Chapitre 4

What's he getting away from?
While I'm worth your weight in gold
While we lie here in the sun
The whole wide world's about to explode


Le Toit du Monde aurait dû être abattu avant même leur naissance. C'est ce que leurs parents racontent, en tout cas. Azura et Gaël n'ont jamais pu trouver la date exacte. La carcasse de l'hôtel, ainsi que les habitations qui l'entourent, semble appartenir à un autre monde. Une sorte de quartier fantôme oublié du reste de la ville depuis des lustres.

En poussant la porte qui donne sur le toit, Azura a l'impression d'être projeté quatre ans en arrière. L'endroit est tel qu'il l'a laissé (c'est à dire complètement désert sauf pour deux chaises longues et un parasol qui semblent autant à leur place qu'un astronaute dans l'océan). Les traces de poussière et de pluie ont rendu grises des barrières autrefois transparentes. Vue d'ici, la plage paraît grise elle aussi.

Gaël essuie la chaise de droite avec un mouchoir avant de s'y installer. Il s'étire les bras et les jambes comme s'il comptait prendre le soleil alors que l'averse n'a pas faibli depuis ce matin. D'épaisses gouttes de pluie s'abattent sur le parasol. Azura retient un frisson. Il aurait dû mieux se couvrir.

Il s'allonge sur la chaise de gauche sans oser regarder dans la direction de son voisin. Malgré la nuit blanche passée à jouer leur conversation tout seul, Azura ignore par où commencer. Ses pensées s'entremêlent jusqu'à ressembler à un nœud informe dont il n'arriverait pas à trouver le bout mais, par chance, sa détresse semble échapper à Gaël.


« Ça fait longtemps. Tiens, ajoute celui-ci en jetant un sachet de bonbons arc-en-ciel sur les genoux d'Azura. Pour me faire pardonner de t'avoir planté hier soir. »


Azura sourit en reconnaissant les pastilles frappées de fleurs. Ils avaient l'habitude de s'en gaver jusqu'à saturation, à l'époque. Il s'en glisse une sous la langue, toujours muet. Un coup de vent ébouriffe ses cheveux noirs. La ville paraît tellement sinistre de là-haut. Comme une île à la dérive qui aurait oublié le reste du monde et que le reste du monde aurait oublié en retour.

Il réfléchit toujours à quoi dire quand Gaël soupire. Intrigué, Azura tourne la tête. Gaël a laissé rouler la sienne sur son siège. Ses yeux vagabondent à l'opposé de la plage, là où, au-delà de l'espace vert décharné que cette ville ose qualifier de bois, se dresse la silhouette massive de la résidence Everett. Gaël lève le pouce et tend l'index vers elle comme pour imiter un pistolet. Et tire.


« Une dent contre les riches ? s'enquiert Azura.

– Tu veux dire encore plus qu'avant ? Oui.

– Tu me rassures. J'avais presque cru que t'étais passé de leur côté.

– Quoi ? Non ... c'est plutôt l'inverse. »


Azura détaille sa tenue sans comprendre. La veste d'où dépasse la même fleur que l'autre fois, la chemise blanche fraîchement repassée, le pantalon droit au tissu noir immaculé. Il n'a pas du tout l'air plus pauvre qu'avant. Même le plat qu'ils ont partagé ce midi semblait tout droit sorti d'une autre dimension, malgré son séjour dans le micro-onde de la cafèt.


« Alors, poursuit Gaël en se redressant sur son siège, ta classe, ça donne quoi ? Les gens te parlent ou ils t'évitent comme s'ils avaient peur de finir enterrés dans le désert ?

– Plutôt la deuxième option. À part ... »


Azura hésite un instant. Il ne devrait peut-être pas lui raconter ça, mais ...


« Y a ... une fille. Une fille cool. Je crois que je lui ai sauvé la vie. Après que t'es parti hier soir, ajoute-t-il en voyant Gaël pencher la tête, elle ... elle regardait la route. Elle m'a dit qu'elle voulait se jeter sous une voiture.

