Chapitre 35

Can I come to your house?
I'm caught in the ropes and the wires
The sun settles hard in the south
Winter lives in my bones
It's all I've ever known


Gaël ouvre les yeux sur un plafond beige où se devine un long filet de poussière grise. L'hôpital de Sunnyside ne s'est jamais démarqué par sa propreté. Pourtant, il a rarement été aussi heureux d'avoir un plafond sale au-dessus de la tête.

Il pivote sur l'oreiller trop mou jusqu'à rencontrer le garçon assis à son chevet. Sa main, faiblement serrée autour de la sienne, trahit sa fatigue. Azura n'a pas bougé de ce fauteuil depuis hier soir.


« Tu devrais rentrer dormir. »


Son ami sursaute au son de sa voix. Il piquait du nez.


« Ça va, dit-il en remontant ses lunettes. Tu sors tout à l'heure, non ? On rentrera ensemble. Pas question que je te laisse tout seul ici. »


Gaël adresse un sourire éreinté à l'autre garçon. Tout deux ne font qu'entrer et sortir du sommeil depuis son admission à l'hôpital. Il baisse les yeux vers ses avant-bras bandés, vers la compresse fixée sur son épaule gauche. La plaie ne saigne plus, mais chacun de ses mouvements est encore accompagné d'une douleur lancinante qui, il le sait, ne le quittera pas de sitôt.


« Une chance que ça m'ait pas traversé, songe-t-il à voix basse. Mon sauvetage héroïque serait tombé à l'eau.

- Pas la peine de me le rappeler, grimace Azura. J'ai cru que t'étais mort, bordel.

- Moi aussi. Mais j'étais juste en état de choc, apparemment. »


Azura soupire, toujours contrarié par le geste de son ami. Il n'hésiterait pas une seconde à faire de même pour lui, mais que Gaël ait mis sa vie en danger pour sauver la sienne l'emplit d'une terreur si profonde qu'elle se mélange à l'essence de son être. Ils mourraient l'un pour l'autre. À force d'entendre cette formule employée par tout et n'importe qui, Azura a fini par oublier à quel point l'amour peut être effrayant.


« C'était badass, murmure-t-il tout de même.

- De quoi ?

- Tout. Mais refais plus jamais ça.

- T'as l'intention de te refaire tirer dessus d'ici peu ?

- Non.

- Alors ça devrait aller. »


À défaut de réactions appropriées, les deux garçons s'échangent un sourire de dépit. Gaël étouffe un bâillement en regardant par la fenêtre. L'orage a cessé, mais l'averse bat inlassablement les trottoirs de la ville.


« C'est bizarre. »


Azura, qui avait baissé les yeux, les relève pour contempler le profil de son voisin.


« Tu vas devoir préciser à quoi tu fais allusion, parce que rien de ce qui est arrivé depuis novembre n'était pas bizarre.

- La tempête, répond Gaël. Ils en avaient pas prévu à la météo et ... »


Il laisse sa phrase en suspens par peur d'aller trop loin, mais Azura comprend. L'orage a faibli aussitôt que Gaël s'est écroulé sur cette route déserte. Les flammes dévorant le manoir, pourtant indomptables, se sont tout à coup laissées maîtriser comme si la force qui les animait s'était évaporée. La même chose n'est-elle pas arrivée à l'incendie ravageant la maison de Gaël ? Quand s'est-il interrompu, exactement ? En même temps que la pluie ?

Azura secoue la tête, songeur. Qu'est-ce qu'un mystère de plus, après tout ?


« Ça doit être normal à Sunnyside. »


Gaël sourit. Son pouce se libère de sa main pour la lui caresser. Morgane avait raison, au final. Il n'arrive pas à croire qu'il ait été assez arrogant pour balayer sa remarque concernant la première tempête, celle survenue le jour de la naissance de Maxwell, sans même la laisser s'expliquer.

Il se pince les lèvres, mortifié par son attitude. Il doit tant d'excuses à la jeune fille qu'une seule vie ne suffira pas.


« Tu crois qu'on trouverait des sorcières si on remontait mon arbre généalogique ? demande-t-il à son voisin. Que les Everett étaient des sortes de ... descendants des gens morts pendant la purge ?

- Je sais pas, répond Azura. Peut-être. Ça doit être facile à vérifier, non ?

- Je suppose ... »


Gaël s'arrête là, effrayé par la simple idée d'enfin trouver sa réponse. Ils demeurent ainsi un long moment, muets, jusqu'à ce que Cherry fasse irruption dans la petite pièce avec quatre sandwichs dans les bras.


« Boys, les salue-t-elle. Tiens, attrape. »


Elle lance une des baguettes viennoises en direction d'Azura, qui lève faiblement les mains pour s'en emparer. Mais ses réflexes souffrent de la fatigue. L'emballage plastique percute sa tête avec un petit bruit de froissement, le forçant une fois de plus à réajuster ses lunettes.


« Oh, merde, pardon, fait Cherry.

- T'inquiète. C'est pas la pire chose qui me soit arrivée ces dernières quarante-huit heures.

- Clair que non. »


Elle s'assied sur une chaise en plastique au préalable chapardée dans une salle d'attente. Personne ne risque d'en avoir besoin ; tous les rendez-vous médicaux de la journée ont été repoussés afin que le personnel puisse se dédier aux blessés de la tempête - qui, par ce qui ne peut être qu'un miracle, n'a pas fait de morts. Le monde n'est peut-être pas si pourri, après tout.


« Tu sais que j'ai pas le droit à la nourriture rapportée ? s'assure Gaël avec un coup d'œil vers les deux sandwichs restants.

- Tu crois que c'est la première fois que je viens à l'hôpital ? Ils sont pour moi.

- Tu vas vraiment avaler tout ça ? demande Azura, estomaqué.

- Les émotions me donnent faim. Si ça s'était passé quelques mois plus tôt, je me serais sans doute pris une cuite.

- OK, OK. Mange toutes les baguettes que tu veux.

- C'est ce que je comptais faire. »


Elle mord dans le pain mou, qui peine à contenir le thon en miettes étalé à l'intérieur. Gaël sourit à la normalité de la scène. En dehors d'Azura, personne n'a encore mentionné les événements de la veille. Lui-même ne saurait pas par où commencer. Il a tellement de choses à leur dire, d'excuses à leur présenter, mais si peu d'énergie.

Les mastications d'Azura et Cherry rythment seules le silence durant quelques minutes. Gaël sent ses yeux se fermer. Il a beau lutter contre le sommeil, celui-ci revient toujours prendre sa revanche.


« Bon, fait Cherry en tapant ses mains l'une contre l'autre pour en faire tomber les miettes, Holly devrait pas tarder à arriver. Je vais vagabonder quelque part en attendant.

- Pourquoi elle est pas encore là ? s'enquiert Gaël, les sourcils froncés. T'es pas venue avec elle ?

- Si, si. Elle a juste fait un détour pour chercher quelqu'un qui voulait te voir. »


La main de Gaël se serre autour de celle d'Azura sans que son propriétaire le réalise. Son cœur bat un peu plus fort dans sa poitrine.


« Morgane ?

- Ouais. J'étais pas censée le dire, au fait.

- Je reste avec eux, déclare Azura. Si elle ...

- Eh, calmos. Elle a pas l'intention de l'étouffer avec son oreiller ou quoi que ce soit. Sérieux, tu crois qu'elle viendrait jusqu'ici pour ça ? »


Azura se renfrogne dans son siège tandis que Gaël se contente de baisser les yeux. Il le ferait, à sa place.

Holly apparaît dans l'ouverture de la porte une petite demi-heure plus tard. Elle salue les garçons d'un sourire avant de reculer d'un pas, les bras croisés sur l'estomac.


« Il y a quelqu'un qui voudrait te voir. »


Les cheveux blonds et les traits tirés de Morgane se pointent à côté de la quinquagénaire. La jeune fille contemple Gaël sans dire un mot, ses yeux bleu ciel planant sur le visage du garçon sans même prêter attention aux autres visiteurs.

Elle le rejoint en de grandes enjambées, atteignant la hauteur de Gaël avant qu'Azura puisse réagir. Mais il n'a pas à le faire. La jeune fille ouvre les bras pour y attirer son ami, le nez plongé dans ses cheveux caramel avec l'air de ne plus jamais vouloir les quitter. Ses paupières, qui battent sans arrêt depuis son arrivée, finissent par se clore pour de bon. Ses cils humides tremblent légèrement.


« Je t'aime, gémit-elle. Je vous aime tous tellement. »


Dans l'encadrement de la porte, Holly hoche la tête comme si elle avait accompli sa mission. Elle se détourne pour leur laisser un peu d'intimité et s'éloigne dans le couloir. Cherry la suit de près. En voyant Gaël rendre son étreinte à leur amie, Azura se résout à joindre le mouvement. Il quitte son siège et la chambre sans se précipiter afin que l'un d'eux puisse le retenir s'il en éprouve l'envie. Mais Gaël se contente d'un regard entendu, lancé par-dessus l'épaule de Morgane.

Azura s'adosse au mur pâle et expire longuement. Le stress des derniers mois refuse encore de retomber. Sans doute lui faudra-t-il plus d'une nuit pour le faire.

Il avise Holly et Cherry, plongées en pleine discussion avec Gina un peu plus loin, et décide de les rejoindre. Le nez de la détective est pris dans une sorte d'attelle croisée avec un pansement. Azura grimace en la voyant. Ça a l'air douloureux.


