Chapitre deux - Confrontation


La mélopée des feuilles bruissantes réveilla Lucane, mais il n'avait pas envie de se lever. Roulé bien trop confortablement sur sa litière, il laissait la silencieuse quiétude dénouer ses épaules, détendre ses muscles. Cela faisait longtemps qu'il n'avait pas profité d'un tel sommeil réparateur et se délectait de chaque instant de son émergence. Sans se presser, comme une fleur en train d'éclore, il ouvrit les yeux pour contempler la paroi de la tanière des novices, amoncellement de petits bâtons et de feuillages délicats qui venaient chatouiller le haut de son dos.

Il fit craquer ses articulations, étira ses pattes et se leva d'un bond, se cognant immédiatement la tête contre une branche qui dépassait.

Quel imbécile tu fais ! se réprimanda t-il en se donnant un petit coup de patte, ce qui, étrangement, n'arrangea en aucune façon la douleur lancinante de son oreille.

Le petit félin noir se releva, avec plus de précautions cette fois. Bâillant à s'en décrocher la mâchoire, il jeta avant de commencer sa toilette un petit coup d'œil aux alentours. Spacieuse et dégagée, la tanière était baignée d'une douce lumière verte. Dans l'air humide du mauvais temps de la veille, on détectait encore les effluves d'une lourde saison verte qui s'achevait, débitant les parfums monotones de l'herbe écrasée par la chaleur. Se mêlaient à ces senteurs celles de tous les novices du camp, mais la plupart étaient encore inconnues à ses narines. Il ne reconnaissait que deux d'entre elles, dont son cerveau s'était lentement imprégné : l'une appartenait à la gamine au pelage sale qui l'avait agressé hier. L'autre, c'était celui du mâle bizarre aux yeux et au poil délavés.

Il s'étira voluptueusement, tendant ses pattes l'une après l'autre, grimaçant sans retenue, tout courbaturé. Il sentait le soleil déjà haut dans le ciel, et ne cessait de s'en étonner. Lui qui avait l'habitude de ne dormir que d'un œil, de se réveiller au moindre bruit, au moindre effleurement du vent sous sa fourrure; lui qui avait passé ses dernières nuits dans la rigueur de la forêt, dont l'instinct de survivant avait pris possession de son corps, avait dormi jusqu'à midi ? Il eut un rire mi-amusé, mi-désabusé. Les trois souris qu'il avait dévorées la veille étaient sans doute pour quelque chose dans sa longue sieste. Le ventre plein, il se sentait plus lourd, mais d'une lourdeur qui avait quelque chose d'agréable, de satisfaisant, une lourdeur qu'il n'avait pas connu depuis plusieurs semaines et qui lui faisait du bien.

Alors qu'il terminait de nettoyer son poil noir miteux, un félin fit son entrée dans la tanière. Malgré lui, comme si des résidus de terreur s'y étaient ancrés, le pelage de Lucane se hérissa. L'autre novice n'avait pourtant rien d'impressionnant : le pelage telles des flammes ondulées, les prunelles vertes comme les profondeurs des bois, ses yeux fins comme deux brindilles semblaient, d'un air méfiant, le scruter à la dérobée. De taille moyenne, il avait une stature plutôt effilée pour un chat de la forêt et, si il n'y avait pas eu une telle expression dans son regard, le nouvel apprenti aurait qualifié son air d'espiègle, voire de rusé. Il était quand même certain qu'il aurait amplement pu le maîtriser si jamais il montrait ne serait-ce qu'un petit peu d'hostilité.

Mais le matou n'en montra pas, et Lucane se contenta d'un signe de tête hésitant que l'autre lui rendit avec plus de formalité. Aucun d'eux ne parla pendant un court instant. Sans doute pour éviter que la gêne s'installe, le rouquin miaula d'une voix aigüe :

- Je m'appelle Nuage Incandescent.