– Oh ... »


Son ami ne peut retenir une grimace (écœurée ou chagrinée, il ne saurait le dire). Il baisse les yeux au sol à la recherche des mots appropriés. Azura sursaute quand il finit par lui étirer le coin de la bouche en un sourire.


« Regarde-toi, à peine revenu et déjà un héros. Je suis fier de toi. »


Sa main repart aussi vite qu'elle est venue. Azura s'essuie le visage pour masquer son embarras. Le contact de ses doigts gantés a suffi à l'enflammer.


« Tout est tellement surréaliste depuis quelques jours, soupire-t-il après un silence. C'est même pas le pire.

– Tu parles des morts subites ? »


Bien que lui-même n'en sache trop rien, Azura hoche la tête. Se trouver au sommet du Toit du Monde en compagnie de son ami d'enfance après toutes ces années a quelque chose d'au moins aussi surnaturel.


« T'en penses quoi, toi ? demande Gaël.

– Pas grand chose pour l'instant. Juste qu'ils devraient écarter la thèse de la maladie.

– C'est ce que je pense aussi. Ça doit être une sorte de poison ou ... un truc du même genre. Tu crois que la police va trouver ? »


Azura hausse les épaules. Quand est-ce qu'il compte lui dire la vérité ? Gaël mérite de savoir. Si quelqu'un peut l'aider à comprendre ce qui arrive ici, c'est lui et personne d'autre. De toute façon, Azura ne voudrait pas de l'aide d'un autre.


« C'était surréaliste pour moi aussi, tu sais, fait le concerné avant qu'il se décide. Quatre ans sans toi ... J'ai ... j'ai pas envie que tu repartes une deuxième fois. »


Le cœur d'Azura loupe un battement. Il décroche son regard du vide et se redresse à son tour, toute affaire de morts subites reléguée au fond de sa liste de priorités. C'est le moment.


« Tu veux qu'on s'embrasse pour voir si je m'enfuis encore ? »


Gaël rit si fort qu'il manque de cracher sa pastille. Il ferme les yeux un instant, la main devant la bouche. Azura ne sait pas à quoi il s'attendait.


« Eh, dit l'autre en le pointant d'un index accusateur, c'est ta faute si on s'est embrassés la première fois ! C'était un défi, tu te souviens ?

– T'étais pas obligé de le relever.

– C'est ça, comme si j'allais perdre contre toi ! »


Azura déglutit. Sa faute. Ça s'annonce mal.


« C'était juste pour ça ? insiste-t-il. Si je t'avais demandé d'embrasser Becca du cours de sciences, tu l'aurais fait ? Parce que t'aurais sans doute chopé des morpions.

– Non ... »


Gaël s'ébouriffe les cheveux. Son sourire devient gêné mais reste suspendu à ses lèvres.


« Non ? répète Azura.

– C'est secret. Je te le dirai peut-être plus tard.

– En cadeau de Noël ?

– Tu seras là à Noël ?

– J'ai moyennement envie de me taper un aller-retour juste pour voir mes parents. »


Tout le monde sera plus heureux sans lui, de toute façon. Ils font des efforts, mais Azura sent la tension qui l'accompagne dès qu'il entre dans une pièce. Les regards qui l'évitent, les discussions qui s'arrêtent. Il n'a aucune envie de passer un Noël pareil.


« On n'a qu'à dire ça, alors. En cadeau de Noël. »


Azura hoche la tête. Sa mère lui en voudra, mais tant pis.

Il croise les bras, soudainement refroidi. Le soleil se couche à l'horizon.


« Putain, ça caille, fait Gaël. C'était pas une si bonne idée de monter là-haut. »


Il se presse contre lui sans lui demander son avis. Azura a l'impression de se transformer en pierre. Il regarde droit devant lui, tendu jusqu'aux orteils, oubliant même de respirer.


« Je dérangerai pas si on le fait chez toi ? demande-t-il après un long silence gêné. Noël, je veux dire. »


Contre son épaule, Gaël secoue la tête.


