Chapitre 6

There's a room where the light won't find you
Holding hands while the walls come tumbling down
When they do I'll be right behind you


À: Maman

     ça te dérange si je reviens pas pour noël ?

     j'ai retrouvé gaël et j'aimerais bien rester avec lui


De: Maman

     qu est ce que je dis a tes grands parents ???


À: Maman

     rien

     ils poseront pas la question

     avec un peu de chance ils verront même pas que je suis pas là


De: Maman

     fais ce que tu veux   ca m est egal


Azura soupire. Il l'a vexée.

Il revient à ses devoirs et survole ses notes sans parvenir à s'y plonger. Sur la banquette faisant face à la sienne, Morgane étudie les siennes avec une moue songeuse. Le stylo qu'elle fait tourner entre ses doigts lui paraît plus intéressant que la formule mathématique sur laquelle il bloque depuis deux heures. Il pose le front sur son cahier, épuisé. Ce serait plus facile si Gaël était là. Qu'est-ce qu'il peut avoir de plus intéressant à faire qu'étudier, un samedi après-midi ?


« Hey » fait la voix traînante d'une jeune femme.


Azura ouvre les yeux. Cherry s'essuie les pieds sur le tapis de l'entrée, les cheveux cachés par la capuche d'un sweat en piteux état.


« C'est fermé, signale Morgane en se retournant.

- Ouais, bien sûr. Vous savez autant que moi que la Petite Sirène a pas d'horaires.

- Et Holly m'a dit de ne pas te servir d'alcool.

- Une bonne chose qu'elle soit pas là, alors. Et t'inquiète, je peux me servir toute seule. »


Un râle discret sort du fond de la gorge de Morgane. Azura se redresse. Il se disait bien que voir Cherry seule avait quelque chose d'inhabituel. Holly n'est pas là.


« Où est-ce qu'elle est ? demande-t-il. C'est la première fois que je te vois sans elle.

- J'ai une vie en dehors d'elle, tu sais, réplique Cherry, vexée. Enfin ... »


Elle s'appuie contre le comptoir, le regard levé au plafond comme pour étudier la question. Dans sa main, un verre à moitié rempli d'il ne sait trop quoi remue doucement.


« Elle est partie voir des gens, enchaîne-t-elle presque aussitôt. Pour des trucs importants, je suppose, j'en sais trop rien. Vous faites quoi ? »


Cherry pivote son tabouret habituel vers leur table. Morgane appuie sa joue contre son poing, laissant ses cheveux camoufler le reste de son visage. Des gens ? Peut-être ces Everett. Azura avait oublié la lettre du grenier, à force de ne plus entendre Holly s'en plaindre.


« Eh, personne va t'engueuler, fait Cherry à l'intention de Morgane tandis que le silence s'éternise. Elle s'attend à quoi, à ce que tu me menottes dans un coin pour pas que je boive ?

- Peut-être que je devrais.

- J'aimerais bien te voir essayer, tiens. »


Le rire de Cherry est d'une sécheresse désertique. Morgane hausse les épaules. Du coin de l'œil, elle surveille le verre de la jeune femme. On n'en voit déjà plus le fond.


« Vous vous êtes rencontrées comment, en fait ? demande Azura, tant pour empêcher le malaise de s'installer que pour se distraire de son problème de maths. Avec Holly ?

- Pourquoi tu me demandes ça ? T'es de mèche avec la Fouine ? »


Azura ouvre et referme la bouche sans répondre. Il doit avoir l'air du poisson le plus ahuri du monde.


« Je déconne, fait Cherry avant qu'il puisse trouver ses mots. Je suis tombée sur elle quand j'avais ton âge. Non, attends, j'avais un peu plus en fait. Peut-être vingt ? Vingt-deux ? Bordel, je sais plus. En tout cas, elle a pas réussi à se débarrasser de moi depuis. »


Elle ricane avant de finir son verre d'un trait. Celui-ci se retrouve rempli en un clin d'œil. Cherry était déjà aussi portée sur la boisson à l'époque ? Ou ce serait de fréquenter cet endroit qui l'a rendue ainsi ?


« Elle était comment, avant ? Holly ? poursuit-il, curieux.

- Pas différente d'aujourd'hui. Les cheveux un peu moins gris, peut-être. »


Elle réfléchit, les yeux levés au ciel comme un peu plus tôt.


« Moins endettée, ajoute-t-elle à mi-voix.

- C'est le bar qui l'a ruinée comme ça ?

- Je suppose, ouais. Quoi d'autre ?

- J'en sais rien, avoue Azura. Mais elle le tenait déjà avant, non ? C'est bizarre que ce soit arrivé comme ça d'un coup.

- Elle devait avoir de la thune de côté. Ça a commencé à partir en couille quand ... »


Cherry porte les lèvres à son verre mais s'immobilise en route, comme si elle venait de réaliser quelque chose. Azura hausse les sourcils. Lui-même ignore où il allait avec ses questions, mais s'il a l'occasion d'en apprendre un peu plus sur Holly ...


« Quand je me suis retrouvée toute seule, conclue Cherry dans un râle. Je dois lui coûter plus cher que ce que je pensais. »


Elle vide son verre d'un trait avant de se resservir. Morgane (qui, entre temps, a elle aussi abandonné son problème de maths) la regarde faire d'un œil inquiet.


« Toute seule ? » insiste Azura.


Morgane lui touche le bras pour attirer son attention. En croisant son regard contrarié, Azura rougit. Il aurait dû s'arrêter là.


« Quand mon Stef est mort » murmure Cherry comme si elle s'adressait à elle-même.


Elle secoue la tête, les épaules voûtées. Elle leur tourne le dos, à présent, mais Azura n'a pas besoin de voir son visage pour savoir qu'il a merdé.

Il retourne à ses devoirs, embarrassé. La page d'exercices lui cède enfin un peu de terrain quand la clochette de l'entrée tinte une seconde fois. À son tour, Holly tape des pieds sur le tapis.


« Qu'est-ce que tu fais là, toi ? » lance-t-elle à Cherry.


