16. La course
712 fixait l'écran de la tablette affichant les résultats donnés par le Comportomètre.
— Ce n'est pas brillant, souffla-t-il.
Manipulateur à 79 %, menteur à 62 %, agressif à 45%, égoïste à 54 %, arrogant à 48 %, lâche à 39 %, etc... Tous ces chiffres le mettaient mal à l'aise. N'était-il vraiment qu'un ensemble de pourcentages ? Et d'abord, sur quelles bases s'appuyait la machine ? Aucun Déséquilibré ne savait comment elle fonctionnait. Se pouvait-il que ce soit un mensonge, ça aussi ?
712 regarda ses qualités :
Bonté : 75 %
Solidarité : 73 %
Sincérité : 46 %
Obéissance : 23 %
Empathie : 80 %
Autonomie : 91 %
Fiabilité : 18 %
Ambition : 82 %
Bravoure : 98 %
...
Il scrolla un peu et vis qu'aucune des qualités suivantes n'atteignaient les 80.
J'ai encore du pain sur la planche.
Les résultats d'Orage et Joker n'étaient pas mieux, sinon pires.
— C'est déprimant, se plaignit le plus petit.
— Bah, on s'y fait à force, nan ?
712 haussa les épaules. Cependant, il ne pouvait s'empêcher de se demander ce qu'il valait. Et si je méritais ce qui m'arrive ? Pour la première fois, il commença à douter de lui-même. Dans sa vision précédente, l'homme avait bien dit qu'il faisait fuir des clients, non ? Qu'est-ce qui pouvait bien leur faire peur ? Et si j'étais une mauvaise personne ?
Joker le sortit de ses pensées en lui donnant une petite tape à l'épaule.
— Ça va, mec ? T'as l'air au bout d'ta vie, tout à coup.
712 feignit un sourire.
— Non, ça va, t'inquiète.
— Et si on allait à la salle de jeu, histoire de s'remonter le moral ?
— Partez devant. J'ai quelque chose à faire avant, déclara 712.
*
L'adolescent se rendit à la bibliothèque. Elle était vaste, lumineuse, et sentait un peu la poussière. C'était le seul endroit où la décoration pouvait être qualifiée de vieillotte. Encastrées dans les murs, de grandes étagères comportant un tas de livre s'élevaient jusqu'au plafond. D'autres, moins imposantes, étaient dispersées çà et là dans la pièce. Il n'y avait pas grand monde ; la lecture n'était pas un loisir populaire auprès des Déséquilibrés. Le calme qui en résultait avait quelque chose d'apaisant et 712 se sentit un peu mieux.
Il s'approcha d'une rangée de livre et laissa glisser ses doigts sur les reliures. Depuis son arrivée, il n'avait jamais lu que les manuels du Programme et pourtant, il savait que certains livres pouvaient aussi conter des histoires. S'était-il déjà rendu dans un endroit semblable, avant la Capsule ? Aimait-il la lecture ou, au contraire, rechignait-il à se plonger dans le moindre bouquin ? Le plus dur pour lui n'était pas d'ignorer les lieux et les personnes qui peuplaient son passé, mais de s'ignorer lui-même. Il ne savait rien de la personne qu'il avait été.
712 se rendit soudain compte qu'il était reparti dans ses pensées moroses et secoua la tête, comme pour les faire tomber de son cerveau. Il n'était pas venu pour ça. Il s'arracha à la contemplation des ouvrages pour chercher après le garçon qui lui avait permis de sortir de l'Isolement. Il le trouva, ainsi que l'avait dit Noise, assis à une table, dans un coin entouré d'étagères.
— Euh, excuse-moi... Tu es Silence, n'est-ce pas ?
Le garçon leva lentement les yeux de son livre et hocha la tête.
— Je voulais te remercier d'avoir dit la vérité au sujet de la bagarre en salle de retenue. Et aussi d'avoir demandé aux Examinateurs de visionner les caméras de surveillance.
— Pas de quoi.
Il se remit à lire. Un silence embarrassant s'installa. 712 se racla la gorge et esquissa un sourire.
— Tu n'es pas vraiment le genre de personne qu'on s'attend à trouver en salle de retenue.
— Il faut se méfier des apparences.
— Qu'est-ce que tu as fait pour être puni ?
— La curiosité est un vilain défaut.
— Oui, j'ai beaucoup de défauts, avoua 712. Alors ?
L'autre lui sourit.
— Je déteste le bruit. Surtout quand je lis.
— D'accord, d'accord, je m'en vais... Mais... Juste une chose... Pourquoi tu m'as aidé ?
— Faut-il une raison pour faire ce qui est juste ?
712 le dévisagea, ne sachant que dire. « Non », avait-il envie de répondre. C'était tellement inhabituel que quelqu'un fasse le bien de manière désintéressée que cela le poussait plutôt à vouloir se méfier de Silence. Quelque part, c'était triste. On est plus souvent étonné de la gentillesse des autres, que de leur méchanceté. Mais n'était-ce pas ce que leur répétait sans cesse le Programme ? Qu'ils étaient mauvais ? Je me demande quel est le véritable sens de tout ça.
