Prologue

I'm going to take my time
I have all the time in the world
To make you mine
It is written in the stars above 


Azura rencontre Gaël en maternelle.

Il colorie son lapin de Pâques sans application, une moue triste aux lèvres. Son feutre préféré, le brun caramel, commence à rendre l'âme. La couleur s'amenuise peu à peu sur le papier. Malgré tous les efforts du garçonnet, elle disparaît bientôt totalement. Il contemple la pointe sèche sans prendre la peine d'empêcher les larmes de se former dans ses grands yeux noirs. Personne ne les verra de toute façon. Il aimerait un ami, ou même juste un camarade avec lequel passer le temps, mais les autres enfants semblent ignorer jusqu'à son existence. Peut-être est-ce à cause de ses lunettes, de sa peau sombre ou des cheveux frisés hérités de son père. Aucun garçon de sa classe ne lui ressemble. Azura n'a pourtant pas l'impression d'être si différent des autres.


« Il est moche, ton dessin. »


De surprise, Azura pousse un petit cri. Il n'avait pas vu l'autre garçon s'approcher de lui, tout préoccupé qu'il était par la mort prématurée de son précieux feutre. Il le serre dans ses petits poings comme pour le cacher et relève la tête. Debout devant sa table, l'autre enfant inspecte le fameux dessin d'un air sévère. Ses sourcils froncés et ses mains serrées sur ses hanches lui rappellent la posture que prend sa maman pour le gronder - celle-là même qu'elle adoptera en réalisant qu'il lui faudra encore acheter une nouvelle collection de feutres.


« T'es nul. Laisse-moi t'aider. »


Le garçon inconnu part chercher sa trousse et tire une chaise pour s'asseoir en face de lui. Étonné par ce geste, Azura ne pense même pas à s'indigner de ses paroles. Les autres enfants s'affairent souvent à leurs exercices par groupes de deux ou trois, mais aucun n'est jamais venu le faire avec lui. Seulement la maîtresse (et Azura a beau n'avoir que quatre ans, il sait qu'elle ne le fait pas de gaieté de cœur).


« Tu sais pas colorier ! Regarde, c'est comme ça qu'il faut faire. Tu m'écoutes ? »


Vexé par son manque d'attention, le garçon tire sur sa manche. Azura, qui regardait le dessin la bouche ouverte et avait donc l'air un peu idiot, lève les yeux pour rencontrer les siens. Son voisin les a brun caramel, exactement comme ce feutre dont il a failli pleurer la disparition. Azura a comme un point d'exclamation dans le cœur. Il s'empresse de hocher la tête, prêt à se laisser guider. Ses lunettes en rectangle glissent sur le bout de son nez. Azura les remet en place tandis que l'autre garçon reprend ses explications avec un sourire satisfait. Ils se partagent bientôt la tâche, coloriant chacun une moitié de la feuille. Le résultat est assez dissonant pour faire écarquiller les yeux à la maîtresse, mais Azura l'accroche à côté de son lit le soir-même.

Il ne tarde pas à comprendre que son nouvel ami n'est pas seulement doué en coloriage. Gaël, dont il apprend le prénom le jour suivant, rafle à coup sûr les félicitations de la maîtresse concernant l'orthographe et le vocabulaire. Il sait déjà compter jusqu'à 30 et mange même les épinards de la cantine. Le garçon est un modèle de réussite ; pourtant, Azura ne l'a jamais vu parler à quelqu'un d'autre que lui.


« Tu regardes Trois Petits Chats ? » lui demande-t-il un jour.


Azura (qui, le jour en question, préfère passer les récréations à l'abri dans la classe au lieu d'affronter la pluie) interrompt sa révision intérieure des premiers nombres pour s'intéresser à son voisin. Visiblement peu désireux de rejoindre les autres dehors, Gaël est venu s'asseoir à côté de lui. Azura suit son regard brun caramel jusqu'à tomber sur sa trousse. Celle-ci est un peu étroite, mais rien au monde ne pourrait pousser le garçon à en changer. Les magasins de la ville n'en vendent pas de semblables. C'est pour ça que, sur le tissu beige frappé des représentations miniatures des mascottes de son dessin animé favori, Azura a fièrement inscrit son prénom (erroné et au feutre indélébile, ce qu'il regrettera sans doute un autre jour).


« Oui, répond Azura qui, jusqu'à présent, ne lui avait pas soufflé un mot. Toi aussi ? »


Gaël hoche la tête. Il fait mine de rien, mais la lueur dans son regard fait comprendre à son ami qu'il l'a approché dans ce but précis. Sa trousse était bien en vue le jour de leur rencontre.


« Tu l'as eue où ?

– C'est mon papa qui me l'a donnée. Il l'a eue en voyage.

– La chance ... »


Gaël fait traîner sa voyelle. Il s'appuie sur ses coudes, les deux poings serrés sous son menton.


« T'as vu quand ils sont allés sur le bateau ? poursuit-il. C'était trop bien.

– Mais ils ont vu le corbeau, et le corbeau il est méchant, rétorque Azura, les joues gonflées. C'était mieux quand ils sont allés dans l'espace.

– Mais ça fait peur, l'espace. Il fait tout noir et on sait pas ce qu'il y a dedans.

– Bah si, on sait. Y a des étoiles. »


Gaël affiche une moue songeuse, comme s'il essayait très fort de juger si Azura dit ou non la vérité. Au final, il éclate de rire.

À partir de là, les deux enfants ne se quittent plus d'une semelle. Ils sortent de maternelle soudés comme les doigts d'une main. Gaël, déjà si débrouillard et talentueux, allume des étoiles dans les yeux d'élève moyen d'Azura. Ses parents n'ont eu qu'un sourire superficiel en apprenant que leur fils s'était enfin fait un ami, mais le garçon ne leur en a pas tenu rigueur. Son père est trop absent, sa mère trop occupée. Il sait.

Au sixième anniversaire de Gaël, cependant, sa mère le gratifie d'un bisou sur la joue en l'accompagnant devant la maison du garçonnet. Celle-ci paraît tout de suite merveilleusement belle à Azura. Bien sûr, il n'a lui-même que cinq ans, alors sa façade bleue et sa proximité avec le port (et donc l'océan) suffisent à l'impressionner au-delà des mots. Il écoute les cris des mouettes, un doigt dans la bouche, tandis que sa mère appuie une première fois sur la sonnette. L'homme qui leur ouvre la porte est un grand gaillard roux de l'âge de ses parents, aux traits abrupts et aux yeux bleu électrique. Azura a d'abord peur en le voyant, mais le sourire bienveillant qu'il affiche dissipe aussitôt ses craintes.