- Euh... ravi de faire ta connaissance, répondit le jeune félin, ayant repêché à grand-peine la formule de politesse reléguée au fin-fond de son cerveau.

- Il y a une assemblée dans la clairière, ajouta le matou en se détournant, comme si il ne savait pas comment se comporter face au nouveau venu.

- J'arrive de suite, assura le chat noir, mais Nuage Incandescent était déjà sorti.

Un peu vexé, il se donna un dernier coup de langue sur le poitrail et d'un air réservé, s'en alla à son tour, un peu à regret, de l'agréable tanière.

Dehors, il faisait beau. Le soleil brillait de tous ses feux dans un ciel clair, net et dégagé, sans le moindre nuage. Un vent chaud balayait les branches faîtières des chênes et des hêtres dont les racines noueuses marquaient l'orée de la clairière. Juste devant lui, majestueux et imposant, le promontoire gris s'élevait, tranchant avec netteté sur le vert de l'herbe. A sa droite, majestueux et imposant également, le Clan du Tonnerre était rassemblée en une foule compacte et levait les yeux vers la tâche brune et fauve, Étoile Foudroyante, perché au sommet de la pierre avec une aisance que devait conférer des lunes d'habitude.

A la vérité, bien qu'il fût arrivé hier, les coutumes du Clan ne le dérangeaient pas le nouveau venu : elles n'étaient pas pour Lucane dépourvues de sens; même, il admirait l'organisation et l'efficacité des félins de la forêt. Contrairement à la troupe dans laquelle il avait vécu depuis sa naissance, tous semblaient avoir un rôle bien défini, et l'entraide, et la fraternité prenaient plus de place encore. Leur quotidien semblait également plus paisible que celui qui avait été le sien, sans doute grâce à ces traditions qu'il lui faudrait apprendre et qui l'impressionnaient déjà.

- Que tout le monde se rassemble pour une assemblée de Clan ! rugit la cheffe du haut de son perchoir dès qu'elle vit que le matou sombre entrer dans la clairière.

Les murmures du groupe cessèrent soudainement, et deux félins sortirent précipitamment de leur antre pour se joindre à la masse. Restant un peu à l'écart, s'efforçant d'avoir l'air digne, Lucane s'assit, enroulant sa queue pelée autour de ses pattes, regardant Étoile Foudroyante. Cette dernière observait son Clan avec circonspection puis, plissant les paupières, observa :

- Joli Jonc et Feuille de Laurier ne sont pas là ?

Aux regards qu'échangèrent les guerriers, aux ronronnements amusés des apprentis et à la mine énervée qu'abordait la sœur de la cheffe installée au pied du rocher, les deux félins devaient être une blague récurrente ayant l'habitude de briller par son absence.

- Ils sont introuvables depuis l'aube, fit observer un jeune mâle en peinant à réprimer le tremblement convulsif de ses moustaches. Je crois qu'ils sont partis chasser.

- Personne ne leur a donc rappelé cette assemblée ? grogna Étoile Foudroyante, mais Lucane voyait qu'elle avait plus l'air amusée qu'en colère.

- Si, j'ai averti Joli Jonc mais lui n'a pas dû le dire à Feuille de Laurier. Du coup, il a oublié et ils sont partis. Désolé, Étoile Foudroyante, miaula doucement le jeune félin, peinant lui aussi à dissimuler un petit sourire, sans doute pour montrer l'exemple.

- Ne t'en fais pas, Racine de Bouleau, le rassura la femelle. Espérons qu'ils ne déclenchent pas une bataille en voulant trancher sur qui a la plus grosse proie.

Lucane croyait que c'était une métaphore.

- Le Clan de la Rivière doit s'en souvenir, de la dernière fois ! miaula quelqu'un dans la masse.

- Prions nos ancêtres pour qu'ils n'aient rien trouvé, ajouta un autre, et une rumeur amusée, rapidement interrompue par Étoile Foudroyante, déferla sur la clairière.

