18. Orage

  Lorsque 563 entra pour la première fois dans le bâtiment du Programme, il reçut les mêmes regards curieux que 712 recevrait trois ans plus tard. Mais les deux garçons n'avaient pas du tout la même manière d'appréhender ce genre de situation. Outre le fait qu'il n'avait alors que 12 ans, 563 était par nature quelqu'un de solitaire, aussi préférait-il rester loin des autres. Mais ce genre d'attitude pouvait lui attirer plus d'ennuis que lui en éviter.

  En cours, il prenait toujours soin de s'asseoir au fond de la classe, et de se cacher derrière un grand garçon à la carrure massive, afin que les professeurs ne le voient pas en train dormir.

  — Eh, nourrisson, qu'est-ce que t'as, à toujours de me coller comme ça ?

  L'intéressé ouvrit les yeux et les tourna vers le garçon devant lui avant de les refermer.

  — Je ne te colle pas. Ton dos est juste assez gros pour me cacher du prof.

  Irrité, l'autre empoigna ses cheveux noirs et les tira en arrière pour le forcer à relever la tête.

  — T'as cru que j'étais un paravent ?

  563 le toisa, attrapa son poignet et le retourna d'un coup sec. Le garçon poussa un cri et toute la classe se tourna vers eux.

  — Le nourrisson a massacré le poignet de Noise, lança quelqu'un.

  — Comment un petit comme lui a pu lui faire mal ?

  — Tu as perdu ta force, Noise ?

  Ce dernier, rougissant de colère et de honte, s'apprêtait à répondre quand le professeur, qui était sorti, revint dans la classe.

  — Silence tout le monde !

  Noise fit glisser son pouce contre sa gorge, menaçant de mort 563, lequel se contenta de hausser un sourcil.

*

  Plus tard, alors qu'il arpentait les couloirs du dortoir, 563 tomba sur Noise et ses deux brutes d'amis.

  — Ben alors nourrisson, t'es perdu ? l'interpella-t-il.

  — Non.

  — T'es sûr ? Parce que t'as un peu une tête de paumé.

  563 fit la moue.

  — Je suis sûr.

  Il tenta de passer entre le barrage que les trois adolescents formaient mais ceux-ci le repoussèrent violement et il se cogna contre le mur. Les autres ricanèrent.

  — Où tu vas comme ça ? s'enquit Noise.

  563 lui lança un regard noir.

  — Laisse-moi tranquille.

  Noise serra le col de son uniforme entre ses doigts. Il le dominait de dix bons centimètres.

  — Eh, parle bien à tes ainés !

  Il le plaqua un peu plus contre le mur.

  — Je n'savais pas que ça existait des mômes aussi p'tits, persifla-t-il.

  — Laisse-moi tranquille, répéta 563.

  Pour toute réponse, Noise lui donna un coup dans le ventre et le garçon tomba à quatre pattes sur le sol.

  — Parle bien, j't'ai dit !

  Un autre membre du trio voulu lui donner un coup de pieds, mais 563 roula sur lui-même et se releva. Il écarta les jambes et les bras, dans une étrange position de défense dont les autres ne manquèrent pas de se moquer.

  — Tu nous fais quoi, là ?

  563 ne savait pas lui-même ce qu'il faisait, il se contentait d'obéir à la colère qu'il sentait monter en lui.

  Noise échangea un regard entendu avec l'un de ses acolytes. Ce dernier s'approcha de 563 qui esquiva le coup de poing qu'il tenta de lui asséner. Puis, sans savoir d'où lui venait une telle technique de combat, 563 attrapa la jambe et le bras de son harceleur et le retourna de sorte que celui-ci se retrouva au sol.

  — Venez, approchez, cracha 563, l'air dément.

  Les deux autres le dévisagèrent, extrêmement surpris. Puis, Noise parla d'une voix radoucie :

  — Comment t'as fait ça ?

  Comme il n'obtint pas de réponse, il fit un pas vers 563 et reprit :

  — Je pense qu'on est parti sur de mauvaises bases. Je m'appelle Noise, et toi ?