« On le fera pas chez moi. Faut qu'on se débrouille pour trouver un autre endroit.

– Hein ? Pourquoi ? T'as déménagé ?

– Non ... »


Gaël fronce les sourcils et inspire profondément.


« C'est juste ... C'est plus pareil depuis que papa est ... qu'il est ... depuis qu'il ... est m... »


Il soupire comme si prononcer ces mots lui demandait toute son énergie. Azura s'insulte intérieurement. Non mais à quoi il pensait ? Bien sûr que ce n'est plus pareil. Ils n'ont même pas dû fêter Noël ces quatre dernières années.


« J'ai pas envie que tu voies la maison comme ça, conclut Gaël. C'est tout. »


En visualisant la petite maison bleue près du port, Azura a un pincement au cœur. Qu'est-ce qui a pu lui arriver ? Est-ce qu'elle s'est dégradée ? Gaël n'aurait pas de beau-père chiant pété de thunes, finalement ? Bon Dieu, il ne peut même pas lui poser la question sans remuer le couteau dans la plaie. Si seulement ses parents n'avaient pas choisi ce moment précis pour réaliser que leur mariage ne tenait pas debout, il saurait. Il aurait été là. Mais au lieu de ça ...

Il soupire, furieux sans savoir contre qui. C'est comme si l'univers avait tout fait pour les séparer dans les pires termes possibles avant de les réunir de la même façon.


« J'aurai toujours mes souvenirs, murmure-t-il pour lui-même.

– Je préfère ceux qu'on a ici.

– Même le dernier ?

– Surtout le dernier. C'est tout ce que j'avais pendant que t'étais parti.

– Tu ... »


Azura hésite. C'est loin d'être l'occasion dont il rêvait cette nuit, mais il n'en aura peut-être pas d'autre avant longtemps. Peut-être jamais.


« Tu veux qu'on remette ça ? »


Pendant un long, trop long moment, Gaël ne réagit pas. Azura doit rassembler tout son courage pour oser tourner les yeux vers lui. Il sonde le sol à leurs pieds comme s'il ne l'avait pas entendu du tout.


« On n'est plus des enfants, Azu, dit-il enfin. Ce serait ... ce serait pas une bonne idée. »


Azura s'accorde quelques secondes pour encaisser. Il ne peut pas prétendre ne pas avoir envisagé une réponse semblable, pourtant. Qu'est-ce qu'il s'imaginait en se pointant la bouche en cœur après quatre ans sans nouvelles ? Que Gaël l'aurait attendu ?

Il se pince les lèvres comme pour empêcher ses émotions d'en sortir. Oui, c'est exactement ce qu'il imaginait. Gaël a toujours été le seul à ses yeux. Azura n'a jamais pu, n'a jamais voulu se voir avec quelqu'un d'autre. Merde, même Ryan le sait ; il en a rêvé chaque semaine ces quatre dernières années. Il espérait juste qu'il en irait de même pour lui.


« Désolé, souffle-t-il.

– Le sois pas. J'aurais bien aimé pouvoir te dire oui. »


Une bourrasque transperce le tissu de leurs vêtements. Gaël se serre davantage contre son bras. Azura le laisse faire en se demandant pourquoi il n'accepte pas s'il en a tellement envie. Peut-être qu'il a trouvé quelqu'un d'autre. Après tout, Gaël n'a pas beaucoup parlé de lui ces trois derniers jours (trois jours, bon Dieu, qu'est-ce qui lui a pris de lui proposer un truc pareil après trois jours ?).


« J'aimerais qu'on le soit encore, ajoute Gaël. Des enfants, je veux dire. »


Azura baisse les yeux vers lui et, après un long débat interne, glisse un bras autour de ses épaules pour lui tenir chaud.

Et lui donc.