« ... en tout cas, dit-elle avec un moulinet de la main, assurez-vous de présenter vos excuses au personnel. Je comprends que la situation soit exceptionnelle, mais vous auriez pu vous y prendre de manière plus pacifiste.

- Ouais, marmonne Cherry en baissant la tête. Désolée.

- Je parlais du personnel de l'hôpital.

- Les infirmières que Cherry a intimidées pour qu'elles me laissent rester la nuit ? intervient Azura. Ouais, c'était ... euh, vraiment pas cool, cède-t-il devant le regard désapprobateur de Gina. Ça va, votre nez ?

- Je souffre le martyre à chaque respiration.

- Oh, euh, désolé.

- J'ai vécu pire. On m'a poignardée dans le bras trois jours après que j'ai rejoint la police.

- Sérieux ?

- Demande à Lauren si tu me crois pas. C'est elle qui a dû me gifler pour que j'arrête de hurler comme si j'allais mourir. »


Gina a un petit rire, qui s'interrompt lorsque la douleur se rappelle à elle. Ce salaud de Maxwell n'y est pas allé de main morte. Où est-il maintenant ? Au commissariat, en pleine compétition de regard assassin avec Lauren ?

Azura secoue imperceptiblement la tête. Tant de choses lui échappent encore. Lorsqu'il a compris que Gaël était victime d'enlèvement, il s'attendait à ce que Lawrence ait pris la fuite avec son arme de destruction massive après avoir eu vent d'une façon ou d'une autre de l'intervention de la police. Pas à trouver Maxwell derrière le volant. Ni à ce que celui-ci tente de l'assassiner.

Une grande inspiration lui gonfle le ventre. Au moins, le pire a été évité. La balle a été extraite de l'épaule de Gaël et le tireur maîtrisé. Voir son fils s'effondrer au sol par sa faute l'a plongé en état de choc lui aussi.


« Désolée de vous avoir crié dessus hier soir, dit Cherry en tirant une pointe de ses cheveux courts. On était en panique totale, la tempête aidait pas, et ... je sais pas, je suppose que je suis une grosse conne de manière générale. Pardon.

- Ça va, balaie Gina. Une grosse conne ne serait pas venue nous voir pour nous aider.

- Moi aussi, j'ai été con, ajoute Azura. Je vous ai parlé comme si vous étiez une incapable, mais ... je pense que vous êtes la meilleure détective à laquelle j'ai eu affaire. C'est vous qui avez arrêté Maxwell. Alors ... merci.

- Oh, c'est parce que t'as jamais eu affaire à Jack. Il était ... »


Gina s'interrompt, nostalgique. Elle ferme les yeux un instant pour se concentrer sur le présent. Avec tout ce qui a suivi, le décès de Jack et Tori semble avoir eu lieu il y a des mois.


« On fera une cérémonie pour les victimes, reprend-elle. Toutes les victimes. Vous pensez pouvoir venir ?

- Bien sûr, répond Holly. C'est la moindre des choses.

- Seulement si je peux pisser sur la photo de Stef, bougonne Cherry. Ou la brûler. Ou les deux en même temps.

- Eh bien, on comptait demander la permission aux familles en plus d'une photo à utiliser ... mais disons que certaines d'entre elles ne sont pas très réactives. Y compris les O'Malley.

- Donc pas de Stef ?

- Pas de Stef, confirme Gina. Pas de Nathan Jefferson non plus. Mais Nelly McBride ... Vous vous souvenez d'elle, c'est l'auteur de l'article sur la mort d'Azura ? Nelly McBride se porte garante pour Olga O'Malley. Elle veut, je cite, offrir un départ décent à sa némésis.

- Je comprends, souffle Azura. Je l'aimais pas, mais elle méritait mieux que ça.

- Personne l'aimait mais tout le monde pense comme toi. C'est assez ironique. »


Le silence retombe un instant sur le petit groupe. Azura compte bien entendu se rendre à la cérémonie, mais la simple idée d'y croiser la photo de Tori l'emplit de tristesse. La blessure finira par cicatriser un jour. Il le sait. Mais pas aujourd'hui.


« Dire qu'on mettra jamais la main sur ce fameux carnet ... souffle Gina pour elle-même. Je sais qu'on n'a plus grand monde à arrêter, mais il nous aurait quand même bien aidés à tirer les choses au clair.

- Hein ? fait Azura, la gorge serrée. Je croyais que Morgane ...

- La tempête a détruit toutes ses photocopies. Il y a eu une infiltration d'eau dans sa chambre et les pages sont complètement détrempées. Irrécupérables.

- Oh ... »


Azura expire doucement, retenant de force le sourire soulagé qui menace d'éclore sur son visage. Il craignait que Morgane se laisse emporter par la rancœur. Sans doute sous-estimait-il son amie.


« Bon, je passais juste en coup de vent pour vous donner ça, dit Gina en soulevant un sachet plastique qu'Azura remarque tout juste. On l'a trouvé dans les affaires de Gaël. Je sais qu'il sort dans quelques heures, mais on a pensé que ça lui remonterait un peu le moral de l'avoir. »


Elle tend le sac à Azura, qui y plonge le nez pour découvrir une forme familière. Gogo. Alors que tout s'écroulait autour de lui, son ami a pensé à emmener l'ultime souvenir d'Azura. Celui-ci sent les larmes lui monter aux yeux.


« Le reste lui sera rendu dès qu'on aura fini de tout examiner, poursuit Gina. Souhaitez-lui un bon rétablissement de ma part.

- Ce sera fait. Bon courage pour ... le reste.

- Merci. On en aura besoin, vu ce qu'on a découvert dans le manoir. »


Une grimace écœurée, puis douloureuse, plisse le nez pansé de Gina. Azura frissonne. Il en a entendu parler. Les pompiers auraient découvert un véritable charnier, là-dedans. Plus d'une trentaine de personnes selon les journaux - l'ensemble du personnel du manoir ainsi que Solomon et Lawrence Everett, qui se serait collé une balle dans la tempe après les avoir abattus. Qu'est-ce qui a pu le pousser à commettre un tel acte ? Vu la suite des événements, Azura soupçonne fortement Maxwell de lui avoir forcé la main (voire d'avoir vidé les lieux lui-même).


« Alors c'est vraiment fini, cette fois ? chuchote Holly pour elle-même.

- Ça le sera dès qu'on aura recueilli le témoignage de Gaël et les aveux de Maxwell Everett, confirme Gina. Honnêtement, je pense qu'il ne traînera pas. On serait déjà plus là pour parler de lui s'il était à l'origine des morts. Quiconque commettait ces crimes doit avoir disparu dans l'incendie du manoir.

- Oui ... oui, je crois aussi. »


Mal à l'aise, Azura fait basculer son poids d'un pied sur l'autre. Pourvu que les paroles Maxwell aillent dans ce sens. Il ne laissera rien, pas même les faits, mettre Gaël en danger une fois de plus.


« Passez le bonjour au commissaire.

- Ce sera fait. »


Gina s'éclipse après les avoir salués. Azura serre Gogo contre lui et risque un coup d'œil par la porte de la chambre de Gaël. Celui-ci discute doucement avec Morgane, les larmes aux yeux. Il reviendra plus tard.


« Alors, euh ... fait Cherry en piétinant sur place. On va parler de ce qui s'est passé hier soir ou on fait tous semblant d'oublier ? Que je sache à quoi m'en tenir.

- Tu te réfères à quelle partie de ce qui s'est passé hier soir ?

- Tu sais, quand on a failli tous mourir comme les pigeons tombés du ciel. J'ai compris que les oiseaux étaient dus à Gaël, mais hier soir c'était ... toi. »


Azura bat des cils, confus.


« Je vous l'avais pas dit ?

- Quoi ? Non, tu nous l'as pas dit ! Comment tu peux oublier de nous dire un truc pareil ?

- Désolé, se défend le garçon en levant une main devant lui. C'est juste que ... Gaël et Morgane sont au courant, la police est au courant, alors j'ai fini par croire que vous l'étiez aussi. Mais c'est vrai que je me souviens pas avoir abordé le sujet avec vous.

- La police ? répète Holly, le visage pâle.

- Seulement pour moi. Pas pour ... »


Il tourne la tête pour désigner la chambre du coin des yeux. Holly se détend à vue d'œil. À côté d'elle, Cherry hoche la tête d'un air rassuré.

Azura sourit. Il est bon de savoir qu'il ne sera pas seul à se dresser entre Gaël et la justice.




Les deux garçons se laissent tomber de chaque côté d'une table de la Petite Sirène. Leur solitude est la bienvenue ; le bar ne rouvre que demain, et Holly a songé qu'un tête-à-tête leur ferait plus de bien qu'une célébration. Personne n'a encore envie de fêter quoi que ce soit, de toute façon.

Gaël laisse sa tête tomber contre le moelleux du dossier, Gogo sur les genoux. Son regard éreinté erre sur le plafond. La Petite Sirène a beau ne pas avoir changé, il a l'impression de la découvrir pour la première fois. Mais il sait pourquoi. C'est lui qui a changé au point d'à peine se reconnaître. Est-ce ce à quoi se réfèrent les gens lorsqu'ils mentionnent le premier jour du reste de leur vie ? Il imaginait cela plus désagréable. Il arrive peut-être au changement d'avoir du bon, après tout. Par contre ...


