5. L'âme à nu
— Quelqu'un peut-il me rappeler ce que signifie le mot "empathie" ?
Mr Rety, le professeur du cours d' "écoute et bonté envers les autres" arpentait les rangées de bancs, fixant tour à tour chacun des élèves.
Exa leva la main.
— Oui ?
— C'est savoir se mettre à la place des autres.
— Tout à fait.
Le garçon arbora un sourire satisfait.
— L'empathie, c'est donc votre capacité à vous mettre à la place des autres et à les comprendre. Voici un exercice : durant la journée d'aujourd'hui, je veux que vous interagissiez avec les autres en vous mettant à leur place. Imaginez ce que ça ferait de vivre ce qu'ils vivent.
712 regarda autour de lui. Mis à part ses camarades de chambre, il ne connaissait pas grand monde. Ça risquait d'être difficile d'imaginer ce que pouvait ressentir les autres.
Il laissa son front reposer sur sa main. C'était son premier cours et il s'ennuyait déjà...Le reste de son emploi du temps ne le réjouissait guère : « cours de bonnes manières », « éducation à la solidarité », « cours de maîtrise de soi », « médiation » et tout un tas d'autres concernant le « bon comportement ». Mais il y avait aussi des cours classiques comme le « français », les « mathématiques », l'« Histoire », ...
Les oreilles de 712 ne cessaient de bourdonner et une douleur lancinante lui martelait le crâne.
Une sonnerie retentit, annonçant la fin du cours. 712 s'empressa de sortir. Il ne voulait pas être suivit.
Il ne mit pas longtemps à trouver les toilettes et constata avec soulagement qu'elles étaient désertes. Il ouvrit un robinet et se passa plusieurs fois de l'eau glacée sur le visage. Relevant la tête, il aperçut son reflet dans le miroir. Ses cheveux bruns, un peu trop longs à son goût, dégoulinaient le long de ses joues rougies par le froid. Quant à ses yeux verts, ils étaient soulignés par de laides cernes, signe de son manque de sommeil.
Sa "migraine" s'était un peu calmée, mais il souffrait toujours. Il lui fallait un médicament.
Il finit par quitter les toilettes et se mit à la recherche de l'infirmerie. Je n'ai qu'à piquer quelques antidouleurs...
Lorsqu'il arriva devant, 712 trouva la porte de l'infirmerie ouverte. Il regarda discrètement à l'intérieur. C'était une grande pièce qui comportait une dizaine de lits parfois cachés par des rideaux blancs. Quelques infirmiers vaquaient tranquillement à leur besogne.
712 resta immobile sur le pas de la porte, réfléchissant à la meilleure manière d'obtenir des antidouleurs.
— Qu'est-ce que tu fais ici, gamin ?
Le garçon sursauta et se retourna. Un homme le fixait. 712 fut frappé par son regard. Il n'était pas froid et méprisant comme celui des Examinateurs. Non, celui-là était doux, presque... paternel.
— Je... J'ai une crampe dans la jambe, répondit-il.
— Je vois. Ne bouge pas, j'ai ce qu'il te faut.
Il se dirigea vers le fond de la pièce. Bien joué, se félicita 712.
Près de lui, une voix familière s'éleva :
— Mais je n'en ai pas besoin...
Orage se tenait face à un Examinateur, la mine déconfite.
— Ça suffit, 563 ! Tu prends ces médicaments, un point c'est tout. Tu as déjà peu de chance de sortir d'ici un jour, alors n'aggrave pas ton cas.
— S'il vous plait... le supplia-t-il.
Mais il s'arrêta aussitôt qu'il croisa le regard de 712. Il fronça les sourcils puis quitta la pièce sans mot dire.
Étrange...
Enfin, l'infirmier revint auprès de 712 et lui tendit une pilule ainsi qu'un verre d'eau.
— Ce médicament a été conçu exprès pour les crampes.
— Ah oui ?
— C'est très efficace, ajouta-t-il avec un clin d'œil.
Eh merde... J'aurais dû me douter qu'il ne me donnerait pas d'antidouleur...
À présent, il était coincé. Que se passait-il lorsqu'on prenait un médicament sans en avoir besoin ?
— Euh... Ça va mieux, tout à coup.
712 le remercia et s'empressa de filer, sous le regard déconcerté de l'infirmier qui tenait toujours la pilule entre ses doigts.
