Épilogue

Would you still walk with me
If I had a thousand crimes
In my pocket, down where the answer lies


Il hait les autocars. Mais il est prêt à faire une exception pour celui-là.

Ses valises et sacs de sport se heurtent à ses genoux tandis qu'il se fraie un chemin jusqu'à la porte de sortie. Il manque de rester coincé dedans. Le salue maladroit qu'il adresse au chauffeur se voit ignoré, mais Azura ne s'en offusque pas cette fois-ci. Il comprend sa détresse.

Il pose pied à terre, sur un sol de béton sec dénué de toute trace d'averse. L'après-midi touche à sa fin, mais le soleil de juillet ne décline pas encore. Quatre silhouettes à contre-jour l'attendent à quelques mètres de l'arrêt de bus. L'une d'elle, vêtue de l'un de ses tee-shirts et d'un pantalon en toile fine, se détache du groupe pour courir vers lui. Azura laisse tomber ses valises et ouvre grand les bras.

Gaël s'y jette comme s'ils avaient été séparés depuis des mois. Ses mains s'accrochent aux vêtements d'Azura, la pointe de ses pieds se tend pour arriver à sa hauteur et permettre à leur propriétaire d'inhaler le parfum familier en enfouissant son nez dans son cou. Azura sourit en caressant les cheveux caramel de son ami. Il ferme les yeux, effleurant sa tempe de ses lèvres. Son cœur bat fort contre le sien.

Il est rentré chez lui.




« T'es sûr de vouloir aller à la cérémonie ? »


La question se soulève peu après le retour du garçon. Celui-ci est le premier à la poser ; ils se sont réunis à la Petite Sirène, peu avant son ouverture, pour discuter autour d'un thé glacé plus approprié à la saison qu'un chocolat chaud. La cérémonie d'hommage aux victimes est le premier sujet vraiment abordé ; les précédents n'étaient que d'inévitables questions sur l'aller-retour d'Azura et la réaction (bizarrement compréhensive) de ses parents.

Gaël hoche la tête. Assis sur la même banquette qu'Azura, il baisse les yeux vers sa boisson en plissant le front. Son ami dévore son profil du regard comme pour le mémoriser. Il ne l'avouera jamais en public, mais passer près de quinze jours loin de Gaël l'a bouffé de l'intérieur. Il en a pleuré certaines nuits - comportement puéril s'il en est. L'autre garçon ne le laissera jamais oublier ça s'il a le malheur de se confier à lui.


« C'est le moins que je puisse faire, dit-il. J'ai ... Tous ces gens, ils sont morts de ma main. Ça les fera pas revenir, mais je devrais au moins être là.

- Gaël, intervient Holly, tu n'es pas obligé de ...

- C'est ce que je veux. Je serai jamais en paix, sinon. »


Du regard, il cherche l'approbation d'Azura. Il a beau avoir l'impression que son ami cherche davantage à se punir qu'à avoir l'âme en paix, celui-ci hoche la tête. Il ne s'opposera pas à ses décisions tant que celles-ci ne le mettront pas en danger. Bien sûr, il aimerait pouvoir l'envelopper dans le plaid du grenier et le protéger du monde extérieur jusqu'à la fin des temps pour ne plus jamais le voir souffrir, mais la vie ne fonctionne pas ainsi. C'est ce que Maxwell a voulu faire. Et sa voiture gît à la casse, renversée par le corbeau dont il a refusé d'ouvrir la cage.


« Je vais y aller en famille, les informe Morgane. J'ai des tas de trucs à leur dire, maintenant qu'on est sortis du lycée. On pourra se retrouver plus tard.

- Vous croyez qu'on devrait amener des fleurs ? se demande Cherry. Comment ça va se passer, au juste ? Et où ça va se passer ?

- Au cimetière, répond Holly. Ils vont sans doute faire pareil que pour les victimes d'il y a cinquante ans ... Les victimes de la tempête, je veux dire. Celle qui a ravagé le quartier fantôme.