« Azura ! le salue sa voix caressante. Notre Gaël t'attendait. Ta maman veut entrer ?

– Non merci, répond celle-ci. Amuse-toi bien, mon chéri. Sois sage. »


Elle réajuste le col de son tee-shirt et disparaît sans un mot de plus. En entrant, Azura est soulagé de voir qu'il est le seul invité. Les autres ne les embêtent pas (ils se contentent de les laisser tranquilles), mais il préfère avoir Gaël pour lui tout seul.


« Joyeux anniversaire ! »


Gaël souffle ses bougies sous les applaudissements de sa mère. Son père, l'homme roux venu les accueillir, photographie la scène avec un sourire.


« Vous voulez faire une photo ensemble, les garçons ?

– Oh, oui ! »


Gaël attrape Azura par le bras avant que celui-ci puisse réagir. Il le rapproche de lui, derrière l'immense gâteau au chocolat qu'Azura ne peut s'empêcher de lorgner. Les doigts de son ami s'écartent pour former un V. Azura l'imite, mais se sent un peu idiot.

Gaël se jette dans les bras de son père aussitôt la photo tirée. L'homme le fait décoller du sol, le laissant s'accrocher à son cou, et embrasse longuement ses cheveux. Le garçon refuse de rompre l'étreinte même au bout d'une minute. De sa place, Azura ne peut s'empêcher d'être un peu jaloux. Son papa ne le porte jamais ainsi.


« Joyeux anniversaire, mon petit prince. »


Gaël déballe ses cadeaux alors qu'une moitié de gâteau gît encore dans son assiette. En lui donnant le sien, Azura a peur de paraître ridicule. L'emballage est vraiment tout petit. Il ne se détend qu'en voyant Gaël l'ouvrir avec le même empressement que les deux autres.


« Oh ! »


Le garçon fait les gros yeux en reconnaissant l'objet qu'il tient à présent entre les mains ; la trousse beige d'Azura, un peu décolorée mais toujours reconnaissable, que Gaël enviait tant. Celui-ci ouvre la bouche sans émettre aucun son. Autour de lui, ses parents semblent attendre une réaction. Azura commence à s'inquiéter.


« T'aimes bien ? lui demande-t-il.

– Oui ! Mais ... mais c'est la tienne. Je peux pas te la prendre. »


Azura hausse les épaules.


« Tu me la prends pas si je te l'offre. »


Gaël affiche la même moue songeuse que lors de leur conversation sur l'espace. Sauf qu'au lieu d'éclater de rire, il saute au cou de son ami pour le serrer dans ses bras.


« Merci ! »


Sans savoir pourquoi, Azura rougit. L'étreinte ne dure pas plus d'une seconde. Il remet ses lunettes en place lorsque celle-ci prend fin, espérant paraître un peu plus normal qu'il se sent.


« De rien. Pardon d'avoir mis mon nom dessus. J'ai pas réussi à l'enlever.

– C'est pas grave ! Regarde. »


Gaël sort un feutre d'un tiroir de la cuisine et, la langue tirée dans la concentration, inscrit son prénom à côté de celui d'Azura. Il brandit la trousse devant lui, satisfait.


Asura + Gael


Le sourire de Gaël est plus large que jamais. Azura le lui rend. C'est comme si une fleur bourgeonnait en lui.

Ils passent l'après-midi à regarder les épisodes de Trois Petits Chats qu'Azura a manqués, à tisser des couronnes de fleurs à l'aide des pâquerettes du jardin et à explorer la maison. Les murs de la chambre des parents de Gaël sont garnis de photos qu'Azura contemple avec des étoiles dans les yeux. Les quelques clichés disséminés sur les étagères de chez lui font plus office de serre-livres qu'autre chose.


« Mon papa, c'est un policier, annonce Gaël, fier de lui, en désignant un portrait de l'homme en uniforme. Il attrape les méchants.

– Il en a attrapé beaucoup ?

– Oui, plein !

– Trop bien ! »


Azura détaille les photos restantes avec émerveillement. Bien qu'aucune n'ait été prise à l'extérieur de Sunnyside, la petite famille transpire le bonheur. Un Gaël minuscule, monté sur les épaules de son père, fait l'avion avec ses bras au bord de la plage. Une jeune femme (sa maman, il croit) en robe de mariée tient dans ses mains un bouquet de fleurs pâles, adressant au photographe son plus doux sourire. Azura se sent heureux rien qu'à les voir.


« Haha ! rit-il en pointant du doigt une photo de Gaël tout bébé. Ils t'ont donné une peluche rose !

– C'est parce qu'ils se sont trompés ! Ils ont dit à ma naissance que j'étais une fille, mais en vrai je suis un garçon.

– Oh, OK. Ils sont nuls.

– Ben oui.

– Les enfants ! fait, du rez-de-chaussée, la voix de Joy. J'ai fait des pancakes !

– On arrive, maman ! »


Lorsqu'Azura sort de la maison plusieurs heures plus tard, le sirop d'érable a dessiné un cercle parfait sur son tee-shirt beige. Il remarque à peine l'air dépité de sa mère. Par la fenêtre du salon, Gaël lui adresse de grands signes de la main qu'Azura lui rend avec énergie. Son père lui a dit qu'il pouvait revenir quand il voulait, et c'est bien ce qu'il compte faire.

C'est donc ce qu'il fait, une semaine après son propre sixième anniversaire. Le père d'Azura revient d'un voyage (que sa mère s'obstine à qualifier de vacances) ce jour-là. Le garçon, comme à son habitude, se précipite jusqu'au hall de la maison pour lui faire un câlin, mais s'arrête net dans sa course. Le sourire aux lèvres, Mohinder a brandi devant lui la peluche d'un chat bipède à la grosse tête et au petit corps noir. Son écharpe jaune est frappée de la plume depuis devenue l'emblème de la série. Le garçon écarquille les yeux avant de s'en emparer avec un cri de joie. Gogo ! La mascotte de Trois Petits Chats, le compagnon surnaturel de l'héroïne ! Où a-t-il pu trouver ça ?


« Merci, papa ! Merci merci merci merci ! »


Azura sautille sur place, Gogo serré dans ses petits bras. Lorsqu'il reprend ses esprits, il remarque avec étonnement la présence d'une seconde peluche identique à la sienne.


« Pourquoi y en a deux ?

– Ton ami, Gaël, il est aussi fan de ce dessin animé, non ? J'ai pensé que ça lui ferait plaisir. Qu'est-ce que tu en penses ? »


Azura écarquille les yeux.


« Trop bonne idée ! Vite, vite, faut aller lui donner !

– Azura, mon petit cœur, papa revient de ...

