Chapitre un - Dans le brouillard

Nuage de Luciole écoutait la pluie tomber. Perchée sur un petit amoncellement rocheux en abord de la clairière, elle sentait progressivement ses pattes se raidir, mais ne faisait rien pour rendre la sensation de la pierre moins désagréable sous ses coussinets. Prenant au mot l'ordre de son mentor de ne pas bouger, elle subissait en silence, les yeux fixés sur l'entrée du camp morose.

Jamais elle n'aurait pensé passer sa première journée en tant qu'apprentie, ici, sous les nuages gris, à sentir les gouttes appesantir son poil et dégouliner sur sa truffe, alors que les guerriers étaient partis s'amuser en délaissant leurs novices. Mais bien sûr, des cinq nommés aujourd'hui, c'était elle que l'on envoyait ici, pour jeter un œil aux alentours alors que tout le monde était bien au chaud dans sa tanière.

Sa solitude lui projetait un goût de bile amer dans la gueule. Serrant légèrement les crocs, telle une statue intemporelle, comme si elle avait toujours été là, elle fixait l'entrée de la clairière, dans son indifférence suprême, la queue enroulée autour de ses pattes, membres comme des bâtons, ne cillant pas, n'agitant même pas une moustache. Son souffle se perdait dans la brume qui, telle une toile d'araignée, s'était lentement étendue jusqu'au camp, se glissant entre les herbes et les tanières, brouillant les traits et les contours du monde qui s'estompaient. Nuage de Luciole aimait bien la brume, mais la pluie et le froid engourdissaient ses sensations. Le moindre substitut de chaleur semblait lui être refusé et elle sombrait progressivement dans une léthargie que l'ennui rendait insupportable. Pourtant, rigide, elle ne faisait pas un geste, ne se détournait pas de cette tâche qui était sienne.

- Nuage de Luciole.

Une voix qu'elle connaissait avait chuchoté dans l'ombre à côté d'elle. Elle n'avait pas entendu son possesseur l'approcher, mais ne trahit nul signe de surprise, nul sursaut de peur, gardant cette surprenante maîtrise d'elle-même dont elle faisait preuve à chaque instant, ne tournant même pas les yeux, ce qui était inutile puisqu'elle savait déjà qui était là.

- Nuage de Guépard, laissa t-elle tomber, peinant à dissimuler la reconnaissance qui perçait dans sa voix qu'elle s'efforçait de rendre plate, distante, à chaque fois qu'elle le voyait. C'est gentil d'être passé me voir.

- Je te plaignais d'être toute seule sous la pluie et il fallait que je me dégourdisse les pattes. Je ne pouvais pas rester sans rien faire après notre nomination.

Il avança un peu, et entra dans le champ de vision de la novice. Son pelage pâle comme son corps fin semblaient, comme toujours, flotter un peu au-dessus du sol. Elle tenta de cacher son sourire hésitant sous un frémissement de ses moustaches. Le bonheur, ce petit être bizarre, venait toujours se percher sur son épaule lorsqu'il était avec elle. Nuage de Luciole avait peut-être toujours du mal à réaliser sans doute qu'elle était là, dans cette clairière, grâce à Nuage de Guépard.

- Tu ne peux pas savoir à quel point j'ai été ravi que Vent Doré soit mon mentor ! continua t-il.

- Je te comprends, c'est normal après tout. Il faut mettre les prodiges ensemble.

Il ne répondit rien mais Nuage de Luciole savait qu'il souriait. Elle se décida enfin à incliner la tête pour le regarder. Elle l'avait rarement vu comme ça. Nuage de Guépard avait les yeux qui brillaient, et cette brillance évoquait dans le cœur de la jeune apprentie une multitude d'étoiles argentées. Cette hâte enfantine qu'elle sentait poindre dans ses yeux, cet enthousiasme si inhabituel lui faisait perdre de son charisme mais il devenait soudain plus félin.

Presque à portée.

- J'imagine que tu dois avoir hâte de commencer l'entraînement. Moi aussi. Ma mentor n'est peut-être pas aussi douée que Vent Doré mais je sais qu'elle...

- Attends. Ne fais plus de bruit.

C'était fini de ce bref aperçu qu'elle avait eu de ses sentiments. Le jeune matou avait retrouvé son autorité naturelle, qui sonnait comme celle d'un adulte, et elle ne pensait même pas à argumenter. Elle se tut, se retournant légèrement vers lui pour lui faire comprendre qu'elle l'écoutait.