- T'étais née ?

- J'avais trois ans. Le truc, Azura, c'est que ta grand-mère était enceinte de notre plus jeune sœur - paix à son âme - et qu'elle a eu ses premières contractions pendant le discours du maire. Notre père arrêtait pas de nous raconter l'anecdote. Un jour, il nous a montré des photos.

- Je crois que je les ai vues ! se rappelle tout à coup Cherry. Ça faisait comme un énorme sapin de Noël avec des photos de gens morts dessus. Et beaucoup, beaucoup de fleurs. On a intérêt d'en prévoir la blinde.

- Un bébé qui arrive lors d'une cérémonie dédiée aux morts, rêvasse Morgane. C'est presque un miracle.

- C'est ce que nos proches disaient, mais le bébé en question est mort d'une maladie incurable quand il avait ton âge.

- Oh, Seigneur. Désolée.

- Pas grave. La vie a continué.

- J'ai déjà vécu plus longtemps que ma tante, s'émerveille Azura.

- Bon, et si on arrêtait de parler de gens morts ? coupe Cherry. Azura est rentré au bercail, ça mérite bien une pizza party non ?

- Pizza party ! »


Ils s'exclament à l'unisson, si bien qu'Azura ne saurait déterminer qui a approuvé l'idée le premier. Il sourit discrètement. Le son de leurs voix superposées lui avait manqué.

Le calme du grenier, rythmé par la respiration paisible de Gaël, lui avait manqué également. Le garçon dessine de petits cercles sur le torse nu d'Azura, sa propre peau recouverte d'un voile nocturne légèrement bleuté. L'été empêche les soirées d'être trop sombres malgré l'heure tardive. Le ciel étoilé reviendra veiller sur eux l'automne prochain.

Azura dépose un baiser dans les cheveux caramel de son ami, qui se presse davantage contre lui pour s'assurer qu'il soit bien réel. Gaël le serre dans ses bras comme un coussin. Puisqu'aucun d'eux ne semble pressé de dormir, Azura se permet d'engager la conversation.


« J'ai raté quelque chose en deux semaines ? »


L'hésitation traverse le regard de Gaël. Azura la distingue nettement malgré la pénombre. Il hausse une épaule et pose la joue contre sa clavicule, repoussant la couette trop chaude d'un coup de pied.


« On peut dire que ça va un peu mieux avec Morgane, murmure-t-il, mais ...

- C'est toujours tendu ? devine Azura.

- Oui. Plus de mon côté que du sien, en fait. Elle ... Je sais pas, j'ai l'impression qu'elle se force à me pardonner parce que c'est ce que sa mère aurait voulu. Elle me l'a dit à l'hôpital.

- Quoi, qu'elle s'obligeait à te pardonner ?

- Non, que c'est ce qu'Abigaëlle voudrait. Elle a été élevée avec ces valeurs altruistes, alors tu comprends ... Mais c'est ... c'est pas possible. Je me pardonnerais jamais à sa place. J'ai tué sa mère. J'ai tué son seul parent.

- Gaël, tu réalises qu'on est en train de parler de Morgane ? Elle est plus forte à l'intérieur que nous tous réunis. Tu t'en veux certainement plus qu'elle en ce moment.

- C'est bien le problème. C'est ... Même si c'est vrai, c'est injuste. C'est anormal. J'ai besoin de m'en vouloir pour rétablir l'équilibre, tu comprends ? »


Azura se passe une main sur le visage. Non. Même avec un effort d'imagination, il est à des années-lumière de comprendre. Gaël ne cherche qu'à se punir. N'existe-t-il pas un mot pour ça ?


« Je me suis renseigné pour la clinique, poursuit celui-ci comme s'il lisait dans ses pensées. Elle est juste à côté de l'hôpital général qui m'a admis, alors c'est pas très loin, et ils m'accepteraient même sans la recommandation d'un psy. Je pensais que peut-être ... peut-être, ça pourrait m'aider. Et, euh ... »


Nerveux, Gaël se tord les doigts. Il cherche ses mots dans l'espace du grenier, le regard fuyant. Azura arque les sourcils pour l'encourager.


