— Place "Bonté" sur "Avarice", vite ! ordonna Joker en arrachant la tablette des mains de 712. Tu n'sais vraiment pas jouer.

  — Normal, c'est la première fois...

  La veille, Joker avait proposé à 712 de l'emmener à la salle de jeu. À présent qu'ils s'y trouvaient, un attroupement s'était formé autour d'eux, composé de quelques Déséquilibrés venus voir la partie de "Plateaux". Il s'agissait d'un jeu de cartes virtuel auquel 712 ne comprenait pas grand-chose. Joker l'avait laissé se connecter avec son compte, histoire d'essayer.

  — C'est simple, mec. Ça demande un peu de stratégie. Le secret, c'est de se former un bon plateau.

  — Un plateau ?

  — Ton jeu. Il faut sélectionner ses cartes, au départ. J'en possède quelques-unes des plus fortes, comme "l'Equilibre" et "l'Examinateur".

  — Après c'est nous qu'on traite de narcissiques.

  — Les Examinateurs disent que c'est pour nous apprendre la hiérarchie d'ici... Mais bon, on s'en fout. Et puis, je dois te faire voir quelque chose, avait annoncé Joker sur un ton mystérieux.

  712 était impressionné par la rapidité avec laquelle les compétiteurs plaçaient leurs cartes.

  — Cette fois-ci, t'es mort, Joker, fit son adversaire.

  L'intéressé eut un petit rire.

  — Ne parle pas trop vite, Franc.

  Soudain, le mot "CONTREBALANCE !" s'afficha en rouge sur l'écran.

  — Qu'est-ce que c'est ? demanda 712.

  — Franc et moi, on a le même score, répondit Joker. Mais j'ai une botte secrète, ajouta-t-il plus bas.

  Il fit une manipulation étrange avec ses cartes, ses doigts glissant sur la tablette tactile à une telle vitesse que 712 en plissa les yeux. C'est alors qu'une carte entourée de diamant vint s'insérer dans son "plateau".

  — Oh ! laissa échapper le brun.

  Avec un clin d'œil, Joker mis son index sur ses lèvres, indiquant à son ami de se taire. Il plaça quelques cartes avec assurance. Sur l'écran, le mot "DÉSÉQUILIBRE" apparu en lettres vertes. Son adversaire eut l'air perturbé.

  — Mon plateau est plus lourd de points, expliqua Joker avant que 712 ne demande quoique ce soit.

  Il mit sa carte de diamant au centre et l'expression "PLATEAU GAGNANT" s'inscrivit en doré.

  — Ouais ! cria-t-il tandis que des spectateurs lui faisaient des acclamations.

  — C'est pas vrai... Tu as encore débloqué un joker ? s'exclama le perdant.

  L'intéressé hocha la tête puis se tourna vers 712.

  — J'ai jamais perdu à ce jeu. 'Y a que moi qui ai découvert la technique du joker.

  — D'où ton surnom.

  — C'est pas la seule raison. En fait, comme t'as pu le voir, le joker est une carte très puissante. Elle envoie balader les Examinateurs, si on veut. Un peu comme moi, quoi.

  En retrait dans un coin, Exa les fixait d'un œil mauvais. 712 le désigna du menton.

  — Qu'est-ce qu'il a ?

  — Il déteste cet endroit... Les jeux, c'est pas son truc. Il dit que ça rend violent et rancunier, mais ma théorie est qu'il est simplement mauvais perdant.

  — Pourquoi est-ce qu'il est ici, alors ?

  Joker détourna le regard. Son adversaire vint pour lui "faire un check" et il sembla heureux de mettre fin à sa discussion avec 712.

  — Ok, merci pour le vent, bougonna ce dernier.

  Bien décidé à obtenir sa réponse, il alla rejoindre Exa.

  — Tu n'as pas l'air d'aimer la salle de jeu, lui dit-il.

  — Pas vraiment, non...

  — Pourquoi est-ce que tu restes, alors ? Tu suis Joker, c'est ça ? Comment ça se fait que vous êtes toujours collés l'un à l'autre, alors que vous ne pouvez pas vous sentir ?

  712 se réjouit mentalement en voyant Exa rester coi. Il détestait mentir et il y avait plus de chance pour qu'il lui révèle ce qui se tramait.

  — Joker n'aimerait pas que je te le dise, lâcha-t-il enfin.

  — Donc, il y a bien quelque chose.

 Exa fit une petite moue contrariée.

  — Bon, très bien, ne me dis rien, fit 712. C'est dommage, moi qui commençais à t'apprécier...

  Il fit mine de partir.

  — On n'a pas le choix.

  712 se retourna.

  — Comment ça ?

  — Tu ne sais pas tout de cet endroit, déclara Exa.

  Joker surgit à côté d'eux, coupant court à cette conversation.

  — On en est à combien, niveau victoires ? 52, non ?

  — Aucune idée, marmonna Exa, visiblement agacé par sa question.

  — T'en fais une tête ! Laissez-moi devinez, t'as la dalle, c'est ça ? En tout cas, moi, ma langue crie famine.

  — C'est ton estomac qui crie famine, le corrigea Exa d'une voix lasse.

  — Hein ?

  — L'expression. On dit "mon estomac crie famine" voire "mon ventre crie famine" mais pas "ma langue crie famine"...

  Joker leva les yeux au ciel.

  — Bref, on va bouffer ?

  Exa opina du chef.