– Vite ! »


Mohinder cède sans plus de négociations. Il laisse Azura monter à l'arrière de sa voiture et, quelques minutes plus tard, le dépose devant la maison bleue près du port. Azura traverse la pluie à la vitesse de l'éclair. Cette fois, il sonne seul à la porte d'entrée.


« Bonjour, monsieur ! lance-t-il lorsque le regard surpris de Ray rencontre le sien. Est-ce que Gaël est là ?

– Oui, bien sûr. Mais ...

– J'ai quelque chose de très important à lui donner ! »


Le père de Gaël se détend en remarquant la présence du sien, assis derrière son volant. Il s'écarte pour laisser Azura entrer.


« Gaël ! crie aussitôt celui-ci. Gaël, viens vite ! »


Il pose sa peluche sur la table du salon (il a tenu à l'emmener pour la lui montrer, bien qu'il soit sur le point de lui offrir la même) et garde celle de son ami au chaud contre lui. Gaël ne tarde pas à pointer le bout de son nez. Il passe la tête par la porte de la cuisine, le menton garni de miettes de biscuits. Sa réaction à la vue de la peluche est à peu près la même qu'Azura. Il la serre dans ses bras avec un cri de joie, plus contenu que celui de son ami, et tourne sur place comme pour danser avec.


« T'es fou, Azu ! Où est-ce que tu l'as eue ?

– C'est papa qui l'a ramenée ! Et regarde, on est assortis ! »


Il brandit fièrement sa propre peluche devant lui. Le sourire de Gaël double de volume. Il s'installe à la table du salon pour inscrire son prénom sur l'étiquette, ce qu'Azura a déjà fait auparavant. Il regarde son ami s'appliquer, à peine distrait par le bruit de la machine à coudre de Joy.


« J'ai envie d'être tout le temps avec toi, dit-il tout à coup. Vraiment tout le temps. »


Surpris, Gaël lève les yeux de sa peluche. Son regard caramel sonde silencieusement celui d'Azura.


« Moi aussi, avoue-t-il. Si on s'échangeait nos peluches ?

– Ah bon ? Pourquoi ?

– Pour que je pense toujours à toi, et que tu penses toujours à moi. Ça fera comme si on était toujours ensemble même quand on se voit pas ! »


Azura, pour qui cela a l'air de l'idée du siècle, pousse sa peluche devant lui en hochant la tête. Celle de Gaël la remplace bientôt. Il lisse son écharpe jaune avec l'impression de s'être fait confier un trésor.


« On n'a qu'à se faire une promesse, ajoute Gaël peu après.

– Une promesse ?

– Celle de jamais se séparer, quoi qu'il arrive. Tu promets ? »


Gaël tend son petit doigt devant lui. Azura l'entoure du sien sans hésiter un seul instant.


« Je promets. »




Azura a neuf ans lorsqu'ils marchent côte à côte sur la plage, les yeux plissés sous le soleil couchant, les bras serrés autour de deux gigantesques ours en peluche. Le premier week-end du printemps (et, avec lui, les animations de Sunnyside) touche à sa fin. Les deux garçons regardent les adultes ranger leurs installations en se partageant un paquet de bonbons aux fleurs gagné plus tôt. Plus loin, Ray et Joy profitent de l'éparpillement de la foule pour commander des sandwichs. Azura et Gaël se sentent comme des grands sans leur surveillance.


« Alors ... demande Azura sur le ton de la confidence. La police a trouvé ce qui s'est passé ? »


Gaël détache les yeux du sable pour les poser sur son ami. Une pastille mauve se glisse entre ses lèvres avant qu'il lui réponde. Le garçon sait de quoi parle son ami. N'importe qui, à Sunnyside, saurait ; un terrible accident de bus a coûté la vie à plusieurs personnes un peu plus d'une semaine plus tôt. Le véhicule aurait fauché tous les piétons attendant son arrivée et terminé sa course contre le capot d'une voiture arrivant en sens inverse, prenant feu et piégeant tous les passagers à son bord. Azura l'a appris par la télévision. Ni ses proches ni ceux de Gaël n'ont été pris dans l'accident.


« Le chauffeur s'est endormi et a perdu le contrôle du véhicule, répond son ami en haussant les épaules. Ça arrive.

– Quoi, pour de vrai ? Mais c'est ... c'est horrible. Comment on peut faire un truc aussi atroce sans le vouloir ? Ray te cacherait pas des trucs, par hasard ?

– Je pense pas. Il dit que ça arrive. Que parfois, des gens meurent sans qu'on veuille les tuer. Enfin, quelque chose du genre. On n'en parle pas beaucoup. On devrait pas en parler aujourd'hui. »


Azura baisse la tête, les sourcils froncés. Il ne comprend pas. Il ne comprend pas comment le monde peut être aussi cruel. Malgré tout, Gaël a raison. En discuter aujourd'hui ne servirait qu'à plomber l'ambiance ; ils s'amusent bien, ensemble sur la plage, des particules de sucre encore collées aux lèvres.


« À ton avis, elle pense à quoi ? »


Gaël pointe du doigt une petite fille aux longs cheveux blonds, peut-être un peu plus jeune qu'eux, plantée devant la mer quelques mètres plus loin. Elle contemple sans bouger l'eau qui lui caresse les mollets. Ses pieds s'enfoncent peu à peu dans le sable humide.


« Si je disparais là-dessous, murmure Azura en imitant une voix de fillette, j'aurai plus jamais à faire la vaisselle. Ça leur apprendra, à la maison.

Si je laisse l'océan m'emporter, ajoute Gaël, peut-être que je pourrai enfin partir loin d'ici. »


Azura jette une œillade surprise à son ami. Il n'arrive pas à savoir si Gaël se prête au jeu ou s'il exprime ses propres pensées.

Il n'a pas à y réfléchir puisque, juste lorsqu'ils arrivent hors de portée de voix de Ray et Joy, trois adolescents surgissent devant eux. Gaël s'arrête net, mais Azura ne peut retenir un mouvement de recul. Ses jambes se mettent tout à coup à trembler. Il a un mauvais pressentiment, peut-être à cause de ces rumeurs échangées dans la cour de récréation sur un gang de malfrats grossissant. Les collégiens plantés face à eux sont bien trop jeunes pour y appartenir mais, confus par la peur, Azura est à des années lumières de le réaliser.


« Toi, là, dit un des trois garçons en pointant son index sous la gorge de Gaël. C'est toi, Gaël Whitefeather ?

– Vous êtes qui ? » demande celui-ci sans un soupçon de crainte.