« Je viens de me rendre compte que j'avais nulle part où aller. »


Face à lui, la tête baissée d'Azura se redresse. Celui-ci a l'air aussi épuisé que son ami. Ces derniers mois ne les auront vraiment pas épargnés.


« J'ai incendié ma maison et Maxwell a incendié la sienne, précise-t-il. Je suppose que c'était un peu impulsif de notre part.

- T'as le grenier » lui rappelle Azura.


Gaël sourit malgré la fatigue. Oui. Ce grenier dans lequel il aurait voulu passer une dernière journée paisible en compagnie d'Azura. Son souhait est exaucé, à présent.


« J'ai le grenier, répète-t-il.

- Par contre, va falloir te racheter des vêtements. T'as emporté combien de tenues avant que le reste flambe ?

- Trois. Mais, Azura ... »


Il baisse le menton de façon à rencontrer le regard de son ami. L'incompréhension qu'il y trouve le dissuade de continuer. Il ne peut pas lui rappeler qu'il devra payer pour ses crimes. Pas maintenant.


« Laisse, balaie-t-il. Pour l'instant, j'ai juste envie de faire quelque chose de normal. Genre commander une pizza et écrire un poème dessus.

- T'écris des poèmes ?

- J'ai commencé quand t'es parti. Un des médecins que j'ai vus m'a demandé de tenir un journal pour mettre mes pensées en ordre. Tu parles, c'est encore plus le bordel là-dedans quand je relis ce que j'écris. Rien n'a aucun putain de sens.

- Je pourrais les voir ?

- Seulement celui sur la pizza. »


Les lèvres d'Azura se retroussent sur ses dents blanches lorsqu'il sourit. Un feu d'artifice éclate dans l'estomac de Gaël tandis qu'il se rappelle ce qu'il a été, ce qu'il aimerait être à nouveau, pour lui. Il ne s'est jamais senti plus amoureux qu'en cet instant précis.


« Je m'en contenterai. Faut déjà qu'on la commande, cette pizza. »


Aucun d'entre eux n'en mange plus d'une part (le fait qu'il soit cinq heures de l'après-midi ne joue pas en leur faveur). Ils demeurent assis sur la banquette, trop paresseux pour grimper jusqu'au grenier, les mains croisées sur le ventre et les yeux embués. Azura est le premier à reprendre la parole.


« J'ai l'impression d'être en train de rater quelque chose.

- Hm ?

- Tu sais, j'ai l'impression que je devrais avoir changé, que tout dans ma vie devrait avoir changé, mais je suis juste ... perdu. Je suis toujours en froid avec mes parents, l'avenir est toujours aussi incertain, les arbres dehors sont toujours des arbres et je me sens pas plus vieux qu'avant.

- Pourquoi les arbres devraient être autre chose que des arbres ?

- C'est une métaphore. Je voulais dire que la vie a continué pendant que nous, on traversait tout ça. Et ... je sais pas, c'est un peu effrayant.

- L'indifférence de l'univers est effrayante. »


Azura hoche la tête pour marquer son approbation. Gaël a toujours su manier les mots avec plus de précision que lui.


« J'ai toujours voulu que ma vie soit spéciale, lui confie-t-il, mais pas comme ça. Jamais comme ça. Je voulais, genre ... être un justicier ou un truc du même style.

- On veut tous que notre vie soit spéciale jusqu'à ce qu'elle le soit. C'est la nature humaine. On court après les lucioles jusqu'à ce qu'elles meurent et qu'on se retrouve seuls dans le noir avec ce qui les a tuées. »


De nouveau, Azura hoche la tête. Il demandera à Gaël de formuler l'en-tête de sa rédaction la prochaine fois, bien que le sens de ses paroles lui échappe un peu.


« Comment ça s'est passé, avec Morgane ? demande-t-il ensuite. Vous avez parlé de tout ça ?

- Du plan divin dans lequel s'inscrivent tous nos malheurs ou du fait que j'aie tué sa mère ?

- Je sais pas. Des deux.

- La réponse est oui et non dans tous les cas. Elle est comme toi, elle ... elle est perdue. On est tous perdus.

- J'ai une idée pour la faire rire.

- Ah bon ?

- Tu sais comment tout le monde pense que je suis mort, au lycée ? Notre prof référente va faire une annonce pour prévenir ma classe qu'en fait non, mais tous les autres seront toujours dans le flou.

- J'ai du mal à suivre.

- Tu te souviens du groupe de connasses qui la harcelaient ? »


En comprenant où veut en venir son ami, Gaël sent un rire sincère lui secouer les épaules.


« Sérieux ?

- Sérieux.

- Enregistre.

- Enregistre toi-même.

- Deal.

- Deal. »


La légèreté de la discussion doit leur ouvrir l'appétit, car les deux garçons reprennent chacun une tranche de pizza. Ils finissent tout de même par gagner le grenier pour y prendre une douche tour à tour, traînant sous le jet chaud plus longtemps que nécessaire. Gaël ferme les yeux pour laisser l'eau ruisseler sur son visage. Ce n'est qu'une illusion créée par la fatigue, mais il a l'impression de laisser tomber ses impuretés dans le siphon.

Il s'enveloppe dans une serviette de bain sans avoir la force de se sécher et part rejoindre Azura. Assis sur la banquette en tee-shirt et caleçon, celui-ci pianote lentement sur son écran de téléphone.


« Qu'est-ce que tu fais ? l'interroge Gaël.

- Je résume les derniers jours à Ryan. Je viens de me rendre compte que ça fait trois plombes qu'on l'a pas tenu au courant. »


Il lève la tête vers son ami pour la rebaisser aussitôt, les joues rouges et les yeux écarquillés. Gaël sourit. Il a vu son regard s'accrocher au renflement de ses seins, au sommet nu de ses cuisses. Azura n'est pas encore assez discret pour échapper à son sens de l'observation.

Il s'allonge à son tour et s'appuie contre son bras, les paupières closes pour mieux savourer sa simple présence. Ce qu'il lui a dit sur cette route n'était pas qu'une simple fantaisie destinée à le ramener à la raison. Gaël souhaite réellement vieillir à ses côtés. Mais ...

Il soupire en silence. Va-t-on vraiment le jeter en prison ? Si oui, combien de temps y restera-t-il ? Il ne veut pas qu'Azura le voie ainsi. Peut-être existe-t-il un autre moyen. Une façon d'expier ses crimes du bon côté des barreaux.

Gaël interrompt là ses réflexions, trop épuisé pour les poursuivre. Pour l'instant, il veut juste dormir. Dormir, oublier, digérer sa pizza et faire l'amour avec le garçon qu'il aime avant d'engager une discussion tellement banale qu'ils auront tous les deux envie de se jeter par la fenêtre. L'avenir est trop effrayant pour mériter une place dans son emploi du temps.

Sa tête glisse doucement sur l'épaule d'Azura tandis qu'il met la première partie de son plan à exécution.




Gaël Whitefeather n'a aucun lien avec les morts subites. Il n'était qu'un simple employé ignorant tout de ce qui se tramait au manoir.

Ce sont les mots employés par Maxwell Everett lors de ses aveux, quelques heures seulement après son arrestation. Gina les leur rapporte en même temps qu'une boîte de donuts achetée près de la plage. La police étant déjà munie du carnet de Lawrence et du témoignage de Gaël concernant la fameuse soirée où il l'a récupéré, ce n'est plus qu'une question de temps avant que l'affaire soit classée.

Cinq ans. Des douzaines de morts. Un seul coupable.

Lawrence Everett.

Gaël doit se pincer pour s'assurer qu'il ne rêve pas. Bien sûr, Maxwell sera jugé pour son enlèvement et pour avoir fait feu sur Azura avec l'intention de le tuer (ainsi que pour les coups portés à Gina et William), mais l'histoire ne retiendra que le nom de Lawrence Everett lorsque l'on mentionnera les morts subites comme on mentionne déjà le fantôme de Jason Myers.

Non. L'histoire se fiche bien de ce qui s'est joué ces dernières années dans la petite bourgade de Sunnyside. La vie continuera, les feuilles continueront de tomber, l'océan de s'écraser contre la plage de sable gris. L'univers ne se souviendra pas d'eux. Eux, en revanche, se souviendront de tout. Et Gaël gardera le secret de Maxwell tout comme Maxwell gardera le sien.


« C'est plutôt une bonne nouvelle, non ? »


Azura et lui marchent tranquillement le long d'un parc le temps de se remettre du rapport de Gina. Le brun tient la boîte de donuts ouverte dans les mains. Des miettes de chocolat parsèment déjà le coin de sa bouche. Gaël, lui, ne peut rien avaler.


« Je sais pas, lâche ce dernier. Je suppose. »


Pris au dépourvu par sa réaction, Azura se contente d'un battement de cils. Il n'a pas besoin de demander à son ami de s'expliquer pour qu'il le fasse. Peut-être sont-ils vraiment en train de développer un don de télépathie.


« Je le déteste, crache Gaël en croisant les bras. Il a essayé de te tirer dessus en sachant très bien qui tu étais pour moi. Mais ... mais ... »


Ses paupières sont agitées de soubresauts. Le garçon baisse la tête un instant, juste le temps de se reprendre, et essuie un frisson. Non. Il le hait. Alors pourquoi ...