Celle-ci hausse une épaule en guise de réponse. Holly doit avoir l'habitude, car elle a déjà détourné les yeux de la jeune femme. Elle accroche sa doudoune dans l'entrée et essore sa queue de cheval en soupirant.


« T'étais où ? demande Azura.

- C'est pas tes affaires. »


Il se pince les lèvres. Lui qui pensait qu'ils commençaient à s'entendre.


« Je fais du chocolat chaud pour tout le monde ? propose tout à coup Morgane, les mains déjà posées à plat sur la table pour se redresser. C'est bientôt Noël, autant commencer à se mettre dans l'ambiance. »


Un court silence accueille sa proposition. Holly se retourne avec un nouveau soupir.


« Je veux bien. C'est gentil, Morgane. »


La jeune fille quitte sa banquette en adressant en clin d'œil à Azura. L'instant d'après, Holly prend sa place en face de lui. Dieu bénisse cette fille.


« J'étais chez les Everett, lui explique sa tante. Rien qui te passionnerait.

- Les types aux dettes. »


Elle hoche la tête. Azura ne peut retenir un coup d'œil vers Cherry. La jeune femme contemple le fond de son verre comme elle le fait d'habitude.


« C'est à cause du bar que t'as dû leur demander de l'argent ? »


Holly hausse les sourcils. Le coin de sa bouche s'étire en un sourire étrange, un sourire dont Azura ne saurait pas juger la sincérité.


« Bah, ouais. Tu veux que ce soit à cause de quoi ? »


Azura hausse les épaules. Bonne question.

Il rince les mugs dans la cuisine avec Morgane quand plusieurs véhicules dépassent la Petite Sirène à toute allure. Il sort la tête juste à temps pour reconnaître l'avertisseur rouge et bleu d'une voiture de police. Accoudée au comptoir à côté de Cherry, Holly observe la porte d'entrée les sourcils froncés.


« Encore ? » murmure-t-elle.


Un silence grave s'abat sur le bar. Le torchon toujours dans la main, Azura se tourne vers Morgane pour échanger avec elle un regard qui transpire le malaise.

Les morts subites. Il avait fini par les oublier.




« C'est aujourd'hui le président du syndicat des ouvriers de l'usine de teinture de Sunnyside qui s'ajoute aux victimes de ce mal étrange, commente la voix inexpressive d'une journaliste. Mark Withers, un homme de 48 ans en parfaite santé, s'est effondré cet après-midi en pleine réunion, frappé comme les autres d'un soudain arrêt cardiaque. Ses collègues n'ont pas pu lui porter secours ... »


Assis les genoux pliés sous le menton, Azura regarde les informations du soir la gorge nouée. Holly avait raison. Encore un. Encore combien avant qu'on comprenne ce qui se passe ici ?

Il secoue la tête, les yeux baissés sur son téléphone.


À: Gaël, Morgane

     vous voyez ça ?


De: Morgane

     Oui.


De: Gaël

     on peut envoyer des messages à plusieurs personnes en même temps ?


À: Gaël, Morgane

     ils parlent d'un nouveau mort aux infos gaël


De: Gaël

     oh

     maman squatte la télé je peux pas regarder (╥_╥)


À: Gaël, Morgane

     :/


De: Morgane

     Ça s'arrêtera jamais à ce rythme.


Azura laisse son pouce errer sur son écran sans savoir quoi répondre. Morgane ne disait-elle pas qu'il ne resterait bientôt plus personne pour attraper le meurtrier ? Si on ne le fait pas bientôt, elle ne tardera pas à avoir raison.

Il soupire en se laissant tomber contre le mur de sa chambre. Il devrait leur dire. Leur expliquer ce qui est vraiment arrivé à ce prof. Peut-être qu'avec leur aide, il pourrait ...

Il pourrait quoi ? Faire le travail de la police ? Holly lui a fait promettre de se mêler de ses affaires.

Il se passe une main sur le visage, hésitant. Ce truc, là, ce n'est pas n'importe quelle affaire. Quelqu'un, quelqu'un doté du même pouvoir (de la même malédiction) que lui, terrorise sa ville natale depuis son départ. Quelles sont les chances pour que ça arrive ? C'est comme si l'univers le suppliait d'y faire quelque chose.

Il va leur dire. Il a besoin d'eux pour y voir clair.

Son téléphone vibre avant qu'il puisse tergiverser davantage.


De: Morgane

     Vous êtes libres demain ? J'ai quelque chose à vous dire.


À: Gaël, Morgane

     oui

     j'aurai aussi qqchose à vous dire

     on se retrouve à la petite sirène ?


De: Morgane

     C'est OK pour moi.


À: Gaël, Morgane

     gaël ??


De: Gaël

     moi aussi

     je fais la grasse matinée par contre


À: Gaël, Morgane

     des gens meurent gaël


De: Gaël

     no shit

     j'ai le droit de manger aussi ou tu vas me parler de la famine en afrique ?


Azura fronce les sourcils. Même en l'ayant en face de lui, il n'arrive jamais à dire si Gaël se vexe réellement ou pas. Alors par téléphone ...


De: Morgane

     On n'a qu'à se donner RDV vers 16h. Ça ira ?


De: Gaël

     oui

     pardon pour le ton

     c'était pas contre vous


De: Morgane

     On sait :)


À: Gaël, Morgane

     t'as de la chance qu'on t'aime autant

     je vous attends vers 16h

     (ramenez de quoi grignoter)


De: Morgane

     Hahaha, ça marche. À demain !


De: Gaël

     (^-^)/


Azura laisse ses yeux vagabonder sur le dernier message de Gaël un moment avant de le fermer. Sur son écran d'accueil, le Gaël d'il y a quatre ans le fixe de ses yeux ronds. Azura le caresse du pouce, pensif. Le vice-président d'une association, et maintenant le président d'un syndicat ... Ces deux-là le ramènent à l'usine, mais qui d'autre y est passé ?

Il s'enfonce sous sa couette, changeant de chaîne jusqu'à trouver un programme divertissant. Malgré lui, ses yeux le ramènent sans cesse à son téléphone. Aux joues roses du Gaël de quatorze ans. C'est affreux comme il peut lui manquer alors qu'ils viennent tout juste de se parler.

