— Eh bien ! Vous arrivez bien plus tard que les autres groupes, nota l'Examinateur. Vos numéros ?

  712 donna le sien, ainsi que celui de Joker et d'Orage. Arrivé à Cendre, il hésita. La jeune fille s'agrippa à son manteau et le regarda, toujours aussi terrifiée.

  — Lui, c'est 542, risqua-t-il en la désignant.

  L'Examinateur ne remarqua pas la nervosité des adolescents et se contenta d'encoder les informations dans sa tablette.

  C'est bien ce que je me disais. Les Examinateurs ne font jamais attention à nous. Nous ne sommes que des numéros, à leurs yeux. Qui aurait cru que c'eut pu être une faiblesse ?

  L'homme leur fit signe d'avancer et ils obéirent.

  — Eh, une minute !

  Le cœur de 712 rata un battement. Tous se retournèrent, les yeux écarquillés.

  L'Examinateur pointa Cendre du menton.

  — Pourquoi portes-tu cette tenue ?

  La jeune fille se mordit la lèvre. 712 ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais la referma aussitôt que Cendre parla.

  — C'était dans une des armoires de la salle de sport, balbutia-t-elle en s'efforçant de prendre une voix grave (elle sonna plutôt comme celle d'un adolescent en train de muer...)

  L'Examinateur leva les yeux au ciel.

  — Je sais bien où ça se trouve. Je te demande pourquoi tu l'as.

  Cendre saisit son foulard autour de son cou, probablement pour s'assurer qu'il cachait bien le fait qu'elle n'avait pas de collier électronique. Elle regarda 712, attendant un soutien de sa part. Son expression disait « C'est toi qui m'as mise dans cette merde, alors fais quelque chose ! ». Il se décida alors pour une excuse peu réfléchie, mais dont il espérait qu'elle ferait l'affaire :

  — J'avais pris ces vêtements au cas où on aurait eu besoin de se changer. Après tout, il y a plein de boue, tout ça, en forêt.

  L'adolescent laissa échapper un rire nerveux et l'homme haussa un sourcil, perplexe.

  — Je suis un peu maniaque, ajouta-t-il.

  — Si je comprends bien, tu as volé cet ensemble parce que tu ne supportais pas l'idée que ton uniforme sportif soit abîmé ?

  712 hocha la tête.

  — Ça te vaudra une retenue, 712.

  Une de plus, une de moins...

  — Votre groupe est très en retard. Vous êtes les derniers. J'espère que vous n'avez pas mis tout ce temps parce que vous souhaitiez absolument trouver votre clef. Ç'aurait été en vain : un autre groupe a depuis longtemps ouvert le coffre au trésor.

  La clef ? J'avais complètement oublié qu'on devait chercher une clef...

  — Y'avait quoi dedans ? s'enquit Joker.

  L'Examinateur haussa les épaules.

  — Des friandises.

  Il leur intima de regagner leur dortoir et les adolescents s'exécutèrent.

  — Je n'arrive pas à y croire, fit 712.

  Son plan avait fonctionné. Cendre avait réussi à entrer dans le Programme des garçons sans difficulté.

  — Moi non plus. Vous vous rendez compte qu'on a perdu l'occasion d'avoir de la bouffe ?

  Orage leva les yeux au ciel.

  — Je ne pense pas qu'Éveil parlait de ça, Joker.

  Ce dernier fit la moue.

  — Comment tu savais où ils rangeaient ces vêtements ? s'enquit 712.

  Cendre haussa les épaules. Elle avait l'air contrarié d'avoir été amenée de force, mais lui répondit :

  — C'était là que je les avais trouvés, dans le bâtiment des filles... J'espérais que le Programme des garçons en avait des semblables rangés au même endroit.

  Les deux Programmes ont vraiment l'air identique.

  — Au fait, qui est 542 ? Lança-t-elle.

  — Un ami.

  Joker s'arrêta en plein milieu du couloir qu'ils étaient en train de traverser, réalisant enfin ce que le brun avait fait.

  — T'as donné le numéro d'Exa ?!

  712 hocha la tête.

  — Il ne doit pas encore être rentré. Heureusement, sinon sa présence aurait déjà été encodée et l'Examinateur se serait douté de quelque chose.

  Le roux serra les poings.

  — Heureusement ? répéta-t-il lentement.

  712 fronça les sourcils.

  — Ça va, il va revenir.

  Joker croisa les bras.

  — Ah ? Et comment tu peux en être sûr ?

  — Depuis quand tu t'inquiètes pour Exa, toi ?

  L'autre ria jaune.

  — Depuis que t'en n'as plus rien à cirer.

  712 soupira et regarda autour de lui pour être sûr que personne d'autres qu'eux ne se trouvait dans les parages.