- J'ai entendu des pas. Là-bas.

Il désignait du bout de la queue l'entrée du camp qu'elle était censée garder. La novice éprouva alors l'espace d'un instant un profond sentiment d'abattement et de déception qui lui brûla la gorge. Si Nuage de Guépard avait entendu un bruit de pas, c'est qu'elle avait failli à sa mission première, qu'elle s'était déconcentrée, et que même si la tâche qu'on lui avait confié était ingrate, elle s'était montrée indigne d'elle et de la confiance qu'avait placé sa mentor en son sens du devoir. Mais Nuage de Luciole étouffa ce dégoût et cette colère tentatrice qu'elle sentait poindre en elle et déglutit comme pour les refouler.

- Où, précisément ? demanda l'apprentie d'une voix calme.

- Près de la barrière de fougères.

Nuage de Luciole fléchit les pattes et sauta raidement à bas du rocher, grimaçant à peine alors que ses membres crispés entraient en contact avec le sol. Elle étira rapidement son cou, fit craquer ses articulations et braqua son regard vers les formes floues des hautes plantes qui s'effaçaient sous l'insistant brouillard. Son fin flair ne lui était d'aucune aide dans cette ambiance humide et elle sentait progressivement son pelage se dresser sur toute la longueur de son échine.

Nuage de Guépard était resté sur le rocher. Même d'ici, elle sentait ses prunelles posées sur elle, l'intensité de son regard, son calme éternel et la manière dont il lui intimait d'attendre que la chose se montre. Naturellement, elle se pliait à ses exigences, même si elle aurait préféré aller voir. Nuage de Luciole ne désobéissait jamais à Nuage de Guépard. Elle le respectait trop pour cela. Et ça prouvait qu'il lui faisait confiance pour gérer la situation.

C'est alors qu'elle sentit, intuitivement, que quelque chose avançait vers elle. Souple sur ses appuis, elle continua à observer, cherchant à percer les mystères de la brume en les explorant de ses yeux. Petit à petit, une forme sombre se distinguait. Une silhouette qui faisait sa taille, peut-être un petit peu plus, et dont les déplacements ne laissaient aucune place au doute : c'était un autre félin. La novice sortit les griffes et retroussa légèrement les babines, prête à mordre, à défendre le camp.

Enfin, la chose émergea du brouillard. C'était effectivement un autre chat, elle ne s'était pas trompée. Un gamin à peine plus âgé qu'elle, aux muscles et aux côtes saillantes, au pelage noir et aux yeux ombrageux. Il avançait péniblement, la fourrure plaquée contre son corps, oreilles alertes mais regard éteint. L'inconnu ne semblait pas se rendre compte de l'endroit où il se trouvait. Cette intrusion éveilla une étincelle dans le cœur de la féline, mais encore une fois et comme toujours, elle ne la laissa pas l'envahir.

Aussi calme qu'une rivière gelée, profitant du fait que son pelage sale se dissimule dans les volutes insistantes, à pas aussi furtifs et légers que si elle avait derrière elle une longue pratique de la chasse, elle se retrouva si près de l'inconnu harassé qu'un bond aurait pu la faire atterrir sur son dos. Il ne l'avait ni entendue, ni aperçue, et elle remarqua combien il semblait fourbu. Son poil était taché d'éclaboussures de boue, son regard terne regardait le sol, sa longue queue traînait dans l'herbe et plus que tout, il n'émanait de lui rien d'autre qu'un profond abattement, une faille, une brisure qui semblait aspirer toute vie.

Nuage de Luciole ne laissa pas la peur et le doute naître en elle. Elle devait rester stable, confiante. L'intrus n'avait aucune chance.

Alors, elle bondit en silence, comme une ombre, une présence furtive qui frappait dans l'obscurité et disparaissait. Griffes sorties, muscles bandés, la jeune chatte voyait l'instant où elle le bousculerait, lacérant ses épaules, puis comment elle le plaquerait à terre, patte contre sa gorge. La seule chose qui ne la laissait pas de marbre, du moins en apparence, c'était cette envie et cette certitude dévorante de victoire, mener un combat pour le gagner. Un sourire fugitif était né sur ses babines.

Cela se passa si vite qu'elle n'eut même pas le temps de réfléchir.