Les bras croisés derrière la nuque, Jack Kingsman contemple sans ciller le plafond blanc du commissariat. Son fauteuil à roulettes recule doucement tandis qu'il s'appuie des pieds contre la table où il aimerait voir s'entasser davantage de dossiers. Comme il s'y attendait, comme tout le monde s'y attendait, ni la cuisine ni le domicile de Holly Dawson ne renferme quoi que ce soit de suspect ni même d'illégal. Pourtant, l'esprit de Jack ne parvient pas à trouver la paix. Merde, dans un sens, ne rien trouver sur cette femme est encore pire que l'inverse. Jack se trancherait un doigt pour mettre la main sur un complice, même involontaire. Le tueur invisible de Sunnyside a entamé sa patience dès sa deuxième victime ; aujourd'hui, il s'attaque aux miettes. Le détective a l'impression de devenir cinglé.


« Encore à ruminer, boss ? »


Tori fait glisser son siège jusqu'au sien sans prendre la peine de freiner avant de percuter ses fesses. Au bout de ses doigts se dresse un donut au chocolat qu'il tend ostensiblement vers la bouche de Jack. Celui-ci le repousse d'un geste de la main.


« Tu veux me faire vomir ? grogne-t-il.

– Oh, allez, je sais très bien que t'as rien mangé depuis hier soir. Et puis, ajoute-t-il sur le ton de la confidence, Gina les a rapportés de la plage.

– Et achetés avec mon propre argent, intervient la concernée en s'asseyant de l'autre côté de la table. Je serais vexée si t'en prenais pas au moins un. »


Elle pose la boîte cartonnée, tachée de gras, entre eux comme pour l'encourager. Debout à côté de sa collègue, Lauren pianote distraitement sur son téléphone. Ses yeux froids ne quittent pas l'écran, mais donnent à Jack la même sensation que deux glaçons glissant le long de son cou.

Il finit par s'emparer du donut que lui tend Tori avec un soupir vaincu. C'est vrai qu'il a des crampes d'estomac. Pourtant, la simple idée d'avaler quoi que ce soit suffit à le rendre malade.


« Alors, résume Gina en décrivant des arcs de cercle avec son siège, encore une impasse. Ça nous en fait combien ce mois-ci ?

– Deux, répond Lauren sans lever les yeux de son téléphone.

– Frank Merryland s'est arrêté à la Petite Sirène avant de mourir, grommelle Jack. Ça peut pas être une coïncidence.

– C'est une petite ville, soulève sa collègue. Ça peut tout à fait être une coïncidence. »


Sa bouche sèche, à présent auréolée de chocolat, dessine une moue sceptique. Gina a raison et il le sait. C'est bien ça qui le pousse à bout ; dans une ville comme la leur et surtout depuis l'arrivée d'April's, chacun doit avoir rencontré tout autre au moins une fois. Combien de bars parviennent encore à rester ouverts ? Cinq ? Moins ? En admettant qu'un cinquième, voire un peu moins, de la population fréquente la Petite Sirène, il y a de bonnes chances que Merryland y soit passé par pur hasard. Et puis, vu l'état des lieux, il imagine mal la patronne descendre un de ses habitués.

Du poignet, il se gratte nerveusement la tempe. L'absence de pistes et le décès encore trop récent de leur collègue l'empêchent d'aborder la situation avec autant de calme qu'il le voudrait. D'accord, Holly Dawson n'avait aucune raison évidente de vouloir la mort de ce type, mais s'il avait été empoisonné à son insu ? Non, impossible. Ils auraient retrouvé la trace du poison dans les aliments.

Enfin, il faudrait déjà qu'ils sachent quel poison utilise cet enfoiré.

Jack en est là de ses réflexions quand l'exclamation offusquée de Lauren l'en sort. La détective, toujours debout, toujours droite comme un piquet, un bras toujours en travers de l'estomac comme si elle ne savait pas quoi en faire, observe son téléphone avec l'air de quelqu'un dont on vient d'insulter la mère - et mieux vaut ne pas insulter la mère de Lauren si l'on tient à se réveiller le matin.


« Qu'est-ce qui se passe ? s'enquiert Gina. Tu t'es disputée avec Matty ?

