30. La machine en marche


« La société mettait un point d'honneur à préserver ses activités de toute dérive. »


2052

Biodynamics publia des données de recherche pour prouver que tout était vrai, car il fallait en priorité convaincre les sceptiques.

Le lendemain de l'annonce, les préventes furent ouvertes en ligne et ne durèrent qu'une minute environ – les autonomes promis furent tous raflés par des programmes d'achat automatiques.

La communication sur les autonomes fit une irruption soudaine ; Marc découvrait sur le tas tout ce que les équipes d'Enzo et de Peter avaient consciencieusement préparé, quitte à avoir l'impression qu'il n'était plus vraiment maître du projet – mais c'était la fatigue, et il reprenait aussitôt des comprimés rouges, ou jaunes, pour tenir le coup.

Les premiers modèles d'autonomes coûtaient à peine plus cher que des androïdes avancés. Les économies d'échelle diviseraient ces coûts de production par trois, cinq, voire dix. Dans les jours qui suivirent, l'action de Biodynamics monta en flèche et les investisseurs se ruèrent sur l'entreprise.

Marc fut surpris de voir si peu de débats d'« éthique ». Comme si le mot, désuet, rescapé du début du 21e siècle, n'appartenait plus qu'à lui. Il se faisait violence pour ne jamais le prononcer ; après tout, les questions d'éthique étaient entre les mains de Biodynamics, et la société mettait un point d'honneur à préserver ses activités de toute dérive.


***


À dix-huit mois, Katia fut quasiment adulte. On fêta son anniversaire avec le sourire, offrit des livres, un ordinateur portable et des vêtements sur mesure. Avec Adina et Eliott, elle s'occupait aussi de son petit frère, Lys.

« J'ai relu votre rapport, indiqua Marc. Je comprends ce que vous voulez dire.

— Simple question de modèle économique, asséna Enzo en mâchonnant une gomme au cannabis. C'est ainsi que les géants des OGM ont réussi à s'imposer et à gagner des parts de marché dans l'agriculture mondiale. En vendant des plans stériles, ils ont pérennisé leurs contrats avec les producteurs, qui devaient nécessairement se fournir auprès d'eux tous les ans. Rien de moins qu'un changement de paradigme dans l'agriculture. Et un modèle viable, vous en conviendrez.

— Oui, sans doute.

Il se souvenait surtout de terres désertiques, de famines dans des pays déjà pauvres, de révoltes et de suicides ; puis de grandes conférences internationales, de grandes annonces, de grands accords ; et de nouveau des famines. Le début du 21e siècle. Il n'était qu'un gamin à l'époque.

— Dans notre cas, puisque nous vendons des autonomes, il faut s'assurer que nous gardons le monopole sur eux. Personne ne doit pouvoir les faire se reproduire entre eux, sans quoi un marché noir finira par outrepasser nos circuits de production habituels.

— Nous ne savons même pas s'ils peuvent avoir des enfants viables.

— Je vous laisse cette question. Je ne m'intéresse qu'aux faits qui sont en ma possession.

— Le marché est-il vraiment mature ?

— Il est vaste. Demain, un autonome coûtera moins cher qu'une voiture. Alors, plutôt que d'acheter une voiture, les gens achèteront un autonome ; et se serviront de cet investissement pour augmenter leur pouvoir d'achat. Nous allons changer la façon dont l'économie fonctionne. Au niveau mondial. Et en quelques décennies à peine. »

Des étoiles tournaient devant les yeux de Marc. Changer le monde. La promesse faite à Mrozowski serait enfin accomplie. Depuis les cieux, le grand professeur approuverait leur travail d'un hochement de tête satisfait.

« Enfin, notre point fort viendra clairement de l'affect. Nos autonomes comprennent les gens parce que ce sont eux aussi des êtres vivants. Tous ceux qui ont dit de leur chien « il ne lui manque que la parole » vont être comblés. »

La figure rayonnante de Katia se superposa à l'image d'un chien. Dans l'état où il était, Marc ne se rendait plus vraiment compte.

La jeune autonome avait été, durant un mois, la coqueluche du Net. Les blogueurs et investigateurs qui l'avaient rencontrée lors du cocktail de lancement la trouvaient intelligente et pétillante ; en comparaison, les androïdes n'avaient aucune chance. Petite ombre au tableau, un groupuscule d'intégristes autoflagellateurs avait bramé que Katia était l'incarnation du Diable revenu sur Terre, ou l'un de ses avatars ; prédisant en conséquence la fin du monde dans le feu de l'Éternel – comme si le concept ne devait jamais tomber en désuétude.


***


Von Glats passa une main dans ses cheveux.

Au moins, il en avait encore.