  — Éveil ?

  Entendre Joker l'appeler de la sorte fit sortir 712 de ses pensées et il acquiesça.

*

  Affalé sur son banc, le garçon regardait la pluie s'écraser contre les vitres des fenêtres. Le professeur d'introspection donnait son cours, mais il n'écoutait pas. Les paroles d'Exa lui revenaient sans cesse en tête. « Tu ne sais pas tout de cet endroit ». Qu'avait-il voulu dire ? Durant le repas, il avait soigneusement évité le regard de 712 et celui-ci avait compris qu'il ne devait pas trop insister. Aussi honnête soit-on, il est possible d'avoir des secrets... Mais cela ne faisait pas l'affaire de 712, qui ressentait une sorte de malaise grandir en lui. D'abord les visions, puis Orage envoyé en "Isolement", et maintenant ça. Ce n'était pas tant la frustration de ne pas obtenir de réponses que la peur qui mettait le garçon dans cet état. Il ne savait plus quoi penser du Programme, de la Société et même de ses camarades... Et puis, il se sentait un peu... Comment dire ?

— C'est ce qu'on appelle la culpabilité. Par exemple, imaginons que vous laissiez tomber un ami après qu'il vous ait aidé...

712 se redressa d'un coup, frappant son banc du poing au passage. Toutes les têtes se tournèrent vers lui.

— Un problème, jeune homme ? demanda le professeur.

— Je... Euh..., bredouilla-t-il.

Sous la pression des regards, le rouge lui monta aux joues. Il secoua la tête.

— Bien. Comme je disais, repris le professeur, se sentir coupable est quelque chose d'essentiel pour se rendre compte que ce que l'on a fait est mal. Si vous abandonniez un ami, vous devriez normalement ressentir un minimum de culpabilité. Cela dit, certaines personnes la ressentent trop fréquemment et de manière excessive, mais je doute fort que ce soit votre cas. Il faudrait pour cela que vous soyez des êtres débordants de compassion...

Lorsque la sonnerie retentit, la classe commença à se vider. 712 allait sortir mais le professeur le retint.

— Tu es un Nouveau-né, n'est-ce pas ? demanda-t-il un peu distraitement, les yeux rivés sur une tablette.

— Oui...

— Ton numéro ?

— 712.

— Est-ce que tout va bien ? Tu avais l'air perturbé, tout à l'heure...

— Je vais très bien, merci.

L'homme lui montra l'écran qu'il tenait entre les mains. Il affichait ses listes de défauts et de qualités.

— Je salue ton "merci" - preuve que tu deviens plus ou moins poli - mais ton taux de mensonges est à 83%. Et moi, ce que je veux, c'est la vérité.

Mais qu'est-ce qu'ils ont tous à vouloir entrer dans ma tête ? On ne peut pas juste me foutre la paix ?! pensa le garçon.

— Tu te sens coupable de quelque chose ? questionna le prof.

— Vous plaisantez ? Moi, me sentir coupable ?

— C'est ce que ta réaction laissait croire.

— Ah parce que vous êtes un spécialiste des réactions de Déséquilibré ? répliqua 712 sur un ton sarcastique.

— Plus ou moins, oui.

— Bon alors, à votre avis, comment réagirait quelqu'un qui reste 24 heures sur 24 entourés de gens tyranniques ? s'emporta-t-il. Dans un endroit où personne ne répond à aucune question et où vos camarades font des trucs stupides comme vous frapper, tout ça pour finir en "Isolement" ? Franchement, c'est de ma faute, ça peut-être ? D'accord, je lui avais demandé un service, mais là... Je n'ai aucune raison de me sentir coupable !

Le professeur le regarda, l'air profondément surpris par cette tirade. Puis il sourit, amusé.

— Qu'est-ce qui vous fait rire ?

— J'ai eu vent de cette bagarre qui a conduit un Déséquilibré en Isolement. Je ne sais pas ce qui l'a déclenchée, mais bien souvent, dans une dispute, tout le monde a des torts. Et, dans ton cas, il ne serait effectivement pas juste que tu en portes toute la responsabilité.

712 marmonna un : "je n'avais pas tort, c'est lui." puis fit quelques pas en direction de la sortie.

— Pas si vite ! Tu as dit que personne ne répondait à tes questions. Je peux essayer, si tu veux.

J'aurais mieux fait de me taire... Lui parler des visions ou encore du duo Joker-Exa était exclu.

— Oh, c'est juste... Encore des embrouilles avec les autres... Ce n'est pas important. (Il s'empressa de changer de sujet :) Par contre, est-ce que vous pourriez me dire ce qu'est l'Isolement ?

Il n'avait pas osé poser la question aux autres. Il ne voulait pas qu'on sache qu'il pouvait s'inquiéter pour quelqu'un, encore moins pour Orage. Joker se serait certainement moqué de lui.

— C'est simplement un petit séjour dans une pièce située au sein d'un bâtiment annexe. Les rebelles y restent généralement quelques jours afin de méditer sur leurs erreurs.

— Je vois... Merci, dit-t-il en insistant bien sur ce dernier mot.

— Il n'y a pas de quoi. Par contre, je te mets deux heures de retenue pour la petite crise que tu viens de piquer.

712 eut envie de l'étrangler mais au lieu de ça il tenta un sourire qui ressembla plutôt à une grimace. "Prendre sur soi", une règle d'or pour pouvoir vivre en Société...