  Ce brusque changement d'attitude déstabilisa 563 et sa colère retomba un peu. Il regarda avec méfiance la main que Noise lui tendait et décida de ne pas la serrer.

  — Je n'ai pas de nom.

  — Eh bien, sans-nom, répéta-t-il en baissant la main, ça te dirait de rejoindre notre bande ? À ta place, je n'hésiterais pas. Personne ici n'aime les Nouveau-nés. Si tu es seul, ça n'arrange rien.

  — Je n'ai pas besoin de ton aide.

  — Tu n'comprends pas. T'as peut-être gagné aujourd'hui, mais je connais plein de gars ici qui accepteraient de m'aider à te maîtriser.

  — Eh bien, appelle-les, dans ce cas.

  Noise eut un sourire mauvais.

  — Tu regretteras d'avoir rejeté ma proposition.

*

  Pour 563, les jours qui suivirent furent une horreur. Chaque fois qu'ils en avaient l'occasion, les membres du trio le tabassaient. Quelque fois, le garçon réussissait à les repousser, mais souvent, c'était lui qui finissait recroquevillé au le sol. A trois contre un, il était difficile de lutter, même avec une bonne technique de combat. Personne ne l'aidait ; tous les Déséquilibrés le fuyaient, car Noise avait juré de faire sa fête à quiconque chercherait son amitié.

  Et un jour, le trio traîna 563 jusqu'aux toilettes.

  — Tiens, c'est ce genre d'eau que les merdes comme toi devrait boire.

  Noise le saisit à la nuque, et le fit pencher la tête au-dessus de la cuvette.

  — A-attends ! haleta 563, épuisé par la lutte qu'il menait.

  — Qu'est-ce que tu dis ?

  — Je... Tu as gagné... Tu as gagné... Je vais vous rejoindre.

  Le trio ricana.

  — Mais c'est trop tard, s'exclama Noise. Qu'est-ce que tu croyais ?

  — Je sais ce que tu veux, déclara 563. Je t'apprendrai. Les techniques. Je t'apprendrai.

  Noise le lâcha et le garçon se retourna pour lui faire face.

  — Ce sont des réflexes pour moi. Je ne sais pas pourquoi ma Capsule me les a enseignés, mais je sais que tu t'y intéresses.

  — Très bien. Alors, supplie-moi de te laisser m'apprendre.

  563 baissa les yeux, les joues en feux, profondément humilié.

  — S'il te plait...

  Les autres éclatèrent de rire.

  — Ben voilà, c'n'était pas compliqué ! Tu vas voir, tu vas t'amuser avec nous.

  Mais depuis ce jour, une seule idée obséda 563 : se venger de Noise.

*

  Si avoir Noise comme ennemi était terrible, l'avoir comme ami était pire encore. En plus d'être un chef tyrannique, il forçait 563 à faire ce qui le rebutait le plus au monde : harceler d'autres Déséquilibrés. Le terrifiant trio devint un quatuor aux techniques de combats redoutables, que tous les élèves du Programme craignaient. Et tous se mirent à détester 563.

  Un an passa. Sa situation persistait et mettait ses nerfs à vif. Son caractère changea peu à peu. Il devint de plus en plus agressif et passait souvent sa colère sur les Examinateurs, ce qui n'arrangeait en rien sa réputation. Ses éclats d'émotions injustifiés lui valurent le nom de « celui-qui-frappe-sans-prévenir » : « Orage ».

  — Y'a un nouveau qui me pompe l'air, annonça Noise lors d'un repas.

  Cogneur et Gifleur, les deux autres membres du quatuor, se sourirent mutuellement.

  — Qui ? demanda le premier.

  — Celui-là, là-bas.

  Orage tourna ses yeux gris dans la direction indiquée et vit un garçon roux manger seul à une table. Il crut recevoir une décharge électrique. Pas lui...

  — On devrait s'en occuper maintenant, avant qu'il ne se fasse des amis, dit Noise.

  Avant qu'il ne se fasse des amis... Orage serra les poings et s'efforça de contenir sa colère contre son chef.

