28. La naissance
« Ils étaient les créateurs, dans cette pièce, et leur création se plierait à leur volonté. »
2050
Eliott hérita donc de la gestion de l'antenne « mammifères » et des deux cuves. Il n'avait pas la science d'Emmerich, mais tenait dans sa main l'éventail des compétences de Biodynamics en génomique. Pendant plusieurs mois, il sauta d'une cuve à l'autre, d'un écran à l'autre, comme une puce excitée.
« Quand est-ce qu'on les arrête ? » demanda-t-il à Marc.
Celui-ci avalait un sandwich dans la salle de contrôle.
Une pression monumentale l'écrasait ; et pourtant, Peter lui assurait tout faire pour calmer les investisseurs. Biodynamics avait besoin de frapper un nouveau coup ; on attendait avec impatience sa nouvelle annonce, son nouveau projet, sans quoi elle flétrirait aussitôt. L'intérêt pour l'entreprise ne devait jamais faiblir ; c'étaient les lois du marché au 21e siècle. Si le public se lassait d'eux, les velléités de Marc et Peter à incarner le progrès et le renouveau s'étioleraient comme un bouquet de fleurs fanées.
La mort accidentelle d'Emmerich n'avait fait qu'un entrefilet, mais les soupçons sur les activités de Biodynamics s'étaient faits fleuve, surtout depuis que le BIS traquait les expérimentateurs pirates. L'agence n'hésitait pas à entrer de force dans les laboratoires des entreprises de biotech pour dévoiler leurs agissements au grands jour.
« Regarde, dit Eliott en montrant les écrans. Huit mois de gestation. Le mien a un peu plus d'avance. Vu leur taille, et à moins qu'on se soit trompés dans leur forme adulte, ils sont l'équivalent d'un enfant de deux ans.
— C'est normal ?
— Certains mammifères naissent plus tôt que d'autres. Les équidés, par exemple, marchent une heure après être nés. Les primates sont limités à cause de leur trop grosse tête – la nature a rivalisé d'ingéniosité pour celle-là. »
Marc posa le sandwich aux tomates enveloppé dans du papier glacé sur un des bureaux, et contempla l'image du premier fœtus. C'était un être vivant en pleine santé. Il pesait dans les huit kilos. Recroquevillé, on arrivait quand même à distinguer ses doigts assez fins, ses bras déjà un peu affinés, sa tête ronde sur laquelle naissaient quelques cheveux verts.
« Il est beau.
— Celui-là est une fille, en fait.
— J'ai confondu avec l'autre.
— Comme ils sont formés, on a le choix. Ou bien poursuivre la gestation, ou bien l'arrêter maintenant.
— Elle fait quelle taille ?
— 60 centimètres.
— Attends 75. Je veux voir jusqu'où on peut aller.
— Et après ?
C'était Emmerich qui avait conçu leur génome, et bien qu'ils aient tous les documents en main, l'esprit du scientifique leur manquait parfois.
— Elle devrait avoir atteint sa taille adulte en deux ans, se souvint Marc.
— Et son développement cognitif ?
— Il devrait suivre.
— Tu crois que c'est possible ?
— On avait mis des semaines à trouver des singes pour l'équipe d'Emmerich. Finalement ils s'étaient rabattus sur des lémuriens, mais je crois que ça leur avait permis de compléter leurs connaissances. Le cerveau n'est qu'une machine et ses capacités sont modulables.
— Reste à savoir si elle ne sera pas une psychopathe. »
Marc prit la remarque pour un bon mot. Ils étaient les créateurs, dans cette pièce, et leur création se plierait à leur volonté. Elle serait parfaite, comme ils la désiraient.
***
Les scientifiques de Biodynamics n'avaient pas prévu de véritable système d'ouverture pour leurs cuves. Ils étaient cinq techniciens en combinaison affairés autour du ventre d'aluminium. Marc et Eliott, coincés au bout de la pièce, attendaient dans des costumes bouffants similaires ; l'ombre d'un Peter absent flottait sur eux en ce moment historique.
« Comment Dieu le prendra-t-il ? » souffla Marc à voix basse, ne récoltant qu'un regard courroucé.
Les techniciens venaient de démonter le panneau, de découper la poche intérieure, et du liquide amniotique se répandit jusqu'à leurs pieds.
« Alors, qui c'est le papa ? » retoqua le britannique.
Les scientifiques avaient attrapé le corps avec délicatesse. Ils coupèrent le cordon ombilical, puis descendirent le nouveau-né. Quinze kilogrammes d'une matière vivante, parcourue de tressautements, encore dégoulinante de fluides artificiels. Elle leur tomba des bras, littéralement, en crachant et en hurlant à pleins poumons.