« Je suis allé voir Maxwell, lâche-t-il. Il a droit aux visites maintenant.

- Ça s'est bien passé ?

- Oui. J'ai l'impression qu'il a fait meilleur pendant quelques jours, en tout cas. Mais il ... il reste sur sa position te concernant. Il prétend que puisque tu lui as fait du mal, tu finiras par m'en faire aussi. J'évite de lui parler de toi.

- C'est pas comme si on cherchait sa bénédiction, en même temps.

- Non, mais ... Je sais pas, j'avais espoir qu'il change d'avis. En tout cas, il, euh ... »


De nouveau, Gaël semble hésiter. Qu'a-t-il à lui annoncer de si important ? Ça ne peut pas être plus terrible que ce qu'ils ont déjà traversé, si ?


« Tu connais la fortune des Everett ? Maxwell est le dernier membre de la famille encore en vie, et vu qu'il est en prison ... Comment dire ... Il m'a autorisé à l'utiliser. »


Azura met un petit moment à assimiler l'information. Il bat bêtement des cils, trop ahuri pour afficher la moindre expression.


« Tu veux dire qu'on est riches ? »


Gaël hoche la tête. Il se penche à son oreille pour lui murmurer la somme approximative de son nouveau compte en banque. Les yeux d'Azura s'écarquillent tant qu'ils manquent d'éclater.


« C'est ... beaucoup d'argent.

- Plus qu'on pourrait dépenser en une vie même si on se forçait.

- Trop de chiffres. J'ai mal à la tête.

- Désolé, il est tard. Le truc, c'est que je réfléchis à quoi en faire depuis qu'il m'a annoncé ça. J'aimerais réparer ce que j'ai détruit, mais ... l'argent ne fait pas revenir les morts à la vie. Je pensais aider les familles des victimes, mais ils voudront certainement pas de l'argent des Everett. Morgane a déjà refusé. Elle dit que d'autres en ont plus besoin qu'elle, mais regarde où elle en est ... Obligée de travailler à la Petite Sirène pour faire vivre sa famille alors qu'elle devrait être en train de planifier ses études. Elle imagine pas à quel point le compte est blindé. Je pourrais les couvrir toutes les trois sans même voir la différence.

- Tu lui en reparleras plus tard. Pour l'instant, tu devrais te concentrer sur toi.

- C'est prévu aussi. Je t'attendais pour me décider par rapport à la clinique. Ça ... ça me fait peur, d'être tout seul là-bas.

- Eh, je serai en ville. Je viendrai te voir tous les jours. »


Gaël ne dit rien, mais esquisse une moue peinée qu'un autre n'aurait pas remarquée. Azura lui frotte les épaules pour le réconforter.


« On a le temps d'y réfléchir. Une chose à la fois. »


L'autre garçon finit par hocher la tête. Il se laisse glisser dans son étreinte, les yeux clos, prêt à s'endormir.


« Une chose à la fois. »




Lauren Diaz contemple silencieusement le reflet déformé que lui renvoie la vitre de la salle de briefing. Le bleu sombre de l'uniforme réglementaire, le même qu'elle portait lors de l'enterrement de Jack, se confond presque avec les teintes similaires du mur. Le visage de la détective flotte dans le vide comme celui d'une noyée.

Lauren a l'impression d'être plongée en plein sommeil.

Elle a déjà traversé des situations similaires, auparavant ; la mort d'Abigaëlle, de Jack, et, la pire de toutes si on le lui demande, celle de Tori. Peut-être est-ce la raison pour laquelle son esprit a fini par se mettre en veille. Elle ne supporterait pas une perte de plus, elle le sait. Quand Gina et le commissaire se sont lancés à la poursuite de l'autre ordure, Lauren n'a pas pu s'empêcher d'imaginer le pire - et les jérémiades de Jamie n'ont pas aidé. Qu'aurait-elle fait si sa partenaire était tombée à son tour ? Comment aurait-elle réagi ? Son corps refuse obstinément d'évacuer le chagrin qu'il accumule depuis la disparition d'Abigaëlle. Lauren tourne en rond dans son lit, dans sa tête, mal au point de présenter des symptômes physiques, mais jamais encore elle n'a versé la moindre larme.