  — On ferait mieux de ne pas s'en occuper tout court, dit-il. Il gagne toujours à "Plateaux" parce qu'il a découvert une technique secrète qui lui donne un joker. Du coup...

  — Justement, l'interrompit Noise, je veux qu'il me la révèle.

  — Oui, je m'en doute. Mais, à cause de ça, beaucoup de gars le trouvent cool. On ne nous laissera pas l'approcher.

  — C'est ce qu'on va voir.

  Noise retroussa ses manches et s'avança vers la table du rouquin, Cogneur et Gifleur sur les talons. Orage les suivit à contre-cœur.

  — Salut, on peut s'asseoir ? demanda Noise.

  Dans la salle, quelques regards inquiets ou hostiles se posèrent sur eux.

  — Euh, ouais, répondit le nouveau en interrogant Orage du regard.

  — Dis-moi, commença Noise en s'asseyant, il paraît que t'es doué aux jeux. Ce serait super si tu partageais avec nous ta petite technique au "Plateaux".

  Le garçon eut un sourire narquois.

  — Tu n'crois quand même pas que j'vais te révéler ça, mon pote ?

  — Ben tu vois, j'obtiens toujours ce que je veux ici.

  — Mais ça, c'était avant que j'arrive.

  Noise lança un regard en coin à Orage et rit doucement.

  — T'as vu ? On croirait t'entendre, il y a un an.

  Orage détourna les yeux. Le roux se leva.

  — C'était sympa de discuter avec vous, mais j'ai autre chose à faire, alors...

  — Oui, vas-y. À plus tard, répondit Noise avec un sourire hypocrite.

  Le garçon s'en alla.

  — Tu le laisses partir ? s'étonna Cogneur.

  — Il y a trop de monde ici, répondit-il. Orage ?

  — Quoi ?

  — Tu partages ta piaule avec lui, non ?

  Le sang du garçon se glaça. Lui qui croyait que Noise l'ignorait...

  — Ben, euh... Oui...

  — Ce soir, allons le trouver.

*

  — Il vaudrait mieux que tu t'en ailles, 638, le prévint Orage en entrant dans la chambre. Noise t'a pris pour cible.

  — Tiens, tu parles, toi ? railla son camarade. J'commençais à en douter. Tu m'ignores complètement depuis mon arrivée.

  — Il ne faut pas que l'on soit ami. Ça ne t'attirerait que des ennuis.

  — De toute façon, qui voudrait être pote avec un gars comme toi ?

  Orage fronça les sourcils.

  — Pas la peine de prendre cet air contrarié. Les autres m'ont raconté comment toi et tes trois copains martyrisaient les « faibles ». Mais j'n'ai pas peur de vous, et je n'vais nulle part. Donc si tu voulais m'effrayer et avoir la chambre pour toi tout seul, c'est raté.

  — Ce n'est pas ça ! s'énerva Orage. Les autres ont prévu de te faire cracher le morceau au sujet de "Plateaux", ce soir. Ils ne vont pas lâcher l'affaire !

  — Si t'es sincère, alors dis-leur d'me laisser tranquille, au lieu d'me crier dessus !

  — Je ne peux pas faire ça...

  — Ah ? Et pourquoi ?

  Soudain, la porte s'ouvrit sur le reste du quatuor qui la ferma aussitôt qu'il fut entré.

  — Salut, nourrisson. On vient terminer la petite discussion qu'on a eu tout à l'heure.

  — Noise, je me demande si ça en vaut vraiment la peine.

  — La ferme, Orage. C'est moi qui décide.

  638 mit ses poings devant son visage, prêt à se défendre.

  — Tu veux déjà te battre ? Moi qui voulais qu'on discute un peu.

  La bagarre commença et 638 était déjà en train de perdre. Orage recula. Cette fois, il ne pouvait pas. Il ne pouvait plus. Il ouvrit la porte et se mis à courir vers la chambre de l'Agent Spécial. Ce dernier s'apprêtait justement à y entrer.

  — Smile !

  — Qu'est-ce que tu me veux, 563 ?