Il voit le mouchoir qu'Azura lui tend avant de prendre conscience de ses larmes. Gaël s'essuie les joues, honteux, et plonge le nez dans le tissu avec l'envie de se foutre des claques. Depuis quand est-il aussi faible ? Il ne devrait même pas accepter l'aide de cet enfoiré. Il devrait faire demi-tour, là, maintenant, et tout déballer à la police pour l'entraîner avec lui vers l'abysse dans lequel ils méritent de sombrer.

Ses sanglots redoublent d'intensité. Non. Il le déteste. Il le déteste. Alors pourquoi ne peut-il pas s'arrêter de pleurer ?


« Tu veux aller sur la plage ? »


Gaël hoche la tête à la proposition de son ami. Il sent, malgré lui, ses lèvres former une moue chagrinée comme le feraient celles d'un enfant. Il a besoin de calme.

Des panneaux interdisant toute baignade gisent encore ici et là sur la plage. Gaël se demande s'ils les enlèveront un jour. La tempête a déjà effectué la moitié du travail ; la plupart d'entre eux penchent dangereusement, s'ils ne sont pas déjà couchés dans le sable tels des carcasses de fer et de plastique. Combien de temps avant que quelqu'un fasse le premier pas et aille piquer une tête là-dedans ?

Gaël cale son menton entre ses genoux en réfléchissant à sa véritable question. Combien de temps avant que la vie reprenne ? Sous l'océan, sur terre, dans le ciel ? Seuls les corbeaux croassent encore sur leur passage. Drôles d'oiseaux, ceux-là. On dirait que les multiples désastres écologiques dont a été victime Sunnyside ne les ont pas atteints.


« Morgane a déjà repris le lycée, l'informe Azura. Cette fille vient d'un autre monde.

- C'est ce qu'il y a de mieux à faire. On devrait prendre exemple sur elle. »


Un peu de normalité leur fera le plus grand bien. Et puis, tout deux feraient mieux de se reprendre en mains ; avec leurs résultats actuels, ils sont bons pour le redoublement.

Gaël soupire. Depuis quand se soucie-t-il de redoubler ? Il a tout le temps du monde pour gâcher sa vie. S'il se préoccupe tout à coup du lycée, c'est pour ne pas réfléchir à ce qui le tourmente vraiment.


« Après Hank ... »


Il se racle la gorge, surpris de trouver sa voix si faible. Azura le couve patiemment du regard.


« Après Hank, reprend Gaël, je suis resté au manoir plus d'une semaine sans jamais en sortir. Il devait déjà être parti depuis longtemps quand je me suis repointé dehors. Mais la nuit ... Je sais pas, je pense que j'avais peur de me réveiller dans ma chambre avec lui en train de me regarder. Je pouvais pas éteindre la lumière sans paniquer ensuite, j'étais incapable de m'endormir tout seul ... Il devait être trois ou quatre heures du matin quand je suis allé toquer à la porte de Maxwell. Il m'a pas reproché de l'avoir réveillé ni rien, il m'a juste fait une place et ... c'est là que je lui ai raconté. Là qu'il m'a promis qu'il le laissera plus m'approcher. Je me sentais en sécurité quand il était là, à l'époque je savais même pas pourquoi ... Au soir il me laissait me serrer contre lui et ... »


Il s'interrompt avant de trop partir dans les aigus. Ses genoux se serrent un peu plus fort contre sa poitrine.


« J'ai jamais eu l'impression d'être un boulet pour lui. Même pas quand je lui ai vomi dessus pendant la croisière. Il m'a juste raccompagné à la chambre et ... et j'ai commencé à lui pourrir l'après-midi avec des blagues stupides et j'ai eu mes règles alors que j'avais rien prévu pour ça et je me suis pris la tête avec l'autre connard qui a vendu des photos de nous à la Fouine et j'ai passé les trois-quarts du temps à dormir et j'ai même pas voulu descendre à l'escale parce que j'avais trop chaud. Je suis ... je suis insupportable, je le sais, mais j'arrive pas à m'en empêcher. Et il s'est jamais plaint. C'était la seule personne qui ... »


Il n'arrive pas à s'en empêcher, cette fois, et fond en larmes sans même aller au bout de sa pensée. Ray est mort. Joy est partie. Gaël n'a pas la force de haïr son troisième parent, tout aussi cinglé qu'il soit.


« Il t'aimait vraiment, tente de le rassurer Azura. Peut-être mal, mais ... Je pense qu'il avait pas les idées en place quand il a pointé ce flingue sur moi.

- Je voudrais juste que les choses soient simples, rétorque Gaël. Juste pour cette fois. Tirer un trait sur tout ça et plus jamais le revoir. Mais j'ai ... je ... j'ai envie de le revoir. J'aurais ... j'aurais envie qu'il soit là maintenant. Tu comprends, Azu ? Tu comprends ?

- Bien sûr que je comprends. Viens là. »


Azura attire son ami contre lui dans l'espoir de sécher ses larmes. Gaël peut pleurer autant qu'il le voudra. Il en a besoin. Après tout, à sa place, Azura n'aurait pas résisté aussi longtemps à l'envie de craquer. Il ne serait sans doute même plus de ce monde.


« Papa, gémit Gaël avant de commencer à se calmer. Je voudrais que maman et papa soient là.

- Elle reviendra, lui assure Azura. Je suis sûr qu'on la reverra un jour.

- Non. Elle me détestait et je la détestais. C'est mieux comme ça.

- Vraiment ? »


Il ne saurait dire si Gaël secoue la tête ou hausse les épaules. Peut-être les deux en même temps.


« J'ai l'impression d'avoir l'esprit en miettes. Je pourrais peut-être le reconstruire à la clinique, mais avec quel argent ? Je sais pas quoi faire, Azu. Je suis perdu, je suis épuisé, et tous mes plans pour l'avenir sont tombés à l'eau. Avant que tu reviennes, je ... je pensais que j'allais mourir ou partir avec Maxwell avant de pouvoir décider quoi faire de ma vie. C'était du pareil au même pour moi. J'étais ... j'étais comme déconnecté de tout. Mais maintenant t'es là, et je suis là, et j'ai tellement peur. Pas parce que rien n'a de sens, comme Morgane, mais juste parce que ... je suis vivant. Pour la première fois depuis bientôt cinq ans, je suis vivant. J'ai le choix. Et ça me terrifie.

- Wow. Moi, j'ai juste peur de me taper une année de plus au lycée.

- C'est parce que t'as pas l'intellect requis pour avoir peur d'un danger abstrait et non-immédiat.

- Eh, le taquine Azura, je te ferai savoir que j'ai de meilleures notes que toi.

- Depuis quand les résultats scolaires sont indicateurs d'intelligence ? Ça veut juste dire que t'as une bonne mémoire et une certaine capacité d'adaptation.

- C'est pas ce que tu disais en primaire.

- Tu veux dire quand j'avais huit ans ? Quelle surprise que mon avis ait évolué depuis. »


Azura lui adresse une grimace à laquelle Gaël répond par un rire humide. La pluie cesse par intermittence et, à cet instant précis, le soleil brille haut dans le ciel, rendant les routes détrempées presque aveuglantes. Azura se redresse et époussette son jean. Celui-ci est presque trop chaud pour la saison.


« On devrait prendre exemple sur Morgane et mener la vie la plus normale possible, dit-il. Au moins jusqu'à ce qu'on aille mieux.

- Et après ?

- Après, on verra. Deal ? »


Il tend la main à Gaël pour l'aider à se relever. Celui-ci hésite un instant avant de la saisir avec un demi-sourire.


« Deal. »




Les semaines de scolarité restantes défilent en accéléré. Azura, cerné de la poudre noire de Lauren (qui, étonnamment, a accepté de la lui prêter aussitôt son plan exposé), se tient debout devant la vitre de la deuxième classe de Terminale, le nez et les mains écrasés contre celle-ci. Son grand regard noir fixe ses victimes sans jamais ciller. Parfois, il penche la tête au ralenti, faisant craquer tous les os de sa nuque au passage. Les filles ne tiennent pas trois minutes avant de brailler comme des bébés. Bien sûr, Azura s'assure de s'éclipser avant que quiconque remarque la supercherie, se démaquillant dans les toilettes à l'aide de ses amis avant de remettre ça au cours suivant. Le trio arrive sans arrêt en retard aux siens, mais peu leur importe ; Morgane n'avait pas autant ri depuis une éternité.

Ils déjeunent à l'ombre du marronnier, chacun muni d'un simple sandwich acheté à la hâte. Toute leur énergie passe dans leurs études ; avec l'approche des examens, personne n'a le temps de se préparer une boîte déjeuner. Même Holly est trop occupée pour le faire à leur place. Le petit groupe abrité par Morgane à la Petite Sirène y prend son repas chaque jour depuis la tempête. Ils occupent la plupart de l'espace disponible, discutant entre eux comme le feraient de vieux amis séparés depuis des années.

La vie continue. C'est la seule certitude qu'ils aient pour le moment, et celle-ci terrifie Azura autant qu'elle rassure Morgane et indiffère Gaël.


« Vous avez trouvé quoi au troisième problème du test ? 246 ? s'enquiert Morgane, la bouche pleine.

- 37, répond Azura, mortifié. Je savais bien que je m'étais trompé quelque part.

- C'était pas 188 ? se demande Gaël. On a peut-être pas eu le même devoir. »


Il sort une feuille d'équations de sa mallette pour la montrer à ses deux amis, qui pâlissent à vue d'œil. Il s'agit bien du même exercice.