Elle reçut un coup au ventre d'une puissance brutale, bestiale, se fit sauvagement lacérer l'oreille, renverser aussi aisément qu'une brindille et plaquer sur la terre molle avec une violence explosive. Souffle coupé, elle n'avait même pas pensé à crier pour appeler à l'aide, son estomac était en feu, ses yeux étaient aveuglés par le sang qui dégoulinait sur son front. Sa mâchoire était tordue par une patte noire qui la maintenait impitoyablement au sol, enfonçant sa tête dans la boue, bien trop aisément à son goût.

Sonnée, il lui semblait que la brume avait aussi pénétré son crâne pour brouiller les contours de son monde. Confusément, elle devinait que c'était bien l'inconnu qui l'avait ainsi malmenée. Si près, collée à lui comme ça, elle pouvait sentir son odeur malgré l'humidité, une odeur rance de peur et de sang, de solitude. A la douleur s'ajoutait également un sentiment d'incompréhension qui lui procurait des élancements dans le cerveau. Comment ? Son ventre la brûlait de rage et de déception. Comment ? Comment avait-il pu la battre avec autant de facilité ? Elle qui était l'une des meilleures combattantes du Clan, elle vers qui les regards convergeaient quand ce n'était pas vers Nuage de Guépard, elle qui représentait avec lui l'espoir d'un avenir ? Une frustration puérile la paralysait, alors qu'elle réfrénait sa colère et son choc pour ne tenter de montrer qu'un visage neutre, un sang-froid qui ne demandait qu'à bouillir en cet instant.

Nuage de Luciole comprit à ce moment-là qu'il ne fallait jamais sous-estimer un adversaire. L'humiliation qu'elle venait de subir lui raclait la gorge, et la saveur métallique de son sang qui coulait sur sa langue reflétait bien l'amertume qu'elle ressentait. Elle avait envie de crier mais la les sentiments qu'elle essayait de maîtriser lui coupaient le souffle, la laissait pantelante, vidée, incrédule et pourtant bien forcée d'avaler la réalité en même temps que la boue.

- Qui t'es, toi ? tonna l'inconnu d'une voix puissante où pourtant persistait la fêlure qu'elle avait aperçu dans ses yeux si peu de temps auparavant.

A ce moment, un rayon de soleil perça le brouillard. Nuage de Luciole ne s'en était pas rendue compte, étourdie par sa défaite, mais la brume commençait à se dissiper. En se tordant un peu le cou, elle pouvait distinguer la singulière silhouette de Nuage de Guépard et sut qu'il les regardait.

Même à cette distance, elle ne put soutenir son regard bien longtemps. Elle devinait la surprise sur son visage, et une incrédulité qui lui rappelait douloureusement la sienne. Le fait qu'il la voie dans une telle position de faiblesse, en sang, alors qu'il lui avait fait confiance pour s'occuper de l'intrus, lui était insupportable.

Le brouillard se teintait de nuances d'or et d'orange alors que le crépuscule l'embrasait. La nuit promettait d'être claire et fraîche. Mais la brume persistait dans la tête de Nuage de Luciole, alors que ses yeux fixaient son adversaire. Les babines retroussées, les crocs dévoilés, sans relâcher son étreinte sur sa mâchoire et ses immenses griffes dégainées, il attendait la réponse à sa question avec une impatience rageuse, triturant le sol, la queue battant furieusement ses flancs.

La féline était tellement abasourdie qu'elle semblait avoir perdu l'usage de la parole. Sa langue, égratignée dans le feu de l'action, lui faisait un mal de chien, et un soupçon de dignité et de fierté qui lui restait dans cette situation l'empêchait de se plier aux exigences de son agresseur.

C'était une étrange ambiance. Le soleil, boule de feu presque écarlate, lançait ses ultimes rayons de chaleur sur les silhouettes solitaires de la clairière. Tout semblait figé, le regard légèrement fier et provoquant de Nuage de Luciole, la rage qui se lisait dans les grognements du chat noir, et Nuage de Guépard qui semblait, pour une fois, indécis, alors que les dernières volutes de buée s'évasaient dans le néant.

A ce moment-là, elle entendit des voix, qui venaient dans son dos. Encore une fois, elle se tordit le cou, parvenant à contourner la poigne de son adversaire, et aperçut que Nuage de Guépard s'était beaucoup approché. Le chat au pelage pur semblait étrange, nota t-elle avec une pointe de peur. Ses pupilles étaient braquées sur le mâle noir, mais sans agressivité, avec un intérêt qu'elle n'avait jamais vu chez lui.