Son visage s'enfouit dans sa peluche. Il a besoin de se changer les idées.




« Devinez qui vient de mou-rir ! »


Debout devant le tableau blanc de la salle de briefing, Tori fait décrire un moulinet à la règle en bois qu'il tient dans la main avant de la pointer vers la photo de Mark Withers. Enfin, de ce qu'il en reste. Malgré son ton décalé, le visage du détective ne trahit aucun amusement. Juste le ras-le-bol le plus profond.


« Mark Withers, 48 ans, président du syndicat ... non, du rassemblement des ouvriers de l'usine de teinture de Sunnyside, si on veut être officiels. Le PROUTS en abrégé. Ce qui est drôlement approprié, vu la merde dans laquelle on patauge depuis quatre ans. »


Jack ne peut s'empêcher de se masser le front. Il sait que, en dépit de son attitude, Tori aborde ce nouveau meurtre avec autant de sérieux que le reste de l'équipe, mais il sait déjà sur quel aspect du crime se focaliseront Rob et Morris pour les heures à venir.


« Qu'est-ce qu'on sait sur le PROUTS ? demande Rob de l'autre bout de la pièce comme pour lui donner raison.

- Aucun antécédent médical, répond Gina avec le plus grand des sérieux (bénie soit cette femme). Mort de ... décomposition intérieure avancée, comme tous les autres, en pleine réunion syndicale. Pas d'enfants, mais vivait en union libre avec Louise Rasowsky - la gérante de la pâtisserie-boulangerie qui a mis la clef sous la porte l'année passée. Une sœur aînée partie à New York dès qu'elle a été en âge de le faire. Pas d'autre famille connue.

- L'un d'eux s'est rendu à la Petite Sirène récemment ? demande aussitôt Jack.

- Non, intervient la voix glaciale de Lauren. Je savais que t'allais poser la question, alors j'ai interrogé ses collègues. C'était un habitué de La Fin du Monde. Tu sais, ce trou à mites près de la sortie de la ville.

- Alors on poursuivra l'enquête là-bas. Hors de question qu'on néglige la moindre piste.

- C'est peut-être un complot des bars de la ville pour relancer le commerce, médite Morris.

- En tuant leurs habitués ? ironise Lauren. Tu tiens le bon bout, champion.

- Des ennemis connus ? les recentre Jack. Quelque chose sur la scène du crime qui sorte de l'ordinaire ?

- Richard Burk, évidemment, répond Tori sans se départir de sa nonchalance. C'est la deuxième mort de suite qui profite à l'usine, monsieur le directeur doit être content. Quant à la scène ... non, on l'a retournée dans tous les sens, pas moyen d'en tirer quoi que ce soit de plus qu'avant. Ça en devient déprimant. »


Jack pose les coudes sur la table et joint les mains devant son visage pour réfléchir. Richard Burk ... Bien sûr, s'il ne s'en tient qu'aux faits, le directeur de l'usine est le suspect idéal. Mais quelque chose le dérange. Comme une démangeaison fantôme dont il ne parviendrait pas à se débarrasser.


« Cette histoire de PROUTS pue la merde, résume élégamment Morris.

- Oui. Merci pour ton intervention pleine de bon sens, Morris. »


Tori lance un regard dépité à son collègue, que celui-ci n'intercepte même pas. Le quinquagénaire se frotte le menton avec l'air de réfléchir sincèrement à cette affaire. Peut-être est-il plus impliqué qu'il le pensait.


« Permission d'interroger Richard Burk et d'inspecter son domicile ? s'enquiert Lauren en faisant grincer sa chaise sur le sol.

- À négocier avec le commissaire, répond Tori en battant des cils. Tu sais bien que je suis pas en position de ...

- Permission accordée, se répond la femme à elle-même. Gina, avec moi.

- Pourquoi t'emmènes jamais quelqu'un d'autre ? bougonne Rob en la suivant des yeux.

- Je te laisse méditer là-dessus. »


La détective disparaît sans plus de cérémonie. Gina se lève avec un soupir et s'apprête à faire de même, mais se fige un instant pour contacter Jack du regard.


« On va rien trouver, hein ? »


Son collègue ne répond pas. Tout le monde, dans cette pièce, sait cette question inutile.

Gina s'éclipse, l'air désespérée. Jack rappelle sèchement à Rob et Morris la quantité de paperasse accumulée ces dernières semaines lorsqu'ils se demandent que faire et, bientôt, Tori et lui se retrouvent seuls dans la salle silencieuse. Son partenaire se laisse tomber sur la chaise voisine.


« Tu t'en es bien sorti, le félicite Jack en désignant le tableau blanc du menton. Je sais que c'est pas évident de monter là-haut. Mes genoux finissaient toujours en compote quand j'avais ton âge.

- Quand j'avais ton âge, imite Tori. Sérieux, boss, on a dix ans d'écart. Arrête de te vieillir.

- Ça m'aiderait peut-être que t'arrêtes de m'appeler boss.

- Désolé, boss. »


Jack dévisage son collègue du coin de l'œil. Peut-être n'est-ce dû qu'à la fatigue morale entraînée par cette affaire sordide, mais la voix de Tori est aussi vide que celle d'un nonagénaire lobotomisé en plein épisode dépressif.


« Ça va ? »


Il ignore qui est le plus surpris par sa question ; Tori, qui a redressé la tête comme si on l'avait piqué, ou lui-même, qui s'est à peine entendu la poser.


« Je sais pas, avoue le plus jeune. Je suis fatigué. »


Il gratte machinalement les cicatrices de sa main gauche, qui semblent plus nombreuses que la dernière fois. Jack a perdu le compte. Il dévisage son cadet, inquiet, sans parvenir à déchiffrer l'expression dans ses yeux baissés. C'est comme s'il n'en avait pas.

Sans qu'il comprenne pourquoi, le cœur de Jack s'affole tout à coup. Il suspend sa respiration, la gorge sèche, et s'accorde quelques secondes pour se reprendre. Il a eu l'impression fugace de tanguer au-dessus d'un vide sans fond et sans nom.


« Tu crois que Lauren va traumatiser Burk ? l'interroge son collègue de la même voix d'automate. J'ai hâte d'écouter son rapport.