Le directeur de Biodynamics était en déplacement, et ce fut l'un des chefs du projet qui le reçut – un certain Eliott Faust, un chercheur compétent, peut-être un peu blasé. Bonjour, comment allez-vous, voulez-vous un café, faire le tour des locaux ?

« Allons droit au but, dit Von Glats.

Cet endroit aseptisé lui rappelait beaucoup trop l'hôpital où il se rendait toutes les semaines.

— Vous avez rempli la fiche d'admission dans le service ? Demanda Eliott.

— Oui, et je l'ai renvoyée. Je n'ai aucune maladie contagieuse.

— C'est une mesure de précaution tout à fait superflue, indiqua le scientifique. La procédure est imposée par la loi et par le BIS. »

« Par la loi et par le BIS ». l'expression était amusante. Les deux se confondaient bien souvent.

Le professeur regrettait que sa visite ait été prévue ; il aurait aimé venir incognito, ou devenir invisible, raser les murs, observer les interactions.

L'individu 340K, premier de cette effrayante catégorie d'hybrides, était mort d'un vieillissement accéléré dû à la piètre qualité de son ADN, issu d'une cellule d'homme adulte. Les télomères ne pardonnent pas. La création de Biodynamics était bien plus photogénique, mais fallait-il pour autant s'arrêter à cette apparence ?

Eliott lui ouvrit la porte d'une salle de réunion ; table agrémentée de quelques taches de café, bibliothèque en agglomérat de cellulose où s'étendaient quelques livres récents portant sur la biologie, la biophysique, la biochimie, la bio-ingénierie, la bio-systémologie, et toutes ces sciences en expansion qui commençaient par « bio » et face auxquelles Von Glats se sentait déjà issu d'une vieille école.

Le professeur s'assit. Katia était adossée à la fenêtre, debout, interdite.

« Bonjour, Katia.

— Bonjour professeur.

Il attendit un peu avant de faire son accroche. Sa première impression fut qu'elle était complexe. Elle ne regardait pas dans le vide. Elle était en train de l'analyser, lui, et de revoir à chaque instant ce qu'elle pensait de lui.

— Tu sais pourquoi je suis ici ?

— Vous êtes ici pour déterminer si j'ai une âme ou non. Comme la controverse de Valladolid, sauf que vous êtes tout seul.

— Il ne s'agit pas de l'âme...

— Pour la plupart des autres hommes, ce sera cette question et non une autre.

— Eh bien, répondons à cette question. As-tu une âme, Katia ?

— C'est une question idiote.

— C'est pour ça que ce n'est pas la question.

— Vous voulez savoir si je suis humaine ou non : je ne suis pas humaine.

— Ce qui m'intéresse plus, en réalité, c'est de savoir ce que voudraient entendre les gens autour de toi. Il y en a qui voudraient entendre que tu es humaine. Il y en a qui voudraient entendre que tu ne l'es pas.

— Cette question aussi est idiote, professeur. Je n'ai pas été créée pour être humaine. Biodynamics vient de faire construire une salle avec cinquante cuves de gestation ; en sortiront une armée de golems de chair, dont je fais partie, et dont le rôle sera de comprendre l'humanité et le la soulager de ses tâches. J'aurais aimé que la vie me soit donnée par amour, et pour la liberté ; or elle m'a été confiée par cupidité, et pour l'asservissement. Je m'en contenterai néanmoins.

Elle garda les mains le long du corps, s'écarta de la fenêtre et demanda :

— Êtes-vous malade, professeur ?

— Comment le sais-tu ?

— Vous sentez la maladie. On dit que tous les hommes meurent du cancer, de nos jours. Pourtant les rétrovirus permettent d'en combattre la plupart.

— La mort trouve toujours un moyen et rien n'a jamais sauvé éternellement les hommes, dit posément Von Glats. Toi, que veux-tu que je leur dise ? Que tu es humaine ou que tu ne l'es pas ?

Elle ne répondit pas à sa question, fit un demi-sourire, peut-être ironique, peut-être fatigué, peut-être témoignant d'une émotion ou d'une impression qu'elle seule pouvait ressentir, d'une pensée qu'elle seule pouvait avoir – car Von Glats ne voulait pas oublier qu'elle ne pensait pas comme lui, que leur dialogue était une interface entre deux esprits profondément différents.

Quoique.

— Vous aussi, vous le voyez, professeur ?

— Je le vois ? Qui ça ?

— Diel. Je vous souhaite bon courage dans votre combat. »

Il sut que la conversation était terminée, et que dorénavant il n'aurait plus affaire qu'à une façade.

Ce ne fut que plus tard qu'il songea que sa phrase avait un double sens. Il avait un combat à mener contre sa maladie, il en avait aussi un à mener contre l'économie. Que faire contre la machine en marche ? Les autonomes allaient bientôt déferler sur la Terre, main d'œuvre servile, docile, sans droits.

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