Une profonde inspiration gonfle ses poumons. Qu'est-ce qui a bien pu passer par la tête du commissaire lorsqu'il lui a demandé de prendre la parole lors de la cérémonie ? Lauren est incapable de décrypter ses propres émotions, alors les communiquer aux autres ?

Elle soupire en se détournant du reflet fantomatique. Assise à son bureau, le regard bas, Gina se tord les doigts à la manière d'une petite fille. Ses mains ne résisteraient pas longtemps à la tentation de vagabonder près de son nez si elle ne les occupait pas.


« Magnifique. »


La détective au crâne nu lève la tête, surprise par ce soudain éclat de voix, avant de réaliser à quoi fait allusion sa collègue. Le reste du commissariat est parcouru de murmures paniqués propres aux instants précédant un important événement officiel.


« Nez pété, jambes tordues, souffle Gina avec un maigre sourire. On est presque assorties.

- J'ai plus mes béquilles, si jamais ça t'a échappé.

- Oh, merci pour la précision. C'est seulement la huitième fois que je l'entends aujourd'hui. »


Lauren roule des yeux sans méchanceté. Gina lui adresse une grimace complice.

La première se laisse tomber sur une chaise avoisinant la seconde, peu désireuse de rester debout jusqu'à leur départ. La bille de plomb logée dans son estomac depuis le départ de Tori a tant grossi qu'elle est incapable de soutenir son poids. Le malaise envahit son corps tout entier, crispant ses membres sous l'effet de crampes imaginaires, emprisonnant sa gorge d'un étau illusoire. Lauren ne s'est jamais sentie aussi mal.

À son regard en coin, elle comprend que Gina l'a remarqué elle aussi. Sa collègue ouvre la bouche pour lui poser une question avant de changer d'avis. Que pourrait-elle bien demander de toute façon ? Son comportement lui offre déjà toutes les réponses dont elle a besoin. Pourtant, Lauren décide de briser le silence.


« Ça te dirait pas de parler à ma place ? »


Gina accuse à peine le coup avant de secouer la tête. Elle se doutait que Lauren chercherait à se défiler.


« C'est à toi que le commissaire a demandé, dit-elle. Tu connaissais mieux Tori que moi.

- Et Jack et Abigaëlle, dans tout ça ?

- On sait toutes les deux que c'est pas eux, sa priorité. Ne déforme pas mes propos, reprend-elle immédiatement, leur mort l'a autant touché que nous, mais ...

- Tori était son fils. Je sais. »


Gina hoche la tête. Avec un frisson, Lauren croise les bras sous sa poitrine.


« J'arrête pas de penser à ce que je lui ai dit ce jour-là. Aux derniers mots qu'il m'a entendue prononcer avant de ... »


Elle se mord les lèvres sans aller jusqu'au bout. Le faire ne servirait qu'à remuer le couteau dans la plaie ; Gina a été témoin de son débordement.


« Il t'as renversée, lui rappelle-t-elle d'un ton autoritaire. Je dirais que vous êtes quittes.

- Je serais morte si on était quittes. Et ... »


Elle manque de s'étrangler et serre un poing devant sa bouche, le regard fixe. Comment rater une mission aussi simple ? Elle serait morte s'il avait vraiment voulu la tuer.


