6. Le tout pour le tout

  

  — 86% de manipulation ?! s'indigna 712.

  Une heure avant le repas du soir, ses camarades de chambre et lui se trouvaient dans la salle informatique, où chaque Déséquilibré pouvait consulter sur une tablette les résultats que la Balance avait mesurés un peu plus tôt dans la journée.

  712 savait qu'il n'était pas un saint, mais il ne s'attendait pas à un résultat aussi médiocre.
Pour ce qui était de ses qualités, la seule qui sortait vraiment du lot, c'était sa bravoure. Quant à la liste de ses défauts, elle était si longue qu'il devait scroller plusieurs fois avant d'en atteindre le bout. Manipulation, tromperie, insolence, ... Cool. Sarcasme aussi.

  — À mon tour.

  Orage tendit le cou pour que la tablette en lévitation scanne son collier.

  — Pousse-toi, minus ! ordonna Joker en l'écartant avec son coude.

  — Je ne suis pas petit...

  Un rayon lumineux cibla le collier de Joker et ses résultats s'affichèrent. Il sourit.

  — Oh ? Vous avez vu ça ? En sarcasme j'ai pris trois pourcents.

  — Et ça te fait plaisir ? dit Exa.

  — À mes yeux, c'est une qualité.

  Exa ne releva pas et Joker s'approcha de lui, une expression mesquine sur le visage.

  — Quoi ? Tu n'es pas d'accord ? Vas-y, fais-nous part de ton avis.

  — Tu ferais mieux d'arrêter ton manège. Je n'ai pas l'intention de sortir de mes gonds.

  Joker claqua la langue.

  — Hum. T'es pas drôle.

  — Oh non... marmonna Orage tandis qu'il découvrait ses listes.

  — Vous ne pouvez vous en prendre qu'à vous-même, déclara Exa.

  — Oh c'est bon, arrête de nous faire la morale, c'est vraiment agaçant ! s'emporta 712.

  Il toucha son front et grimaça.

  — Tu as encore mal à la tête ? s'étonna ledit moralisateur.

  — Seulement quand il entend ta voix, blagua Joker.

  N'y tenant plus, Exa lui lança un regard noir puis quitta la pièce en trombe.

  — Merci, dit 712 à Joker.

  — Pas d'quoi. Mais on ne pourra pas toujours s'en sortir comme ça. Exa n'est pas aussi con qu'il en a l'air.

  Il jeta un oeil vers la porte.

  — Bon, j'vous laisse, j'dois l'rattraper. À plus !

  Il s'éloigna. 712 et Orage échangèrent un regard interrogateur.

  — Qu'est-ce qu'il a, à toujours le suivre partout ?

  — Va savoir, répondit Orage.

  712 avait l'impression qu'on lui matraquait le crâne.

  — Je crois que je vais sauter le dîner. Je dois m'allonger.

  — Tu ne peux pas... Les Examinateurs punissent ceux qui ne prennent pas leur portion.

  — Je m'en fiche. J'ai mal.

  Orage se frotta la nuque, l'air embarrassé.

  — Bon, commença-t-il, au point où j'en suis... Je ne pensais pas devoir en arriver là mais puisque l'infirmerie est un endroit bien trop protégé, que je n'ai pas de meilleure idée et que je suis quand même dans la merde puisque mes résultats sont très mauvais...

  712 se massa les tempes.

  — Tu pourrais faire des phrases plus courtes ?

  — Mais surtout ne m'en veux pas, après ça.

  — Sérieux mec, je ne comprends rien, là.

  C'est alors qu'Orage lui assena un coup de poing monumental à la tête.

*


  Courir. Toujours plus vite. Toujours plus loin. 712 ne savait pas ce qu'il fuyait au juste. Il ne contrôlait pas ses déplacements.