Azura dévisage tour à tour les trois intrus. Ils lui donnent l'impression d'être tous pareils, regards sombres et cheveux entre deux teintes, vêtus de ce que sa mère se plairait à qualifier de sacs poubelle.


« Le frère de Suzy, Suzy qui est dans ta classe, explique le garçon d'une voix en pleine mue. Elle m'a dit que t'étais allé raconter à votre instit' qu'elle avait triché au dernier test. Pourquoi t'as fait ça ?

– Parce que c'est vrai, rétorque Gaël avec un haussement d'épaule. Elle a triché.

– Et qu'est-ce que ça t'apporte de foutre ton nez là-dedans ? Putain de gosse de flic. »


Azura tressaillit. Dans ses yeux, les larmes commencent à se former. Il n'aime pas les mots qu'emploie ce garçon.


« Ça m'apporte d'avoir gagné, répond Gaël sans se laisser démonter. J'ai eu la meilleure note parce que j'ai travaillé.

– Suzy a pleuré toute la soirée à cause de toi ! objecte l'adolescent. Tu lui dois des excuses ! »


Gaël secoue la tête, une moue peu convaincue aux lèvres. Un garçon, l'un de ceux restés silencieux, esquisse un geste rapide en direction d'Azura pour lui arracher sa peluche des bras. L'enfant tend une main impuissante vers celle-ci. Il n'ose pas s'approcher.


« Et si on jetait ça à la mer ? songe le chapardeur.

– Bonne idée, approuve le troisième d'une voix lourdaude. Ça les fera peut-être réagir.

– Rendez-lui ses affaires ! intervient Gaël. Voleurs ! »


Son indignation ne récolte qu'un ricanement amusé. Les trois adolescents s'échangent des regards moqueurs sans même essayer de contenir leurs ricanements. C'en est trop pour Azura. Il a beau essayer de les retenir, les larmes coulent sans bruit sur ses joues. Il n'a jamais eu aussi peur de sa vie.


« Oh, on dirait que ton petit copain va aller pleurer à sa maman. »


Le garçon à la voix lourdaude s'approche d'Azura pour le secouer par l'épaule. Les yeux de Gaël sont prêts à sortir de leurs orbites.


« Enlève tes sales pattes de lui ! »


Purement mû par l'instinct protecteur qu'a un enfant envers son meilleur ami, le garçonnet se rue sur l'avant-bras de l'adolescent pour y planter ses dents. Elles s'enfoncent jusque dans sa chair. Bientôt, l'agresseur laisse échapper un cri de douleur suraigu. Le sang ruisselle sur la peau découverte.


« Putain, le taré ! Lâche-moi, bordel ! »


Azura regarde Gaël agir avec des yeux ronds. Son ami n'a pas l'intention d'arrêter. Il s'accroche à l'avant-bras de ses deux mains et accentue encore l'emprise de sa mâchoire. Ses paupières se serrent sous l'effort.

Les deux collégiens restants doivent unir leur force pour l'obliger à abandonner. Ils le décrochent du bras de leur ami et le jettent au sol comme un animal enragé. Gaël se relève aussitôt, prêt à repasser à l'attaque, mais un coup de poing le propulse à nouveau sur le sable. Choqué, Azura se couvre la bouche.


« Gaël ! »


Il s'agenouille à ses côtés, à peine conscient de la fuite des trois adolescents. Gaël se retourne avec difficulté. Il s'assied sur le sable taché de rouge et lève une main à son nez, qui pisse le sang.


« Faut pas y toucher ! fait Azura. Je ... je vais chercher Ray !

– Non ! »


Gaël le retient par la manche. Par chance, ses parents prennent en même temps conscience de la situation. Ray les rejoint en petites foulées, Joy sur les talons.

Azura se laisse tomber à côté de Gaël, les bras serrés autour des épaules de son ami. En captant son regard, il comprend qu'il s'est trompé. Ce ne sont pas des larmes qui font briller ses yeux. C'est de la rage.

Par chance, Gaël n'a rien de cassé. Il ne passe que quelques heures à l'hôpital, durant lesquelles Azura insiste pour lui tenir compagnie. Il s'assied près de l'oreiller du petit lit et dévisage soucieusement son ami.


« Pardon d'avoir rien fait. »


Remis de ses émotions, Gaël tourne vers lui une mine surprise. Joy lève la même vers lui, mais sans cesser de lui caresser les cheveux.


« C'est rien, mon lapin, dit-elle. On n'aurait pas dû vous laisser tous seuls, voilà tout.

– Et je suis content que tu sois sain et sauf ! »


Gaël lui adresse un grand sourire. Azura sent le rouge lui mordre les joues. Il s'avance pour lui prendre la main. Malgré le coton qu'on lui a fourré dans le nez, son ami ne lui a jamais paru aussi glorieux.


« Merci, bafouille-t-il. C'était ... c'était badass.

– Ba-quoi ? »


Embarrassé, Azura hausse les épaules. Il ne comprend pas bien ce mot lui-même. Il l'a juste entendu à la télé, et il lui donnait l'air d'un compliment adapté à ce genre de situation.


« Ça veut dire que tu lui as fait forte impression, mon petit prince, explique Ray en entrant dans la chambre. C'est bien ça, Azu ? »


Il tend une canette de thé glacé au garçon qui hoche la tête. Ray reprend sa place aux côtés de son fils, dont le nez blessé disparaît bientôt dans sa propre boisson. Gaël semble satisfait de son explication. Son sourire s'élargit encore.


« Alors, reprend l'homme d'un air plus sérieux, qu'est-ce qui s'est passé au juste ?

– C'est que des gens qui sont venus nous parler, raconte Gaël sans cérémonie. Ils sont partis quand je suis tombé. »


Comme s'il doutait des propos de son fils, Ray interroge Azura du regard. Intimidé, celui-ci hoche la tête. Gaël n'a pas l'air de vouloir le mettre au courant pour ce qui concerne cette Suzy.


« Oh, intervient Joy, regardez-moi ça ! Azura a déjà terminé sa boisson ! Et si on allait t'en chercher une autre, lapin ? J'aurais bien besoin d'un thé, moi aussi.

– Mais vous venez d'y aller, remarque Gaël.

– Maman a soif, mon bébé. »


Avec un sourire, Joy invite Azura à se lever. Le garçon ne comprend pas pourquoi, mais il décide de faire comme il le lui est demandé. Gaël les regarde s'éloigner avec une moue boudeuse.


« Alors, reprend-elle une fois arrivée devant le distributeur, c'est vraiment ce qui s'est passé ? »


Azura se pince les lèvres sans arriver à savoir s'il devrait dire la vérité ou non. Comme pour l'apaiser, Joy lui caresse les cheveux avec une douceur maternelle ; celle-là même dont sa propre mère manque parfois.