– Pire. Ces enfoirés de pompiers ont encore pris notre arène. »


Elle tend le téléphone vers sa collègue, qui se penche en arrière pour mieux le voir. Celle-ci affiche la même expression indignée avant de sortir son propre appareil.


« On va leur faire la peau, décrète-t-elle. Rob, Morris ! Alerte pompiers ! »


Plus loin dans la pièce, deux hommes un peu balourds brandissent leur portable pour lui faire comprendre qu'ils sont déjà sur l'affaire. Jack se pince l'arête du nez. Ce genre de comportement, vestige de l'époque où la disparition hebdomadaire de Yuki, Miss Teigne et autre Spiro était leur plus gros soucis, lui tape sur le système, mais peut-il vraiment le leur reprocher ? Après ce qui est arrivé à Abigaëlle et sa partenaire ... Et puis, ce n'est pas comme si elles avaient laissé de quoi les venger derrière elles. Tout ce qu'ils peuvent faire pour le moment, c'est préserver leur santé mentale en espérant qu'ils ne soient pas les prochains.

Une expiration agacée fait frémir ses narines. C'est ça. Et pendant ce temps, le taré après lequel ils courent prépare son prochain crime.


« Dites, lance-t-il dans l'espoir de les recentrer un tant soit peu, vous êtes allés dans la forêt récemment ?

– Non, répond Lauren en levant enfin les yeux vers lui (mais sans cesser de marteler son écran d'un pouce manucuré avec soin). Pourquoi ?

– Moi non plus, ajoute Tori.

– Pareil, termine Gina.

– J'y passe régulièrement, raconte Jack sans attendre la réponse des deux hommes restants. Et en ce moment ... je sais pas, j'ai l'impression que tout est trop ... comment dire ...

– Silencieux ? »


Son regard acier rencontre celui de Gina. Malgré son téléphone toujours allumé, la détective affiche un air sérieux qui dissipe les doutes de son collègue. Il n'hallucinait pas.


« Je vis dans un quartier plein de petits vieux et autres propriétaires de chiens, explique-t-elle devant son air interrogateur. C'était un vrai concert tous les soirs, le genre à te rendre fou à force de te faire faire des insomnies, mais ça s'est calmé peu à peu. Aujourd'hui, on n'entend plus rien.

– Les chiens sont peut-être juste morts, commente Lauren sans émotion.

– Non, tu te doutes bien que j'ai vérifié. Ils sont encore tous là, et les maîtres ont rien fait pour les empêcher d'aboyer toute la nuit. Ils ont juste décidé de se taire. Comme s'ils avaient peur de quelque chose.

– Ton aura meurtrière, sans doute. »


Gina répond à la remarque de sa collègue par un coup de coude dans les hanches, que l'autre femme esquive avec un sourire. Jack baisse les yeux, songeur. Ce phénomène ne se limite donc pas à la forêt. Il serait incapable d'estimer à quel moment précis cela a commencé ; il a juste réalisé, un soir, que les oiseaux s'étaient tus. C'est à peine si l'on entend encore les mouettes crier sur la plage.


« C'est comme si la nature savait quelque chose qu'on ignore. »


Un silence contemplatif accueille sa réflexion. Jack lui-même ne sait pas trop quoi en penser. Bien sûr, l'idée qu'une présence maléfique indétectable pour les humains effraie les animaux au point de les rendre muets ou de les pousser à la fugue (même les cochons d'Inde s'y sont mis récemment) est absurde, mais quelle autre conclusion en tirer ? Ils n'ont tout de même pas décidé de se taire d'un commun accord juste pour leur filer les pétoches.


« Je vais rentrer, soupire Gina en joignant le geste à la parole. On accomplira rien de plus en restant ici et j'ai un crochet à faire par l'hôpital.

– Comment elle va ? demande Lauren, les sourcils froncés par une préoccupation sincère.