Cette dernière reprit :

- Tant pis pour eux. Racine de Bouleau, je compte sur toi pour les prévenir de ce qu'ils ont raté à leur retour. Maintenant, taisez-vous.

Le Clan sembla soudain retrouver de son sérieux. Intimidé par tous ces regards fiers et par le silence rigide qui s'était soudain installé parmi les félins, Lucane perdit de sa superbe et bomba le poitrail pour faire bonne impression.

- Hier fut un jour spécial, déclara la meneuse. Nous avons accueilli dans nos rang cinq nouveaux novices. Nuage de Luciole, Nuage de Perle, Nuage de Corbeau, Nuage de Guépard et Nuage d'Aurore. Avancez-vous.

Les cinq nommés s'approchèrent doucement du promontoire. Parmi eux, Lucane reconnut la grisâtre et l'élégant félin au poil clair. Ses yeux se plissèrent et il le fixa avec tant d'intensité qu'il ne prit pas la peine d'observer les autres chats. Tendu dans sa concentration immobile, étrangement convaincu qu'une confrontation entre eux serait inévitable bien plus tôt que ce qui ne le pensait, il ne put empêcher les poils de son dos de se dresser légèrement sur son échine lorsqu'un tic agita l'oreille du matou pâle.

Mais tout le monde avait les yeux rivés sur Étoile Foudroyante, alors il reporta son attention sur elle.

- Je voudrais débuter un nouveau baptême, poursuivit-elle. Comme vous le savez sûrement tous, hier soir est arrivé un nouveau félin. Nous ne savions pas d'où venait ce solitaire mais nous avons décidé de le recueillir parmi nous. Quelqu'un a une objection ?

Elle jeta en disant ça un bref coup d'œil à sa sœur qui grogna, comme pour signifier que leur discussion de la veille ne comptait plus. Les autres guerriers du Clan, bien que Lucane vit certains échanger quelques regards, manifestèrent leur approbation par un signe de tête. Soulagé, le jeune noiraud laissa échapper un soupir, et presque tout le monde tourna la tête vers lui, semblant enfin se rendre compte de sa présence.

La peur le saisit comme un réflexe oublié et il dut se forcer à ne pas courber le dos. Il croyait voir à travers les ombres étendues comme une menace fantôme sur le sol vert et brun, un danger inaltérable, un discret éclat de sang. Les assemblées, quand il en était le centre de l'attention, n'avaient jamais été pour lui un bon souvenir, et il portait en son cœur les séquelles de ce qu'elles pouvaient provoquer.

Lucane prit une grande inspiration et, à défaut de sourire, il leur adressa un geste de la queue que quelques-uns lui rendirent.

- Bien, reprit la cheffe. Nous pouvons donc dès à présent commencer le baptême. Lucane, approche-toi du promontoire.

Impressionné, mais le port de tête altier, le jeune matou se mit droit sur ses pattes et s'assit respectueusement à quelques longueurs de queue de la roche. Il sentait dans son ventre que quelque chose d'important se déroulait, et son instinct l'avait rarement trompé. A ses côtés, il entraperçut le mâle blanchâtre et était persuadé que son regard clair, d'une froideur presque céleste, observait avec une attention presque hautaine le moindre poil de son pelage.

- Lucane, commença la femelle rayée. Tu es arrivé hier parmi nous et tu as accepté la place que l'on t'offrait : grand bien t'en fasse. Je vais désormais te donner ton nouveau nom, afin que ta nouvelle vie, avec le Clan du Tonnerre, puisse enfin débuter.

"Un nouveau nom ?" songea le jeune matou, alarmé.

Il se sentait plus que réticent. Il ne voyait pas pourquoi ces félins auraient le droit de lui prendre Lucane, car il avait toujours fait partie de son identité, de lui. Lucane, c'était lui, c'était personne d'autre et, malgré toutes les horreurs qu'avait subi ce nom, il voulait le conserver, du moins encore un peu, juste pour être sûr de se débarrasser sans douleur de son ancienne existence.

