35. L'ombre des Élus
« Les destins semblent toujours se croiser. »
2098
Comme tous les visiteurs, l'homme supportait le poids d'une chape de plomb invisible. L'ambiance dans ces salles obscures n'était pas folichonne. La seule lumière provenait de l'éclairage des photographies 3D, les écrans subtilement illuminés accrochés aux murs, qui déroulaient toute une scène lorsqu'un regard les croisait, avec la constance d'un bonimenteur. Fixe, mais avec profondeur et un grand angle de vue. Une fenêtre sur le monde d'il y a trente ans.
Le professeur Von Glats n'avait pas débuté sa carrière comme photographe, mais il était devenu célèbre pour ses productions artistiques bien plus que pour ses précédents travaux – un obscur doctorat et un poste dans une université à l'époque où ça existait encore.
À l'occasion des vingt ans de sa mort, cette exposition reprenait la plupart de ses photographies 3D.
Le public et la critique avaient toujours admiré la qualité des prises, mais s'étaient déchirés sur l'interprétation à en donner. Quelle était la vision du monde de Von Glats ? Il avait sillonné les villes et les campagnes sur des dizaines de pays, revendant ses clichés chaque année pour se payer les voyages suivants – ce qui avait dispersé ses photographies à travers toute la planète. Le dernier vrai photographe 3D. Les artistes après lui avaient lâché cette technique, revenant au 2D antédiluvien, ou au contraire, s'engageant sur la voie ésotérique des « captateurs d'ambiance » qui combinaient avec l'odorat, des effets de vent et de pluie. Bientôt les scènes virtuelles insérées automatiquement dans le cerveau du spectateur au moyen des interfaces neuro-électroniques.
Ses contemporains ne l'avaient pas vu alors, mais les photographies de Von Glats étaient fortes, car elles transpiraient la vérité. À une époque où le faux refluait dans les têtes comme un tourbillon, se déversait dans l'Internet et les réseaux, mixture de propagande politique et économique, Von Glats avait montré le monde vu par ses yeux, sans rien travestir de son regard.
Sa pensée était restée nébuleuse ; il n'avait laissé aucune piste.
Le visiteur entra dans une salle plus grande. Le silence des spectateurs et la pénombre lui conféraient un côté mortuaire. Un petit attroupement s'agglutinait autour de la photo la plus célèbre, celle sur laquelle Von Glats avait capturé une famille des années 60, rassemblée sur un canapé. Un homme, son époux, leurs deux enfants. Nul n'avait cure de cette classe moyenne de l'époque ; on cherchait en revanche dans le miroir accroché au mur du fond, le reflet du photographe, réputé y apparaître.
Le visiteur avait déjà vu cette photo. Il tourna des talons pour regarder la deuxième plus célèbre, qu'il n'avait jamais vu « pour de vrai ». Les écrans normaux rendant très mal la profondeur surannée de ces vieux clichés, cela valait le coup de se déplacer à l'exposition.
On y voyait quatre autonomes, deux m et deux f. Iels regardaient l'objectif, donc le spectateur, avec un air ahuri. Une expression neutre, en réalité, car l'intelligence brillait au fond de leur regard. Deux ouvriers en tenue de travail sur la droite, debout, deux domestiques en uniforme sur le côté gauche : un m debout derrière un fauteuil, sur laquelle la f était assise. Des rôles partagés, symétriques, comme une troublante composition religieuse. Chaque détail de la photo y participait, même l'innocent pot de fleurs synthétiques posé dans un vase de porcelaine sur une table basse, entre les deux binômes.
Le regard de ces autonomes avait choqué le monde. Avant cette photographie de Von Glats, personne n'avait regardé un autonome dans les yeux ; car leurs yeux fuyaient ceux de leurs maîtres, comme on le leur avait enseigné.
Gros titres, grand scandale, controverse, commentaires. Von Glats avait mis les humains face à leurs éternels esclaves, en symétrie, en parallèle, en miroir. Défenseur des autonomes avant l'heure ? Sans doute. Le visiteur, se trouvant par là en désaccord avec lui, n'en saluait pas moins son travail.