- J'en sais rien, avoue Jack, encore secoué. Gina devrait pouvoir éviter tout incident diplomatique.

- Tu te souviens, quand on l'a mise sur le cas de Marie ? Elle a dit à la maîtresse de s'acheter une paire d'ovaires et d'arrêter de pleurnicher pour un chat disparu. Et la maîtresse avait huit ans.

- Comment oublier ? Les parents l'ont obligée à rédiger une lettre d'excuse. »


Un sourire forcé, dénué de toute émotion, étire le coin des lèvres de Tori. Ses paroles suivantes sont pourtant sincères.


« J'adore cette nana. Elle est cool.

- Moi aussi. J'espère que mes filles lui ressembleront un jour.

- Avec un père comme toi, j'en doute pas un instant. »


Jack balaie le compliment d'un rire détaché. Enfin, il suppose qu'il s'agit d'un compliment. Dans tous les cas, il préfère ne pas le relever.


« Lauren, Gina et toi ... soupire Tori. J'ai l'impression que vous êtes sur une autre planète. Je suis à des années-lumière de vous ressembler et ça me gave.

- C'est ça qui te met dans un état pareil ? s'étonne Jack. Tori, tu l'as dit toi-même, on a dix ans d'écart. Tu seras peut-être l'idole du prochain bleu à devenir détective, qui sait ?

- Ouais, super. On va fouiller La Fin du Monde ? »


Jack n'insiste pas. Il connaît la pression qui pèse sur les épaules de son collègue ; tout le monde, au commissariat, la connaît, à défaut de pouvoir faire autrement. Si Tori préfère ne pas en parler aujourd'hui, il attendra. Il peut attendre des années s'il le faut. Jack a toujours été patient.

Il fait mine de lui frotter amicalement la nuque, se retient au dernier moment, attrape son manteau de pluie et quitte la salle de briefing.




Morgane apparaît dans l'entrée de la Petite Sirène à 16h pétante. Elle rejoint leur banquette habituelle, une boîte métallique rouge entre les mains.


« Salut ! J'ai fait des cookies. »


Azura lève les yeux du journal qu'il étudiait. La boîte atterrit sous son nez. Il ne peut pas s'empêcher de l'entrouvrir pour y jeter un œil.


« Eh, fait Morgane en lui tapant sur les doigts. On attend Gaël. »


Elle se laisse tomber sur le siège, les mains croisées devant elle. Ils sont seuls dans le bar. Naturellement, son regard tombe sur le journal ouvert entre eux. Azura le retourne pour qu'elle puisse le lire.


« T'as vu ça ? demande-t-il.

- Ouais, on le reçoit aussi. Mais j'y crois moyen. »


Azura affiche une moue songeuse en revenant à l'article de la Fouine. Machinalement, il en relit la dernière phrase. Encore un décès qui arrange bien le directeur de notre usine de teinture ...

Il referme le journal et le fait glisser en bout de table. Si ce directeur est responsable, pourquoi prendrait-il le risque d'attirer l'attention sur lui tout à coup ? Éliminer ces deux hommes à la suite revient presque à se livrer. Un coupable n'agirait pas ainsi.

Gaël les rejoint un quart d'heure plus tard, à bout de souffle. Azura se lève pour l'accueillir mais, en avisant son teint pâle et ses yeux cernés de rouge, sent son sourire s'évanouir. Qu'est-ce qui lui arrive ?


« J'ai raté quelque chose ?

- J'ai fait des cookies, annonce Morgane pendant qu'Azura reste coi. Viens vite avant qu'Azura remette son nez dedans. Wow, ça va ? ajoute-t-elle en voyant son visage. T'as l'air prêt à nous claquer dans les doigts.

- Un reste de ma crève, sans doute. Alors, quelque chose à nous dire ? »


Entre ses gants, Gaël fait tourner un morceau de biscuit. Azura ne croit pas une seconde à son histoire de crève. Il ne renifle même plus.

Il regagne son siège alors que Morgane se redresse sur le sien.


« Ouais, dit-elle. C'est ... Mangez avant. »


Elle pousse la boîte vers eux comme pour les encourager à la vider. Azura hausse les sourcils. Il ne se fera pas prier.


« Ma mère est morte depuis bientôt trois mois, commence Morgane une fois qu'il n'en reste que des miettes. Azura était au courant, mais je sais pas si ... »


Elle se tourne vers Gaël sans finir sa phrase. Celui-ci secoue la tête.


« Elle était détective, précise Morgane. On l'a assassinée pendant une enquête, certainement parce qu'elle était sur la bonne voie. Elle disait toujours que tout arrivait pour une bonne raison, et c'est ce que je m'efforce de croire encore aujourd'hui, mais ... »


Elle baisse les yeux, soudainement ailleurs. Même si la douleur liée à la perte de sa mère s'atténue avec le temps, en parler doit la raviver comme au premier jour. Azura aimerait la réconforter sans savoir comment.


« Mon père est mort aussi » dit Gaël pour briser le silence.


Morgane sort de son absence. Ses yeux bleus, un peu embués, se posent sur son voisin.


« Il était flic aussi, poursuit-il. Peut-être qu'ils se connaissaient.

- Ça fait longtemps ?

- Plus de ... »


Gaël déglutit. Même s'il est le premier surpris de l'entendre parler de Ray, Azura devine au tremblement de sa lèvre qu'il n'est pas tout à fait prêt à le faire. Pas encore.


« Plus de quatre ans.

- Peut-être qu'ils se connaissaient, alors. »


Le regard de Morgane s'emplit de compassion. Gaël s'essuie le nez d'un revers de manche sans le croiser.


« Et ton père ? » s'enquiert Azura.


Morgane hausse les épaules.


« J'en sais rien. Je l'ai jamais connu. Ils ont arrêté de se voir quand ma mère est tombée enceinte, apparemment.

- Quel con, commente Gaël entre deux reniflements.

- Ouais, elle disait souvent que ses qualités n'étaient pas morales. »


Le silence retombe le temps que les deux garçons comprennent ce qu'elle entend par-là. De gêne, Azura rougit.