Mais il ne dit rien, encore peu habitué à parler dans cet environnement inconnu. Il n'était pas sûr, même, qu'il ait le droit d'interrompre la femelle. Acceptant son sort, il resta bien droit, campé sur ses pattes, une légère crainte au fond de ses prunelles.

- Lucane, par ma parole et celle du Clan du Tonnerre, je te donne désormais ton nouveau nom. Qu'il te donne force et courage et qu'il t'accompagne dans ton apprentissage, jusqu'au jour ou tu deviendras guerrier. Tu t'appelleras Nuage Sombre, et ton mentor, à qui je confie la charge de faire de toi un digne combattant, sera Murmure Cristallin, qui est prêt à prendre son premier apprenti. Je te souhaite une bonne intégration au sein de ta nouvelle famille.

"Nuage Sombre", se dit Lucane, peinant à y croire.

Nuage Sombre... ça lui paraissait affreusement banal, comme nom. Il avait le pelage noir et les yeux foncés, donc on l'appelait Nuage Sombre ? Selon lui, ce n'était pas juste qu'on le nomme sans avoir appris à le connaître, et il aurait aimé rester Lucane encore un peu. Parce qu'il préférait ce nom et qu'on lui avait donné pour une raison valable, une cause tangible plus profonde que la couleur de son pelage.

Néanmoins, lorsque la cheffe bondit à bas de la roche pour lui effleurer la truffe du museau, il se sentit électrisé, soudainement fier et immensément reconnaissant de faire partie de ce un, de ce tout, de cet ensemble multicolore qu'était le Clan du Tonnerre.

Peut-être aurait-il dû dire quelque chose, mais son émotion lui enserrait la gorge. Un courant parcourait ses membres raides, chevauchait ses muscles fatigués, et dans ses yeux bleus scintilla un nouvel éclat.

Comment expliquer ce sentiment ? C'était une vague puissante qui balayait le reste. Les dernières semaines, les derniers évènements de sa vie, la solitude impuissante à laquelle il avait été réduit furent soudainement effacées, écrasées, jetées dans le néant pour laisser place à la sérénité et aux prunelles vertes d'Étoile Foudroyante. Son passé ne comptait plus ici, seul le futur importait. Il pourrait cesser de fuir ses cauchemars invisibles et se démener pour sa nouvelle vie, puisque maintenant, il s'appelait Nuage Sombre et il faisait partie du Clan du Tonnerre.

"Merci" miaula t-il intérieurement à la féline.

L'instant magique fut brisé lorsque cette dernière détourna le regard, laissant place à un matou d'apparence torve, gris de la pointe des oreilles au bout de la queue. Il lui sourit et lui effleura à son tour le museau. Nuage Sombre comprit qu'il devait s'agir de Murmure Cristallin, et, comme il semblait chargé de s'occuper de lui, se dit-il, il y aurait au moins quelqu'un pour répondre à ses questions, qu'il sentait remuer dans sa bouche, frémissantes comme un poisson hors de l'eau.

Puis, après un petit instant, Étoile Foudroyante se remit sur le promontoire et Nuage Sombre sut qu'il pouvait retourner à sa place. Cela lui faisait tout drôle de se dire qu'il en avait une, à présent.

Murmure Cristallin lui sourit, et retourna parmi les plus âgés. Le silence n'avait pas été brisé, et le jeune félin ne put qu'admirer la discipline de ses camarades.

- Je voulais également vous avertir, continua la chatte, des tensions qui règnent entre le Clan de la Rivière et le nôtre -pour ne pas changer. Je ne peux que vous recommander d'être vigilants à leurs frontières et quand vous vous aventurez près des Rochers du Soleil.

"Le Clan de la Rivière... pensa Lucane, enfin Nuage Sombre, se rappelant de ce qu'avait dit la meneuse sur les félins absents. Il y en a donc d'autres !" Décidément, il allait avoir beaucoup de choses à demander à son mentor.

