20. Révolution
« Avec tout ça, ils auraient pu aussi nous payer le champagne.
— Ce sera pour plus tard. Et crois-moi, il coulera à flots. »
2044
« Bonjour, professeur.
Mrozowski avança vers Peter. Avec ses cheveux quasiment disparus, son visage ridé, il ressemblait à une momie péruvienne. Mais de son fauteuil roulant, son regard puissant affirmait une position dominatrice.
Peter avait beau être assez jeune, sa carrière d'avocat et de conseiller en patrimoine l'avait mené à des positions assez variées, ainsi qu'à la rencontre de personnalités intéressantes. Mais aucun de ces hommes glissants, adaptés aux milieux du pouvoir et de l'argent, ne valait le vieux Mrozowski, rigide comme une statue. Avec lui, aucun mensonge, aucune duplicité n'était possible. Il semblait lire dans l'esprit des humains et contempler le monde autour de lui dans la plus grande indifférence. Il était une sorte de dieu déchu tombé sur Terre pour expier sa défaite. Quant à savoir de quel glorieux combat il avait été le vaincu...
— Bonjour, Peter.
Tant de questions l'assaillaient. Son calme n'était qu'apparent. La plupart des humains étaient si prévisibles que l'ennui l'avait parfois pris dans son métier ; il suffisait de catégoriser les gens selon quelques critères comportementaux de base pour s'assurer de leurs réactions en toutes circonstances.
— Dites-moi, professeur. Est-il vrai, comme on me l'a dit, que vous comptez sur une fin prochaine de l'humanité ?
Mrozowski ne se départit pas de son expression de roi minéral.
— C'est faux, dit-il lentement. L'avenir de l'humanité ne m'intéresse pas. En revanche, ses successeurs m'intéressent.
— Vous voulez dire... ce que l'Évolution prévoit après nous ?
— Les posts-humains ne seront pas forcément la source de l'Évolution. Ils pourraient être le résultat de manipulations génétiques, par exemple.
Oui, parmi tous les hommes sur cette planète, Mrozowski était auréolé de l'aspect sacré d'une pensée cosmique. Il avait déjà prévu l'avenir de la vie sur Terre.
Le vieux professeur fit avancer son fauteuil jusqu'à son bureau. Peter Smet se tenait coi, toujours à l'entrée de la pièce.
— La dernière fois, dit Mrozowski, je vous ai dit que je réfléchirais à votre proposition. Vous me parliez d'un projet de recherche révolutionnaire concernant la génomique artificielle.
— Tout à fait.
Peter sentit un frisson d'excitation le parcourir, encore plus fort que quand il signait d'ordinaire un contrat de financement. Avec ce projet, il lui semblait se hisser au même sommet que le professeur – contempler l'avenir de l'humanité d'un œil avisé et supérieur. En l'occurrence, l'avenir de la biotechnologie.
— J'ai lu et j'ai posé des questions à mes conseillers, dit Mrozowski en parcourant les pages d'un dossier papier, comme pour se remémorer les arcanes.
Il laissa quelques secondes s'écouler avant de rendre son verdict.
— C'est remarquable.
Intérieurement, Peter était aussi enthousiaste que s'il avait reçu la bénédiction de Dieu en personne – et ce, même s'il ne croyait en aucun dieu.
— Je n'aurai pas le loisir de me servir du peu de fortune qu'il me reste, poursuivit Mrozowski. Je me dois donc d'en faire dès à présent le meilleur usage. Vous êtes un homme d'une grande intelligence, Peter, et les personnes impliquées dans ce projet me semblent – à même. Et ce, malgré la totale confidentialité de ces activités jusqu'à présent. Je ne doute pas, Peter. J'ai besoin simplement que vous me promettiez une chose.
— Je vous écoute.
— Ne reculez pas. Des moments-clés se présenteront à vous, et des choix difficiles devront être faits. Vous les reconnaîtrez à la peur du regret. N'oubliez pas que nous avons vous et moi un contrat moral. Le monde doit être changé, c'est ainsi. Il est regrettable d'avoir à mettre une telle responsabilité entre les mains de quelques humains mal préparés, mais nous n'avons pas le choix.
Je ne serai bientôt plus de ce monde. Je souhaite que vous preniez les bonnes décisions. N'oubliez pas, Peter, que vous n'œuvrez pas que pour aujourd'hui, demain, ou votre gloire personnelle : vous avez aussi le devoir de tout changer. »
Peter admirait Mrozowski. Mais le professeur était d'un autre monde, mourant, et déjà oublié de l'Histoire. L'avocat, au contraire, avait trouvé les nouveaux visionnaires, et parmi eux, Marc Gérald.
Le paysage de la biotechnologie était fait de grands groupes se dévorant entre eux. Marc état le seul avec la capacité intellectuelle et la motivation nécessaire pour faire la différence, une toute petite boîte face aux plus grands du domaine. Pour peu qu'ils réussissent vraiment dans leur projet.
Comme les géants de l'Internet à la fin du siècle précédent, ils avaient l'opportunité de réussir quelque chose de grand en quelques années. Et l'aval de l'homme illustre sonnait à ses oreilles comme le plus doux des chants.
