Chapitre 34
We're good at drawing lines through the space between stars,
like we're pattern finders [...] even if we don't mean to.
So I believe in a universe that doesn't care,
and people who do.
Assise sur la plage, Morgane se demande si elle est en train d'assister à la fin du monde.
Elle a passé la journée à somnoler dans son ancienne demeure, priant une présence en laquelle elle n'est plus sûre de croire pour qu'on ne la retrouve pas, en perpétuel équilibre entre les brumes trop facilement dissipées du sommeil et la cruauté trop pesante de la réalité, jusqu'à avoir l'impression d'étouffer dans ses propres souvenirs. Ses pieds nus l'ont guidée jusqu'au sable gris de la côte, où elle a regardé le ciel se couvrir peu à peu de nuages aussi sombres que ceux suspendus au-dessus de leurs têtes le jour de la mort de Tori. Jamais encore Morgane ne s'était sentie aussi seule. Ses convictions, ses amis, sa raison de mener l'enquête à bout ; tout semble l'avoir désertée. À quoi bon chercher la vérité si celle-ci ne fait que nous blesser ? La jeune fille préfère s'en détourner. Fermer les yeux et attendre la fin de tout, recroquevillée sur les vestiges de son enfance.
Pourtant, elle est venue ici. À l'endroit exact où se déroule son rêve. Que risque-t-elle de plus, après tout ? Quitte à être témoin de la fin du monde, autant se trouver aux premières loges. Autant se prouver une bonne fois pour toutes que rien n'a jamais eu de sens. Tout, depuis le départ, n'est que chaos. Un chaos venimeux auquel la faiblesse de son esprit a fait prendre la forme du destin.
Elle frissonne, serrant un peu plus ses bras autour de ses genoux tandis que l'orage se rapproche. Les éclairs blancs déchirant l'horizon grandissent à chacune de leur apparition. Dans les rues, le vent se lève. La plupart des citoyens en ayant l'occasion se sont déjà réfugiés chez eux. Non loin derrière Morgane, l'enseigne métallique du Wendy's tangue dangereusement. La jeune fille n'y prête pas son oreille. Ses paupières lourdes, douloureuses à force d'essuyer les bourrasques de la tempête approchante, s'accordent un moment de répit. Ce n'est pas la fin décrite par son rêve. Mais celle-ci finira par arriver, n'est-ce pas ? Leurs agissements n'ont rien changé. Au contraire, ils n'ont réussi qu'à rendre Gaël plus instable encore.
Ses sourcils se froncent dans ce qui sera sans aucun doute son dernier sanglot. Qu'ont-ils fait de travers, au juste ? À quel moment se sont-ils trompés de chemin ? Elle a beau ressasser leur progression, la jeune fille ne trouve pas les réponses. Ses questions en ont-elles vraiment ?
Elle enfonce le menton entre ses genoux, prête pour la fin de tout, lorsqu'un cri de frayeur la ramène à la réalité. Morgane redresse la tête dans un sursaut et balaie les alentours du regard. De l'autre côté du muret de pierre, une fillette de l'âge de Nana a fondu en larmes. En se levant, l'adolescente comprend pourquoi. Une branche de plusieurs kilos s'est brisée sous la force du vent. Sous celle-ci, l'homme inconscient qui doit être son père gît face contre sol, le visage en sang.
Morgane ne réfléchit pas. Elle ne pense pas à la fin du monde, pas plus qu'au fait que cette famille soit condamnée de toute façon. Elle les rejoint au pas de course, franchissant les marches qui les sépare deux par deux, et, à bout de souffle, examine rapidement la situation. Un garçon d'à peine douze ans tente de soulever la branche sans y parvenir. Ce truc doit peser plus lourd qu'elle le pensait.
« Laisse-moi t'aider. »
Elle saisit le bout de la branche que n'atteint pas l'adolescent pour lui prêter sa force. Mais leurs efforts sont trop aléatoires, trop désorganisés pour être efficaces.
« Calme-toi, lui intime-t-elle. À trois, on la soulève, OK ? »
Le garçon la dévisage d'un œil hagard avant d'hocher la tête. Morgane lui rend le geste. Sa terreur n'a pas faibli, mais ses paroles ont réussi à l'apaiser.
« Un, deux, trois ! »
Ils grognent à l'unisson et parviennent à libérer le dos de l'homme, marchant en crabe pour déposer la branche quelques mètres plus loin. Morgane se masse les reins en reprenant son souffle. L'urgence de la situation l'a poussée à agir d'instinct ; sa position était mauvaise, le rythme de sa respiration loin d'être optimale, mais, pour le moment, ce père est hors de danger. C'est tout ce qui compte.
« Papa ! hurle le garçon. Papa, tu m'entends ? »
L'homme bougonne quelques mots avant d'ouvrir les yeux. Morgane craignait l'inverse, mais il s'assied sans mal. Se prendre cette branche de plusieurs kilos sur le dos n'a pas l'air d'avoir entamé ses capacités motrices.