*
Le jour de la course d'orientation, on ouvrit les barrières qui menaient à la forêt et fit sortir les Déséquilibrés participants.
— Bien, dit un Examinateur. Je rappelle les règles : restez avec votre équipe, interdiction de se séparer. Interdiction de suivre volontairement un autre groupe. Munissez-vous de votre GPS et soyez les premiers à trouver la clef qui vous a été assignée afin d'ouvrir le trésor qui se trouve ici
Il indiqua une grosse boîte cadenassée posée au sol.
— C'est quoi comme trésor ? demanda quelqu'un.
L'homme sourit.
— Si vous tenez à le savoir, trouvez la clef.
— Et si notre clef est plus difficile à récupérer que celle d'un autre groupe ?
— Nous avons veillé à ce que le niveau de difficulté entre les équipes soit équitable.
712 regardait Exa du coin de l'œil. C'est lui qui tenait le GPS. Ils échangèrent un mouvement de tête discret.
— Ah, et évitez de vous perdre ! lança l'Examinateur.
Les garçons prirent place à l'emplacement de départ.
— À mon signal, annonça le professeur de sport. Prêts ? Partez !
Tous les groupes s'élancèrent dans la forêt. Cette dernière paraissait essentiellement composée de hêtres dont les feuilles jaunies commençaient à se détacher. Il n'y avait pas de sentier, ce qui compliquait la progression des garçons.
712 et ses coéquipiers marchèrent en silence pendant une quinzaine de minutes. La présence d'Exa rendait l'ambiance tendue.
— On m'explique à quoi sert une course d'orientation avec un GPS ? demanda Joker un fois qu'ils se furent vraiment enfoncés dans les bois.
— C'est surtout pour nous faire marcher en groupe, je pense, répondit Orage.
— Ouais, bah c'est stupide. J'en ai d'jà marre.
— Moi, ce que je me demande, c'est pourquoi ils nous laissent entrer dans la forêt après notre soi-disant tentative d'évasion.
— J'sais pas. Ils n'sont pas très intelligents.
— C'est vous qui ne réfléchissez pas, rétorqua Exa, qui avait l'air agacé par cette conversation.
Joker s'énerva :
— Explique-nous, alors, monsieur je-sais-tout !
— Certainement pas. Je n'ai pas envie de vous parler.
— Ouais, en fait tu dis ça parce que tu n'sais pas non plus c'que les Examinateurs ont derrière la tête !
— Tu peux penser ce que tu veux, ça m'est égal.
Orage et 712 échangèrent un regard. Bonjour l'ambiance.
Cela faisait une heure qu'ils marchaient sans mot dire, lorsqu'Exa s'immobilisa.
— Quoi ? On est perdu ?
— Non, Joker, nous ne sommes pas perdus, répondit le jeune homme d'une voix lasse. Le GPS vient d'avoir un beug, c'est tout. Il est en train de recalculer l'itinéraire.
712 s'approcha pour regarder l'écran de l'appareil. Un dessin circulaire indiquait qu'il chargeait les données. Enfin, l'image revint et Exa poussa une exclamation de surprise.
— Quoi ? On est perdu ? répéta le roux.
— Exa, qu'est-ce qui se passe ? demanda 712.
— La carte a complètement changé ! Je ne comprends pas, on dirait qu'on doit rebrousser chemin...
— Fais voir.
Joker lui arracha le GPS des mains. 712 jeta un œil par-dessus son épaule. Qu'est-ce que... La carte indiquait effectivement de faire demi-tour.
— Vous voyez...
— En fait, tu nous conduis mal depuis tout à l'heure, l'accusa Joker.
— Mais non ! C'était bien le chemin indiqué, je vous assure.
— Tu cherches à te venger, c'est ça ?
— Arrête Joker, s'interposa 712. Exa n'a aucune raison de faire ça. Si on se perd, lui aussi.
— Il s'en fiche de se perdre ; il ne lui reste plus beaucoup de jours. Il veut juste gâcher notre course.
Les trois garçons se mirent à parler en même temps, leurs cris de colère résonnant dans la forêt.
— Euh, les gars... commença Orage.
Mais aucun ne l'écouta.
— Les gars !
— Quoi ? s'écrièrent en cœur les trois autres.
— Je pense que la forêt bouge.
Du doigt, il pointa les arbres derrière eux. 712 écarquilla les yeux en constatant qu'ils semblaient plus nombreux et aussi plus denses que tout à l'heure.
— Bah ça alors... murmura le roux.
— La carte a changé avec la forêt, comprit 712.
— Il me semblait bien qu'une course d'orientation avec un GPS, c'était trop simple.
— Attendez, une forêt qui bouge ? C'est impossible, s'exclama Exa.
712 réfléchit à la question. Il devait forcément y avoir une explication.
— C'est peut-être une forêt artificielle. Après tout, le Programme est une organisation au matériel de haute technologie.
Orage secoua la tête.