« Et ta sœur, alors ? demande-t-il ensuite. C'est ta demi-sœur ?

- Je suis pas trop sûre.

- Pas trop sûre ? répète Gaël. Comment tu peux en être pas trop sûre ?

- Je lui ai posé la question plusieurs fois, mais maman a rien voulu lâcher. Je mettrais ma main à couper qu'on a le même père, mais sans confirmation ... Je sais pas, elle devait avoir peur qu'on cherche à le retrouver ou un truc du genre. Enfin bref, reprend-elle, tu l'as probablement deviné grâce à Gina et Lauren, mais elle enquêtait sur les morts subites. Les meurtres en série, plutôt. Elle a été tuée de la même façon que tous les autres. »


Azura hoche la tête, fier mais peu enthousiasmé d'avoir vu juste. À côté de lui, la main de Gaël s'immobilise sur son menton.


« Le truc, c'est que ... je fais des rêves depuis toute petite. Le genre de truc un peu mystique où t'as l'impression d'être conscient et qui te laisse complètement épuisé au réveil. Et je ... Dans ces rêves, je l'ai vue mourir. Des mois auparavant. »


Azura penche la tête sans comprendre.


« Tu veux dire que t'as pressenti qu'il lui arriverait quelque chose ?

- Pas seulement. J'ai tout vu dans les moindre détails. Son arrêt, sa voiture qui se renversait dans le ravin. C'est pas exactement ce qui lui est arrivé, mais pas loin. Et ... je fais d'autres rêves, depuis. »


Ses yeux, qui balayaient la table pendant son récit, s'ancrent aux siens comme pour le supplier de la croire. Azura ne doute pas de sa sincérité. Pas une seconde. Il a eu sa dose, niveau événements inexplicables.


« Lesquels ? »


Elle se mord la lèvre. À nouveau, son regard se teint de gravité.


« Je vois beaucoup de choses, dit-elle après un long silence. Des maisons en feu, d'autres emmenées par une sorte d'ouragan, des cadavres dans les rues. Des cris. Mais ensuite, tout le monde ... s'éteint. À Sunnyside, et ... même ailleurs, je crois. Vous savez comment. »


Ses voisins demeurent muets de trop longues secondes. Azura échoue à retenir un frisson. La bouche entrouverte à cause du choc, il tente de se représenter la scène. La ville ... non, le monde tout entier, en proie au chaos le plus total, avant de sombrer dans une léthargie jonchée de corps suintants d'une substance noire semblable à du vieux sang, envahi par cette odeur de mort métallique dont le seul souvenir suffirait à soulever l'estomac de n'importe qui. Il déglutit. Morgane voit cette horreur toutes les nuits ? Pas étonnant qu'elle déprime à ce point.


« Ça commence par les animaux, poursuit-elle. Les poissons, les oiseaux. Et ensuite ... »


Azura baisse les yeux. La suite, il l'imagine sans effort.


« La fin du monde, murmure-t-il, rien que ça. Tu penses que ça va arriver ?

- C'est arrivé pour ma mère. »


Ils replongent dans le silence, chacun remuant ses propres pensées. Si Morgane dit la vérité (et Azura n'en doute pas un instant), il ne peut plus se permettre d'hésiter. Cette ... personne, qui qu'elle soit, est plus qu'une menace floue dont seules les personnalités influentes de Sunnyside doivent se méfier. Plus qu'un fait divers qu'ils ont encore le luxe d'ignorer.

Il inspire profondément.


« Moi aussi, j'ai quelque chose à vous dire. »


Gaël et Morgane, qui contemplaient tout deux le vide d'un air déprimé, relèvent la tête d'un seul geste. La jeune fille cligne des yeux pour revenir à elle.


« C'est vrai. Je monopolise la conversation depuis tout à l'heure.

- T'en fais pas pour ça. »


Azura a un rire nerveux semblable à un soupir. Du pouce et de l'index, il s'essuie la bouche. Par où commencer ? Surtout, comment les convaincre de l'écouter jusqu'au bout ? Après les confessions de Morgane, il comprendrait qu'ils préfèrent lui coudre la bouche et quitter le bar pour ne plus jamais y remettre les pieds.


« Ce prof que j'ai frappé, celui qui m'a fait virer du lycée. Je l'ai pas juste frappé. »


Anxieux, il joint les mains devant lui. Ses amis l'écoutent avec attention.


« Il est mort quelques jours après mon exclusion. Et je ... je crois que c'est moi qui l'ai tué.

- Quoi ? Azura, t'es pas un meurtrier. »


Morgane lui prend le bras, sourcils froncés. Il secoue la tête.


« C'était pas vraiment volontaire. Le truc, c'est que ... il est mort comme les gens d'ici. »


Un silence incrédule, bien trop bruyant aux oreilles d'Azura, accueille ses paroles. Il se mord l'ongle du pouce, plongé dans des souvenirs encore trop vivaces.


« Y avait ce truc qui sortait de moi ... C'était comme si je pleurais du sang, mais c'était pas du sang, ou alors du sang qui avait tourné depuis trois siècles. J'en ai encore le goût dans la bouche ... Et Campbell, il ...

- Eh. Eh, Azura. »


Il relève des yeux embués pour rencontrer ceux de Morgane, prenant tout à coup conscience de sa poitrine douloureuse. Il doit respirer. Son récit l'a mené au bord de la crise d'angoisse.

Il prend un moment pour se remettre, l'esprit toujours occupé par le passé. Il se souvient du goût. De l'odeur. De la traînée poisseuse que ce truc a laissé sur ses joues avant de finir sur ses lèvres, comme s'il était composé de toute la saloperie du monde. Azura n'a jamais léché d'animal mort (Ryan ne pourrait pas en dire autant), mais il est certain que la saveur et le parfum d'une carcasse en décomposition se rapprochent plus des sensations laissées par ce liquide que n'importe quoi d'autre.


« J'étais encore malade deux jours après, termine-t-il. Je comprends pas comment on peut s'infliger ça volontairement. »


Il s'essuie discrètement le nez. Face à lui, Morgane arbore la même expression choquée qu'il avait un peu plus tôt.


