il avait rapidement abandonné cette idée saugrenue pour un autre poste, dans la finance, où les prédictions météo avaient enfin une incidence à court terme.

Il entretenait régulièrement un programme informatique qui prévoyait les récoltes fructueuses et les sécheresses, les ouragans dévastateurs et les incendies, de manière purement statistique, et à l'échelle mondiale, grâce à des informations glanées librement sur Internet. En conséquence, le programme achetait et revendait des autonomes – une des valeurs les plus sûres de l'économie mondiale, aussi sûre que l'or, une vraie matérialisation de la main-d'œuvre – partout dans le monde.

Foster travaillait 16 heures par jour en se relayant avec un lointain collègue. Cela lui avait permis d'amasser un bon pécule, ainsi que trente kilos de graisse dus à son hygiène de vie inexistante, dont il finirait par traîner les vestiges comme dernière trace de ce passé révolu. Car il avait rapidement quitté son job, utilisé son argent pour s'acheter ses propres autonomes et lancé son entreprise d'échange de meubles. Son flair consistait à cibler les personnes après une séparation, avant même qu'elles pensent à mettre à jour leur profil EB, grâce à un ensemble de signaux faibles captés et traités par un lointain serveur finlandais.

(Depuis que les États avaient compris qu'il était moins cher et tout aussi fiable d'inscrire les gens sur EveryBody à la naissance que sur des registres papiers qui finissaient irrémédiablement par se perdre à l'issue d'un déménagement ou par finir brûlés au cours d'une manifestation de grève légèrement tendue, ils avaient décidé de limoger les fonctionnaires attitrés et de dépenser l'argent ailleurs. EB était le seul réseau social à pouvoir se targuer de comprendre à peu près tout le monde sur Terre puisque tous les États sauf deux irréductibles recensaient leur population à partir de la liste de ses membres.

Chaque année, quelques centaines de milliers de personnes se faisaient pirater leur compte (ce qui était, il faut bien le dire, très faible sur neuf milliards d'âmes) et finissaient le plus souvent en prison ou à la rue faute de pouvoir prouver leur identité.)

Incidemment, son propre profil EB s'était enrichi d'une femme et d'un enfant. Dernière étape, employer quelqu'un pour gérer l'entreprise à sa place tandis qu'il continuait d'en toucher les bénéfices. Il était devenu un parfait bourgeois rentier du « 21e siècle et demi », un de ceux qui avaient fini par concrétiser le doux rêve d'une vie sans véritable travail. Fantasme que l'on croyait perdu à jamais depuis que des terroristes intellectuels, dans un lointain passé, avaient décidé d'imposer la démocratie égalitaire partout dans leur sphère d'influence occidentale.

« C'est une très bonne idée, répéta le bon père de famille.

— Et puis, c'est à la mode, dit sa femme pour s'approprier la paternité de l'idée. Ils commencent à en avoir dans le voisinage. Et ça fait moins de travail. Et ça coûte moins cher que les employés contractuels. »

Ils n'étaient pas à plaindre, puisqu'ils avaient déjà quelqu'un pour les tâches ménagères. Mais ce n'était qu'un employé humain payé au lance-pierre, un sans-papiers, vraisemblablement réfugié climatique, prêt à faire n'importe quoi pour survivre maintenant que sa terre natale était sous les eaux pour les prochains millénaires. Il ne devait d'ailleurs même pas parler leur langue.

« On n'a pas déjà le gars qui vient tous les jours ? demanda leur adolescent, se jetant sur une occasion où c'était lui qui pouvait créer la discorde entre ses parents et pas des histoires d'argent, de jeux ou de clubs auxquels se rendait son père.

— Le pauvre bougre, dit Foster, il n'a rien demandé à personne et il se fait exploiter par une entreprise sans scrupules. Les gens qui sont derrière se font leur beurre sur la misère humaine.

— Oui, dit Ms Foster, autant le libérer un peu. »

Le jeune homme haussa les épaules et repartit dans le message virtuel qu'il écrivait sur le bord de la nappe, en appuyant sur des caractères invisibles sauf pour qui avait une lentille de contact VA connectée.

« C'est décidé, dit Foster en se levant pesamment pour aller chercher une cigarette de tsamb – quelque chose qu'on lui avait appris à faire au club du quartier.

Une manière très digne de fumer, sans recours à aucune électronique, et qui faisait de plus en plus d'émules. Un retour aux sources dont le marketing s'ornait de vieilles photos remontant presque aux années 2000, avec des gens souriants fumant aux terrasses de cafés parisiens.

Belle époque, dit-il tout haut sans que personne d'autre ne puisse comprendre.

Sa femme crut qu'il parlait de leur propre monde.

— Tu sais ce qu'ils ont dit à la webinfo ? lança-t-elle, toute ravie de lancer son propre sujet de conversation. Le gouvernement va donner dix milliards d'eurodollars à Biodynamics pour qu'ils combattent la maladie de Kleen.

— Si ce n'était que ça, dit Foster. Tout le monde sait que le gouvernement graisse la patte à Biodynamics pour qu'ils leur fournissent des armes biologiques.

— En vrai, dit leur garçon, les armes biologiques, c'est ringard. C'est les armes satellitaires qui ont de l'avenir.

— Ouais, grogna Foster alors qu'il commençait à enfumer le salon, encore un truc d'indiens. Officiellement, c'est interdit, bien sûr. »

Il alla jusqu'à la cuisine. L'un des deux réfrigérateurs indiquait qu'il allait bientôt manquer du lait. Sur l'écran, il fit glisser un post-it virtuel et écrivit qu'il fallait commander un autonome. Il s'en occuperait plus tard.

« Au fait, vous préférez quoi comme modèle ? demanda-t-il en sachant que la décision – ou l'absence de décision – lui reviendrait.

— Eh bien... commença sa femme.

— Prends une fille, dit l'adolescent.

Sa mère – officiellement mère mais elle avait engagé une mère porteuse – lui décocha un regard si violent qu'il le sentit sans même avoir à lever la tête de ses messages invisibles.

— Ben, quoi, dit-il, il a demandé ce qu'on préférait. Et moi je dis que si tous les voisins font pareil, il n'y a pas de raison qu'on n'ait pas nous non plus une domestique canon.

— En fait, on verra ce qui rentrera dans le budget », dit le père pour stopper là la conversation.

Mais, une fois n'est pas coutume, il rejoignait son rejeton.


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Correction, de l'action arrive dans 3 segments.

En attendant, découvrez la superbe vie d'une famille superbe dans une maison superbe avec un jardin superbe.

Gudule vous salue.

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