– Pas fort. »


La mine contrariée de Gina se perd un instant dans le vide avant que sa propriétaire enfile son manteau. Ses collègues la suivent unanimement des yeux, leurs traits empreints d'une compassion à la fois similaire et différente pour chacun. Ils savent. Le départ trop tardif d'un père violent, la lutte acharnée d'une mère cancéreuse. Chacun sait tout de l'autre, ici.


Mais pas assez pour choper un putain de tueur en série, apparemment, ne peut s'empêcher d'ajouter Jack en pensée.


« Je vais y aller aussi, déclare Lauren peu après. Avant qu'il fasse trop noir. »


Encouragés par la sortie prématurée de leurs collègues, Rob et Morris se dérobent à leur tour. Tori tourne la tête pour ne pas avoir à les saluer. Bientôt, Jack et lui sont seuls à l'intérieur du commissariat. Le plus âgé reprend sa contemplation du plafond avec un soupir. Quelle journée de merde.


« Tu peux y aller aussi, tu sais, dit-il à l'intention de son collègue. J'ai pas besoin qu'on me tienne compagnie.

– Pour quoi faire ? »


Tori hausse les épaules, le regard plus sombre qu'un instant auparavant. Jack ne le remarquerait pas s'il ne lui traînait pas dans les pattes depuis aussi longtemps. Avec le temps, il a appris à tout remarquer. Surtout la façon dont il se caresse machinalement la main gauche comme pour apaiser la douleur des cicatrices.

Jack baisse les yeux sur la main en question. Blanche, trop blanche, striée d'un rouge craquelé.


« On dirait que ce truc qui se passe avec la nature n'affecte pas ton chat, remarque-t-il.

– Il est déchaîné, soupire Tori. Je joue tout le temps avec lui, mais c'est jamais assez. Je devrais peut-être le relâcher. Il sera plus heureux dehors que dans un appartement.

– Je croyais que c'était une femelle ?

– C'est le cas, mais tu comprendras que je préfère formuler ça comme ça. »


Un sourire en coin dessine un crochet sur le visage de Tori. Jack est sur le point de lui faire remarquer l'absence de Rob et Morris, mais préfère se raviser. Ces deux-là lui en ont déjà fait suffisamment voir. Mieux vaut ne pas raviver de souvenirs inutiles.

Ils n'étaient même pas à l'origine de la rumeur, en fait. Jack l'a apprise par Lauren, qui l'a connue par Gina, qui en a été informée par Rob, lui-même mis au courant par Morris après que Jenny la lui ai murmurée à l'oreille sous l'influence de Nikolaï, mais tout ça sortait à l'origine du cul bordé de merde de Starnes (le seul collègue pour lequel Jack ait assez peu de sympathie pour ne pas l'appeler par son prénom). Il prétendait mettre Tori à l'épreuve. Voir s'il allait mettre fin au malaise de lui-même ou appeler son père pour qu'il s'en charge.

Tori a choisi la première solution. Et, pour mettre fin au malaise, en a créé un gigantesque.


« Je suis né intersexué, leur a-t-il annoncé en pleine réunion, debout devant le tableau blanc qu'ils regardaient tous d'un air hébété. Je me suis jamais fait opérer. Alors oui, comme le prétendent certains, je suis peut-être pas tout à fait bâti comme vous, mais je suis pas une femme. Je l'ai jamais été. Et Starnes, a-t-il ajouté, ses yeux vert d'eau transperçant son collègue comme du papier humide, au lieu d'encourager Jack à venir vérifier, je t'encourage à montrer la tienne d'abord. J'ai apporté un mètre pour m'assurer que tu sois bien un homme. »


Voir ses propos retournés contre lui a tant fait pâlir Starnes qu'on l'aurait cru atteint d'hémorragie. Mais la seule chose à l'avoir quitté ce jour-là fut sa crédibilité (peut-être accompagnée d'un peu d'amour-propre). Il n'a plus jamais adressé la parole à Tori, et le père de ce dernier n'a jamais rien su de toute cette histoire.