Le garçon regarda sa montre. Elle affichait 12 heures 10. Il n'avait pas très faim, mais de toute manière il n'avait rien de mieux à faire que de se rendre à la cantine.
Lorsqu'il entra, il aperçut Exa à une table, entouré de Déséquilibrés qu'il ne connaissait pas, excepté Joker, qui avait l'air de s'ennuyer à mourir. 712 se demanda pourquoi ces deux-là trainaient tout le temps ensembles, alors qu'ils ne pouvaient clairement pas se blairer.
712 aperçu Orage, assis seul à une table dans un coin et eut soudain une idée. Il traversa la salle et s'assis en face de lui.
— J'ai besoin de ton aide.
Orage, surpris, dévisagea son camarade.
— Je ne peux pas parler de mes maux de tête aux infirmiers et encore moins aux Examinateurs, expliqua-t-il à voix basse. S'ils en parlent au Dr Bleye, je risque de perdre ma place dans le Programme. Mais il me faut des antidouleurs.
— Qu'est-ce que tu veux que j'y fasse ? demanda Orage.
— Je t'ai vu, tout à l'heure, à l'infirmerie... Ce que tu prenais...
— Ne t'occupes pas de ça ! dit-il, soudain sur la défensive. Et ce ne sont pas des antidouleurs...
Silence. Orage baissa les yeux vers son assiette, sans rien ajouter.
— Je me fiche de tes médocs à toi, ok ? Mais tu as l'air de prendre quelque chose de régulier, ce qui veut dire que tu dois retourner là-bas souvent, n'est-ce pas ? J'ai juste besoin que tu me prennes une boîte d'antidouleurs.
— Tu veux que j'en vole une boîte ? s'exclama Orage, effaré.
— Chut ! Pas si fort !
— Ça ne va pas la tête ?
— Arrête... Ce n'est pas vraiment du vol... Ils n'en ont pas spécialement besoin.
712 avait l'impression qu'il reprenait cette expression de quelqu'un, mais il ne savait pas de qui au juste. En tout cas, ça ne suffit pas pour convaincre Orage.
— Sans moi.
L'adolescent allait se lever mais 712 le retint par le poignet.
— Pourquoi tu refuses de m'aider ?
— J'ai déjà suffisamment d'ennui comme ça, répondit-il en se dégageant.
— Tu oublies que tu as une dette envers moi. Je t'ai sauvé la mise hier, quand les brutes sont venues te tabasser.
— Je ne t'avais rien demandé.
712 secoua la tête et regarda Orage avec mépris.
— Pas étonnant que tu n'aies aucun ami. T'es qu'un lâche. Un vrai trouillard.
Orage serra les poings. Il ouvrit la bouche pour dire quelque chose, puis se ravisa.
— Désolé, s'excusa 712. C'est la douleur, ça me fait dire n'importe quoi...
L'autre marmonna quelque chose.
— Qu'est-ce que tu dis ?
— Que c'est d'accord, répéta le garçon.
Le visage de 712 se fendit d'un grand sourire.
— Merci ! Tu me sauves.
— Je ne te garantis pas de réussir... Je n'ai jamais fait une chose pareille.
— Le plus important, c'est d'être discret.
712 se massa les tempes. Fichu mal de tête.
*
Une semaine s'écoula sans qu'Orage ne réussisse à obtenir cette fameuse boîte d'antidouleurs.
— J'ai repéré où ils les rangent mais quand j'essaie de m'en emparer, un Examinateur a toujours les yeux rivés sur moi, chuchota-t-il à 712 tandis qu'ils étaient dans la file pour passer sur la Balance.
Chaque fin de semaines, les Déséquilibrés devaient monter sur l'un des immenses Comportomètres situé à l'arrière du bâtiment, dans une clairière. Ils étaient bien plus grand que celui du docteur Bleye. Entre eux, les Déséquilibrés appelaient ces curieux engins "Balances".
— Ça va, Exa ? demanda 712 en voyant le garçon se ronger nerveusement les ongles.
Joker ricana.
— C'est chaque fois pareil. Il espère obtenir l'Equilibre aujourd'hui.
— Arrête de te moquer ! L'autre jour, mes défauts étaient tous en dessous de 30 % et mes qualités au-dessus de 75 ! dit-il fièrement.