« Ça veut rien dire, tente de les rassurer Gaël. Ça fait longtemps que je fais plus partie des stars de ma classe, vous savez, alors j'ai peut-être tort.

- Tu restes le plus intelligent de nous trois, bougonne Azura. C'est ça qui est déprimant. »


Il se tient en tailleur entre ses deux voisins comme pour épargner à l'un la vue de l'autre. Ils ont beau avoir traversé une réconciliation larmoyante, leurs rapports demeurent tendus (comme le seraient ceux de n'importe qui après un chamboulement de cette amplitude). Azura ne peut pas prétendre savoir ce que ressent Morgane. Il ne peut pas non plus se vanter de connaître l'étendue de la culpabilité de Gaël. Ce problème ne concerne qu'eux ; il ne s'en mêlera qu'à leur demande. La mission qu'il s'est donnée, pour le moment, est de les épauler de son mieux.


« Tu sais que ma sœur m'a fait un cadeau ? lui confie Morgane un après-midi où ils se retrouvent seuls sur des balançoires. Comme ça, sans occasion particulière. Et elle m'embrasse même avant d'aller à l'école, maintenant. Et en revenant. Et le matin, et le soir. Tout le temps.

- C'est sympa, commente Azura.

- Mais c'est tellement bizarre. On passait notre temps à se mettre sur la gueule avant, et là ... Je sais pas, c'est comme si on se redécouvrait. Je suppose qu'on peut remercier la tempête pour ça.

- Ouais, il paraît que frôler la mort fait réfléchir à pas mal de choses.

- C'est exactement ce que j'allais dire. Tu dois ressentir la même chose, non ? Holly m'a dit que t'avais failli te faire tirer dessus. C'est ... Juste quand je regarde le ciel, reprend-elle en joignant le geste à la parole, je me sens tellement vivante. J'ai mangé un petit pain au chocolat ce matin et c'était le meilleur truc au monde. Je sais que celui de demain me fera le même effet. Ça durera peut-être pas, mais ... c'est agréable. Presque magique. »


Azura hoche doucement la tête. Morgane a raison. Aussitôt l'épuisement dissipé, le jeune homme s'est senti revivre. Le bruissement des feuilles, la brise sur son visage, le sourire de Gaël, le chocolat chaud de sa tante, tout lui paraît tellement plus précieux. Plus ... intense. Il ignore comment dire cela avec des mots, alors, comme souvent, décide de laisser le silence parler à sa place.


« Tu sais ... murmure Morgane. Je suis pas certaine d'arriver à faire comme si rien n'était.

- Avec Gaël ? s'assure Azura en la dévisageant.

- C'est ça. Je le déteste pas ou quoi que ce soit du genre, mais ... quand je le vois, j'ai quand même cette boule dans le ventre. Je peux pas m'empêcher de me dire que sans lui, maman serait encore vivante et ma vie plus ... vivable. Et je me sens mal de penser ça. C'est pas ce que maman voudrait.

- Qu'est-ce qu'elle voudrait, à ton avis ?

- Que je le pardonne. Que je retrouve l'amitié qu'on entretenait avant. Mais peu importe à quel point j'essaie, ça sonne faux. Même quand je lui ai parlé à l'hôpital, j'arrivais pas à faire abstraction de ... tu-sais-quoi.

- Eh, tu peux pas être parfaite. Je veux dire ... c'est compréhensible. Moi aussi j'aurais du mal à ta place. Et puis, t'as quand même fait disparaître les preuves contre lui.

- Oui ... C'est ce que j'ai choisi de faire.

- Merci. »


Morgane secoue la tête comme pour refuser ses remerciements. L'ombre d'un sourire plane sur son visage. Malgré son silence, Azura comprend ; Morgane ne souhaite pas être gratifiée pour avoir fait ce qui lui semblait juste.


« Tu te souviens de ce que tu m'as dit, le soir où tu étais censé être mort ? reprend-elle. Sur l'univers et notre responsabilité ?

- Pas vraiment, avoue Azura.

- Tu m'as dit que c'était pas le rôle de l'univers de donner un sens à la vie, mais le nôtre. Ou ... quelque chose comme ça.

- Ah, oui. Comme quand j'ai dit à Cherry que je croyais en des choses plus fortes que le destin. J'ai des propos sensés, parfois.

- Il faut croire que oui. Mais je fais ces cauchemars, et ils m'ont permis de sauver des vies. Alors ... j'ai pas mal réfléchi aux questions que je me posais. Et au final, je crois que tout ça en a.

- Que tout ça a quoi ? »


La jeune fille émet un petit rire amusé. Sous les rayons du soleil couchant, sa chevelure blonde paraît flamboyer. Elle se laisse bercer par la balançoire un moment avant de la quitter et de se retourner vers lui, un sourire énigmatique aux lèvres. Un coup de vent fait flotter ses cheveux autour de son visage comme un halo.


« Du sens, Azura. Du sens. »




Le Lycée de Sunnyside a toujours été assez insignifiant pour se passer des cérémonies pompeuses propres à la remise des diplômes de leur région. L'école a-t-elle seulement des couleurs ? Un emblème ? Un club de basket ? Azura était si absorbé par l'enquête qu'il en a oublié les questions importantes.


« Allez, les jeunes, dites Pôle emploi !

- Pôle emploiii ! »


L'appareil photo de Holly immortalise le trio avec un petit clic. Bien qu'encore entrecoupé de passages nuageux, le soleil éclaire suffisamment les lieux pour se passer d'éclairage artificiel. Tout autour d'eux, des parents débordants de fierté immortalisent leur progéniture souriante sur pellicule. L'herbe verte, les couleurs chatoyantes des tenues d'été, les rires ponctuels et la caresse du soleil dans les chevelures claires donnent à la scène un air de paradis. Difficile de croire qu'il s'agit bel et bien de Sunnyside. Azura regarde autour de lui tandis que Holly juge de la qualité de la photo. Il pensait qu'il aurait envie de pleurer, mais les seules larmes qu'il versera aujourd'hui seront dues à l'intensité de la lumière solaire.


« Abigaëlle aurait été tellement fière de toi, sanglote la grand-mère de Morgane. Je sais qu'elle l'est, de là où elle nous observe.

- Azura, tu veux bien que je fasse une photo de toi tout seul ? demande Holly. Je l'enverrai à ta mère. »


Reconnaissant de ne pas avoir à lui annoncer la nouvelle lui-même, le garçon se détache de son groupe d'amis pour poser un peu plus loin. Morgane fait de même pour sa grand-mère. Seul Gaël demeure à l'écart, flanqué de Cherry et d'une Nana toute intimidée par la présence de ce qu'elle considère sans aucun doute comme des adultes. La mélancolie gagne brièvement l'esprit d'Azura. Est-ce qu'elle sait ? Est-ce qu'elle saura un jour ? Est-ce que le temps a la moindre chance de réparer les morceaux de l'amitié brisée de Gaël et Morgane ? Il ne sait pas. Personne ne sait. Tout le monde ne peut qu'attendre.


« Purée, maugrée Cherry lorsque le reste du groupe les rejoint, moi qui ai toujours voulu assister à une vraie cérémonie comme on en voit dans les films. Ils auraient pas pu faire un effort, non ? On a sauvé le monde cette année !

- C'est pas comme si quiconque en dehors de la police le savait, lui rappelle Azura.

- Nous, on sait, intervient Morgane. Et ça me suffit amplement. »


Un sourire songeur se peint sur le visage de l'adolescente. Azura se demande si elle fera d'autres rêves, un jour. Si elle sauvera d'autres vies. Si, comme elle le prétend, tout avait du sens depuis le départ. Encore une chose qu'il ignore.

Il sourit à son tour. Bizarrement, ne pas connaître la réponse ne le dérange pas.




« Alors, ce séjour chez ta tante ? demande, à l'autre bout du fil, la voix déformée de sa mère. La ville a changé ?

- J'ai failli mourir deux ou trois fois, on a probablement sauvé le monde et j'ai rencontré Dieu dans une bibliothèque. Elle m'a offert du Nutella.

- Vraiment ? Merveilleux. Quand est-ce que tu penses rentrer ?

- Mon train arrive le 21 juin à 13h31. Tu seras là ?

- Bien sûr. Je suis fière de toi, Azura. Ton père le sera aussi. »


Le garçon retient sa respiration une seconde, comme pour s'assurer qu'il ne rêve pas. Depuis quand ces mots n'ont-ils pas franchi les lèvres maternelles ? L'ont-ils seulement fait un jour ?


« Merci, maman. Je ... Tu crois que papa serait libre après mon retour ? Il faut qu'on parle.

- Oh ? De quoi ? Rien de grave, j'espère ?

- Non, au contraire. Je pense rester à Sunnyside plus longtemps que prévu. »


Un silence circonspect accueille sa déclaration. Anxieux, Azura se mord les joues. Pourvu qu'il n'ait pas fichu en l'air leur semblant d'entente.


« C'est ... inattendu, lâche finalement sa mère. Je peux savoir ce qui a entraîné cette décision ?

- Beaucoup de choses. C'est ... Pour faire court, il nous est arrivé pas mal de trucs avec Gaël et c'est ici que je me vois pour les prochaines années. Peut-être pas sur le long terme, mais au moins pendant un an ou deux pour être à ses côtés le temps que le plus dur passe. Après, on ... »


Une exclamation stupéfiée interrompt ses paroles, comme si sa mère avait mis le doigt sur quelque chose - ou trouvé une chèque de vingt millions de dollars sur le pas de sa porte.