- Depuis les incessantes bagarres et provocations menées par certains membres de notre Clan, et, en disant ça, la cheffe avait un petit air pincé, Étoile Torrentielle semble moins prompt à nous pardonner. Nous ne pouvons donc plus compter sur sa gentillesse dont nous avons, je pense, suffisamment abusé. Alors je compte sur vous pour cesser les agressions inutiles et vos enfantillages. Si vous croisez une patrouille du Clan de la Rivière aux Rochers du Soleil, ignorez-les. Je vous interdit de vous en approcher. Nous règlerons ça entre chefs. C'est bien clair ?

Étoile Foudroyante jeta un bref coup d'œil aux alentours, mais nulle voix ne contesta ses paroles, bien que quelques regards lourds de sens soient échangés parmi la foule.

Elle clôtura donc ce discours par un petit signe de l'oreille et, d'un seul bond gracieux, se retrouva à bas du promontoire. Elle adressa un petit sourire aux nouveaux novices, et se retira dans une crevasse que Nuage Sombre n'avait pas remarqué jusqu'alors, couverte d'un rideau de lichen. Presque immédiatement, celui-ci se retrouva tout seul, ne sachant où aller alors que tout le monde partait d'un côté où de l'autre. Un peu paniqué, il chercha Murmure Cristallin du regard. Il l'attendait un peu plus loin, son doux regard gris braqué avec une légère condescendance sur ce qui devait lui sembler un pauvre petit chaton perdu. Se sentant humilié, Nuage Sombre se lécha l'épaule et trotta vers le guerrier.

- Tu dois avoir beaucoup d'interrogations, fit celui-ci dès qu'il fut arrivé à portée. Tu veux qu'on s'installe quelque part pour en discuter tranquillement ? Je n'ai rien de particulier de prévu, aujourd'hui.

"Tiens, sa voix est aussi ennuyeuse que son pelage", songea Nuage Sombre, tout en n'éprouvant qu'une légère culpabilité à cette pensée.

- Bien sûr, répondit-il, essayant de rester le plus neutre possible.

- Allons nous installer plus loin, alors, miaula le félin gris en désignant du bout de la queue quelques fougères, un peu à l'écart, sous lesquelles on pouvait s'abriter.

Ce coin d'ombre était occupé par une petite femelle toute pâle au pelage nuageux, qui faisait sa toilette. Curieuse, elle les regarda s'approcher, et s'éloigna poliment lorsqu'elle comprit que Murmure Cristallin souhaitait s'installer. Nuage Sombre la regarda partir, déterminé à graver dans son esprit les visages de ses désormais congénères.

- Ne t'en fais pas, chuchota son mentor comme si il avait deviné ce à quoi Nuage Sombre pensait. Tu ne tarderas pas à faire la connaissance avec les autres. Tu t'intégreras facilement, il n'y a pas beaucoup d'imbéciles dans les novices de cette année.

Et il lui sourit, d'un sourire un peu effacé. Le jeune mâle ne lui faisait pas encore assez confiance, enfin, il ne le connaissait pas encore assez bien pour lui faire part de certaines de ses appréhensions. Il jeta un bref regard en arrière et remarqua, avec la surprise qui accompagne un fait dont on était quasiment sûr, que le félin aux yeux bleus, immobile au milieu de la masse grouillante, le fixait. Son attitude indiquait une intense observation. Comme son ombre, établie à ses côtés, la chatte aux différentes nuances de gris restait dans une posture pleine de méfiance.

Nuage Sombre n'aimait pas ça. Les poils de sa nuque se hérissèrent, intentionnellement. Ils allaient devoir se battre. Il ne saurait comment l'expliquer, mais il le savait. Un affrontement allait se produire, devait se produire. C'était comme si, l'autre mâle, par de subtiles provocations, l'amenait à vouloir lui faire face. Cette impression de manipulation lui frisait les moustaches, et il était véritablement énervé, alors que la lutte n'avait pas encore commencé. Il le cherchait, mais lui ne laisserait personne le battre ou le déshonorer. Si il continuait à le titiller, il allait voir.