  — Je dois vous avouer quelque chose, commença-t-il en baissant la voix. Avant de commencer la course, Exa et moi avons mis au point un plan pour qu'il regagne la confiance des Examinateurs. Il était censé provoquer une dispute pour qu'on se sépare. Puis, il devait revenir au Programme après nous pour dire qu'on avait fait exprès de le laisser seul. Le but était de faire croire aux Examinateurs qu'Exa était encore capable de dénoncer les erreurs des autres, qu'il était dans leur camp.

  — C'est une blague, c'est ça ? s'emporta Joker.

  — Pourquoi vous ne nous l'avez pas dit ? demanda Orage.

  — D'abord parce que je n'étais pas sûr que vous seriez d'accord. Ensuite, je pensais que votre réaction serait plus naturelle face aux Examinateurs si vous vous indigniez vraiment contre Exa lorsqu'il nous aurait « dénoncés ». Mais bon, maintenant que j'y pense, j'aurais peut-être dû vous mettre dans le coup.

  Joker ironisa :

  — Non, tu crois ?

  — Exa ne doit pas être loin. Il devait attendre de nous voir rentrer.

  — Excusez-moi d'interrompre votre petite conversation, lança Cendre, mais on pourrait se dépêcher de me trouver une cachette avant que le véritable 552 ou 542 — peu importe, je ne sais plus — ne revienne ?

  712 acquiesça.

  — Allons dans notre chambre.

*

  — C'est hors de question.

  — Mais c'est le seul moyen de te fondre dans la masse, assura 712.

  Cendre serra les dents, les yeux fixés sur l'uniforme que lui tendait le garçon.

  — De toute façon, ce sera trop grand pour moi.

  — Prends-en un à Orage, alors. Il est si p'tit.

  — Je. Ne. Suis. Pas. Petit.

  Joker ricana.

  — Cendre, si tu ne te changes pas, les Examinateurs vont facilement retrouver ta trace sur les caméras et pourrons voir où tu es cachée.

  — Très bien...

  Elle prit la tenue et s'enferma dans la salle de bain.

  Quelques minutes plus tard, elle sorti, vêtue de l'uniforme des Déséquilibrés. Il était légèrement trop grand, comme elle s'y attendait, mais ça faisait l'affaire. Joker désigna son foulard. Elle l'avait attaché à la manière d'un bandeau large duquel s'échappait quelque mèche brune.

  — Tu devrais enlever ça.

  Les joues de Cendre devinrent rouge pivoine.

  — Il y a des endroits où... Des endroits où je n'ai plus de cheveux, bredouilla-t-elle.

  Orage se leva de la couchette où il était assis et ouvrit la penderie.

  — Tiens.

  Il lui tendit un bonnet gris. La jeune fille le remercia et retourna dans la salle de bain pour l'enfiler.

  Joker claqua la langue contre son palet.

  — Ça reste suspect.

  — D'autres gars en portent, parfois, affirma Orage. Moi, par exemple.

  — Ouais, mais pas à l'intérieur.

  712 coupa leur conversation.

  — On n'a plus le temps d'en discuter.

  Cendre revint, le bonnet sur la tête et son foulard autour du cou.

  — Où est-ce que vous allez me cacher ?

  — Je connais quelqu'un qui peut nous aider. Quelqu'un qui saura tenir sa langue.

*

  Orage hésita puis frappa timidement à la porte numérotée 15, située au rez-de-chaussée du dortoir. Quelques bruits se firent entendre, mais personne ne vint leur ouvrir. Joker soupira.

  — Pousse-toi.

  Il tambourina férocement à la porte et celle-ci pivota enfin, dévoilant le visage blasé de Silence. Comme à son habitude, il resta muet et scruta les visages de ses visiteurs mais, quand son regard s'arrêta sur Cendre, il fronça les sourcils. Il ne posa pas de question, cependant.

  712 s'éclaircit la gorge.

  — Est-ce qu'on peut entrer, s'il te plait ?

  Silence se décala de sorte que les autres puissent entrer et referma la porte derrière eux. Il leur fit signe de s'asseoir sur une couchette avant de prendre place sur celle d'en face, les bras croisés sur son torse, et la tête penchée dans l'attente d'explications.

  — On aurait besoin que tu nous rendes un service.

  — Quel genre de service ?

  Enfin, Silence sortait de son mutisme. 712 nota que sa voix était enrouée. Il ne devait pas avoir parlé depuis longtemps.

  Il est bizarre, quand même.

  — Tu n'as pas de camarade de chambre, pas vrai ?

  Silence secoua la tête.

  — Tu pourrais l'héberger ?

  712 désigna Cendre du menton. Ses amis le dévisagèrent, abasourdis. Ils ne s'attendaient sûrement pas à ce qu'il demande ce genre d'aide. Quant à la jeune fille, la proposition ne semblait pas lui plaire du tout.