  Il faisait nuit et une fine pluie martelait la capuche qu'il avait sur la tête. Au bout d'un moment, il s'arrêta dans une ruelle, entre deux bennes à ordures. Tandis qu'il reprenait son souffle, un miaulement attira son attention. Un chaton gris l'observait. Il était très maigre et une odeur nauséabonde émanait de sa fourrure. 712 le regarda tristement.

  Qu'est-ce que je fais là ? Il se sentait terrifié. Une certitude lui apparut : quelqu'un lui voulait du mal. Il se laissa glisser sur le sol puis enfonça ses mains dans ses poches. Ses doigts touchèrent un objet métallique. Qu'est-ce que c'est ? s'interrogea-t-il.

  Soudain, le chat feula, sa queue s'agita nerveusement et ses poils se hérissèrent. 712 se redressa, aux aguets. Des aboiements se firent entendre. Il ferma les yeux. C'était terminé.

*

  712 se réveilla en sursaut.

  — Pas de panique, pas de panique, le rassura un homme vêtu de blanc.

  — Où suis-je ?

  — À l'infirmerie.

  Le garçon considéra les lieux avec stupeur.

  — Que s'est-il passé ?

  — Tu ne te souviens pas ? 563 t'as frappé et tu as perdu connaissance. C'est d'ailleurs plutôt surprenant, on ne penserait pas qu'il ait autant de force.

  À mon avis, son coup a plutôt déclenché une vision. J'avais déjà si mal...

  Il se frotta la tête. Ça alors ! Il ne sentait plus rien...

  Il regarda autour de lui et aperçu sur sa table de chevet une boîte d'antidouleurs. La méthode d'Orage laissait à désirer mais, au moins, elle avait le mérite d'avoir été efficace. À cette pensée, le garçon sourit.

  — Tout va bien, 712 ? Tu as l'air étrange.

  — Où est Orage ?

  — Qui ça ?

  — 563.

  — Oh, ne t'en fais pas, il a été placé en Isolement pour un temps. Bien sûr, il est question de le changer de dortoir.

  — Non !

  L'infirmier leva un sourcil.

  — C'est de ma faute, annonça 712. Je l'ai provoqué... Ça arrive les disputes, entre amis.

  — Eh bien. Vous autres, les Déséquilibrés, avez une bien étrange notion de l'amitié. Ce n'est pas comme ça que l'on doit se comporter dans la Société.

  L'adolescent le toisa.

  — Ça m'est égal. Je ne vis pas dans la Société, à ce que je sache.

  — Non, mais tu es ici pour t'y préparer.

  — Mouais.

  Un silence embarrassant s'installa un instant, puis l'infirmier le rompit :

  — Je vais mettre cet affront sur le compte du choc que tu as subi, 712... Enfin soit, tu vas pouvoir regagner ta chambre.

  Des voix s'élevèrent de l'entrée. Le fameux duo "Joker-Exa" venait à sa rencontre.

  — Alors, raconte ! s'écria Joker une fois près de lui. Orage t'a assommé avec une chaise ? Tout le dortoir ne parle que de ça.

  — Quoi ? Mais non... Il m'a donné un coup de poing.

  Joker sembla déçu.

  — Franchement, quelle brute ! Il devrait quitter le Programme, condamna Exa.

  — N'exagérons rien...

  — Comment tu peux encore le défendre ? s'irrita Joker. T'as vu ta tête ?

  — Ma tête va très bien, articula-t-il.

  712 lui lança un regard appuyé. Le roux fronça les sourcils puis sembla comprendre qu'il parlait de son mal de tête. Exa reprit de plus belle :

  — On ne dirait pas. Tu as un sacré oeil au beurre noir. Attends de te voir dans un miroir.

*

  La nuit venue, comme 712 ne parvenait pas à dormir, il se leva de son lit et alla se poster à la fenêtre. Il l'ouvrit et apprécia la douceur de l'air frais. Dehors, les branches touffues des arbres se balançaient au gré du vent. Une chouette vint se poser sur l'une d'elle et hulula.