- Nuage de Guépard et Nuage de Luciole, commenta Murmure Cristallin, ne sentant pas l'agressivité de son élève. Ces deux-là feront de bons guerriers. Et toi aussi, si j'en crois ce qu'on m'a raconté sur votre petite... escarmouche.

- Hein ? Oh, oui, ça, répondit le nouvel apprenti, en se remémorant non sans une légère culpabilité pour le coup, le combat d'hier.

La femelle le fixait. Ses yeux, d'un vert pâle légèrement citronné, luisaient même alors qu'il faisait grand jour. Ce devait donc être Nuage de Luciole, car, tout comme on l'avait appelé Nuage Sombre de par son apparence obscure, on avait dû la nommer ainsi pour ses prunelles qui brillaient comme ces insectes. L'autre, Nuage de Guépard, donc, devait sans doute son préfixe à son pelage doré comme les anciens grands félins.

- Tu dois être perdu, miaula Murmure Cristallin avec condescendance. Comment était-ce, là où tu vivais avant ?

Nuage Sombre se crispa légèrement et se détourna de ses désormais camarades. D'un ton neutre, obligeant ses yeux à ne rien dévoiler, il déballa d'un ton monocorde les banalités de son ancienne existence.

- Je vivais dans un groupe de chats errants. C'était totalement désorganisé, pas comme ici. On avait un chef, enfin à peu près, mais c'était les mères qui s'occupaient de leurs petits. Les vieux et les adultes étaient livrés à eux-même. Il n'y avait pas vraiment de règles. Pas de code d'honneur. Les plus forts s'en tiraient, voilà tout.

- Ça devait être dur, commenta Murmure Cristallin.

- Pas tant, je m'y suis vite habitué. Mais je pressens qu'ici c'est pas pareil. N'est-ce pas ?

- Il va te falloir apprendre beaucoup de choses, en effet. Mais je me fais pas de souci. Tu sais quoi ? On va profiter du temps qu'on a ensemble et je t'expliquerai les bases. Demain, je pourrais commencer à t'entraîner et à aller voir du pays. L'un des meilleurs moyens de s'informer est aussi de parler aux autres, alors n'hésite pas. Personne ne sera dérangé par toi, ne t'en fais pas.

Nuage Sombre hocha la tête en signe d'assentiment.

Ainsi, le maître et l'élève, sous les yeux inquisiteurs de curieux qui ne se gênaient pas pour le dévisager, se mirent à converser. Murmure Cristallin, même si il n'était pas passionnant, savait répondre avec justesse et précision aux interrogations de Nuage Sombre. Le jeune chat pouvait sentir une excitation presque enfantine, un désir brûlant de faire ses preuves, l'envahir en même temps que ces sentiments tremblaient dans la voix du guerrier. Le fait qu'il soit son premier élève n'y était sans doute pas pour rien; et, plus ils discutaient, plus le noiraud était convaincu qu'une gerbe d'étincelle qui se cachait ne demandait qu'à jaillir et s'enflammer dans le cœur de son mentor. N'ayant rien perdu de sa capacité à juger les gens rapidement et efficacement, Nuage Sombre commençait à cerner le personnage.

Il apprit donc ce que le guerrier appelait "les bases". La hiérarchie lui vint assez facilement, mais le plus difficile à retenir étaient les noms. Celui d'Étoile Foudroyante, qu'il avait déjà compris en tant que cheffe, de sa lieutenante, Galet Blanc, du guérisseur, dont le concept était tout à fait nouveau, Battement Éphémère, de son élève, Nuage de Chêne, dansaient déjà dans sa tête, et ce n'était que les félins les plus importants du camp.