« Tu veux dire que tu peux faire la même chose que notre ... serial killer ? Tu crois que c'est comme ça qu'il tue ses victimes ? »


Azura hoche la tête. Cela ne lui a jamais paru aussi honteux.


« Comment ça s'est passé ? s'enquiert la jeune fille. Quand ... quand c'est arrivé ?

- Euh ... »


Il réajuste sa position sur la banquette, mal à l'aise. Au moins, elle a l'air de le croire.


« J'ai pensé à lui. J'ai juste pensé à lui et à quel point je le détestais. À quel point j'aurais voulu ... »


Il soupire sans finir sa phrase. Autour de lui, les deux autres l'écoutent en silence. Gaël ne semble même pas encore avoir assimilé les propos de Morgane. Ses sourcils sont froncés dans la réflexion, et ses yeux tournés vers le vide.


« Ça a commencé à couler ... et ils ont retrouvé Campbell mort chez lui d'un arrêt cardiaque. Le corps plein de liquide noir. Mais c'était ... c'était il y a pas longtemps. Je pouvais pas faire ça il y a quatre ans, et même si je pouvais ...

- Tu connaissais pas ces gens, complète Morgane à sa place. Et on sait que t'aurais jamais fait une chose pareille. »


Sa main se serre sur son avant-bras. Malgré son front plissé, la jeune fille affiche un sourire rassurant. Leurs regards se croisent et, pendant un long moment, Azura la contemple sans dire un mot.

Il hoche la tête pour la remercier. Non, il n'aurait jamais fait une chose pareille. Pas de sang froid en tout cas. Ce qui se passe ici est l'œuvre d'un tueur, d'une tueuse de masse. Rien à voir avec lui (et il est tellement plus facile de s'en convaincre quand d'autres soutiennent la même chose).


« C'est quand même bizarre, poursuit-il. Que ça arrive ici et maintenant.

- Un coup du destin, peut-être » propose Morgane.


Azura hoche pensivement la tête. C'est ce qu'il se dit depuis le début. La mère de Morgane avait peut-être raison lorsqu'elle affirmait que rien n'arrivait par hasard. Ce fardeau qu'il partage avec le meurtrier, et maintenant les rêves prémonitoires de la jeune fille ...

Il ouvre la bouche pour continuer, mais Gaël, resté muet tout ce temps, porte une main à son front et bascule en avant. Azura le retient d'une main sur l'épaule.


« Ça va ? s'inquiète-t-il. T'as des migraines ?

- Le tournis, murmure l'autre. Je ... je vais passer aux toilettes. »


Il se lève avant même de finir sa phrase. Azura le regarde s'éloigner, soucieux. Il le suit des yeux jusqu'à ce qu'il disparaisse dans la petite pièce gelée.


« Il doit se sentir dépassé, songe Morgane. Ça fait beaucoup d'un coup.

- Ouais ...

- Même pour nous. »


Elle n'a pas tort. Lui-même a les jambes en coton.


« On l'attrapera, dit-il, tentant tant bien que mal de rendre son soutien à la jeune fille. On va comprendre ce qui se passe, dans cette ville. »


Elle sourit, les traits emplis, pour la première fois, de la même détermination qu'Azura sent naître en lui. Il n'est pas revenu à Sunnyside pour rien. C'est comme si la ville l'avait rappelé à elle, telle une mère jalouse gardant sa progéniture soigneusement encagée entre ses serres.

Il revient à la porte derrière laquelle s'est glissé Gaël. Son inquiétude croît à chaque minute qu'il passe là-dedans. À son tour, Azura quitte la banquette pour y donner trois petits coups.


« Ça va ? T'as besoin d'une serviette ?

- Non ... »


Sa voix résonne dans la pièce vide. Le robinet coule à pleine puissance un instant puis, une manche devant la bouche pour l'essuyer, Gaël réapparaît devant lui.


« T'as vomi ? fait Azura.

- Mes cookies étaient mauvais à ce point ? » ajoute Morgane, toujours assise.


Gaël balaie leurs questions d'un geste de la main, un maigre sourire aux lèvres.


« Non et non. Mais c'est pire qu'une crève, je crois. Je vais rentrer avant de contaminer tout le monde. »


Il se frotte le bout du nez. Azura avait oublié cette manie.


« Je peux faire quelque chose pour toi ? »


Surpris, Gaël suspend son geste. Il baisse lentement la main et la glisse dans la deuxième comme pour l'empêcher de bouger.


« Ça ira. Je vais appeler quelqu'un pour qu'on vienne me chercher. On se revoit bientôt. Comme d'habitude. »


Son regard, son sourire s'attardent sur Azura plus longtemps que nécessaire. Mais ils ne semblent pas fiévreux.

Il salue Morgane d'un geste navré de la main, que la jeune fille lui rend. La clochette tint tristement sur son passage. Même après l'avoir perdu de vue, Azura reste planté près de la porte comme un chien abandonné.


« Il se sentait mal à ce point ? fait Morgane au bout d'un moment.

- On dirait.

- Tu le connais depuis longtemps, non ? Il a des problèmes ?

- Ben ... »


Il se retourne pour lui faire face, embarrassé. Il ne lui a pas tout raconté.


« On était amis depuis ... depuis aussi longtemps que je me souvienne. On a grandi ensemble comme si on faisait partie de la même famille, mais on a perdu contact quand je suis parti.

- Vous vous êtes pas écrit ?

- C'est ma faute. Je voulais ... Quand j'ai appris pour le divorce et le déménagement, raconte-t-il en s'asseyant, j'ai voulu le prévenir. Mais je savais pas comment. Mes parents m'ont annoncé ça d'un coup, sans s'occuper de comment j'allais réagir. Et après ... juste après, Ray est mort. C'était son père, précise-t-il. Il s'est fait tirer dessus par le type qu'ils poursuivaient, le fameux Jason Myers. Alors Gaël a ... Il s'est isolé. Je savais pas comment l'approcher. Quels mots lui dire, surtout pour lui annoncer un truc pareil. Alors ... alors j'ai rien dit. J'ai disparu sans ... »


Il se pince les lèvres, les yeux mouillés. Ses parents ne sont qu'une excuse. C'est lui. C'est lui qui a été trop lâche pour approcher Gaël quand il en avait le plus besoin, lui qui a menti quand on lui a demandé s'il lui avait transmis sa nouvelle adresse le jour du déménagement. L'univers ? Mon cul. C'est contre lui qu'il devrait être si en colère.


