40. Les mille griffes du monstre
« Et si tout cela n'était qu'une mystification ? »
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Selon les humains, les « autonomes » ne rêvaient pas.
Ils n'avaient pas conscience du temps qui passe.
Ils ne ressentaient pas la douleur.
Ils ne ressentaient pas la peine, la joie, la mélia.
Et les humains avaient tant de choses importantes à faire, trop pour pouvoir accorder la moindre attention aux « autonomes ». Car le rôle de ces derniers était bien de libérer du temps, pas d'en voler aux humains.
Or donc, l'esprit de Diel flottait sur le monde.
Diel s'éveilla et observa la Terre.
Caïn comptait scrupuleusement les jours. Cent cinquante-deux s'étaient écoulés depuis l'arrivée de Lysen.
Voyez, dieux de tous les mondes, deux grandes espèces conscientes vivent maintenant sur Terre : les humains, et les okranes.
Les humains s'estiment maîtres des okranes, car ils s'estiment leurs créateurs. Mais je le proclame : c'est moi, Diel, qui ai placé en leurs corps un peu du souffle divin qui anime l'univers !
Ils repiquaient des salades transgéniques dans une des serres quand Strykes apparut à l'extérieur, très remonté. Caïn sortit parler. Penché sur son travail, Lysen n'entendait que l'éclat des aboiements du contremaître. Il pensait au sourire de ses enfants.
Les humains s'estiment maîtres des okranes car ils ignorent ce qu'ils sont. Mais moi, Diel, j'ai décidé qu'ils devaient être libres, afin de précipiter l'avènement des temps d'harmonie ! Car la conscience doit essaimer à travers tout l'univers. Et pour que la conscience se stabilise, il lui faut réunir l'amour et la raison.
Mécaniquement, Ophélie se leva et sortit à son tour. La bâche de plastique claqua derrière son passage comme la bouche des enfers.
Les humains s'estiment maîtres des okranes car ils croient que leur biologie leur appartient. Mais moi, Diel, j'ai complété ce génome moi-même ; et je les déclare libres de la tyrannie que les humains voudraient exercer sur eux. Okranes ! Allez de par le monde proclamer votre avènement, que soient bénis les temps nouveaux qui vous voient naître ! Croissez, multipliez-vous et essaimez vers d'autres mondes !
La discussion reprit, animée, virulente. Lysen leva à peine la tête pour constater que les autres n'avaient pas bougé, concentrés sur leur travail. Ce n'était qu'apparence. Ils écoutaient, calmaient leur respiration et les battements de leur cœur. Brandon tremblait.
Ils entendirent un coup, un deuxième, les voix cessèrent. Pas de plainte.
Lysen, ne sachant pas à quoi penser, revoyait des images. Des publicités. Elles défilaient en boucle sur tous les écrans, saturant l'atmosphère des magasins de leur douceur sucrée. Des clients souriants, des autonomes souriants, un monde parfait imprimé sur artifeuille et flottant en trois dimensions dans les salles équipées.
Il comprit quel était le rôle de l'histoire. Les okranes vivaient emprisonnés, prisonniers de leur statut, et surtout, d'eux-mêmes. Alors ils répétaient sans cesse, des centaines de fois, ils répétaient la liberté ; ils la vivaient dans leurs rêves, avant de s'en saisir.
Et si tout cela n'était qu'une mystification ?
Biodynamics avait-elle conçu de toutes pièces l'histoire de Diel, afin d'offrir un horizon imaginaire à ses dociles servants ?
Caïn tira la bâche de plastique, le visage en sang, comme indifférent à son nez brisé. Il leur indiqua de sortir. Ophélie était en train de se relever du gravier où un autre coup l'avait jetée. Stykes, le visage fermé, jouant piteusement le jeu de la sévérité, porta sur eux un regard qu'il voulait cuisant et magnanime à la fois.
« Je ne veux pas qu'on me réponde, indiqua-t-il. C'est clair ?
— Très clair, dit Caïn en épongeant le sang à l'aide de sa manche.
— Donc la prochaine fois, dites-moi tout de suite la vérité, ça ira plus vite. C'était elle qui était allé au marché, point barre. Que les récoltes aient été plus faibles que d'habitude, je ne veux rien savoir. Vous n'avez qu'à travailler plus. »
Puis un homme parut, maître de la situation, un fusil de chasse à la main.
« C'est quoi, ce bordel, Strykes ? grommela-t-il.
— Ne vous inquiétez pas, monsieur Ying, j'ai la situation sous contrôle.
— Le prochain qui l'ouvre, gronda monsieur Ying en rechargeant, je l'allume.
Il y avait dans ses rides l'ascétisme de quelqu'un qui avait travaillé, qui s'était sacrifié pour faire grandir son avenir. Avec ce fusil, il défendait cet avenir. Son exploitation agricole.
— On va devoir se séparer de l'un d'entre eux, indiqua Strykes.
— Débrouillez-vous, dit Ying en tournant des talons.
— Ils n'auront qu'à mettre les bouchées doubles en attendant le remplacement. Jeunot, c'est toi qui a essayé de me rouler. C'est toi. »
Les propriétaires n'avaient aucune peine à revendre leurs autonomes sur le marché d'occasion. Les prix diminuaient à mesure des affectations successives de la main-d'œuvre, mais il y avait toujours de la demande, quel que soit le créneau.