L'organisation le stupéfiait, bien qu'il n'en montrât rien, se contentant d'avaler toutes les informations que l'autre disait. Elle semblait affreusement niaise et douce comparé à son ancien groupe. Là-bas, il ne serait venu à l'idée de personne de garder les vieux chats avec eux, de nourrir les mères en priorité, de veiller à ce que chaque jeune chat puisse bénéficier d'une formation efficace.

Personne n'aurait songé non plus à respecter les vieux croulants, ou instaurer un système permettant de soigner soit les blessures infligées au combat, soit par pure maladresse. Cernant le nombre d'avantages que cette vie pourrait lui apporter, Nuage Sombre se sentit vaguement heureux. Peut-être pourrait-il retrouver un semblant d'existence après s'être retrouvé à l'état de pauvre loque errant misérablement dans la forêt, chose qu'il n'aurait à l'époque pas crue possible.

- J'ai vu que tes pattes étaient en mauvais état, d'ailleurs, commenta Murmure Cristallin, usant une fois de plus de son don perturbant qui semblait lui permettre de deviner ce à quoi il songeait. Peut-être devrais-tu aller voir Battement Éphémère. Par la même occasion, tu pourrais demander à quelqu'un de te ton âge de te faire visiter le camp.

Nuage Sombre hocha la tête, se promettant de ne choisir aucun des deux cinglés qui le reluquaient comme une bête depuis qu'il était arrivé. Mais les visages des autres, qu'il avait seulement croisés, se mélangeaient déjà dans sa tête. Le nom de Nuage Incandescent lui revint mais il ne parvenait pas à se rappeler son visage. Il y avait trop de choses, d'odeurs, de fourrures et de voix différentes pour qu'il puisse tout assimiler en une fois.

"Je n'aurais qu'à prendre le premier venu", se promit-il. "Ils se ressemblent tous, de toute façon".

C'était vrai. Tous les apprentis avaient quelque chose, une expression dans le regard ou peut-être dans leur manière de se mouvoir, qui faisaient qu'ils se ressemblaient de manière perturbante. Peut-être la sensation de savoir qu'ils étaient chez eux. Qu'ils avaient un foyer et qu'ils étaient prêts à se battre pour le protéger, et protéger les chats qui constituaient leur famille.

En ça, Nuage Sombre n'était pas comme eux. Il paraissait perdu. Complètement égaré, malgré la froide assurance qui se dégageait de sa posture. Il avait oublié ce que ça faisait d'être chez lui et n'arrivait pas à considérer cet endroit comme tel.

Le soleil était à mi-chemin de l'horizon alors qu'il se levait, étirant voluptueusement son corps souple. Sous les rayons de l'astre, les ombres de son poil s'accentuaient, lui donnant une profondeur perturbante, comme si il n'y avait en fait que du vide à l'intérieur de lui.

- C'est où qu'il est, Battement Éphémère ? questionna le novice.

D'un petit geste de la queue, son mentor désigna une petite crevasse, dissimulée par un rideau de bruyère, un peu à l'écart du camp. Il lui adressa un sourire encourageant, comme si il l'exhortait à s'avancer, à oser aller parler à ceux qui pouvaient lui donner une nouvelle vie, à s'intégrer. Nuage Sombre n'aimait pas la sensation qu'il avait d'être forcé. Il aurait voulu y aller à son rythme. Attendre encore un peu, juste pour être sûr.

Mais l'habitude d'obéir sans la moindre once d'hésitation dissimula son doute et, d'un pas décidé, il s'en alla vers la tanière.

Il n'avait pas fait quelques pas quand une voix retentit derrière lui, l'appelant par son nouveau nom. Se crispant immédiatement en décelant le ton agressif de cette dernière, il tourna la tête.

Une jeune novice, la queue battant les flancs et une lueur fanfaronne plaqué sur un museau arrogant le toisait de haut. Elle était très grande, avec des longues pattes maigres. Nuage Sombre lui envoya un regard assassin, prévoyant dans son attitude une envie de chercher la bagarre. Cela ne l'intéressait pas. Elle paraissait encore plus faible que celle d'hier, et ne lui faisait pas peur. Enfin, c'était une femelle, quoi.