« Tu sais, poursuit-elle, mon fils est un sacré petit menteur. Ça nous pose parfois problème, avec Ray, mais toi ... toi, je sais que tu nous dis la vérité. Gaël est vraiment tombé tout seul ? »


Indécis, Azura écarquille les yeux. Pour lui, Gaël n'a rien fait de mal ; mais pourquoi cacherait-il ses agissements à ses parents s'il n'avait pas peur d'être grondé ? Azura ne veut pas que Gaël soit grondé à cause de lui.


« Oui, dit-il. On faisait un peu les fous avec les grands et il est tombé tout seul. »


Joy le dévisage en silence. L'intensité de son regard fait rougir Azura. Finalement, elle lui sourit.


« D'accord. Merci, mon lapin. »




Azura et Gaël ont dix et onze ans lorsqu'ils découvrent le Toit du Monde.

Ils ont grandi côte à côte, partageant leurs joies (les couronnes de fleurs de plus en plus complexes, l'engouement d'Azura pour la science-fiction, le chaton que Gaël a trouvé dans une boîte à chaussures et prénommé Crow en référence à son pelage noir) autant que leurs peines (la mort du chaton malade deux jours plus tard, la grosse crève de Gaël, la terrible chute d'Azura), et profitent du dernier été avant leur entrée au collège pour explorer le quartier abandonné de Sunnyside - celui qui, selon des rumeurs démenties par la police, abriterait le repaire du gang de malfrats qui inquiétait tant Azura deux ans plus tôt. À défaut d'être accueillant, il suffit d'un peu de prudence pour que celui-ci se révèle sans danger. Ils avancent entre les résidences désertes, le silence de la rue seulement troublé par le bruit de leurs pas, lançant des coups d'œil à droite et à gauche. Les habitations ont beau être vides, y entrer demeure impossible. Azura commence à trouver leur expédition ennuyeuse.


« Ils ont passé Alien l'autre soir à la télé, dit-il pour se changer les idées, mais maman m'a pas laissé regarder. Elle craint.

– J'ai pas pu le voir non plus, répond Gaël. Il est interdit aux moins de combien ?

– Treize ans.

– Treize, onze, c'est presque pareil. Ils auraient pu nous laisser faire.

– Je suis pas sûr de tenir encore deux ans et demi. Ce film m'appelle, je le sens. »


Le rire de Gaël porte loin dans la rue vide. Azura sent le même point d'exclamation lui chambouler le cœur que des années plus tôt. Ces jours-ci, le moindre détail concernant son ami suffit à le faire resurgir. Comment son regard s'illumine lorsqu'il le fait rire ; comment le soleil, si rare à Sunnyside, pare aujourd'hui ses iris de reflets rougeoyants ; comment ses cheveux, assez longs pour lui couvrir la nuque et du même marron chaud que ceux de sa mère, paraissent toujours si propres et doux au toucher ; le poing qu'il serre devant la bouche pour contenir ses éclats de joie, la façon dont il se frotte le bout du nez lorsqu'il essaie de l'embobiner avec des mensonges, et même le petit grain de beauté qu'il a sur le menton.

Azura secoue la tête, mettant son rosissement sur le compte de la chaleur, lorsque Gaël lui attrape tout à coup le bras.


« Azu, regarde. »


Il suit le regard de son ami jusqu'à tomber sur la façade d'un hôtel. Un hôtel abandonné, bien sûr. Les portes automatiques ont disparu, ne laissant derrière elles qu'un trou béant qui semble les supplier d'entrer. Loin au-dessus de ce trou, des petites lettres dorées indiquent l'intitulé de l'établissement.


Le Toit du Monde


« On va voir ? propose Gaël. Avec un peu de chance, les distributeurs sont encore pleins. Je commence à avoir soif.

– Moi aussi. »


Ils bifurquent pour s'engouffrer dans le hall sombre, semant l'air chaud de l'été par la même occasion. À l'intérieur, un carrelage autrefois blanc et parfaitement lustré a vu le temps le recouvrir de gris. Azura se glisse derrière le guichet d'accueil pendant que Gaël parcourt les distributeurs vides de l'entrée.


« Des criminels pillent nos réserves ! lui lance-t-il. Vite, prévenez la police !

– Mais ils n'ont aucune réserve, monsieur l'inspecteur. »


Azura sourit en rejoignant son ami. Dépité, celui-ci lève les bras au ciel. Les manches de sa chemisette blanche glissent sur ses membres minces.


« Ils ont rien ! Rien du tout ! Je vais mourir déshydraté.

– Bois ta salive.

– T'es crade. Je préfère mourir déshydraté. »


Gaël inspecte les alentours avec cet air sévère qu'il prend parfois. Ses poings moites sont serrés sur ses hanches. Dépassant ses sourcils froncés, une goutte de sueur se fraie un chemin jusqu'à son nez. Gaël l'essuie d'un coup de poignet, dérangeant les mèches soigneusement coiffées de ses cheveux par la même occasion.


« Si on allait voir les chambres ? demande-t-il à Azura une fois son entrain retrouvé. Y a peut-être un gros lit où on pourra rebondir.

– Non mais t'as quel âge ? le taquine son ami.

– Presque six mois de plus que toi. En théorie, tu me dois le respect.

– En théorie. »


Ils gravissent les escaliers en chahutant, manquant de les dégringoler à une ou deux reprises. Au grand dam de Gaël, aucune chambre ne contient plus de lit (juste quelques squelettes sans matelas). Curieux de voir jusqu'où ils pourront pousser l'ascension, les garçons montent au dernier étage. Et, bientôt, se retrouvent sur le toit.


« La vache ! » s'exclame Gaël.


Azura se contente d'un sifflement admiratif. Le toit en lui-même n'a rien de spécial (on n'y a abandonné que deux chaises longues accompagnées d'un parasol, sous lequel ils se hâtent de se réfugier) mais la vue, c'est une autre histoire. Le petit bois décharné de Sunnyside, dans lequel les garçons vont parfois jouer sous la surveillance de leurs parents, s'étend à leur droite. Le manoir de la famille la plus riche de la ville, dont Azura ne retient jamais le nom puisqu'il n'en a rien à faire, le surplombe comme pour prouver son ascendant sur le reste. Malgré tout, les garçons se trouvent aujourd'hui plus haut encore. À leur gauche, l'océan scintille sous les rayons dorés du soleil. Un peu plus loin, le port et ses bateaux ne sont plus qu'autant de petits points blancs. Partout ailleurs se devinent les différents quartiers de la ville. En plissant les yeux, Azura croit même apercevoir sa maison. Ils s'assoient sur les chaises longues comme deux touristes en vacances.