***
La chaleur tomba sur lui à l'extérieur ; il se débarrassa de son manteau et le jeta sur son épaule.
Sur le mur d'en face, des ouvriers effaçaient à la hâte les slogans des Élus. Cela le fit sourire. Tout cela n'était qu'un jeu avec les pouvoirs publics, qu'ils avaient toujours gagné, le Blackout étant l'apothéose de leur supériorité.
« Nous nous acheminons vers un monde dans lequel il y aura de la place pour chacun d'entre nous, et où nous ne formerons plus qu'une seule, grande, humanité. Dans ce monde, en revanche, il n'y aura pas de place pour des hybrides, des monstres, des sous-produits déviants de la race humaine. Nous n'avons pas de haine vis-à-vis des autonomes, simplement, ils ne peuvent pas cohabiter avec nous. »
C'était vrai, ce qu'il disait dans ce discours qui circulait sur le Net. Il n'en voulait pas spécialement aux autonomes. Il regrettait de voir autant d'intelligence dans leurs yeux, car elle était gâchée. Il en voulait, en revanche, à leurs créateurs, ceux qui avaient perverti l'humanité.
La meilleure chose que la Nature nous ait donné, nous-mêmes, ils l'ont prise et l'ont déformée. Nous essayons de la rendre meilleure, eux l'ont subordonnée à de futiles impératifs économiques.
En 2050, le Blackout avait propulsé les Élus sur le devant de la scène. En 2100, ce serait une nouvelle opération de communication, mais aux retombées contraires. En 2050, il fallait leur donner une aura sulfureuse. En 2100, ils se lançaient à la conquête d'un pouvoir politique ; aussi quittaient-ils une scène pour entrer sur une autre.
Une fois établi, le monde des Élus se débarrasserait de ses autonomes comme on guérit d'une peste.
Une voiture automatique s'arrêta pour le prendre en route. Il fut accueilli au son d'une chaîne d'informations.
« Alors, Tommy, expliquez-nous plus en détail comment iels vont procéder.
— Le cœur du réacteur a finalement été confiné, mais les taux de radiation sont restés très importants dans la zone – des centaines de kilomètres carrés ont été évacués et les routes sont toujours bloquées depuis six mois. Les robots avaient permis de faire un état des lieux très complet sans menacer de vie humaine. Mais ils ne suffiraient pas pour effectuer les travaux – iel faut déblayer les débris, construire un sarcophage de béton. Ce seront donc des ouvriers autonomes – plus de deux mille sont déjà sur place, iels seront à terme dix mille. Vous savez certainement que les autonomes résistent quatre fois plus aux radiations que les êtres humains.
— On ignore toujours la cause de l'accident.
— Oui, mais c'est le deuxième en dix ans sur une centrale de quatrième génération. Le gouvernement chinois a annoncé suspendre la construction des réacteurs qui étaient censés remplacer le parc actuel, vieillissant malgré une rénovation en 2030 et qui avait résisté lors du Blackout. »
Nuance. Les centrales nucléaires n'avaient pas « résisté ». Les Élus avaient sciemment choisi de ne pas les attaquer. Ils voulaient communiquer, pas détruire. Ils voulaient régner sur le monde, pas sur des ruines. D'ailleurs, le Blackout et ses millions de serveurs en panne avait beaucoup contribué à la paix.
Les plus belligérants gouvernants avaient cru que sonnait l'Armageddon nucléaire et que la Troisième Guerre mondiale frappait à leur porte ; mis face à leurs errements, ils avaient été remerciés au profit de pacifistes « nouvelle vague » pour qui les Élus étaient le grand méchant de la deuxième moitié du 21e siècle.
« La situation de crise suite au passage de l'ouragan a maintenant dégénéré en guerre civile. Les affrontements entre l'armée et les pillardes ont fait au moins cent morts, tandis que les images satellite font état de véritables scènes de guerre. Rappelons que les pillardes ont abattu les drones de reconnaissance, ce qui empêche l'accès de l'aide internationale aux zones sinistrées qu'iels contrôlent. On compte au total plus de trois millions de réfugiées dans tout l'Est du pays.