C'est comme ça que, malgré son comportement de bouffon insouciant et son apparente fainéantise, Jack a appris que son partenaire avait (qu'on lui pardonne l'expression) une grosse paire de couilles, du moins métaphoriques. Ils en ont ri ensemble des semaines entières. En y repensant, il lui semble bien n'avoir jamais ri avec lui avant cette anecdote. Starnes et sa connerie les ont rapprochés. Bon conseil pour les débutants, note Jack. Rire de Starnes pour se rapprocher. Rire de Starnes pour briser la glace. Dommage qu'il ait démissionné pour devenir pompier.


« Allez, fait Tori en s'emparant du donut restant, fais aaah.

– Tu veux ma mort ? se renfrogne Jack. J'ai plus ton âge, Tori. À chaque saloperie que j'avale, c'est deux heures de jogging supplémentaires pour les éliminer.

– Je croyais que tu adorais courir. Que ça te vidait la tête.

– Ouais, je préfère juste éviter de le faire huit heures d'affilée.

– Tant pis pour toi ! »


Tori mord dans la pâte glacée de sucre rose sans laisser le temps à son collègue de changer d'avis. Le regard de celui-ci vagabonde jusqu'à ses cuisses maigrelettes.


« Où est-ce que tu mets tout ça, de toute façon ? grogne-t-il.

– Aucune idée, avoue la voix traînante de son partenaire. Ça doit compenser le fait que je mange presque rien d'habitude.

– Quoi, tu manges pas quand t'es tout seul ?

– Si, des nouilles déshydratées. Tous les jours de toute la semaine. J'ai jamais faim, précise-t-il devant la mine soucieuse de Jack, et c'est mieux comme ça. Avant, quand je cuisinais pour plusieurs jours, je mangeais tout tout de suite, et j'avais mal, et j'avais envie de vomir, et je sais pas pourquoi je faisais ça. C'était écœurant et stupide.

– Tu fais des crises d'hyperphagie ?

– Ça a un nom ? J'en sais rien. J'ai pas les moyens de consulter un médecin pour ça. »


Le dernier morceau de donut disparaît dans sa bouche sans que Tori remarque l'inquiétude sur le visage de Jack - ou en tout cas sans qu'il s'en préoccupe. Il suce son pouce pour le débarrasser du glaçage et poursuit :


« Tu devrais rentrer. Les filles seraient contentes de te voir.

– Je sais, soupire Jack. Je sais bien. »


Comment expliquer à Tori que la culpabilité le tiraille à chaque seconde passée loin de son travail ? Il ne comprendrait pas. Pour lui, le métier de détective n'est que ça ; un travail. Un moyen de mettre du pain, ou plutôt des nouilles déshydratées, sur la table. Il n'a jamais connu la passion qui anime Jack depuis tout petit, celle qui l'a jeté dans les bras de l'école de police aussitôt sorti du lycée. Pas pour ce métier-là, en tout cas. Tori avait de tout autres projets avant que la réalité le force à garder les pieds sur terre.


« Je vais rentrer, décide Jack, mais tu viens avec moi. On va te préparer autre chose que des pâtes.

– Nouilles déshydratées, corrige Tori avec de grands yeux étonnés. Et je suis déjà venu cette semaine.

– Quoi, t'as un quota à pas dépasser ? Ça fera plaisir à Natasha et aux filles que tu sois là. Sans doute même plus que me voir moi, ajoute-t-il à mi-voix.

– Dis pas ça. T'es leur père, Jack. Je suis juste l'équivalent du cousin bizarre qui s'invite au dîner de temps en temps pour profiter de la bouffe gratuite. »


Jack hausse les épaules. Il n'avait pas l'intention de s'apitoyer. Les mots sont sortis d'eux-mêmes.

Ils saluent Jenny, restée seule à l'accueil, et sortent dans le froid du début de soirée. Jack aimerait ne pas le remarquer, mais pas un bruit ne se manifeste de tout le trajet. Pas même le jappement d'un chien.

Il fronce les sourcils en se concentrant sur la route. Que savent-ils qu'ils ignorent, au juste ?

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