Jetant un regard en coin à son mentor et se rendant compte qu'il n'était plus à sa place -super-, il se sentit empli d'une sensation de blocage. Avait-il le droit de se battre contre ses camarades ? Est-ce que c'était permis de leur faire du mal, de les remettre à leur place ? Ses oreilles s'orientèrent nerveusement vers l'arrière alors que la grande au physique de sauterelle s'avançait le plus naturellement du monde vers lui. Seules ses griffes dégainées pouvaient laisser entendre ce qu'elle comptait faire. Son museau reflétait la grâce et la froideur d'un éclat de lune sur un cours d'eau, et elle ne semblait pas énervée, pas inquiétée, juste un peu hautaine, comme si ce qu'elle s'apprêtait à faire était parfaitement gratuit mais justifié par son bon vouloir.

Le nouvel apprenti n'avait pas peur. Il n'avait pas pris la peine de se mettre en position d'attaque. Il attendait patiemment, il attendait la suite, comme toujours. L'initiative pouvait trop souvent mettre en danger, et ça, il l'avait appris à ses dépends.

La sauterelle se raidit un court instant, et l'instinct de Nuage Sombre s'éveilla d'un coup. Elle allait y aller. Ses muscles se contractèrent et ses naseaux se dilatèrent. Ses yeux bleus lancèrent le reflet du combattant et un léger grognement, d'avertissement, sortit de sa gorge.

- Si j'étais toi, je ne m'y frotterais pas.

Les têtes des deux belligérants se retournèrent en même temps vers la voix de Nuage de Guépard. Le chat doré était revenu, on ne savait d'où ni comment. Était-il même parti ? Perdu dans une agressivité déterminée, Nuage Sombre émit un feulement qui s'adressait surtout à lui-même pour s'être laissé embarquer dans cette satanée situation.

- Vu comment Nuage de Luciole s'est fait battre, tu n'aurais pas la moindre chance.

Les yeux clairs de l'autre apprenti s'orientèrent vers ceux de la novice et lui fit un imperceptible signe de la tête.

- Il faut mieux que ce soit moi.

Et il prit sa place. Le plus naturellement du monde. L'autre avait l'air incroyablement frustrée, et décocha à Nuage Sombre une œillade qu'il soutint sans broncher. Il se promit que jamais il ne ferait confiance à cette chatte qui semblait changer d'humeur comme tourne le vent et pouvait dissimuler à ce point ses émotions sous son museau.

Mais son plus gros problème était bien évidemment Nuage de Guépard. Il semblait que les silhouettes des autres jeunes félins s'agglutinaient autour d'eux alors qu'ils se toisaient, deux ombres silencieuses dans la lumière du couchant, deux entités sur le point de se livrer un combat qui promettait d'être mémorable. Croyant discerner dans la masse de fourrure la grisâtre féline collée à celui qu'il allait combattre, il fit une grimace. A contre-jour, il lui était difficile de distinguer les chats, mais distinguait nettement leurs yeux fixés sur lui. Cela le crispait. Quitte à se battre, il aurait voulu le faire seul dans un endroit dégagé, car régler ses comptes en public n'était jamais une bonne idée. De fait, avait prévu que ce moment arriverait, mais il n'était pas prêt.

Les deux se tournaient autour. Le félin doré était calme et fixe, alors que Nuage Sombre semblait l'incarnation de la colère contenue, les moustaches frémissantes et les pupilles ouvertes au maximum. Pourtant, il n'attaquait pas.

- Alors, qu'est-ce que tu attends ? le nargua Nuage de Guépard, les yeux grand ouvert, ses prunelles irréelles telles un ciel bien trop bleu fixées sur le corps du matou qui se crispa au léger sourire flanqué sur les babines de son adversaire. Viens te battre !

Alors, le chat noir s'élança dans un frémissement de fureur.

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