« J'ai quitté Matty, avoue-t-elle. J'ai ... j'ai quitté le mec le plus gentil que j'ai jamais rencontré parce que je peux pas m'empêcher de penser à mon collègue mort. Tout le temps, Gina. Il s'écoule pas une seule putain de seconde où je pense pas à lui. »


Sa voix se brise sans libérer ses larmes. Peinée, Gina fronce les sourcils. Sa main se pose timidement sur l'épaule de sa collègue, tressautant au rythme de ses hoquets. Le visage de Lauren n'est plus qu'une grimace. Au fond, elle sait qu'elle se remettra. Mais même cette certitude a quelque chose de cruel.

Ça n'aurait pas dû se passer ainsi. Tori, Ray, Jack et Abigaëlle devraient être là. Leurs bureaux ne devraient pas être vides.

Cette réalité n'est pas la bonne.


« C'était pas ... juste. C'était pas équitable. On devrait avoir une seconde chance. »


Consciente du peu de sens qu'ont ses paroles, Lauren se passe une main sur le front. Aligner les nuits blanches ne lui réussit pas. Elle doit se reprendre avant de laisser ses mystifications la ridiculiser. Pas la bonne réalité, et puis quoi encore ?


« Je vais me rafraîchir. »


Elle tapote l'épaule de Gina pour la remercier de l'avoir écoutée et s'éclipse. Sur la route, Lauren est presque certaine d'apercevoir des silhouettes sombres dénuées de visages en lieu et place de ses collègues disparus.

Elle met ça sur le compte de la fatigue.




L'hommage aux victimes du mal mystérieux de Sunnyside est tel que le décrivait Cherry ; des photos, disposées sur les marches d'une estrade portable en U au sommet de laquelle se tiendront les citoyens souhaitant dire un mot en leur mémoire, forment ce qui s'apparente de loin à un sapin de Noël. Des bougies ont été allumées à leur pied, accentuant l'impression malgré la clarté naturelle du cimetière. L'assistance s'est vêtue de ses manteaux les plus sombres. Azura avise une petite vieille voûtée, au visage masqué d'un voile de dentelle noire, en se frayant un chemin jusqu'aux portraits des disparus. Elle doit mourir de chaud là-dessous.

Gaël et lui déposent au sommet de l'offrande générale une couronne de fleurs aux couleurs claires tissée de leurs mains. Azura fut le premier surpris de la facilité avec laquelle il s'est rappelé des gestes. Son corps les exécutait sans qu'il ait besoin d'y réfléchir, tandis que Gaël était si concentré sur les siens qu'il en tirait la langue.

Ils demeurent un instant debout, silencieux, les mains jointes devant le mont de fleurs. Une larme coule sur la joue de Gaël. En l'avisant, Azura l'entraîne parmi la foule pour l'éloigner de ces visages inconnus.

Le regard de Tori est comme une flèche reçue en plein estomac.

Azura n'a pas réfléchi à la manière dont il réagirait en le croisant. Les yeux vert d'eau, figés à jamais par le déclic d'un appareil photo, sont plus pétillants qu'ils l'ont jamais été de son vivant. Azura reconnaît cette image. William et lui ont mis la main dessus lors de la fouille de son appartement. La dernière soirée avec Amanda a été agrandie, encadrée, et le jeune homme y figure seul. Peut-être n'en a-t-il pas choisi de plus récente parce qu'il n'y retrouvait pas la même vitalité dans son regard.


Hey, Tori.


Ce furent les seuls mots formés par son esprit. Une jeune femme de l'âge du détective, aux longs cheveux bruns noués, séduisante malgré l'angoisse brûlant dans ses yeux noirs et sa tenue décontractée, caresse le visage éternel d'une main tremblante. À côté d'elle, Natasha et ses deux filles sanglotent devant le portrait officiel de Jack. Azura se demande s'il s'agit de la fameuse Amanda, revenue à Sunnyside après avoir eu vent de la disparition prématurée de son ancien ami. Quelque chose dans ses traits anguleux lui est familier. Enfin, ce n'est pas comme s'ils avaient quoi que ce soit à se dire de toute façon. Peu d'amitiés commencent en parlant des morts.

