46. La tempête


« Nous ne sommes jamais véritablement nés, car des machines nous ont donné vie ; et nous ne savons pas mourir, car des machines nous donnent la mort. »

2100


Le vent manqua d'arracher la porte lorsque Strykes entra dans la pièce, accompagné par Erwin.

« Vous avez réussi à faire fonctionner la radio ? demanda le contremaître tandis que l'eau ruisselait sur son manteau.

— Oui, confirma Ying. Ils passent les alertes en boucle. Votre femme et vos enfants sont déjà en bas.

— Bien, allons-y, alors.

— Monsieur Ying, les interrompit l'autonome. Nous avons cloué tout ce que nous avons pu mais les serres ne résisteront pas aux vents les plus violents.

— Du moment qu'on reste entiers, ça me va, dit le propriétaire de l'exploitation.

— Justement, monsieur, à ce sujet, quel endroit vous paraît le plus sûr pour nous mettre à l'abri ? »

Les deux hommes se concertèrent du regard. Les bâtiments étaient tous en bois avec des fondations en béton, une construction écologique vieille de cinquante ans. Vu la force de la tempête, il n'en resterait sans doute que des allumettes. D'où les abris souterrains, obligatoires depuis presque vingt ans.

Ying observa Erwin, sans mépris, car il comprenait que ses employés agricoles tiennent aux aussi à la vie.

« Il y a assez de place ? fit Strykes d'un air soupçonneux, pressé de descendre – les murs oscillaient déjà sous la pression du vent, prélude à une danse endiablée.

— Ça devrait aller, grommela Ying. Je verrouille l'accès dans cinq minutes. S'il y en a qui n'ont pas eu le temps de rentrer, ils s'expliqueront avec Zeus.

L'autonome acquiesça et ouvrit la porte. Une expiration de vent secoua les rideaux à fleurs.

— Et s'ils décident... commença Strykes.

— Vous avez déjà ramené des animaux chez un véto ?

— Pas souvent.

— Il y a des situations dans lesquelles vous pouvez réunir les plus grands ennemis, ils se regarderont en silence et ne se parleront pas. Le danger en fait partie. Je pense qu'ils auront autre chose en tête que se rebeller contre nous. Ce n'est pas le moment pour le faire. Surtout si les infos à la radio sont exactes.

— C'est quoi, alors, cette fois-ci ?

— Les drones météo ne volent plus, mais on a au moins une série de tornades. Le genre de choses qui n'arrivent qu'aux autres. »

Strykes jura, insultant le monde dans lequel ils vivaient.

Ying récupéra le fusil qu'il avait posé contre le mur. C'était un homme qui savait prendre des précautions.


***


Dans la cave régnait un silence aussi épouvantable que le bruit à l'extérieur.

Dans la pièce du fond, servant de bric-à-brac, Ying avait posé une planche sur des tréteaux pour faire office de table. Les Strykes s'étaient assis sur de vieilles chaises, autour du poste de radio qui crachotait sans plus rien capter. Le propriétaire gardait une main sur son fusil, le regard grave, les sourcils froncés. Dans l'autre pièce, dévolue au rangement de denrées alimentaires, les autonomes s'étaient assis sur le sol de pierre.

Un escalier trapu montait jusqu'à une trappe en fonte très lourde – il avait fallu les deux hommes et deux autonomes pour l'ouvrir, totalement scellée. Antérieur au propriétaire, construit à une époque de paranoïa, l'abri répondait à des normes antiatomiques sévères. Plusieurs mètres le séparaient du sol, un escalier et deux trappes qui isolaient complètement du bruit.

Ça et là, quelques vibrations descendaient jusqu'à eux – la maison qui tremblait, ou qui partait en morceaux.

Au bout d'une ou deux heures, le contremaître avait sorti un jeu de cartes, mais sa femme regardait dans le vide, ses enfants s'endormaient et Ying ne bougeait pas de sa posture de statue avachie, la main sur son fusil.

Aux bruits de pas, Ying tourna la tête vers l'encadrement assez bas, sans porte, qui séparait les deux pièces voûtées. Ils avaient oublié les onze autonomes qui partageaient l'abri avec eux, coincés contre le mur, entre des outils et des appareils électroniques hors d'usage.

C'était une des filles, proche de celui qu'ils avaient viré quelques mois auparavant.

« Qu'est-ce que tu veux ? demanda-t-il.

— Vous n'êtes pas les seuls à être soumis à l'ennui. »

Elle s'assit dans l'encadrement.