  — Pourquoi ? Les Examinateurs ne lui ont pas donné de chambre ?

  — Les Examinateurs ne savent pas qu'elle est là. On l'a trouvée en forêt.

  Silence écarquilla les yeux et les fixa sur Cendre.

  — Elle ?

  712 se gratta l'arrière du crâne, mal à l'aise. Joker se pencha vers son oreille et chuchota :

  — C'était une mauvaise idée.

  Le brun ne prêta pas attention à ce commentaire et continua :

  — Oui. Cendre est une fille.

  — Elle n'a rien à faire ici, s'indigna Silence en reportant son attention sur 712.

  — Je sais, mais j'ai besoin que tu la caches, juste quelques temps, promis.

  — Non.

  — Euhm, je suis là, je vous signale.

  Les garçons ignorèrent la jeune fille.

  — Ecoute, je sais qu'on ne se connait pas beaucoup, mais quand j'ai appris que tu avais été dire la vérité aux Examinateurs la fois où la bande de Noise m'avait frappé, j'ai su que tu n'étais pas comme la plupart des Déséquilibrés. Tu as l'air de quelqu'un de bien. En vérité, je me demande même comment tu n'as pas eu l'Équilibre. Alors, si tu pouva-

  — Mais j'ai eu l'Équilibre, le coupa Silence.

  — Quoi ?

  Tous le regardèrent sans comprendre. L'adolescent pinça les lèvres, puis annonça :

  — Il y a deux ans, j'ai eu l'Équilibre. Mais je ne voulais pas intégrer la Société, alors j'ai piqué une petite crise et ils m'ont renvoyé ici.

  Il sourit, comme s'il s'agissait d'un excellent souvenir.

  — Tu ne voulais pas intégrer la Société ? répéta Orage, incrédule.

  Le visage de Silence retrouva son expression neutre.

  — Je ne veux pas vivre dans une société qui laisse ce genre d'endroit exister. Et puis, qui sait ce qu'il y a, là-bas ? On nous vend du rêve, avec des grands discours de liberté. Mais, si ça se trouve, la Société est pire qu'ici.

  Vu mes souvenirs, c'est vrai que ça n'a pas l'air tranquille...

  — Qu'est-ce'tu vas faire quand tu n'auras plus de jour restant ?

  Silence ne prit pas la peine de répondre à la question de Joker. Il désigna Cendre.

  — Quoiqu'il en soit, je ne peux pas la garder ici.

  La jeune fille se leva, agacée par cet échange qui la concernait mais auquel elle ne pouvait apparemment pas participer.

  712 lui saisit le poignet avant qu'elle ne puisse s'éloigner, ce qui la fit grimacer. Il eut alors une idée et se leva à son tour, amenant la jeune fille jusqu'à Silence.

  — Tu vois, ça ?

  Il releva la manche de Cendre, laissant paraître ses cicatrices aux yeux de tous.

  — C'est le Programme des filles qui lui a fait. Tu ne veux quand même pas qu'elle y retourne, si ?

  Cendre se dégagea violemment et fusilla 712 du regard.

  Silence se mordit l'intérieur de la joue, en plein dilemme.

  — Bon, d'accord, dit-il finalement.

  712 aurait voulu se sentir soulagé, mais la colère de Cendre occupait maintenant son esprit. Elle marmonna d'une voix aussi intensément glaciale que ses yeux brûlant de fureur :

  — Ne refais jamais ça.

  C'est clair, répondit-il mentalement.

  — Mais tu ne pourras pas toujours rester ici, fit Silence en s'adressant directement à l'adolescente, cette fois.

  Elle se rassit.

  — Toi non plus, fit-elle remarquer.

  Silence sourit.

  — C'est vrai.

*

  En quittant la chambre, 712 se sentait plus léger maintenant que Cendre était cachée. Pourtant, sa tête commença à lui faire mal, comme si la jeune fille, qui refusait de quitter ses pensées, prenait maintenant trop de place.

  — Je me demande si on peut vraiment faire confiance à Silence, dit Orage. Tu sais, ce n'est pas pour critiquer ou quoi, hein... Mais j'ai l'impression que tu prends tes décisions sur des coups de tête.

  712 haussa les épaules.

  — Je sais que tu aimes les plans bien préparés, mais on n'avait pas le temps pour ç-

  Une grimace prit le contrôle de ses lèvres et il ne put terminer sa phrase.

  — Mec ? Ça va ?

  La voix de Joker semblait lointaine. Il cligna des yeux et s'aperçu qu'il était parterre, les deux mains aplaties sur le sol. Un bourdonnement insupportable lui perçait les tympans, lui donnant l'impression de se trouver au sein d'eaux profondes. Ça recommence. Baissant les bras, il décida de plonger dans les abysses de ce qu'il pensait être sa mémoire.