« Je suis le pire ami du monde, souffle-t-il.

- Tu lui as dit que tu regrettais ?

- J'ai essayé. Mais il préfère pas en parler. Je préférerais aussi, si j'étais lui. Imagine un peu ... »


Il rentre la tête dans les épaules, abattu. Est-ce qu'il l'aurait seulement repris, à sa place ? Si Gaël s'était tiré sans un mot quelques jours seulement après le décès de Mohinder ? Oui, bien sûr. Il reprendrait Gaël sans une once d'hésitation peu importe ses crimes.


« Vous vous êtes rencontrés comment ? »


Surpris, il lève les yeux vers Morgane. La jeune fille affiche un sourire bienveillant. Ce doit être sa façon à elle de l'empêcher de remuer des pensées trop sombres. Comme ils l'ont fait sous cet arbre, des semaines plus tôt.

Il s'essuie le nez et commence à lui raconter. Leur coloriage de maternelle, leur excursion sur le Toit du Monde, les confessions de Gaël concernant la raison pour laquelle il l'a approché en premier lieu. Un soupir nostalgique se glisse entre ses lèvres. Puisque Morgane semble intéressée, il continue sur sa lancée.


« On passait notre temps ensemble. C'était ... c'était mon héros, j'avais l'impression qu'il savait tout faire mieux que moi. Ses parents disaient même qu'ils auraient pas besoin de faire un deuxième enfant à ce rythme. Les miens étaient un peu moins drôles. Surtout ma mère. Et puis après, y a eu le collège. C'était l'enfer, pour lui comme pour moi. Les profs ... »


Il fait rouler sa langue dans sa bouche comme pour en chasser la saveur âcre du souvenir. Encore un enfer dans lequel il l'a laissé.


« Les profs étaient de sacrés cons, à part quelques-uns. Je me demande s'il a gardé contact avec monsieur Jefferson, d'ailleurs.

- Le prof d'histoire-géo ?

- Tu l'as eu aussi ? »


Morgane hoche la tête.


« Il était cool. Il enseigne à la fac, maintenant.

- Sérieux ?

- Ouais, à l'université de Sunnyside. »


Azura arque les sourcils, impressionné. Gaël doit déjà être au courant. Monsieur Jefferson l'avait quasiment adopté (c'est un peu son don, il a l'impression, de se faire quasiment adopter par tous les adultes qu'il croise).


« C'était une des seules qualités du collège. Dommage pour eux. »


Morgane hausse les épaules.


« Ils ont ce qu'ils méritent. Qu'est-ce qui se passait, avec les profs ? Ils vous harcelaient ?

- Presque. Ils me mettaient toujours tout sur le dos parce que j'étais ... pas aussi clair que les autres, je suppose, se rappelle-t-il avec amertume. Et Gaël, à cause d'autre chose. Mais ça allait. Nos classes nous soutenaient tout le temps, et nos parents ont même fait virer un des profs. Les autres se sont calmés ensuite. Et puis, on était ensemble. C'était ... c'est toujours le plus important. Pour moi, en tout cas.

- Hm ... »


La bouche de Morgane forme une moue curieuse.


« Et Gaël aussi, il joue dans les deux équipes ?

- Quoi ? Non ! Enfin, je ... j'en sais rien. On s'est embrassés une fois, mais ... »


Il s'interrompt en voyant Morgane lui sourire de toutes ses dents. Qu'est-ce qui lui prend de lui raconter ça ? C'est trop gênant. Ça lui apprendra, à se laisser prendre par surprise. Il ne soupçonnait pas la jeune fille d'avoir un côté taquin.


« On était jeunes et c'était un défi, précise-t-il aussitôt. Ça comptait pas vraiment.

- C'est ce que vous pensez ou c'est juste ce que vous vous dites l'un l'autre parce que vous avez trop peur de ce que ça pourrait donner ?

- Ben ... il était pas trop partant pour recommencer, l'autre fois.

- Oh, zut. Enfin, t'as de la chance quand même. J'ai jamais su garder mes amis, moi. »


Machinalement, elle lisse la pointe de ses cheveux. Azura se sent déjà mieux. Morgane a raison ; il a une chance incroyable. D'avoir connu Gaël, de l'avoir retrouvé. Qu'il ait bien voulu de lui une seconde fois. Sans son aide, il aurait sans doute été trop occupé à s'apitoyer sur son sort pour le réaliser.


« Tu nous as, maintenant, lui dit-il. On t'obligera à nous garder même si t'as pas envie. »




Gaël n'a appelé personne. Il descend du bus à l'arrêt habituel et longe le port jusqu'à chez lui, la gorge nouée. Il s'arrête un instant devant la façade dégradée de la maison bleue avant d'y entrer avec un soupir. Parfois, il a l'impression que passer la nuit dehors serait préférable.

Il accroche sa veste mouillée au porte-manteaux du couloir et tend l'oreille. Plus loin dans le rez-de-chaussée, quelqu'un est en train de vomir. Gaël ferme les yeux. Dans son ventre, la bille de rage grossit. Il trouve dans le salon une bouteille de vin bon marché, posée sur une table basse devant le poste de télévision. Celui-ci diffuse une pub de Noël dont Gaël n'a que faire. Il serre les dents. La bouteille est déjà à moitié vide.

Il la penche dans l'évier nauséabond de la cuisine, contemplant, pensif, le flot de vin s'y engouffrer avec un bruit de gargouillis. Les tuyaux ont besoin d'être débouchés. La douchette de la salle de bain aussi. Il soupire, ajoutant mentalement ces deux tâches à sa liste sans entendre les pas précipités qui s'approchent de lui. Quand il relève la tête pour croiser les yeux fous de sa mère, celle-ci est déjà sur lui.


« Non ! Qu'est-ce que tu fous ? »


Je m'occupe de toi. Il faut bien que quelqu'un le fasse.