Les deux garçons rejoignent Holly et Cherry, restées en retrait derrière le gros de la foule. Combien de visages reconnaissent-elles parmi ceux exposés ? Combien manquent à l'appel ? De là où il se tient, Azura en compte déjà plus d'une trentaine.

Il baisse les yeux pour atténuer son vertige, resserrant sa main autour de celle de Gaël.


« Jack Kingsman et Tori Fairfield étaient mes collègues » annonce une voix familière.


Azura relève la tête comme si on l'avait piqué. Debout sur l'estrade, appuyée des deux mains contre le bureau auquel est fixé un petit micro, Lauren Diaz commence son discours. Il s'attendait à ce que le commissaire choisisse Gina, voire qu'il s'en occupe en personne. Il doit avoir une bonne raison d'avoir choisi Lauren.


« Et ils étaient aussi mes amis, poursuit-elle. Car avant d'être de bons détectives, ils étaient des hommes bons. J'ai parfois du mal à réaliser qu'ils sont vraiment partis. Mais à chaque fois que je vois leur bureau vide, je me rappelle. »


Elle s'interrompt un instant. Sa voix a manqué de se briser lors de sa dernière phrase. La distance qui les sépare l'empêche d'en être sûr, mais Azura croit même voir une larme naître au coin de son œil dénué de maquillage.


« Ma grand-mère disait toujours que la meilleure chose qui puisse nous arriver, c'est d'être aimé par les bonnes personnes. Ils l'étaient. Ils me manquent. J'ai fini. »


Elle s'éclipse sans un mot de plus, laissant la place à une femme qu'Azura ne reconnaît pas. Il remarque seulement l'absence de ses béquilles.

La cérémonie s'étire sur une partie de l'après-midi. Le garçon a mal aux pieds lorsque les témoins se dispersent enfin, s'arrêtant parfois près de l'estrade pour une dernière offrande ou un dernier hommage à leurs défunts. Cherry, qui n'y tenait plus, court se soulager dans les toilettes publiques les plus proches. Holly la regarde s'éloigner avec un soupir. Quant à Gaël, il n'a pas dit un mot depuis plus de deux heures.


« Je les reconnais pas » murmure-t-il une fois les lieux majoritairement abandonnés.


Azura l'interroge du regard. Les lèvres pâles de son ami tremblent malgré la chaleur.


« Tous ces gens, précise-t-il, je les reconnais pas. Je pourrais pas mettre de noms sur leurs visages. »


Ni Azura ni Holly ne sait comment accueillir ses aveux. Ils lui caressent le dos, espérant l'un comme l'autre alléger sa culpabilité en lui rappelant leur présence.

Le silence retombe. En entendant quelqu'un avancer vers eux, Azura s'attend à retrouver Cherry. En lieu et place de la jeune femme, les agents de police de Sunnyside, tous vêtus du même uniforme sombre, rejoignent leur petit groupe.


« Eh, les salue Lauren. Merci d'être venus.

- C'est normal, balbutie Azura.

- Ça veut beaucoup dire pour nous, ajoute le commissaire. En particulier pour moi. »


Ils hochent la tête, muets. Peu désireux de laisser s'installer le silence malaisé propre aux funérailles, Azura pivote vers Lauren.


« Vos jambes vont mieux ?

- Ouais. Je redeviendrai bientôt la championne olympique que j'ai toujours été.

- Regardez-la, ricane Gina. À l'entendre, on croirait qu'elle est prête pour le triathlon.

- Je pourrais faire le poirier sans aucun soutien, là, maintenant, tout de suite.

- On parie ?

- On parie. »


Personne ne s'attendait à la voir mettre ses menaces à exécution, mais Lauren pose les coudes au sol dans le plus grand des sérieux. Elle tend les jambes, plie les genoux, et se tient bientôt à la verticale au milieu de ses collègues dont les bouches s'entrouvrent de surprise. La brune tangue à peine.


« Wah, fait Cherry en les rejoignant, j'ai raté quelque chose ? C'est un concours ?