« Gaël est enceint ? Je vais être grand-mère ?

- Quoi ? Non ! Maman, il peut même pas l'être pour l'instant ! Il faudrait qu'il arrête son traitement pour ça et on a aucune envie de se retrouver parents en plus du reste !

- Oh, fait-elle, déçue. Désolée de m'être emportée. Alors, qu'est-ce qui vous est arrivé de si important ? »


Azura soupire. Il ignore encore quelle partie de la vérité il compte servir à ses parents (ou même s'ils y auront droit) et, dans tous les cas, préfère ne pas la leur confier par téléphone.


« On en parlera quand je serai revenu. Il y a ... vraiment beaucoup de choses qui ont changé. Il faut encore que je fasse le tri.

- Oh, répète à nouveau sa mère. Azura, chéri, tu as pensé au côté matériel ? Où est-ce que tu resteras le temps de trouver un emploi ?

- Holly est d'accord pour m'héberger le temps qu'il faudra. Et ... je sais pas, je pensais travailler à April's ou un truc du genre pour mettre de l'argent de côté et faire des études.

- Des études ? Toi ?

- J'ai envie de partir dans le profilage criminel ou un truc du genre. Un truc où il faut réfléchir à la psychologie des gens.

- C'est ... une surprise, admet sa mère après un silence. Azura, tu auras notre soutien inconditionnel peu importe ce que tu décides de faire. Je te demande juste de ne pas te jeter dans un projet aussi ambitieux sans y avoir sérieusement réfléchi.

- Promis. À bientôt, maman.

- À bientôt, mon chéri. »


Il raccroche et demeure immobile un moment, le regard flottant sur le sac de sport déjà plein, sans arriver à croire que l'appel se soit aussi bien passé. Quelque chose a vraiment changé. En lui, en eux. Peut-être dans l'univers tout entier.

Il secoue la tête avec un sourire. En parlant d'univers, il a toujours quelqu'un à aller voir.


« T'as fait tes valises ? » demande Gaël lorsqu'Azura descend au rez-de-chaussée.


Le jeune homme hoche la tête. Assis seul sur la banquette la plus proche des escaliers, son ami baisse tristement la sienne.


« Une seule, précise Azura. Je serai parti que deux semaines au maximum, et encore, je pense pas qu'ils me retiennent aussi longtemps.

- C'est long, deux semaines sans toi.

- Je sais. Ce sera long sans toi aussi. »


Sa main se glisse sous les cheveux caramel pour lui caresser la joue. Gaël s'empare de son poignet comme pour le maintenir en place à jamais.


« Tu pars quand ?

- Après-demain. On a le temps de faire plein de choses en quarante-huit heures. »


Les épaules de Gaël se soulèvent dans un ricanement. Il serre le poing devant la bouche, faisant craquer le cuir de ses gants.


« Dire que je croyais que t'avais grandi.

- Je parlais pas forcément de trucs à faire au lit. C'est toi qui déformes tout ce que je dis.

- Pas forcément. »


Ils s'échangent un sourire. Azura se laisse tomber en face de Gaël, soudainement épuisé. Du regard, il désigne les gants noirs de son ami.


« Pas encore prêt à les quitter ?

- Non. C'est ... c'est un peu comme une assurance. T'as bien vu ce que je me suis fait au visage, la dernière fois. »


Gaël frotte la joue autrefois porteuse de cicatrice pour illustrer ses propos. Compréhensif, Azura hoche la tête. Il peut porter tous les gants du monde pourvu que cela accroisse sa sécurité.


« Thé ? propose Azura.

- Thé. Tu te rends compte que dans deux ans, ajoute Gaël tandis que l'autre garçon se lance à la recherche de leur infusion favorite, je pourrai acheter de la bière ? Je me sens ... tellement pas prêt.

- Quoi, à acheter de la bière ?

- Non, à avoir vingt et un ans. C'est un palier à franchir et je ... je sais pas, je me sens trop jeune pour le faire. Comme si j'étais venu au monde il y a quelques mois seulement.

- Bah, on aura tout le temps de grandir plus tard.

- J'envie vraiment ta simplicité d'esprit, tu sais. »


Azura lui lance son sachet d'herbe à la figure avec une moue taquine. Gaël le réceptionne sans problème. Son sourire arrogant lui avait manqué.

Ils patientent en silence, humant les arômes naissantes de leur boisson, soutenant chacun leur menton d'un coude posé sur la table. Personne n'est là pour les sortir de leurs rêveries ; le bar a repris ses horaires habituels, leur accordant la début de la matinée et le cœur de l'après-midi pour profiter d'un peu d'intimité. Gaël a élu domicile au grenier lui aussi. Ses nuits sont agitées, sans cesse assaillies de cauchemars, et la couette se retrouve au sol chaque matin, mais ouvrir les yeux sur Azura lui offre une certaine quiétude. Le garçon ne peut s'empêcher de s'inquiéter pour les deux semaines à venir. Holly veillera sur son ami durant son absence, mais les nuits seront sombres. Azura se jure de le contacter chaque fois qu'il en aura le temps.


« C'est vraiment une page qui se tourne, médite Gaël. Le lycée, cette affaire, Maxwell ... C'est dur de se dire que tout ça touche à sa fin. Que c'était juste ... une page. Un chapitre, peut-être.

- Le prologue, corrige Azura. Notre vraie vie commence maintenant.

- Je suppose que c'est excitant, dit comme ça. »


Un sourire, d'abord fragile, étire les lèvres roses de Gaël. Si elles étaient à sa portée, Azura les couvrirait de baisers.


« Alors, des plans pour les prochaines quarante-huit heures ? s'enquiert Gaël après une première gorgée de thé.

- J'ai l'intention d'aller voir quelqu'un, répond Azura en soufflant sur le sien, mais je sais pas vraiment où la trouver. Elle m'a dit que je le saurai quand le moment sera venu, mais ...

- Quand le moment sera venu ? Qui c'est ?

- Une employée de la bibliothèque. Je pense pas que tu la connaisses. Elle parle toujours de manière super cryptique, tu l'adorerais. Si mes souvenirs sont justes, ses mots exacts étaient quand j'aurai fini ce que je suis venu accomplir. Cryptique, hein ?

- Cryptique. Flippant, surtout. T'as pas l'impression qu'elle en sait trop ?

- Si, et c'est bien pour ça que je compte la revoir. Mais elle est pas malveillante. Juste hyper perchée.

- Hors de question que je te laisse aller la voir tout seul, tranche Gaël. Qu'est-ce que tu feras si c'est une tueuse en série ? Une cinglée ? Une cannibale ?

- Gaël, après tout ce qu'on a traversé, je pense que je serai capable de gérer une employée de bibliothèque trentenaire. »


Son voisin croise les bras sans changer d'avis. Azura le comprend à son regard. Il soupire, vaincu.


« Bon, je crois qu'on a décidé de notre programme pour la journée. »




Iza habite une petite maison de bois blanc, dotée d'un porche et d'un banc à bascule tout droit sortis du siècle dernier, au fond d'une impasse où les demeures sont séparées les unes des autres par à peu près cinq millions de kilomètres. Azura essuie la sueur de son front avant de jeter un œil au papier où il a recopié l'adresse. Il espère vraiment que sa collègue de la bibliothèque ne s'est pas foutu d'eux. La simple mention d'Iza la faisait glousser comme une écolière et, bien qu'il se doute de ses raisons (lui aussi glousserait à l'entente de son nom s'il fréquentait Iza plus souvent), Azura s'est senti profondément insulté. Avoir sauvé le monde lui a peut-être gonflé les chevilles ; le fait est qu'il n'avait jamais ressenti l'envie de gifler une parfaite inconnue avant aujourd'hui.


« Donc, dit-il pour couper court à ses propres ruminations, c'est ça. »


Les deux garçons contemplent la façade d'un air circonspect. Une des fenêtres, la plus à droite sur le porche, semble avoir été refaite il y a peu. Une planche de bois empêche les courants d'air de s'y infiltrer. Ils ont aperçu, sur le chemin, un champ de blé appartenant à une ferme située à l'écart de la ville, mais aucune trace de propriétaires à des centaines de mètres à la ronde. Azura ignorait tout de cette partie de la ville. Y pénétrer lui donne l'impression de se retrouver propulsé cinquante ans en arrière, et ce n'est pas peu dire à Sunnyside.


« Bon, euh ... on sonne ?

- Je vois pas d'interrupteur » observe Gaël.


Azura n'a pas le temps de lui répondre. Le bruit d'une garde de fusil que l'on pompe lui arrache un cri aussi bref que suraigu. Il lève instinctivement les mains pour signifier qu'il n'est pas armé tandis que, à son côté, Gaël se fige comme une statue de pierre. Ils n'avaient encore jamais entendu ce clic-clac en dehors des films.


« Qui êtes vous ? les interroge une voix familière. Qu'est-ce que vous voulez ?

- Iza ? »


Azura se retourne lentement. En le reconnaissant, la femme écarquille les yeux et baisse son arme. Gaël respire de nouveau.


« Je te l'avais dit, marmonne-t-il.

- Azura ? Azura Vaswani ?