- Tu n'es pas comme les autres, toi, dit alors calmement l'apprenti. Tu m'as l'air intéressant.

L'inconnu plissa les yeux mais ne sembla pas aussi désemparé que la pauvre Nuage de Luciole. Bien qu'elle n'affichât, comme à son habitude, pas ses sentiments, une perplexité sans borne venait de s'ajouter au reste des tumultueux remous qui tempêtaient dans son crâne. La jeune femelle ne perdait son légendaire contrôle qu'en de rares occasions : elles étaient toutes liées à Nuage de Guépard. Impossible alors de réprimer ses émotions, de les bloquer dans un petit coin de son être : cette impression de perdition l'envahissait toute entière.

Pourquoi Nuage de Guépard avait-il dit ça à son agresseur ? Peut-être lui trouvait-il un intérêt parce qu'il était plus fort qu'elle ? Parce qu'elle avait perdu ? Elle savait qu'elle l'avait déçu, et elle s'en voulait affreusement de n'avoir pas pu répondre à ses attentes. Peut-être espérait-il trouver dans ce chat ce qu'il n'y avait plus en elle ? Elle ne comprenait pas. Nuage de Guépard n'avait jamais regardé personne comme ça, même pas elle.

Mais son trouble prit fin lorsqu'elle croisa les yeux de Nuage de Guépard. Seule sa certitude à lui pouvait ainsi effacer ses doutes. Elle sut en plongeant dans ce bleu qu'elle pouvait lui faire confiance, et cela suffit à la calmer. Ses muscles se relâchèrent et elle se remit à toiser l'inconnu, de nouveau neutre, attendant la suite.

La suite arriva bien plus tôt que ce qu'elle pensait. Les miaulements qu'elle avait entendu se rapprochaient : elle comprit qu'il s'agissaient des guerriers qui sortaient de leurs tanières, profitant du beau temps après l'obscur brouillard, avant que la nuit ne tombe.

Ce fut bientôt une petite foule qui les entourèrent, progressivement, en même temps que les conversations se turent, le camp sombra dans un silence surpris. Et, petit à petit, les félins semblaient sortir de leur surprise passagère et se mirent à discuter, jetant des coups d'œil aux deux jeunes, étalés en plein milieu de la clairière. Nuage de Luciole avait la sensation de pouvoir entendre leurs murmures qu'ils chuchotaient à l'oreille de tel ou tel voisin. Elle sentait l'incrédulité, voire la déception dans leur regard. Elle avait été battue, comme ça, et, comme elle au départ, les autres n'arrivaient pas vraiment à y croire.

Tout s'était passé beaucoup trop vite, sans transition.

Elle savait pourtant qu'elle n'avait pas le droit à l'erreur. Qu'elle était l'une des figures emblématiques de l'avenir, et qu'en tant qu'étrangère, elle devait faire deux fois plus pour prouver ce qu'elle valait vraiment. Jusque-là, tout s'était bien passé. Elle était forte, Nuage de Luciole, et les préjugés que certains auraient pu avoir à son sujet avaient fondu comme neige au soleil. Mais pire que tout, elle craignait d'avoir failli devant Nuage de Guépard, de s'être montré indigne de lui et de ce qu'il avait fait pour elle.

L'attente ne pouvait pas durer. Un guerrier rompit les rangs et, feulant, toutes griffes dehors, il s'approcha de l'inconnu. L'éclat furieux de ses yeux vairons, sa carrure imposante dissimulée sous un pelage d'un gris de tempête sembla suffisamment impressionner le noiraud pour qu'il lâche Nuage de Luciole d'un geste rageur, jetant des coups d'œil effrénés aux alentours, sans sembler trouver une issue dans la rangée hostile de fourrure hérissée.

Faisant appel au dernier soupçon de dignité qui perdurait au fond de son ventre, Nuage de Luciole garda la tête droite en se relevant et, essayant d'ignorer les regards ébahis posés sur sa fourrure grisâtre, se posta à sa place habituelle, près de Nuage de Guépard, avant de se retourner pour contempler la scène.

L'inconnu, la queue et les moustaches frémissantes, semblait jauger du regard le gros félin en face de lui. Griffes sorties, crocs dévoilés, il semblait prêt à vendre chèrement sa fourrure si jamais l'autre s'avisait d'attaquer : et il y avait dans ses yeux un tel éclat de sauvagerie que le matou se tenait à distance, faisant prudemment les cent pas de droite à gauche, ne perdant pas un instant l'autre mâle de vue.