Strykes émit un léger grognement, Ying signifia qu'il tolérait d'un bref geste de la main. Tout était bon pour se libérer de la chape de plomb, et même, pourquoi pas, entamer la conversation. Ce qui aurait été impensable deux heures plus tôt, inenvisageable tant que les humains avaient mieux à faire.

« Je ne t'autorise pas à franchir cette limite et à entrer dans cette pièce, dit le propriétaire. Si tu as quelque chose à dire, dis-le, et prends ton temps, je pense que nous en avons devant nous. »

La femme de Strykes avait émergé de sa torpeur et regardait fixement l'autonome, qu'elle ne devait jamais avoir vue.

La lampe à fluorescence éclairait chichement la pièce. La batterie d'appoint en avait pour encore dix heures. L'autonome portait un bleu de travail élimé, sale du fait des travaux de la journée et encore plus à cause des travaux de la soirée, le colmatage et la fermeture de toutes les portes, de toutes les fenêtres, dans la pluie et la boue qui avalait progressivement le sol. Oublié cela, oublié le fait que c'était une autonome, un être vivant de même statut qu'un chien, la lumière l'embellissait, masquait les irrégularités de sa tenue, ou les faisaient passer pour les enrichissements volontaires d'un complet orangé accordé avec la mode.

Les autonomes se devaient d'être beaux, attirants presque, pour qu'on les accepte. Mais relégués à leurs statuts ingrats, ils perdaient cette beauté aux yeux des humains : un biais cognitif dûment documenté. Les domestiques de haut standing avaient meilleure allure que leurs pompeux propriétaires, mais l'œil ne le voyait pas ainsi ; ils n'étaient que des ombres sans corporéité.

Ying était un homme juste, en ce sens : il n'avait pas plus de considération pour les humains que pour les autonomes, excepté les quelques-uns avec lesquels il était proche, la famille Strykes et peut-être deux ou trois voisins.

« Pourquoi est-elle là ? demanda la femme de Strykes.

— Vous pouvez lui poser la question, Judith, dit Ying.

— Regrettez-vous de l'avoir chassé d'ici ? demanda l'autonome.

— Nous y voilà.

Il vérifia machinalement que son fusil était à proximité.

— Mes regrets, grogna-t-il. Tu sais, nous faisons tous la même chose sur cette foutue planète : on travaille pour manger à notre faim et on s'efforce de vivre en sécurité. C'est tout ce qu'on veut. Et franchement, tu ne peux pas dire qu'on vous traite mal. J'ai vu pire.

— Je comprends tout à fait, dit l'autonome.

Une vibration se répercuta dans le sol. Un arbre venait d'être arraché, ou de s'effondrer.

— Pensez-vous que demain, nous pourrons continuer comme avant ?

— Non, dit Ying, je ne pense pas. Même si la tempête ne fait que passer, il y aura des dégâts. Plus aucune assurance ne rembourse pour les catastrophes naturelles, alors je pense que je serai obligé de vendre une partie de mes terrains et de mes employés.

— C'est-à-dire nous, dit l'autonome.

— C'est-à-dire vous, ouais.

Elle acquiesça.

— Ça te fait plaisir, que je perde mon argent et mes terrains ? C'est quoi, c'est le karma, c'est ça ?

L'autonome prit son air interrogateur.

— Je ne voudrais pas quitter cet endroit, dit-elle. Je connais les autres et nous vivons plutôt bien ensemble. Je sais qu'il y a pire.

— Tu m'en veux d'avoir viré l'autre ?

— Je crois qu'il est peut-être mort. Si personne ne l'a racheté, si sa valeur marchande est descendue en dessous du prix au kilo de protéines animales, il a peut-être été envoyé dans un centre de reconditionnement. Là-bas, on l'a assommé, puis on a broyé et séché son corps en poudre.

— C'est ce qu'ils font, paraît-il, dit Ying. Je ne cautionne pas.

— Avons-nous une âme, selon vous ?

— Personne n'a d'âme. C'est une invention censée nous préserver de la crainte de la mort.

— Nous ne mourons pas, dit-elle. Nous ne sommes jamais véritablement nés, car des machines nous ont donné vie ; et nous ne savons pas mourir, car des machines nous donnent la mort. C'est pour cela que ne nous ne sommes encore que des golems. »


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Avec ce titre accrocheur, vous avez peut-être cru qu'il allait se passer quelque chose. C'est normal. Vous n'êtes pas seul(e). N'hésitez pas à contacter Gudule, président de l'Association des Lecteurs qui Trouvent qu'Il ne se passe Rien dans l'Ère des Esclaves, Fichtre, l'ALTIREF. Ensemble, vous pouvez... non, j'ai fini ma réécriture, donc plus rien ne change, désolé, salut, à la prochaine.

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