- En personne, déclare ce dernier, encore essoufflé par la chaleur et l'émotion. C'est quoi ce délire ? »


Face à eux se tient bien la femme rencontrée à la bibliothèque le jour de la mort d'Olga O'Malley. Sa chemise légère, peu féminine malgré le short qui l'accompagne, lui rappelle celle qu'elle portait lors de leur première rencontre. Ses cheveux clairs paraissent presque blancs à la lumière naturelle, et ses iris ambrés adoptent les mêmes teintes rougeâtres que ceux de Gaël. Ceux-ci les dévisagent avec l'intensité de deux grenats acérés. Malgré sa prophétie, Iza semble surprise de le retrouver.


« Désolée de vous avoir fait peur, s'excuse-t-elle. Il n'est pas chargé. Son unique but est d'éloigner les adolescents du coin. »


Elle s'empare du fusil à la verticale avant de le jeter par la fenêtre du porche. Celle-ci éclate dans un vacarme infernal. Les éclats de verre tombent en tintant à l'intérieur de la maison. Le cœur battant, les deux garçons se couvrent les oreilles tandis qu'Iza continue de les dévisager.


« J'avais souvenir qu'elle était déjà brisée, dit-elle sans battre d'un cil.

- Des adolescents du coin ? répète Gaël, dépassé.

- Ceux qui ont détruit ma fenêtre à l'origine. Les jeunes s'ennuient, ici, alors beaucoup se tournent vers le crime pour passer le temps. Une chance qu'ils se limitent à la dégradation de biens immobiliers. »


Azura hausse les sourcils. Ça commence comme ça, dirait sa mère, et ça termine enrôlé dans un culte sataniste baiseur de chèvres.


« Vous m'avez dit de venir vous trouver quand j'aurai terminé ce que je suis venu faire, lui rappelle-t-il. Vous vous en souvenez ? Je pense avoir une amie qui serait très intéressée par ce que vous avez à dire.

- Je m'en souviens. On devrait aller en discuter dans cet endroit d'où vous venez.

- Comment vous ...

- Il y a une tache de boisson sur ton tee-shirt. Tu en aurais changé si elle datait d'hier. De l'eau aurait séché et de la sueur n'aurait pas cette forme, alors je suppose qu'il s'agit de thé ou de chocolat chaud. Vous n'aimez pas le café, n'est-ce pas ? Les gens qui aiment le café ont cet air constipé sur le visage. Enfin, j'avoue que je ne dirais pas non à un thé glacé. Vous m'ouvrez la route ? »


Iza leur adresse ce sourire mystérieux, à la fois empreint de tout et de rien, dont elle détient le secret. Gaël la dévisage la bouche entrouverte, l'air presque outré qu'elle en ait deviné autant sur Azura rien qu'en observant son tee-shirt.


« Vous êtes prête à marcher ? demande ce dernier en avisant les sandales plates de la jeune femme.

- Bien sûr. Il ne pleuvra pas aujourd'hui. »


Malgré l'instabilité de la météo à Sunnyside, Iza déclare cela avec plus de certitude qu'une météorologiste licenciée. Azura la croit sur parole.

La bibliothécaire adresse un petit sourire crispé à Gaël, qui n'échappe à personne, avant de se mettre en route. Les deux garçons ont remarqué à quel point elle évitait de lui adresser la parole depuis le départ. Bien sûr, Gaël le prend comme un affront personnel - Azura le devine à ses bras croisés et sa moue vexée. L'autre n'en mettrait pas sa main à couper. Iza ne lui donne pas l'impression d'être du genre à éviter quelqu'un par plaisir de faire du mal.

Azura échange un regard entendu avec son ami avant de trottiner pour rejoindre la jeune femme, qui prend les devants jusqu'à la sortie de l'impasse.


« Je peux vous poser une question ? halète-t-il.

- C'est ce que tu es venu faire, non ?

- Est-ce que vous êtes, genre ... Dieu ou un truc approchant ? Une de ses potes, peut-être ? »


Iza parvient à garder son sérieux à peine une seconde avant d'éclater de rire. Azura rosit. Il ne comptait pas commencer par là, mais devait poser la question quitte à se ridiculiser. Il le devait.


« Non, dit-elle simplement. À vrai dire, je ne crois même pas en Dieu.

- Oh.

- Déçu ?

- Ben, ça aurait vachement plu à mon amie en question et j'ai surtout dit à ma mère que j'avais rencontré Dieu dans une bibliothèque et qu'on avait mangé du Nutella ensemble. Je trouve ça beaucoup moins classe maintenant.

- Eh bien, mes excuses pour ce moment de solitude.

- Vous avez quand même prétendu être spéciale, la première fois qu'on s'est rencontrés. Vous avez même deviné que j'allais devoir repartir de Sunnyside à un moment donné. Vous êtes qui, alors ? Une sorcière ou un truc du genre ?

- Je vois à l'intérieur des gens. Appelle ça comme tu veux. »


Azura bat des cils. Sans pour autant se départir de son mystère, le sourire d'Iza devient triste. Presque mélancolique.


« Vous voulez dire, comme une vision à rayon X ?

- Non, pouffe Iza, bien sûr que non. Je faisais référence à leur essence. Leurs émotions, si tu préfères. Ce petit bout d'univers que chacun porte en soi.

- Ah. Le fameux.

- Oui. Le fameux. »


Il devine la douleur dans le sourire que lui adresse Iza. Celle-ci le pousse à la croire.


« Pourquoi penses-tu que je travailles dans une bibliothèque ? ajoute l'étrange jeune femme. C'est le seul endroit au monde où le bouillonnement s'arrête. Je suis coupée du reste par quatre murs et ceux qui me tiennent compagnie à l'intérieur sont focalisés sur quelque chose qui n'a rien à voir avec eux. Ils pensent, ils ne ressentent pas. C'est mon seul refuge. »


Azura se mord une lèvre. À l'entendre, on dirait qu'Iza ne peut pas choisir de ne pas utiliser son pouvoir - sa malédiction propre. À quoi ressemble la vie, quand les émotions des autres sont aussi les nôtres ? Le simple fait de se rendre au cinéma ou dans un restaurant doit se situer à la limite du supportable. Il commence à saisir ce qui la refroidit chez son ami.


« Qu'est-ce que vous voyez, dans Gaël ? »


Pour la première fois depuis qu'il la connaît, Iza hésite à lui dévoiler la vérité. Ses yeux peinés glissent dans un coin de ses orbites tandis qu'elle serre les mâchoires. Lorsqu'elle reprend la parole, sa voix ancestrale semble ployer sous un poids bien trop important pour elle.


« Il y a beaucoup de magie dans son sang. Beaucoup de colère aussi. Mes excuses, mais je ne pourrai pas me tenir près de lui très longtemps même après avoir atteint notre destination.

- Alors c'est pas personnel ?

- Bien sûr que non. Il a commis des erreurs dont je suis incapable de mesurer la portée, mais son cœur est bon. Son cœur les réparera. »


Iza prononce chacune de ses paroles avec tant de conviction qu'elles suffisent à conjurer le spectre du doute qui planait encore sur ses épaules. Azura exhale un soupir soulagé. Ils s'en sortiront. Ensemble, ils apaiseront la douleur de Gaël et panseront leurs blessures respectives jusqu'à les faire cicatriser. Et alors, tout rentrera dans l'ordre.

Bon Dieu, si elle s'y prenait bien, cette femme pourrait le convaincre que la Terre est plate.


« Je sens énormément de violence dans cette ville, poursuit la femme en question d'un ton chagriné. Un certain nombre de ... marécages où naviguent des monstres, si cela fait sens. Te rencontrer a été comme une éclaircie au milieu de la tempête. Je ne sens que du bon en toi. Des doutes et de la peur, bien sûr, ainsi qu'une pointe d'égocentrisme et de conflit parental non résolu ...

- Je saisis l'idée.

- ... mais uniquement les intentions les plus pures. Je sais que tu as sauvé cette ville. Et pour ça, Azura, tu as toute ma gratitude. »


Le cœur du jeune homme fait un bond dans sa poitrine. Il s'essuie machinalement le nez, embarrassé par sa gratitude autant qu'il en est fier. Ils ne sont pas tout à fait des héros, ne verront pas le maire leur ériger de statue (notamment parce que le maire est en prison à l'heure actuelle), mais auront au moins les remerciements de la résidente la plus étrange de Sunnyside.


« Vous aimez cette ville ? demande Azura.

- C'est celle où je réside depuis toujours. Si je ne l'aimais pas, je l'aurais quittée depuis bien longtemps.

- Depuis toujours, hein ? Vous avez quel âge ?

- J'ai déjà répondu à cette question, Azura.

- 183 ans à 150 ans près ?

- C'est exact.

- Hm. Vous savez, les gens vous trouveraient peut-être un peu moins bizarre si vous parliez un peu plus normalement.

- Quelque chose ne va pas dans ma manière de m'exprimer ? fait Iza, sincèrement surprise.

- Ouais. On dirait que vous avez grandi au dix-septième siècle. »


Le rire de la jeune femme est doux et discret, comme il l'était à la bibliothèque. Elle ne cherche pas à se défendre. 183 ans à 150 près ... Peut-être cette réponse ne se situe-t-elle pas si loin de la vérité.


« Vous nous devez un service » intervient tout à coup Gaël.