- Hé, hé ! Qu'est-ce qui se passe, ici ? grogna soudainement une voix impatiente, alors que deux silhouettes fendaient la foule qui s'écartait respectueusement sur leur passage.

La lieutenante, Galet Blanc, et celle qui n'était ni plus ni moins que la cheffe du Clan du Tonnerre, Étoile Foudroyante, s'avançaient parmi leurs semblables, prenant à leur tour place dans la clairière. Le guerrier gris recula prudemment vers elle et leur chuchota quelques mots à l'oreille. Nuage de Luciole vit les deux sœurs hocher la tête et Galet Blanc, fidèle à sa réputation de grosse brute, cracha en direction du chat noir.

Étoile Foudroyante la laissa s'avancer. Elles fonctionnaient toujours comme ça : l'une testait, allait tâter, touchait du bout des griffes l'ampleur de la menace. L'autre, à l'arrière, observait, analysait, déduisait. Les deux faisaient la paire, l'une n'était pas grand-chose sans l'autre et selon Nuage de Luciole, c'était sûrement pour ça que le Clan était aussi prospère.

A les voir ainsi, on avait pas de doute sur les liens de sang qu'elles entretenaient. Toutes deux possédaient les mêmes rayures fauves, les mêmes yeux aux couleurs de forêt, et même leur stature, leur taille, ne différaient qu'à légèrement plus de muscles du côté de Galet Blanc.

- T'es qui, toi ? feula cette dernière à l'intrus comme si n'était que souillure sur ses coussinets. D'où tu viens ? Tu fous quoi ici ?

L'inconnu hésita, toujours sur ses gardes, poils hérissés et babines retroussées.

- J'm'appelle Lucane, lâcha t-il dans un feulement rauque, et Nuage de Luciole fut de nouveau étonnée d'entendre une voix si rêche et si brisée pour un félin de son âge. Je me suis perdu.

- Et d'où tu viens ? répéta la lieutenante, sourcils froncés, en s'approchant effrontément du matou, afin de bien montrer, à lui comme aux autres, qu'il ne fallait pas en avoir peur. Tu sais pas que t'es dans notre territoire ?

- Non, je savais pas ! Répondit férocement le félin. Comment j'aurais pu ? Et vous, vous êtes qui ?

- On est ceux qui vont t'arracher les moustaches si jamais tu ne t'en vas pas d'ici immédiatement, susurra la femelle avec un mépris contenu. Tu as intérêt à ta souvenir de la route parce je vais vite fait te dégager.

Pour la première fois, Nuage de Luciole aperçut la peur dans les yeux de Lucane. Une peur neuve, fraîche, mais terriblement dévorante. Celle du chat noir semblait hurler silencieusement en lui, comme si elle cherchait par tous les moyens, à s'enfuir, à s'exprimer pleinement en dehors de ce corps trop petit pour la contenir.

La novice ne savait pas d'où venait l'étranger, mais il était bien trop visible qu'il ne désirait pas y retourner. Sa respiration s'était faite plus paniquée, plus erratique, et le soleil couchant accentuait les ombres de son regard terne qui fixait sans semblant la voir la belliqueuse féline qui s'approchait de lui.

- Alors, tu pars ? Grogna Galet Blanc. On veut pas de toi ici ! Va crever à ailleurs si ça te chante mais t'as pas intérêt à rester dans nos pattes !

Et, alors que, toutes griffes dehors, la féroce femelle s'apprêtait à faire une démonstration de sa force, la voix d'Étoile Foudroyante l'interrompit.

- Galet Blanc, attends.

La farouche guerrière interrompit le balancement de sa queue hérissée pour laisser la verdure de ses prunelles s'orienter vers sa sœur.

- Quoi ? Cingla la concernée, visiblement déçue de ne pas avoir pu briser quelques os. Qu'est-ce qu'il y a ?

- Il a battu Nuage de Luciole, laissa tomber la cheffe de Clan en guise d'explication.

Encore une fois, la jeune féline ressentit la cruelle morsure de l'humiliation étreindre ses frêles côtes, mais elle fit comme si cela ne changeait rien, gardant malgré tout la tête droite, les yeux fixés sur la chatte rayée, attendant la suite comme les autres membres du Clan.