« Tu m'étonnes que ça ait été abandonné, fait Gaël en s'étirant. Y a pas idée de construire un hôtel dans ce trou. »


Azura hoche la tête sans répondre. C'est vrai que, vue d'ici (ou même d'ailleurs), la ville ne fait pas rêver.


« Un jour, poursuit Gaël, on partira tous les deux dans un endroit plus joli.

– Où ça ?

– Je sais pas encore. Faut qu'on y réfléchisse.

– On peut prendre le bus et voir où ça nous mène, propose Azura.

– Mais on n'aura pas d'argent pour manger. Un déménagement, ça demande de l'organisation. »


Gaël hoche sagement la tête à ses propres paroles. Penaud, Azura baisse les yeux. Il n'y a pas pensé.

Ils s'allongent sur leurs chaises, heureux de pouvoir se remettre de leurs heures de marche. Azura ferme les yeux. Le soleil traverse ses lunettes pour réchauffer ses paupières. Il se sent bien, ici. Ils devraient noter l'adresse pour y revenir une prochaine fois.


« On a eu de la chance de tomber sur aucun voyou, songe-t-il avec une grimace. Il paraît qu'ils traînent ici parfois.

– N'importe quoi, rétorque Gaël. Si t'étais un chef de gang, tu te cacherais dans l'endroit le plus suspect de la ville ? C'est ici que la police a dû chercher en premier. Papa veut rien me dire, mais je suis sûr qu'ils sont parmi nous. Comme des loups déguisés en moutons. C'est peut-être nos voisins. Nos cousins. Nos camarades de classe. »


Azura esquisse une moue penaude. Gaël a toujours réponse à tout. Il l'admire pour ça mais, parfois, ne peut s'empêcher de jalouser son intelligence. Le garçon lui a même appris à jouer aux échecs (et, bien sûr, n'a jamais essuyé une défaite contre son ami). Azura aimerait juste être un peu moins moyen. Un peu plus ... comme lui. Assez doué pour que Gaël l'admire en retour, les yeux remplis des mêmes étoiles qu'il fait naître dans les siens, la bouche courbée en un sourire de fierté lorsqu'il lui prendrait enfin son roi.

Azura se sent rougir sous autre chose que la chaleur. Pourquoi voudrait-il ça ?


« Dis, tu te rappelles quand je t'ai expliqué pourquoi on m'a offert une peluche rose à la naissance ? demande tout à coup son ami en se tournant vers lui. Quand j'ai dit que les médecins s'étaient trompés. Je ... je veux que tu comprennes bien ce que j'entends par là. »


Azura pivote à son tour. Ils se dévisagent comme ils se dévisagent parfois le soir, dans la sécurité du lit de l'un ou l'autre.


« Je suis un garçon, pas une fille. Je serai toujours un garçon plus tard.

– Oui, bien sûr, fait Azura. Je sais ça.

– Je sais, mais ... »


Gaël baisse les yeux comme s'il cherchait ses mots au sol. Azura ne saurait pas mettre de nom sur sa situation, mais il comprend à peu près ce qu'il tente de lui expliquer. Et, surtout, il le croit sur parole. C'est à eux de se définir, pas aux autres.


« J'ai peur de grandir, lâche finalement Gaël. Peur que ce soit trop différent au collège. J'ai pas envie qu'on m'oblige à me changer avec les filles.

– On harcèlera nos profs jusqu'à ce qu'ils te laissent rester avec nous. Et puis, les filles voudront pas d'un garçon dans leurs vestiaires.

– C'est sûr que non. »


Un demi-sourire s'esquisse sur la bouche de Gaël. Sous l'impulsion, Azura tend la main pour attraper la sienne. Sa paume est chaude contre sa peau.


« Je suis content que tu sois venu me parler, tu sais, lui dit-il.

– Moi aussi. Tu veux savoir pourquoi j'ai fait ça ?

– Non ... Enfin, je veux dire, si. Pourquoi t'as fait ça ?

– Parce que j'avais pas d'amis et toi non plus. »


Surpris, Azura cligne des yeux. C'est vrai qu'il était particulièrement solitaire à l'époque, mais que Gaël, chouchou des profs et parfait sur tous les plans, l'ait remarqué et se soit identifié à lui tient du miracle. Il pensait qu'il avait juste décidé de l'adopter sur un coup de tête, comme un chaton dans une boîte à chaussures.


« Moi qui croyais que tu m'avais trouvé irrésistible, dit-il à la place. Tu me brises le cœur.

– Y a peut-être un peu de ça aussi. »


Gaël lance ça sur le ton de la plaisanterie, mais Azura a l'impression de sentir son sang se figer. Le bourgeon dans son ventre le tiraille tout à coup.




Azura a treize ans lorsqu'il met un nom sur ses sentiments.

Gaël avait raison de redouter le collège. Même si, par chance, les deux garçons partagent toujours la même classe, leurs professeurs décident pour une raison ou une autre de leur mener la vie dure. Azura se voit accusé d'erreurs qu'il ne commet pas. La fragilité passagère de Gaël, qui manque à présent les cours trois jours par mois, se voit retournée contre lui par un instructeur particulièrement cruel. Azura croit baver de rage lorsque l'homme, muni du carnet de liaison de son ami, tente de l'humilier en lisant tout haut la raison de ses absences. Mais même là, Gaël ne pleure pas. Gaël ne pleure jamais. Il paraît tout de même bien pâle, alors Azura se lève brutalement de son siège pour lui porter secours.


« Vous êtes un gros con, monsieur » lâche-t-il.


Il ignore qui de Gaël ou du professeur est le plus choqué. Azura se pince les lèvres, sentant déjà son courage s'amenuiser, mais reste debout malgré ses jambes flageolantes. Le professeur ouvre la bouche. Mais, devançant ses paroles, un autre élève (puis deux, puis trois) se dresse à son tour et crie :


« Ouais, monsieur, vous êtes un gros con !

– Bouh ! Le gros con ! »


Une boulette de papier fend l'air jusqu'à son bureau. Le professeur le frappe pour réclamer le silence, en vain. La salle toute entière se transforme en jungle. Certains grimpent même sur leurs tables, scandant leurs insultes en rythme comme si l'étincelle d'Azura avait mis le feu à toute la frustration accumulée depuis leur entrée au collège. Debout à côté du professeur, Gaël éclate de rire.

Toute la classe s'en tire avec une heure de colle (même Gaël qui n'a pourtant rien fait). Quant au professeur, les interventions particulièrement insistantes de leurs parents parviennent à le faire renvoyer. S'il devait le refaire, Azura n'hésiterait pas une seule seconde.