— Musique, maintenant, et nous nous intéressons à Bertin Clamp qui sort aujourd'hui son nouvel album intitulé « Heure zéro ». Un retour à des sonorités plus classiques puisque le chanteur, ancienne vedette de cinéma, est maintenant accompagné de sa nièce violoniste. »
À l'instar du paysage qui défilait, il n'avait jamais vu, de toute sa vie, que des villes. En 2060, quand le pétrole était devenu plus cher que l'emvec et l'agme, les campagnes s'étaient retrouvées isolées. Les Élus désapprouvaient cette situation. L'Humain était né maître de la Nature et il ne pouvait se sentir fort s'il perdait ce lien fondamental.
Des trains sillonnaient bien ces étendues agricoles et forestières, mais ils ne s'y arrêtaient pas ; ils n'allaient que d'une ville à l'autre. On aimait à croire le contraire, mais avec 95 % de la population mondiale dans les villes, il n'y avait plus que quelques exploitants et leurs armées d'ouvriers autonomes pour s'occuper de ces terres mornes et plates.
Les destins semblent toujours se croiser, songea l'homme.
Dans sa vie de philosophe – une parmi d'autres, il avait fini par croire que l'individualité était une illusion. L'univers ne séparait pas ses constituants les uns des autres. C'était une mascarade de l'esprit humain, que de croire à l'existence d'un « soi » séparé du monde, alors qu'on était mélangé au tout, depuis sa naissance et jusqu'à l'heure de sa mort.
C'était aussi une mascarade que de penser que la mort était constitutive de la vie de l'esprit. L'esprit occupait un corps faible, mais ce n'était pas son avenir. Son avenir était d'aller au-delà de ce corps, d'embrasser cet univers dont il avait perdu conscience.
« Documents, archives, Von Glats, recherche, item 1, sélection. »
La mémoire annexe, connectée à son cerveau par une interface neuro-électronique, avait progressivement supplanté une partie de sa mémoire à long terme. Cela lui paraissait normal. Et il ressentait que l'activité de son cerveau s'était recentrée sur la créativité, dont il manquait considérablement dans sa première existence.
Ce document extrait d'une encyclopédie, complété par ses différentes recherches, relatait la vie de Von Glats. L'homme l'avait fasciné, parce que sa réaction à son époque était unique ; à rebours comme un capitaine en pleine tempête, il avait tenu bon aux sirènes du progrès, affirmant jusqu'à sa mort que l'humanité faisait fausse route.
Un grand homme, avait-on dit en l'incinérant avant d'oublier son nom.
Où étais-je lorsque les premiers autonomes sont sortis des usines ?
Von Glats n'avait jamais été marié, il n'avait jamais eu d'enfant, aucune attache, et vers 2050, souffert d'une terrible maladie. Il n'y avait personne pour lui payer le traitement rétroviral nécessaire. Personne, à part son nouvel employeur, Biodynamics.
Il faisait bon travailler dans cette entreprise. Ce qu'il y avait fait ? De la psychologie des autonomes. D'aucuns nommaient maintenant ça auto-ethnologie. Charlatans autoproclamés, incapables de saisir la complexité des esprits auxquels ils étaient confrontés, la plupart des auto-ethnologues se cachaient derrière des rideaux de concepts fumeux.
Parti de Biodynamics, Von Glats avait commencé à prendre ses photos de par le monde.
À sa mort, un peu d'ADN était resté au fond d'un tiroir, du matériel prélevé pour concevoir les rétrovirus chargés de détruire ses cellules cancéreuses. Des cellules souches numérotées et congelées.
Oui, les destins se croisent. Et plus ils sont grands, plus il devient inévitable qu'ils entrent en collision.
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... un chapitre un peu long mais qui contient un paquet d'informations !
Il faut dire que je n'ai que 30 segments pour présenter le monde de 2098.
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