  Il serrait dans sa main la boîte d'antidouleurs qu'il avait réussi à emporter en la cachant dans son pantalon. Il se sentait mal pour Orage. Où était-il en ce moment ? Qu'est-ce que c'était exactement, "l'Isolement" ?

  Il ne pouvait pas non plus s'empêcher de penser à la vision qu'il avait eue. Il sentait que quelque chose clochait.

  Joker poussa un grognement et quitta ses draps.

  — Qu'est-ce' tu fous ? chuchota-t-il en traînant des pieds jusqu'à lui.

  712 réprima un rire. On aurait dit qu'il s'était pris une décharge électrique tant ses cheveux se dressaient en pétard sur sa tête.

  — Je n'arrive pas à dormir, répondit-il enfin.

  — Tu n'dors presque jamais, d'toute façon.

  — Pourquoi tu dis ça ?

  — Bah, quand j'me lève pour pisser, t'es toujours assis dans ton lit ou alors t'as les yeux grands ouverts.

  Il attrapa les barreaux de la fenêtre et s'en servit pour s'asseoir sur le rebord. 712 l'imita.

  — T'as eu une vision ? demanda Joker après quelques secondes, toujours à voix basse.

  712 hocha la tête.

  — Je suis sûr que c'était un souvenir.

  — Mec...

  — Je ne pourrais pas imaginer une ville sous la pluie, je ne suis jamais allé dans une ville !

  — T'as vu une ville sous la pluie ?

  — Oui.

  Joker se gratta le crâne.

  — Bah en fait si, tu pourrais. Comment tu crois qu'on connait le nom des objets ? La Capsule nous donne tout un tas d'informations de base sur le monde, alors techniquement c'est possible. T'as peut-être juste revu une image qu'elle t'avait montrée.

  712 se sentit idiot. Pourtant, il continuait de penser qu'il avait raison.

  — Ecoute, si tu ne veux pas me croire, ne me crois pas, mais moi je pense que les Examinateurs nous cachent quelque chose.

  Après un court silence, le roux demanda :

  — Donc, t'es en train d'me dire que t'as eu une vie en dehors de la Capsule ?

  712 opina du chef.

  — J'ai besoin d'en avoir le cœur net. Il faut que je trouve un moyen d'entrer dans les quartiers des Examinateurs. C'est là qu'ils stockent toutes leurs données, non ?

  — Normalement oui, mais...

  — Si j'avais un plan... Est-ce que tu m'aiderais ?

  — Avoir accès à toutes les informations du Programme ? C'est intéressant comme idée.

  — Ça ne répond pas à ma question.

  — Bien sûr que j't'aiderais. Me mettre dans le pétrin, c'est ma spécialité. Pas question de t'laisser me voler la vedette.

  Ils échangèrent un sourire.

  — Mais raconte, tu as vu quoi dans cette vis-... Ce souvenir ?

  Le brun fit la moue. Chaque fois qu'il y pensait, un malaise s'emparait de lui.

 — C'est bon, laisse tomber... J'imagine que c'est justement ce qui te rend insomniaque. On devrait t'appeler comme ça d'ailleurs : "L'insomniaque".

  712 grimaça.

  — C'est de la merde comme surnom.

  — Ouais bah on n'va pas tout le temps t'appeler "712", c'est pas mieux.

  Se frottant machinalement le menton, il réfléchit puis proposa :

  —"Le réveillé" ? "L'éveillé" ?

  — N'importe quoi...

  — Ah, je sais : "Eveil" !

  Exa ronfla bruyamment.

  — T'as vu ? Maman approuve.

  712 leva les yeux au ciel.

  — Et toi, pourquoi est-ce qu'on t'appelle "Joker" ?

  L'intéressé eut un sourire amusé.

  — Ça te dirait de faire un petit tour à la salle de jeu ?


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