Gaël se pointe chez lui peu après cet incident. Il reste sur le pas de la porte et sourit de toutes ses dents, à l'abri sous son parapluie. Azura plisse suspicieusement les yeux.


« Qu'est-ce que tu mijotes ?

– Ta-dah ! »


Gaël sort sa main libre de derrière son dos pour révéler son contenu. Sous le choc, sous l'euphorie, Azura ouvre la bouche. Un DVD d'Alien. Et pas n'importe lequel. La version longue, restaurée, du film sur lequel il bave depuis tout ce temps.


« Ils l'avaient à la vidéothèque, lui explique son ami. On peut légalement le regarder, maintenant ! Aucune loi, aucun parent pourra plus jamais nous en empêcher ! »


Il écarquille les yeux, aussi excité qu'Azura. Celui-ci lui prend le DVD des mains pour le caresser précieusement. Il a presque envie de le renifler.


« Ce soir, décide-t-il. Ce soir, sur mon PC.

– C'était le plan, sourit Gaël. T'as de quoi faire des pancakes ? J'ai faim. »


Ils tuent l'après-midi comme ils le peuvent, discutant de choses et d'autres (notamment de Jason Myers, un homme que ses parents devaient détester et qui, selon la conversation surprise par Gaël, se trouverait à la tête du gang de trafiquants après lesquels sont toujours lancés Ray et ses collègues), trop impatients pour avoir l'impression que le temps s'écoule normalement. Quand enfin ils s'installent sur le lit d'Azura, bien au chaud sous leur plaid habituel, celui-ci tremble d'appréhension. Il serre les poings lors des scènes les plus stressantes, plus agité que réellement effrayé. Gaël glapit de peur à la première apparition de la créature. Visiblement plus impressionnable que son ami, il cache son visage dans l'épaule d'Azura comme pour échapper à sa vue. Amusé, le garçon lui caresse les cheveux.


« Là, là. C'est fini, on le voit plus.

– Pour de vrai ?

– Je promets. »


Gaël ouvre les yeux, mais les garde rivés à ceux d'Azura au lieu de les tourner vers l'écran. Les reflets colorés de l'ordinateur dansent sur ses prunelles. Sa respiration lourde fait frétiller le col de son pyjama. Le regard d'Azura tombe sur sa clavicule, juste au-dessus du sien. Pourquoi son cœur bat aussi vite tout à coup ?


« Euh ... je vais remettre en arrière. »


Il s'exécute, reconnaissant de pouvoir camoufler son embarras dans la pénombre. Pourquoi Gaël le met dans cet état ? Pourquoi pas quelqu'un d'autre ? Pourquoi ne pense-t-il qu'à lui, parfois au point d'en perdre le sommeil, alors que les filles et les garçons de son âge commencent à se rapprocher les uns des autres ?

L'aventure d'Ellen Ripley touche à sa fin lorsqu'Azura entrevoit un début de réponse. Il contemple l'écran encore longtemps après que les crédits commencent à y défiler, sourd aux demandes de son ami. Il ne reprend ses esprits qu'en voyant la main de Gaël s'agiter sous ses yeux.


« Azu, ça va ? s'inquiète son propriétaire. T'es traumatisé ? »


Azura bat des cils pour revenir à lui. Gaël accueille son retour avec un sourire rassuré.


« Pas du tout, dit-il. Je suis content que le chat s'en sorte.

– Moi aussi ! Mais, la vache ... je sais pas ce qui me donnera le plus de cauchemars entre le monstre et Ash. C'était horrible.

– Ah ? J'ai trouvé le monstre plutôt joli, moi.

– Sérieusement ? Sa tête ressemble à une grosse bite.

– Je crois que c'est le but.

– Tu m'inquiètes, tu sais. »


Les deux garçons s'échangent une grimace complice. Gaël reste passer la nuit et, comme le soupçonne Azura depuis qu'ils ont fixé leur programme de la soirée, demande à garder une lumière allumée.

Gaël a peur du noir. Il ne l'a jamais caché (pas à lui, en tout cas). Azura l'a découvert peu après son huitième anniversaire, quand Ray les a emmenés au planétarium. Il en est revenu avec des souvenirs, Gaël en est revenu avec une lampe ; une sorte de veilleuse ronde qui projette des étoiles sur les murs la nuit. Au moment de se coucher (ils partageaient son lit pour la première fois), Azura n'a pas pu s'empêcher de poser la question.


« Pourquoi tu la laisses allumée ?

– J'ai peur dans le noir. »


Gaël n'a pas hésité à lui répondre. Pourtant, sa tête est légèrement rentrée dans ses épaules, comme s'il redoutait qu'il se moque de lui. Mais Azura ne ferait jamais ça.


« T'as pas besoin d'avoir peur ! Si un monstre vient nous attaquer, je le tuerai pour toi !

– Tu promets ?

– Je promets. »


Azura se rappelle avec attendrissement leur serment du petit doigt. Il n'est pas sûr d'être de taille face au Xénomorphe.

Il se tourne sur le côté, encore trop secoué par ses émotions pour contempler le visage paisible de son voisin. La fleur, dans son ventre, paraît prête à éclore. Pourrait-il être amoureux de Gaël ? Pourrait-il être amoureux de son meilleur ami ? Il se sent si bien, rien qu'à le savoir près de lui. Comme s'il était sur le point de s'élever au-dessus du sol. Savoir qu'il compte autant pour lui, qu'il est celui à qui Gaël confie tous ses secrets, le comble de bonheur. Aujourd'hui plus que jamais, Azura souhaite passer le restant de ses jours à ses côtés.

Il se prend le visage dans les mains et sourit, heureux de le réaliser. Il est amoureux de Gaël. Il est amoureux de son meilleur ami. La vie ne pouvait pas lui offrir de plus beau cadeau. Devrait-il lui dire ? Y a-t-il une chance pour que Gaël ressente la même chose ? Les deux garçons ont toujours été proches, bien plus que n'importe quels amis de leur âge, mais s'il se trompait ? Perdre son affection serait trop terrible. Azura est heureux, plus qu'heureux, même, d'être le plus proche ami d'une personne aussi merveilleuse. Il ne renoncerait à ça pour rien au monde.


« Azu. Câlin. »


La voix ensommeillée de Gaël le tire de ses pensées. Azura se retourne vers lui et, non sans une pincée de gêne, écarte un bras pour l'y inviter. Gaël roule jusqu'à lui sans même ouvrir les yeux. Il cale sa tête contre sa gorge et soupire, plus à l'aise. À son propre étonnement, Azura sent le sommeil le gagner. Les deux garçons ne tardent pas à s'endormir.