— Ouais. Sauf qu'il faut que tes défauts soient en dessous de 20 % et tes qualités au-dessus de 80 pour te barrer. Et à mon avis ton orgueil est passé de 24 à 90, ces jours-ci.
— Tais-toi !
— Ah, et ton agressivité a aussi augmenté apparemment, continua Joker sur un ton enjoué.
712 sentait lui aussi la nervosité le gagner. À combien de pourcent pouvait bien s'élever ses défauts ? Et s'il obtenait un score élevé ?
Il regarda un garçon, au loin, monter sur une Balance. L'écran au sommet afficha deux colonnes. L'une listait ses principaux défauts et l'autre les qualités jugées nécessaires pour intégrer la Société. L'Examinateur qui se trouvait près de lui secoua la tête. La plupart de ses défauts avaient un pourcentage trop élevé.
— Je déteste les files... Ce que c'est long, se plaignit Joker en s'étirant. Vivement ma piaule.
Derrière les arbres, se dessinait la silhouette haute d'un autre bâtiment.
— C'est quoi, là-bas ? demanda 712 à Orage.
— Oh... On ne sait pas vraiment. Mais la rumeur court que c'est le bâtiment des filles, dit-il simplement.
La file avança.
— Des filles ? répéta 712.
— Oui...
— Pourquoi est-ce qu'elles sont dans un autre endroit ?
Joker sourit.
— Ça me paraît évident, lâcha Exa.
712 ne comprenait pas, mais puisqu'il s'en sentait idiot, il évita d'insister.
Un son de trompette s'éleva. Il provenait d'un des Comportomètres.
— Tiens, on dirait que quelqu'un a eu son diplôme, remarqua Joker avec amertume.
La personne en question se mit à pleurer de joie. Un Examinateur lui fit signe de le suivre et ils disparurent derrière les arbres.
— Il part ? s'enquit 712.
Joker acquiesça sans joie :
— Ouais. À lui la Société. Super.
— Suivant ! intima un Examinateur.
Exa s'avança, retenant son souffle.
— Numéro 542. Scanner en cours, déclara la machine d'une voix robotique.
712 guetta l'apparition des qualités sur l'écran.
Bonté : 82 %
Solidarité : 85 %
Sincérité : 80 %
Obéissance : 96 %
Empathie :
...
Aïe. Empathie : 76 %.... Peu importe le reste. C'était déjà foutu.
Avant que l'Examinateur n'ait pu dire quoique ce soit, Joker regarda Exa et secoua la tête lentement, prenant un malin plaisir à voir la mine du garçon se décomposer. Abattu, Exa se retira de la Balance.
— C'est dommage, ses défauts étaient tous sous 20 %, déclara Orage.
Ce dernier monta à son tour sur le Comportomètre. Cette fois, 712 regarda d'abord la colonne des défauts :
Grossièreté : 16 %
Méchanceté : 21 %
Agressivité : 89 %
Violence : 95 %
Lâcheté : 62 %
...
Les yeux de 712 s'arrondirent. Agressivité 89 % ? Violence 95 % ?! Pourtant, Orage semblait être un garçon plutôt calme...
— Passe devant, si tu veux, proposa 712 à Joker.
— Pourquoi ? Attends...
Il sourit, narquois.
— Tu flippes ?
— Ne dis pas n'importe quoi. J'ai juste un peu mal à la tête.
— Ouais, ouais.
Comme 712 s'y attendait, les listes de Joker furent un véritable désastre. Ses défauts étaient, pour la plupart, à plus de 90 % tandis que ses qualités ne dépassaient pas les 14 %...
712 n'avait pas du tout envie d'avancer. Ces machines étaient terrifiantes. Non seulement elles déterminaient si oui ou non ils étaient "digne d'être humains", mais elles les humiliaient devant des centaines de leurs condisciples. 712 avait l'impression qu'elles mettaient les âmes à nu.
— Bon, ça y est ? s'impatienta l'Examinateur en face de lui.
— Oui...
712 monta sur le Comportomètre. Il s'efforça d'ignorer les regards qui se posaient sur lui. Un rayon de lumière le recouvrit.
— Numéro 712. Scanner en cours.
L'adolescent vit ses camarades absorbés par l'écran au-dessus de lui. C'est vraiment mal foutu, pensa-t-il. On devrait pouvoir voir notre propre diagnostic...
Mais c'était inutile. Car, à côté de lui, l'Examinateur venait de secouer la tête.
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