- Ouais, c'est vrai, concéda Galet Blanc. Mais j'aime pas les petits Solitaires dans son genre. Il pue la mort, les rats et l'infection, c'est répugnant. Je veux pas de ça chez nous.

La lieutenante, comme à son habitude, parlait du Clan du Tonnerre comme étant son Clan, sans que cela ait l'air outre mesure de déranger sa sœur. Elles fonctionnaient si bien ensemble que c'en était devenu naturel. Rien, dans leurs dialogues,n'était superflu, et elles parlaient surtout pour les autres félins, se comprenant suffisamment bien entre elles pour n'avoir besoin que d'un simple regard.

- Ce ne serait pas la première fois, objecta l'autre chatte d'un ton neutre.

- Mais on a plus besoin d'eux ! cingla la lieutenante en réponse. Ces temps-là, c'est fini ! Regarde comme nos chatons sont solides, nos guerriers bien formés, nos apprentis prometteurs ! Le Clan se suffit à lui-même. Ces choses pitoyables venues d'ailleurs, qui traînent dans les décharges et viennent pourrir dans notre clairière mériteraient d'être jetés dans un terrier de renard !

- Galet Blanc ! miaula doucement sa sœur, mi-amusée, mi-sérieuse.

- Désolée, désolée, je me suis emportée, maugréa la concernée en rangeant ses griffes sous le regard d'Étoile Foudroyante. Si tu veux qu'on le garde, on le garde, pas de soucis.

- Vous pourriez avoir au moins la décence de faire comme si j'étais là, grogna Lucane. Je suis pas un objet ! Comme si c'était vous qui alliez décider de si je reste !

-  Faudrait savoir, demi-portion. Pour l'instant t'as deux choix : tu crèves où t'acceptes. Je sais pas c'est quoi ta vie, d'où tu viens où ce que t'as fait pour être aussi terrifié à l'idée de retourner dans ton trou et je m'en bats les coussinets. Mais tu trouveras certainement personne d'autre qui t'acceptera, et on réitérera pas notre offre. Que ce soit clair, c'est un privilège, qu'on t'accorde.  A toi de voir, cracha Galet Blanc avec sa douceur légendaire.

Nuage de Luciole n'osait regarder Nuage de Guépard. Elle devinait que ses yeux ne la voyaient pas, qu'ils étaient fixés sur ce petit être noir, qui cherchait dans la foule un comportement ami, perdu dans une solitude lointaine, une mer déchaînée qui commençait seulement à s'apaiser. La jeune femelle se sentait étrangement, inexplicablement hostile face à ce nouvel individu, mais sans que son instinct ne lui souffle peur ou danger. Le comportement de Nuage de Guépard en était sûrement la cause.

Curieuse malgré elle, elle observait les réactions du chaton : son visage était passé de la colère à l'indignation puis à la réflexion. Un silence tendu s'étendit parmi les félins du Clan du Tonnerre : tous le regardaient avec une impatience proche de l'avidité. Nuage de Luciole se prit à espérer son départ. Quelque chose lui soufflait que, si il restait, sa vie à elle se retrouverait changée de manière radicale, et ce dans le mauvais sens. Pourtant, le mâle blanchâtre à côté d'elle ne semblait pas partager son avis. La chatte avait appris à le connaître, du moins plus que la plupart de ses camarades, et et elle sentait qu'il avait envie que Lucane prenne sa place parmi eux. Avait-il lui aussi pressenti ce basculement ? Le voyait-il, contrairement à l'apprentie, comme quelque chose de positif ? Perturbée, un tic involontaire fit tressaillir son oreille.

Finalement, l'échine hérissée de Lucane et sa queue gonflée retombèrent, laissant admirer à la vingtaine de chats présents sa fourrure terne, ses côtes saillantes et ses pattes frêles. A cet instant sans doute, et cela ne fit qu'enfoncer encore plus la jeune féline, ils se demandaient comment ce matou, si petit et si maigre, avait-il pu paraître aussi impressionnant seulement quelques instants auparavant.

Il y eu un instant de silence. Impatiente, Galet Blanc triturait la terre sous ses pattes, les yeux plissés dans un rictus crispé. Plus modérée, sa sœur se léchait l'épaule, feignant la désinvolture, mais Nuage de Luciole pouvait percevoir l'intérêt qu'elle portait à ce qui était en train de se passer.

- D'accord, finit par soupirer Lucane. J'accepte de rejoindre votre Clan.

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