C'est vrai, songea Marc en la voyant, nous naissons de la même manière. Depuis Darwin, nous sommes nous aussi des singes à peau nue.
Elle ouvrit de grands yeux gris ; les techniciens enveloppèrent aussitôt sa peau fripée et visqueuse dans un linge et l'emmenèrent pour la laver.
Marc se sentait rassuré, mais rien de plus ; il ne pouvait se laisser aller aux effusions de joie, tant que le développement ne se poursuivait pas à terme. Demain, après-demain, ce petit primatoïde fragile pouvait mourir d'une malformation, d'un défaut du système immunitaire, de tant d'autres facteurs qu'ils n'auraient pas détectés.
***
Dans les jours suivants, Marc fit la connaissance de la cousine pédopsychiatre d'Eliott. Elle arriva par avion deux jours après la première naissance, déjà mise au courant dans les grandes lignes. Adina Faust était âgée d'au plus trente ans. Une femme célibataire au cursus admirable. Il décida aussitôt d'avoir une liaison avec elle. Il imaginait fêter avec elle l'accomplissement du projet, une coupe de champagne à la main ; cela lui semblait trop fade, alors il ajoutait un langoureux baiser.
« Ravi de faire votre connaissance, mademoiselle Faust.
— Madame.
— Eliott m'a beaucoup parlé de vous.
— En mieux ou en moins bien que les médias ?
— De manière plus posée. Moins sensationnelle. »
La jeune femme doucha rapidement ses espoirs et prit en main l'éducation du rejeton.
Dans l'effervescence générale, Peter lui expédia un conseiller économique afin de chapeauter la partie business du projet. Marc voulait quelqu'un pour décharger Eliott du travail administratif ; ce fut un français surqualifié, ex-commercial, ex-directeur des ressources humaines, ex-président de startup qui avait marché. Enzo Alambert prit possession de son bureau et s'attela à des montagnes de dossiers qui semblaient être apparues de leur propre chef.
« Quel est le nom du projet ?
— Autonomes », dit Marc.
Le nouveau-né portait un nom, Katia. Mais leur espèce n'en avait pas encore – Eliott et Adina se consacraient à plein temps au projet et ne s'occupaient guère plus de ses retombées économiques, du naming, du packaging, et de tout ce qu'on réservait à Alambert.
Les primatoïdes, ne pouvaient pas être définis par leur proximité avec l'espèce humaine ; car il fallait au contraire introduire un sentiment de distance. Ce n'étaient pas les cousins de l'humanité, mais ses serviteurs. Par conséquent, ils seraient « autonomes », au contraire des androïdes qui traînaient derrière eux un concert d'espoirs déçus.
Les androïdes étaient dépendants de leurs maîtres humains, sans adaptabilité, sans initiative et sans âme. Les autonomes seraient tout leur contraire.
« Croyez-vous qu'ils ont une âme ? demanda Peter.
— Je ne crois pas à l'existence d'une âme, dit Marc.
Il fit quelques pas.
— Vous êtes un scientifique, et vous pensez en homme rationnel : l'âme n'existe pas car nous n'avons pas de preuve de son existence. Mais pensez à vos semblables. La plupart des humains sont uniquement dirigés par leurs émotions ; celles-ci sont immédiates, positives ou négatives. Ou par leurs superstitions : celles-ci sont codifiées et se transmettent.
Ce que nous voulons, c'est qu'ils ne leur voient pas d'âme ; que les autonomes soient des machines biologiques, rien de plus.
La remarque tomba comme un coup de fouet. Pour Marc, c'était une façon de mentir ; biologiquement, les différences entre humains et autonomes seraient mineures – primates, primatoïdes, tous semblables par leur constitution et leur psychisme.
— C'est une question de communication. Pensez à votre idée initiale, Marc. Notre but est que les autonomes affranchissent l'espèce humaine du travail, dans ce qu'il a de plus aliénant. Tous les humains seront derrière nous dans ce projet ; mais il faut les persuader qu'ils en ont le droit. Même s'ils sont conscients, et que nous le savons, il faut qu'aucune religion ne leur reconnaisse une âme, et il faut que la sagesse populaire les place sur le plan où nous voulons les laisser.
— Je comprends.
Son idée initiale, à vrai dire, s'était envolée depuis longtemps ; ils avaient passé tellement de temps sur ce projet qu'il en avait oublié la finalité. La tête lui tournait.
— Je suppose que vous avez déjà pris toutes les dispositions.
— Enzo s'occupe des éléments de communication. Croyez-moi, rien n'unit plus l'humanité que la détestation du travail, sous toutes ses formes, et surtout les plus rébarbatives. Ils n'auront aucun mal à suivre notre point de vue. »
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