***
Depuis quelques jours, ils dormaient dans cette cave, à côté des ordinateurs et des bioréacteurs.
Ils s'étaient rencontré dans un labo de leur boîte. À faire tous les quatre de la modification génétique. Il leur avait fallu quelques mois avant de s'accorder sur une collaboration, un projet « personnel » qui serait leur porte de sortie ; se mettre à leur compte pour libérer enfin toute leur ambition et s'accorder de rêver sur le long terme.
Le Chinois ouvrit un œil distrait, constata que quelqu'un d'autre était éveillé, et se rendormit lourdement sur la table. Tout le monde l'appelait Chen, mais ce n'était vraisemblablement pas son vrai nom. Il parlait très peu anglais deux ans plus tôt, fraîchement arrivé de son pays, et on ne pouvait pas dire que sa maîtrise de la langue se fût considérablement améliorée depuis. En revanche, à en juger par les kilos pris, il s'était parfaitement adapté au mode de vie occidental.
Marc bailla. Il arborait encore un sourire ravi. La guerre des nerfs qu'il menait avec Emmerich, Metallica contre Bach, avait tourné en sa faveur.
Son regard se posa sur l'horloge : il était trois heures du matin. Certainement l'heure pour un café froid. En tout cas une tasse se tenait sur son bureau. Depuis combien de temps n'avait-il pas dormi ? Les jours et les nuits avaient fini par fusionner dans une incertitude cotonneuse. Ils manquaient de temps ; chaque pas de leur projet semblait arraché contre une tempête de vents contraires, avec les plus durs efforts, et le sacrifice des soucis les plus élémentaires d'hygiène de vie.
Eliott, le Britannique de 22 ans, dormait à même le sol. Faute de motivation pour déplier son sac de couchage, il l'avait reconverti en oreiller.
Marc constata qu'il avait un écran d'ordinateur devant lui et était certainement en train de travailler sur quelque chose. Sa tête tomba lentement entre ses mains et il trouva la position confortable, ses yeux se fermant d'eux-mêmes tandis que les schémas de biologie systémique imprégnaient ses rêves naissants. Les chaînes de synthèse protéique continuèrent de s'assembler dans son esprit.
Puis un cri retentit, et il émergea brusquement, son bras manquant de donner un grand coup dans l'écran.
Un abruti venait de dire quelque chose ; il fallait identifier qui, et quoi.
***
« Debout !
L'homme fut maudit jusqu'à la dixième génération et affublé de noms d'oiseaux, notamment de lagopède.
— Il est né !
Emmerich se releva ensuite, le visage imprégné d'une vieille tache de café et marqué d'un quadrillage correspondant aux touches de son clavier. Il découvrit la figure de Chen, plongé dans un élan rare, qui l'avait porté jusqu'à une phrase d'un mot – c'est-à-dire son record actuel.
Marc faisait des commentaires alambiqués auxquels personne ne comprenait rien ; Eliott, flegmatique, à moins qu'il ne soit juste persuadé de devoir l'être, allumait d'abord son e-cigarette avant de réfléchir. Quant au Chinois, il faisait de grands gestes en direction vivarium faiblement éclairé au fond de la pièce.
Les têtes des chercheurs se pressèrent contre la vitre.
Tous regardaient, bouche bée, attendant que quelque chose d'inattendu se produire. Il n'en fut rien.
Le souriceau était né, il se mettait déjà à marcher. Il avait une taille normale, des dents normales, il n'avait pas dévoré sa maman, et bien sûr, il était bleu vif. Et sur son pelage, des taches formaient les initiales CEJM.
— Vous pensez vraiment que ce n'est pas le fruit du hasard ? Demanda Marc.
Ses yeux étaient tant rougis par l'absence totale de sommeil qu'il semblait pouvoir éclater à tout instant, par un surplus de pression sanguine.
— Je ne pensais pas que ça marcherait, nota Eliott.
— On fait quoi ? demanda Chen.
— Champagne ! lança l'allemand.
— Pas de champagne, fit Marc en ouvrant le réfrigérateur. Il reste des canettes de bière. Ah, et un rat crevé.
— Ça fera l'affaire.
— Sans sucre, indiqua Emmerich.
— Et maintenant, répéta Chen comme un disque rayé, on fait quoi ?
— Bah, pour le moment, on dort. On y réfléchira plus tard.
— Je vous l'avais dit, indiqua Eliott, je vous l'avais dit que ça marcherait.
— Demain, dit Marc, j'appelle Peter. On débloque les financements de la fondation Mrozowski. On se lance pour de bon.
— Avec tout ça, ils auraient pu aussi nous payer le champagne, nota Emmerich.
— Ce sera pour plus tard. Et crois-moi, il coulera à flots. »
Ils trinquèrent. La bière était tiède, car le réfrigérateur avait lâché ; et elle avait fort mauvais goût. Emmerich y ajouta du sucre. Il était presque certain que c'était une bonne idée.
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Je me rends compte que je suis à la bourre dans ma réécriture, mais la situation est sous contrôle.
Gudule, au secours !
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