- Que j'ai lancé et remporté, confirme Lauren en reprenant sa position initiale. Je viens de gagner une semaine de milk-shakes au Wendy's. »


Gina hausse les épaules, un sourire en coin sur le visage.


« Deal. C'est moi qui l'ai cherché de toute façon. »


Ils se séparent après s'être salués individuellement. Le regard de Cherry s'attarde longtemps sur le dos cambré de Lauren tandis que la brune s'éloigne, les mains dans les poches de son pantalon, s'essuyant parfois les yeux d'un coup de manche.


« On rentre ? demande-t-elle une fois les agents de police disparus. C'est glauque, ici.

- Vous pouvez nous attendre à la voiture ? intervient Gaël. Il y a ... quelque chose qu'on doit faire. »


Il s'empare de la main d'Azura pour la serrer dans la sienne. De l'autre, il tient une seconde couronne de fleurs. Il a fabriqué celle-là seul, mais Azura n'a pas trouvé le courage de lui demander pourquoi.


« Bien sûr, répond Holly. À tout de suite, mes poussins. »


Elle leur caresse la joue tandis que Cherry se contente d'un signe de la main. Bien. Le jour où Cherry commencera à les affubler de petits surnoms affectueux, ils sauront que la fin du monde est proche.

Gaël entraîne son ami entre les dédales de tombes et de caveaux, s'arrêtant parfois pour vérifier leur trajectoire. Azura devine leur destination à mi-chemin. Il accentue la pression de sa main moite à l'intérieur de celle de son ami, ému.

Devant eux se trouve la tombe de Ray Whitefeather.

Azura ne s'y était jamais rendu. Il s'est écoulé des mois avant qu'il entre dans la petite maison bleue près du port ; comment aurait-il osé se rendre sur la tombe de son ancien propriétaire ? Il attendait que Gaël l'y invite. Et, aujourd'hui, Gaël l'y a invité.


« Il me manque. »


Le garçon se penche pour déposer la couronne de fleurs contre la stèle. Resté à sa place, Azura hoche la tête. Ray lui manque à lui aussi. Ray, Joy, les heures d'insouciance passées en leur compagnie et celle de leur fils. Ils n'ont plus que leurs souvenirs pour se les rappeler et l'avenir pour les rattraper.


« Je comprends ce que Lauren voulait dire, quand elle a parlé des bureaux vides. Je ressentais la même chose à la maison. »


Gaël s'exprime d'une voix basse, mais moins chagrinée que ce à quoi Azura s'attendait. Il recule d'un pas, mettant plus de distance entre lui et la tombe. Conscient de la douleur de son ami, Azura entoure ses épaules de ses bras et le presse doucement contre lui. La main de Gaël se pose sur la sienne. Il ferme les yeux, écoutant en silence les battements de son cœur contre son dos. Le pouce d'Azura dessine de petits cercles sur sa clavicule. Habité d'un sentiment jusqu'alors inconnu, Gaël esquisse un début de sourire. Il ouvre la bouche.


« Je veux vivre, Azu. J'ai tellement de choses à rattraper. Pour moi, mais aussi ... avec toi. »


Son regard traduit ce à quoi ses mots ne sauraient rendre hommage. Il veut pleurer, crier, sourire et aimer. Il veut ressentir toutes ces choses et donner un sens à la douleur qu'elles lui causent ; alors, seulement, il pourra se vanter d'avoir existé au cœur d'un univers indifférent et de l'avoir défié.

Il veut vivre à en avoir mal.

Gaël tend le bras pour lui caresser la joue. La tête rejetée en arrière, il adresse à Azura un sourire débordant de tendresse que l'autre garçon lui rend.


« Alors vivons. »


Il hoche la tête. Se détournant de la tombe, il prend la main qu'Azura lui tend et repart sur ses pas. Ils marchent paisiblement, côte à côte, jusqu'à franchir les grilles ouvertes du cimetière.

Leur premier pas vers l'avenir.




F I N.

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