Le rire cesse aussitôt. Comme prise d'une migraine fulgurante, Iza grimace lorsque l'autre garçon presse le pas pour les rejoindre. Elle s'éloigne afin de maintenir entre eux une certaine distance.


« Azura a sauvé votre ville et vous avez rien trouvé de mieux à faire que le braquer avec un fusil, précise-t-il. Vous lui devez au moins la vérité. Qu'est-ce que vous savez ? De quoi vous êtes capable, au juste ? »


Le regard du garçon est si perçant qu'il ferait fondre n'importe quelle barrière. Pourtant, Iza se contente de le soutenir.

Mal à l'aise, Azura les dévisage tour à tour. Leur ressemblance ne lui a jamais paru plus flagrante qu'en cet instant. Est-ce qu'ils l'ont remarquée, eux aussi ? Est-ce qu'ils se jaugent mutuellement en essayant de deviner ce qu'ils sont l'un pour l'autre ? En admettant qu'Iza soit aussi âgée qu'il le soupçonne, y a-t-il une chance qu'elle appartienne à la branche des Everett ?

Un tic nerveux agite le coin de la bouche d'Azura. Tout ça n'est peut-être que le fruit de son imagination. Après tout, Iza prétendait n'avoir aucune famille. Mais quand même ...


« Tu veux savoir s'il est possible de ramener quelqu'un. »


Surpris par cette déclaration, Azura revient à la réalité. Ses deux voisins continuent de se bouffer des yeux ; pourtant, l'expression d'Iza a changé. Elle a plissé le front et arqué les sourcils, comme peinée. Gaël ne confirme ni ne dément son affirmation. Il se contente de la regarder, les mâchoires serrées et le cœur battant. Azura tente tant bien que mal de désamorcer la situation.


« Vous m'avez dit quelque chose à ce sujet quand on s'est rencontrés, se rappelle-t-il. Que la personne capable de tuer par l'esprit pourrait aussi faire l'inverse, ou un truc du genre. C'est ça ?

- Vraiment ? »


Gaël écarquille les yeux sans pour autant avoir l'air moins agressif. Instinctivement, Azura se place entre la jeune femme et son ami.

Iza détourne le regard, gênée. L'hésitation empreint son visage. Azura l'encourage d'un mouvement de sourcils.


« C'était une simple hypothèse destinée à te remonter le moral, avoue-t-elle. Rien de plus. »


La déception s'abat comme un rideau de plomb sur les espoirs d'Azura. Il bat des cils, incapable d'accrocher le regard de sa voisine, avant de baisser les yeux. Tori et les autres sont-ils destinés à pourrir sous terre sans qu'il puisse rien y faire ? C'est injuste. Toute cette putain d'histoire est injuste.


« Vous mentez. »


La certitude avec laquelle Gaël prononce ces mots n'ébranle pas Iza. Elle secoue la tête, les bras croisés.


« Ce qui est arrivé est arrivé. Je ne connais aucune personne capable de réécrire le passé.

- Ça veut pas dire qu'une telle personne n'existe pas.

- Eh bien, présentez-la-moi lorsque vous la trouverez. Je ne demande qu'à être surprise. »


La bibliothécaire presse le pas pour s'éloigner de Gaël, dont la fureur permanente l'échauffe elle aussi. Azura n'a jamais été aussi reconnaissant de ne pas avoir hérité de ce don-là.


« La sorcellerie a un prix, marmonne son ami. J'ose pas imaginer celui à payer pour une opération de cette ampleur.

- C'est sans doute trop pour nous, souffle Azura. On peut pas défier l'univers comme ça.

- J'emmerde l'univers. Je veux juste ... »


Gaël se pince les lèvres sans aller au bout de sa pensée. Du dos de la main, il s'essuie les yeux. La sueur n'est pas la seule chose qu'il récolte.

Azura glisse sa main dans le gant chaud de son ami. Ils marchent en silence, rejoignant Iza qui s'est arrêtée pour les attendre. Celle-ci s'adapte à leur vitesse, penaude, les doigts serrés sur son bras gauche comme si elle regrettait d'avoir haussé le ton contre le garçon.


« Alors, fait Azura pour chasser le silence, pour de vrai, vous êtes qui ? »


Gaël relève les yeux pour guetter la réaction de leur voisine. Un sourire fatigué étire ses lèvres pâles.


« Je te l'ai dit, juste la bibliothécaire. Je guide ceux en quête de savoir. »




« C'était intense. »


Azura ne peut que hocher la tête à la sentence de Morgane. Il ignore à quelle partie de la conversation elle se réfère, mais sa remarque se tient pour la totalité de celle-ci.

Mue par une envie dont elle-même ne comprenait pas trop l'origine, la jeune fille est arrivée sur les lieux une heure avant de prendre son poste. Azura comptait l'appeler pour lui présenter Iza mais n'en a pas eu l'occasion. Morgane se trouvait déjà là, le regard plongé dans un chocolat chaud encore fumant, quand ils ont franchi le pas de la porte. Le hasard, sans doute.


« Il y en a d'autres comme nous ... médite l'adolescente. J'arrive pas à savoir si c'est une bonne chose ou non.

- Pourquoi ce serait une mauvaise chose ?

- À cause de ce qui s'est passé avec moi, répond Gaël à la place de leur amie. Il suffit que le mauvais pouvoir aille à la mauvaise personne et ... »


Il secoue la tête, les laissant imaginer la suite - ce qu'ils font sans difficulté, ayant manqué de la vivre.


« Maxwell donnait son sang. »


Azura lève les yeux vers son ami. Le regard dans le vide, Gaël fait tourner son verre de thé glacé du bout des doigts. Celui-ci est encore plein.


« Ça m'était sorti de la tête, poursuit le garçon, mais maintenant je m'en souviens. Il donnait son sang le plus souvent possible. Il le faisait déjà quand on était petits. »


Il jette un regard en coin à Azura, qui pâlit à vue d'œil. Bon. Il suppose qu'il peut toujours se réjouir d'avoir levé un des nombreux mystères qui entourent encore cette affaire.


« Entre ça et les enfants bâtards qu'il doit avoir un peu partout ... déplore Gaël. J'ose pas imaginer le nombre de personnes comme nous qui courent dans la nature. Le nombre de variations qu'a sa ... magie, ou peu importe comment on décide d'appeler ça.

- Mais Azura et toi avez la même, soulève Morgane.

- Oui. Va comprendre pourquoi.

- Peut-être parce que vous êtes des âmes sœurs. »


Azura manque de s'étouffer avec son thé glacé. À côté de lui, Gaël se contente de rosir. La jeune fille a dit ça avec tout le naturel du monde et ne semble même pas avoir conscience de la gêne provoquée par ses paroles.


« J'y réfléchissais, poursuit-elle, retraçant du doigt le cercle humide où se trouvait son mug. Vous pensez que ... mon père ... »


Gaël suspend sa respiration. Oui, il le pense. Il le pense depuis qu'il s'est souvenu de la transfusion sanguine d'Azura. Il n'avait simplement pas le courage d'aborder le sujet lui-même. Le courage de se dire que, peut-être, Maxwell lui a demandé d'assassiner la mère de deux de ses enfants. Pourquoi l'aurait-il choisi lui et pas elles ? Parce qu'Abigaëlle aurait opposé plus de résistance que Joy ? Parce qu'il ne les a jamais rencontrées ? Parce que le pouvoir de Gaël lui aurait été plus utile que celui, purement passif, de Morgane ?

Il repose le verre qu'il portait à sa bouche, écœuré. Sa gorge a le goût du sang.


« Enfin bref, vous savez quoi ? Tout compte fait, je préfère pas y penser, tranche Morgane en lissant la pointe de ses cheveux. Azura, tu repars bien après-demain ?

- Euh, ouais, fait le jeune homme, pris au dépourvu par le brutal changement de sujet. Assez tôt le matin. Je devrais pas être parti plus de deux semaines, ceci dit.

- Deux semaines ... »


La jeune fille, bientôt imitée par Gaël, contemple tristement ses genoux. Azura réfléchit à une façon de leur remonter le moral, sans grand succès.


« Il nous reste toujours demain, tente-t-il. Et puis, après avoir survécu à tout ça, vous survivrez bien deux semaines sans moi.

- Ouais, mais ... »


Morgane esquisse une moue chagrinée avant de se reprendre. Elle secoue la tête et se redresse sur son siège, les mains posées à plat sur la table.


« T'as raison, il nous reste toujours demain. Et si je vous faisais goûter ma spécialité avant que tu partes ? C'est des lasagnes aux cinq légumes. Et avant que vous me critiquiez, je tiens à préciser que je me suis vachement améliorée depuis Noël. Deal ? »


Le rire d'Azura est semblable à un soupir. Ils ignorent encore tellement de choses sur cette affaire, dont certaines l'empêcheront probablement de trouver le sommeil durant deux ou trois nuits, mais, au moins, connaissent le plat du jour à venir. C'est toujours ça de pris.


« Ouais. Deal.

- Cool ! Gaël, deal ? »


Le garçon sort de ses rêveries. Le sourire bienveillant de son amie s'étend jusqu'aux yeux azur où il s'attendait à rencontrer une hostilité mesquine. Elle le couve d'un regard patient, aimant, où se devine l'espoir de le voir accepter sa proposition - de le voir accepter sa main tendue. Des larmes affluent dans celui de Gaël. Il les avale pour lui rendre son sourire.


« Deal. »

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