  — Il faut que tu viennes dans ma chambre. Il y a une bagarre...

  Smile accouru aussitôt, avec quelques-uns de ses amis et mit fin à la persécution.

*

  Bien sûr, toute trahison se paie, que ce soit pour la bonne cause ou pas, et, le lendemain soir, Noise avait réussi coincer Orage dans un placard où les Examinateurs entreposaient des produits électro-ménagers.

  — C'est toi qui nous as dénoncés, pas vrai, p'tite merde ? J'devrais en finir avec toi une bonne fois pour toute.

  — Eh bien, vas-y... De toute façon, personne ne me pleurera.

  Noise ricana.

  — On est sentimental ?

  — Fiche-moi la paix.

  — Pour une fois, j'vais faire exactement c'que tu m'demandes. Comme t'as pu le voir, tout le monde se fiche de qui a prévenu Smile, hier. On ne retient que lui, comme héro. Et toi, t'es rien pour personne.

  Noise lui saisit le poignet et utilisa la montre électronique d'Orage.

  — Il te reste encore beaucoup d'jours. Tu vas pouvoir savourer cette solitude jusqu'à ce que le Programme te fasse disparaître.

  Orage se dégagea violemment.

  — J'aurai l'Équilibre. Toi, jamais.

  — Non, Orage. Compte sur moi. Toi non plus, tu ne l'auras jamais.

*

  Un an plus tard, Orage avait appris à vivre comme l'ignoré qu'il était. Noise et sa bande ne l'embêtaient que très rarement. Personne ne faisait attention à lui, pas même celui qui se faisait désormais appeler Joker.

  Ce qui le chagrinait vraiment, c'est qu'il ne savait pas s'il préférait qu'on l'ignore ou qu'on lui fasse du mal. Au moins, quand on le victimisait, on faisait attention à lui. Être ignoré s'avérait bien plus douloureux que prévu.

  L'espoir qu'il avait d'obtenir l'Equilibre l'aidait à tenir. Il s'arrangeait pour suivre le règlement à la lettre, et la Balance le lui rendait bien. Ses qualités s'amélioraient à vue d'œil tandis que ses défauts perdaient en pourcentages. Cependant, ses taux d'agressivité et de violence refusaient de diminuer. Et pour cause, sa colère envers Noise refusait de disparaître, bien qu'il fît de son mieux pour la faire taire. Chaque fois que le trio l'accablait, il se contenait comme il pouvait.

  Mais un jour, ses trois bourreaux s'approchèrent de la table où il mangeait et Noise lui versa son verre de jus sur la tête. Les bonnes résolutions d'Orage volèrent en éclats. Il se fichait d'avoir l'air d'un cinglé, il se leva, mis Noise à terre avec une facilité déconcertante et plaça son couteau sous sa gorge.

  Des cris s'élevèrent dans la cantine. Les Examinateurs se précipitèrent vers eux.

  — Toi ! Lâche ça tout de suite !

  Orage ne bougea pas. Il fixait Noise, qui arborait un sourire satisfait. Alors, il comprit. Noise l'avait fait exprès. Il s'était laissé mettre au sol pour qu'Orage se donne en spectacle devant les Examinateurs. L'un d'eux l'attrapa par les épaules. Le garçon fit un geste brusque pour se libérer, et le blessa à la jambe avec son couteau. L'Homme poussa un cri. Se rendant compte de ce qu'il venait de faire, Orage lâcha son arme et se confondit en excuses. Mais c'était trop tard ; le mal était fait.

  — Emmenez-le dans le bureau de l'Examinateur en chef.

*

  — Ce qu'il te faut, c'est une bonne dose de médicaments contre les réactions impulsives.

  — Je ne suis pas impulsif, marmonna Orage. Il m'a cherché.

  L'Examinateur en chef le dévisagea avec sévérité.

  — Peut-être, mais ta réaction était inappropriée. Si tu vivais dans la Société, tu serais sûrement condamné à faire de la prison.

  L'adolescent ne dit rien. Il n'avait plus la force de se défendre. Qui, de toute façon, aurait pris son parti ?

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