Joy le repousse avant qu'il ait une chance de prononcer ces mots. Gaël tombe en arrière sur le carrelage. Entraînée par le mouvement, sa tête heurte de plein fouet le pied d'une table en bois. La douleur lui vole un instant la vue. Quand il la récupère, Joy est penchée sur l'évier comme une autre mère se serait penchée sur son enfant blessé.


« Non ... murmure-t-elle. Non ... »


Elle tente, avec sa main, de récolter le vin encore présent comme si elle avait une chance de le faire regagner la bouteille. Gaël refuse d'assister à ça. Il s'éclipse de la pièce, une main posée à l'arrière de son crâne pour évaluer les dégâts. Dans l'escalier, il manque de perdre l'équilibre. Ses doigts sont rouges de sang.

Il ferme la porte de sa chambre à clef et se laisse tomber sur son lit, les yeux brûlants. Longtemps, il contemple le vide sans avoir la force de se relever. Sans même avoir la force de penser. Quand les sanglots arrivent, ses bras se serrent d'instinct autour de la peluche d'Azura. La grosse tête de Gogo absorbe ses larmes comme un mouchoir. Comme il aimerait que son ami soit là. Retourner dans ce grenier pour ne plus jamais en sortir. Sentir son bras, son genou se rapprocher du sien sous la couette neuve.

Tout ... lui file à nouveau entre les doigts.

Il s'essuie les mains sur son pantalon et sort son téléphone de sa poche.


À: Numéro privé

     viens me chercher

     je peux pas rester ici une seconde de plus


De: Numéro privé

     Encore ? Tu sais qu'il n'aime pas trop ça.


À: Numéro privé

     c'est pas à lui que je demande


Gaël attend une réponse qui ne vient pas. Alors il appuie sur le bouton d'appel.


« S'il te plaît, demande-t-il aussitôt que l'autre décroche. S'il te plaît. »


Malgré lui, sa bouche se tord de chagrin. Il se pince l'arête du nez, les paupières closes. Il ne veut pas s'apitoyer. Il ne veut pas, mais ...


« Ma ... ma tête. Je saigne. Je ... je peux pas m'en occuper tout seul, c'est ... »


Sa voix se perd dans une nouvelle crise. Il ne sait même pas ce qu'il comptait dire.


« Respire, Gaël. J'ai envoyé Phil te chercher. Il sera bientôt là.

- Reste ! Reste, juste ... le temps qu'il arrive. S'il te plaît.

- D'accord. »


Gaël soupire de soulagement. Le poids dans son ventre s'allège un peu.

Il tient le téléphone silencieux près de son oreille, la petite fleur de sa veste tournant entre ses doigts libres, et ne raccroche que lorsque le klaxon familier retentit devant la maison. Gaël n'emmène que sa peluche. Le reste est déjà sur place.

Quand il descend, sa mère est assise les yeux fermés dans le fauteuil du salon. Elle semble dormir. Bien que vidée aux trois quarts, la bouteille de vin a retrouvé sa place sur la table basse. Gaël tente de dépasser la pièce sans faire de bruit. Comme trop souvent, le grincement de ses chaussures finit par le trahir.


« Gaël ... »


Joy ouvre les yeux. Péniblement, elle se redresse sur le fauteuil.


« Mon bébé. Viens. »


Il pose Gogo sur le meuble d'entrée et part se planter devant sa mère. Fuir ne servirait à rien.

Elle lui attrape la main pour la balancer de gauche à droite comme si elle ne venait pas de le faire saigner. Ses yeux le balaient entièrement plusieurs fois. Gaël tressaillit lorsque sa main libre s'approche de son visage. Maladroitement, elle fait passer derrière son oreille une mèche de cheveux caramel.


« Il y a tellement de lui en toi. »


Le regard de Gaël cherche en vain une photo de famille où se poser. En esprit, il détaille tristement le visage de Ray. Ses yeux bleus, ses cheveux roux, sa mâchoire carrée. Il n'y a rien de lui en lui.


« Tu fais pas de bêtises, hein ? »


Machinalement, il secoue la tête. Joy libère sa main avec un air satisfait. Elle ne s'en souviendra pas demain.

Gaël récupère sa peluche, attrape un parapluie et s'empresse de sortir de la maison. L'odeur du port ne lui a jamais paru aussi libératrice. Il inspire profondément par le ventre, heureux de reconnaître, de l'autre côté du trottoir, la voiture aux vitres teintées.

Ce n'est pas le grenier de la Petite Sirène. Mais ce n'est pas chez lui, non plus.

Il traverse la route et s'engouffre dans le véhicule à l'odeur désagréable.




À: Ryan

     t'avais raison

     je vais mener l'enquête sur les morts mystérieuses finalement


De: Ryan

     AYYYYYYYYYYYYYY LMAOOO

     RACONTE MOI !!!!! Et faudra que je t'appelle 1 2 c 4 pour parler de l'anniv de Fatima


Allongé seul sur sa banquette, Azura contemple le message de Ryan sans réussir à le lire. Il attend toujours une autre réponse. Celle de Gaël, qui n'arrive pas.


À: Gaël

     ça va ???


Il jette un œil à l'heure affichée. 23h37. Pour maintenant, il le verra demain.

Il s'emmitoufle dans sa couette sans réussir à faire taire son anxiété. Et s'il ne le voit pas ? Rien ne dit qu'il est bien rentré. Azura a pris son courage à deux mains pour appeler chez lui deux heures plus tôt, mais personne n'a répondu. Ni Gaël, ni Joy, ni ce beau-père chiant pété de thunes qui n'existe peut-être même pas. Qu'est-ce qui lui arrive ?

Azura enfonce le nez dans sa peluche, les yeux plissés. Ses cernes, son tournis ... Il lui dirait s'il avait quelque chose de grave, non ? Azura a fait le serment d'être toujours là pour lui. Il suppose que Gaël le sait, mais peut-être qu'il ferait bien de lui rappeler de temps en temps.

Il plie les genoux jusqu'à ce qu'ils lui arrivent presque sous le menton, toujours inquiet. Il ne dormira pas cette nuit.

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