— On perd notre temps à essayer de comprendre. Dépêchons-nous de trouver la clef et de partir.
Les autres acquiescèrent.
— Bon, en rou-
Exa ne put terminer sa phrase, il glissa et se mit à dévaler une pente en roulant sur lui-même. 712 s'élança à sa poursuite.
— Exa !
Heureusement, le jeune homme réussit à stopper sa chute en s'agrippant à des racines.
— Le GPS ! cria Joker en les rejoignant.
Les garçons regardèrent vers le gouffre et virent le GPS s'écraser dans un ruisseau en contrebas.
— Super... Maintenant on est vraiment fichus !
— Tu crois que j'ai fait exprès de tomber ? s'emporta Exa avant d'essuyer le sang qui perlait sur sa lèvre fendue.
Il se releva avec l'aide de 712.
— Je retourne au bâtiment principal, cette course ne rime à rien sans GPS.
— Exa, je pense que c'est de l'autre côté, lança 712.
Mais le jeune homme ne répondit pas et disparu entre les arbres.
— On devrait rentrer, nous aussi, dit Orage.
— Et Exa ?
Joker le prit par le bras.
— Laisse tomber, Éveil. Il est trop borné pour nous suivre. T'as l'air de connaître la direction... Tu penses pouvoir nous guider ?
— Oui...
Les trois adolescents se mirent en marche, allant dans le sens opposé à celui d'Exa. Plus ils avançaient, plus le terrain montait. La forêt devint résineuse et, bientôt, ils aperçurent des montagnes derrière lesquelles le soleil commençait à se coucher.
— La nuit tombe. C'est pas bon du tout, releva Joker entre deux respirations.
Outre le fait qu'ils étaient perdus au beau milieu d'une forêt changeante, quelque chose préoccupait 712. Il avait l'étrange impression qu'ils étaient suivis. Peut-être Exa avait-il fait demi-tour ?
— Arrêtez-vous deux secondes, chuchota 712.
Ses amis se stoppèrent net.
— Qui est là ? lança le brun en scrutant les alentours.
Seul un cri d'oiseau lui répondit.
— Mec, y'a personne. Tu délires ou quoi ?
712 plissa les yeux, à l'affut du moindre mouvement.
— Allez, viens, le pressa Joker.
Ils se remirent en marche, mais le malaise de 712 ne faisait que s'accentuer de pas en pas. Il se sentait épié. Je deviens parano... Le ciel s'assombrit, il ne restait plus que le crépuscule pour les éclairer.
— Et si on se préparait un abri pour la nuit ? proposa Orage.
712 hocha la tête.
— J'imagine qu'on n'a pas le choix. On pourrait essayer de faire un feu. Il commence à faire froid.
Il aperçut une ombre entre les arbres.
— Là, vous avez vu ?!
Joker et Orage regardèrent dans la direction indiquée mais tout avait l'air normal.
— T'as une vision éveillé ou quoi ?
— Il y a quelque chose, je vous dis !
Le rouquin prit une voix grave :
— C'est la bêêêtttee des montagnes.
Orage éclata de rire.
— C'est bon, bougonna 712 en rougissant.
Un craquement se fit entendre derrière eux et les trois garçons sursautèrent.
— Il y a vraiment quelqu'un, murmura Orage.
— Montre-toi ! cria Joker, la voix chevrotante. On n'a pas le droit de suivre un autre groupe. Chacun sa clef !
À nouveau, 712 vit une silhouette se déplacer entre les arbres. En s'approchant, il constata qu'il s'agissait bien d'un être humain. Ce dernier sembla s'être rendu compte qu'on l'avait découvert, car il se mit à s'enfuir à toutes jambes.
— Eh, mec, tu vas où ? cria Joker à 712.
Mais déjà le garçon s'était lancé à la poursuite de leur espion. Comme il n'était pas très rapide, il dû redoubler d'effort pour ne pas le perdre de vue et manqua plusieurs fois de trébucher sur des racines. Sa cible, en revanche, se retourna pour voir si elle avait l'avait semé et heurta un arbre de plein fouet. Elle bascula en arrière, s'étalant de tout son long sur le sol jonché d'épines.
712 prit un bâton et le pointa sur le visage de l'espion. Seuls les yeux de ce dernier étaient visibles : il avait la moitié du visage couvert par un foulard et une capuche recouvrait entièrement sa tête. Il portait un sweet-shirt noir bien trop grand pour lui, un pantalon de la même couleur et des bottes brunes très abîmées. Ce garçon ne doit pas venir du Programme, il ne porte aucun de nos uniformes.
Joker et Orage les rejoignirent.
— C'est qui ? questionna le roux.
— C'est ce que j'allais lui demander. Alors, qui es-tu ?
L'espion ne répondit pas. Il fixait 712 intensément, comme s'il était sous hypnose.
— Eh, j'crois que mon pote t'a posé une question.
— On m'appelle Cendre.
Les garçons eurent un mouvement de recul. Sa voix.
— Tu... Tu es, bafouilla Joker.
712 termina sa phrase :
— Une fille.
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