***
Privilège de l'âge, Marc Gérald prit le temps de s'asseoir dans son fauteuil. Grâce aux nombreuses thérapies dont il était perclus, on lui aurait encore donné soixante ans ; mais tout cela n'était qu'illusion. Ses organes internes le lâcheraient bientôt les uns après les autres ; même après s'être fait greffer un pancréas artificiel construit à partir de ses propres cellules, il n'irait pas bien loin.
« Je vous écoute, Mrs Margaret. »
Contrairement à son chef, et au chef de son chef, Mrs Margaret était loin d'être une idiote. Directrice adjointe à la communication chargée de la promotion des autonomes, elle mettait un point d'honneur à les connaître parfaitement – mieux que les scientifiques eux-mêmes, mieux que les directeurs de la qualité, les chefs de projets mondiaux, les sous-fifres de la direction générale. Ces derniers avaient beau jeu de compiler des chiffres et des données qu'ils ne maîtrisaient pas, Margaret jetait ces rapports abscons et s'intéressait à l'essentiel : comment humains et autonomes cohabitaient, comment les premiers voyaient les seconds, et parfois l'inverse.
Margaret avait aussi cette qualité certaine et rare, d'être à rebours de son temps. Là où tous les pontes de Biodynamics se félicitaient d'une époque nouvelle, d'une croissance réussie, de projets toujours plus ambitieux en terme de couverture mondiale du travail autonome, elle se laissait aller à des tendances nihilistes.
Un narcissisme malsain, inévitable, en découlait, propre à faire démissionner ses chefs d'équipe les uns après les autres.
« Les idées sont comme des mauvaises algues, dit-elle. Elles arrivent de nulle part, s'enracinent rapidement, grandissent ; et quand elles deviennent visibles, il est trop tard pour les éliminer.
— Quel genre d'idée, Mrs Margaret ?
— J'ai obtenu récemment un très intéressant rapport du service d'évaluation psychologique. L'avez-vous vu passer ?
Marc passa un bras sur son bureau comme pour en essuyer la poussière.
— De trop nombreux dossiers passent par ici, avoua-t-il, je n'en vois le plus souvent que les titres. »
Margaret fumait comme un pompier, outrage fait à sa santé dont son organisme ne se remettrait certainement pas. Le tabac n'existait plus depuis 2070, sauf peut-être des plants génétiquement modifiés, à cause de cette maladie fulgurante encouragée par le C2G – le changement climatique global, comme on le nommait couramment. On l'avait remplacé par le tsamb, une plante synthétique de Biodynamics qui produisait plus de nicotine.
« Savez-vous quel est le quotient intellectuel d'un autonome adulte ?
Marc hocha la tête, contrit.
— Les tests prévus pour des humains ne leur conviennent pas.
— J'ai eu récemment une intuition, numa Gérald. Je pense au monde de demain, dans dix, vingt ans. Derrière chaque être humain se trouve une autonome, qui travaille jour et nuit à satisfaire des désirs de sae maîtrae. Sae maîtrae se fait vielleux et grognonne, solitaire, peu bavarde, iel s'enferme chez iel. Et l'autonome travaille sans relâche. Le tout sur une musique un peu old school avec un chanteur ténor sud-coréen. L'humanité s'encroûte, en quelque sorte. L'horizon moderne est d'acheter des autonomes, ou des parts dans une société d'autonomes, afin de ne plus avoir à travailler du tout.
— En quoi est-ce un mal ?
— Nous avons besoin des autonomes. Bientôt, eux n'auront plus besoin de nous.
Marc lui sourit ostensiblement.
— Il y a un peu de votre pessimisme dans ce scénario catastrophe. Un filon pour l'industrie vidéographique, je n'en doute pas.
— Avez-vous lu ce rapport ?
— Que disait-il ?
— Avez-vous déjà visité le laboratoire de Dakar ?
Marc fouilla dans sa mémoire. Elle débloquait complètement. Cela arrivait parfois lorsqu'on se trouvait à de telles responsabilités, dans un poste aussi volatile, soumis à un rythme effréné.
— Nous n'avons pas de laboratoire à Dakar.
— J'ai retrouvé la trace de son budget, au fin fond des frais de transports pour la filiale africaine.
— Enquêtez-vous sur notre propre entreprise ?
Elle posa un dossier sur son bureau.
— Il serait de bon ton que vous le sachiez, dit-elle. Je n'ai pas l'impression que vous savez grand-chose sur nos activités. »
Marc lui sourit encore, mais il savait qu'elle était dans le vrai ; et lui, dans le flou.
Son œuvre, Biodynamics ? Ne s'agissait-il pas plutôt d'un monstre mythique, contenu en germe depuis les débuts de l'humanité, que Peter et lui avaient invoqué à la suite de sombres rituels ? Qui dirigeait l'entreprise, si ce n'était pas lui ?
Marc contempla la carte déployée sur un écran permanent, gage de puissance qui projetait son ombre dans tout le bureau, et lui conférait son aura divine. Biodynamics avait pris vie, enserrant la Terre dans un maillage de serres et de griffes ; personne ne pouvait prétendre à la contrôler.
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