Malgré sa résolution initiale, Azura prend le risque de trahir ses sentiments lors d'une escapade sur le Toit du Monde. Ils font les cent pas autour des chaises, profitant de la rare absence de la pluie, et se taquinent à grands coups de cap' ou pas cap'. Azura vient de déclarer forfait face au dernier défi de Gaël (réciter l'alphabet en rotant est plus dur qu'il l'imaginait, même armé d'un litre et demi de Coca) et prend son courage à deux mains pour lui lancer :


« T'es pas cap' de m'embrasser. »


Gaël cligne des yeux. Il s'arrête face à lui, un sourire confus aux lèvres.


« Pardon ?

– Sur la bouche, précise Azura sans arriver à se taire. T'es pas cap'de m'embrasser sur la bouche. »


Gaël réfléchit un instant. Mais pas bien longtemps. Il s'avance, se dresse sur la pointe des pieds et joint ses lèvres aux siennes. Son baiser, court, maladroit, est semblable à ceux qu'il lui dépose parfois sur la joue. Azura ouvre grand les yeux. Pris de court par son initiative, il recule d'un pas. Leur baiser se rompt aussitôt.


« Euh ... woah, bafouille-t-il. Je ... je pensais pas que tu le ferais. »


Face à lui, Gaël hausse les épaules. Il se pince les lèvres, peut-être, songe son ami, pour y garder sa chaleur à tout jamais. Son regard n'est pas fuyant.


« Fallait me trouver un défi plus dur » dit-il.


Il lui adresse un clin d'œil complice, dont Azura ressent l'effet jusque dans son ventre. Pourquoi a-t-il interrompu leur baiser ? Il aurait dû rester sur place, voir jusqu'où Gaël irait. Quel crétin.

Il range ses sentiments tout au fond de lui en attendant la prochaine occasion. Les deux garçons se promènent au bord de la plage, peu avant le quatorzième anniversaire d'Azura, lorsque celle-ci se présente. N'y tenant plus, Azura sort de sa poche le cadeau de ses parents.


« Mate-moi ça ! »


Gaël écarquille les yeux en découvrant le smartphone flambant neuf. Fin, noir, encore brillant de propreté ; le garçon se sent plus distingué rien qu'à le savoir en sa possession. Il ne comprend pas pourquoi ses parents ont décidé de le lui offrir en avance, mais loin de lui l'envie de s'en plaindre.


« Il fait même appareil photo ! explique-t-il à son ami en parcourant les applications. Ça te dit qu'on essaye ?

– Euh ... oui, je suppose. »


Ils s'assoient sur le petit muret de pierre qui les sépare du sable, l'estomac encore tendu par leur escale au Wendy's. Azura passe un bras autour des épaules de son voisin pour s'en rapprocher. Ses doigts tremblent sur l'appareil, mais l'image qui apparaît sur l'écran est parfaitement nette.


« Mortel ! s'exclame Azura. Je la mets en écran d'accueil tout de suite.

– C'est pas mal. Je devrais peut-être demander la même chose à mes parents, l'année prochaine. »


Un sourire songeur aux lèvres, Gaël se caresse le menton. Azura ne tente même pas de contenir l'adoration dans son regard. Son ami est déjà si mature, si prêt à affronter la vie qui les attend. Azura ne peut pas le laisser le distancer. Il deviendra une meilleure personne, plus forte, plus sage, plus courageuse, capable de se tenir fièrement à ses côtés.

Il contemple son nouvel écran d'accueil avec tout le bonheur du monde. À cause du vent, Gaël y a les joues roses et les yeux gonflés. Il range le téléphone dans sa poche pour revenir au Gaël original. Toujours assis à côté de lui, celui-ci tente de coincer une mèche de cheveux récalcitrante derrière son oreille.


« Arrête de me fixer comme ça, dit-il en captant son regard. Je sais que j'ai l'air bête.

– Non ... c'est pas ça. »


La moue gênée de Gaël se transforme en moue curieuse. Ses lèvres roses, gercées, prennent la forme d'un cœur. Azura a envie de l'embrasser à nouveau. Au lieu de ça, il pose le front sur son épaule. Son ami passe une main attendrie dans ses cheveux, exactement comme il le fait pour lui lorsque leurs films d'horreur deviennent trop flippants.


« Je suis tellement content de t'avoir rencontré, souffle Azura.

– Moi aussi. C'est la meilleure décision que j'ai jamais prise. Dire qu'on doit ça à papa » ajoute Gaël avec un sourire.


Azura relève la tête. Il arque les sourcils, curieux.


« Comment ça ?

– Hm ... En fait, personne osait me parler parce que j'osais parler à personne. Quand l'instit' l'a appris à mon père, il a vu que j'étais un peu déprimé et il m'a dit ... il m'a dit Gaël, il suffit parfois de quelques secondes de courage pour tout changer. Trouve quelqu'un comme toi, quelqu'un qui est tout seul, et va lui parler. Juste une phrase, un truc bête pour lancer la conversation. Et peut-être que tu t'en souviendras toute ta vie. »


Azura demeure silencieux le temps de s'assurer que Gaël ait bien terminé son récit. Ray a toujours été de bon conseil. Sans lui (et sans Joy, bien sûr), Gaël ne serait peut-être pas le plus réfléchi des deux garçons.


« Et t'as compris ça à quatre ans ? demande Azura, impressionné.

– Pas vraiment. J'ai surtout compris que papa voulait que j'aille parler à quelqu'un. Je suis ... je suis heureux que ce soit tombé sur toi.

– Tu m'as choisi à cause de ma trousse ?

– T'as deviné ? La trousse a joué un rôle, mais t'avais surtout l'air aussi paumé que moi. J'avais le cœur qui battait à cent à l'heure, se rappelle Gaël avec un rire. J'avais peur que tu me repousses, mais tu parlais pas. Du coup j'ai continué à te coller jusqu'à ce que tu m'adoptes. »


Il lui prend la main, qu'il trouve gelée par la brise océanique. Azura sent à peine sa paume se presser contre la sienne. Il n'en a pas besoin. Gaël est là, devant lui. C'est tout ce qu'il peut souhaiter de mieux.


« Je suis heureux aussi, dit Azura. Que ce soit tombé sur moi. »


Leurs petits doigts s'entremêlent comme pour faire écho à leur première promesse. Celle de ne jamais se séparer, quoi qu'il arrive. De se tenir côte à côte toute leur vie. Ils n'avaient que six ans, mais aucun d'entre eux ne l'a jamais oubliée.

Azura a quatorze ans lorsqu'il rompt cette promesse.

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