« Qu'est-ce que ...
- L'arbre s'est tout cassé ! coupe la fillette. Il est tombé sur toi, Mike arrivait pas à le soulever, mais la fille est arrivée et ...
- Elle t'a sauvé la vie, complète le prénommé Mike. Euh ... merci ... »
Le garçon frotte son petit nez noir en rougissant, ce qui fait presque sourire Morgane. Elle pourrait être sa baby-sitter.
« Est-ce que tout va bien ? »
La voix forte d'une femme à la carrure impressionnante lui fait relever la tête. Debout à une douzaine de mètres d'eux, la propriétaire de deux chiens paniqués les observe avec prudence avant d'esquisser un pas dans leur direction. Un terrible et brutal pressentiment prend possession de Morgane. La jeune fille écarquille les yeux, une main tendue devant elle.
« Stop ! s'écrie-t-elle. Ne faites pas un pas de plus ! »
Impressionnée par le comportement de la jeune fille, la femme se fige sur place. La tête décapitée d'un panneau de signalisation, qui aurait transpercé la sienne sans mal à cette vitesse, fend l'air à quelques centimètres de son nez. On croirait les yeux de la grosse dame prêts à sortir de leurs orbites. Ses genoux tremblent tant qu'elle paraît prête à s'effondrer.
Morgane baisse lentement la main sans comprendre ce qui vient d'arriver. Elle contemple sa paume comme si elle risquait d'y découvrir le sens de la vie, le souffle court, les cheveux malmenés par le vent.
« Vous êtes, genre ... une super-héroïne ou un truc comme ça ? C'est pour ça que vous portez pas de chaussures ? »
La question de Mike la ramène à la réalité. À la tempête approchante, aux bourrasques de plus en plus douloureuses pour ses oreilles. La fillette doit mourir de peur.
Morgane secoue la tête.
« Non. Je fais juste beaucoup de cauchemars. Il faut qu'on s'abrite, reprend-elle avec plus d'énergie. Vous avez un endroit où aller ?
- On vit près des bois, explique le père de Mike en se relevant. L'orage nous a pris par surprise. On pensait pouvoir regagner la maison avant qu'il nous tombe dessus, mais ... »
Il désigne son petit groupe de la main comme pour la laisser imaginer la suite. Morgane grimace, retenant sa cascade de cheveux blonds d'une main. La montée du vent - et de l'eau, réalise-t-elle - les oblige à hausser la voix ; sa gorge lui donne déjà l'impression de se déchirer à chaque fois qu'elle ouvre la bouche. Ils n'ont pas le temps de s'organiser. Le plus important pour le moment est de se mettre en sécurité.
« Je peux rebouger ? »
Surprise, Morgane se retourne vers la femme aux formes rondes. Elle pensait qu'elle les avait déjà rejoints.
« Oui, crie-t-elle dans sa direction. Il faut qu'on trouve un endroit où aller.
- Je vis avec ma sœur près du quartier fantôme. On n'aura jamais le temps d'y arriver avant d'être pris dans cette espèce d'ouragan. »
Morgane se mord les lèvres. Les rouages de son cerveau tournent à pleine vitesse, si bien que ses questions d'un peu plus tôt s'en retrouvent éjectées.
« Le centre-ville, décide-t-elle. Le vent sera moins fort là-bas, et je connais un endroit où on peut s'abriter. Quelqu'un aurait un téléphone à me prêter ? J'ai un coup de fil à ... »
La phrase demeure inachevée. En se tournant vers les enfants pour poser sa question, Morgane s'est aussi tournée vers la colline opposée à la plage. Celle où s'étend le bois et, un peu plus loin, la demeure des Everett.
La femme aux chiens suit son regard et retient une exclamation de surprise. Un large serpent de fumée noire, indéniablement celle d'un incendie, s'élève jusqu'aux nuages avec lesquels il se confond. Une lueur presque onirique se devine loin derrière le couvert des arbres.
La lumière de mes cauchemars, se rappelle Morgane. C'était la lumière des flammes. Mon Dieu, qu'est-ce qui se passe là-bas ? Gaël ...
« J'ai deux coups de fils à passer, corrige-t-elle. Très urgents.
- Tiens. »
Mike est le premier à brandir son téléphone. Morgane l'en remercie et, après avoir déniché l'icône d'appel sur le fond d'écran Spiderman, compose le numéro de sa grand-mère. Ce faisant, elle intime à la petite troupe de la suivre d'un geste du bras.
« Tenez-vous la main, leur conseille-t-elle. On doit surtout pas se perdre.
- Et si tu dis qu'on s'arrête, on s'arrête » ajoute timidement Mike.
Morgane hoche la tête, bien qu'elle n'ait pas l'impression qu'ils devront s'arrêter de sitôt. La Petite Sirène n'est qu'à dix minutes de marche, soit moitié moins de course soutenue. Ils peuvent y arriver. Ils seront plus en sécurité là-bas.
« Allô ? fait, à l'autre bout du fil, la voix tremblante de Nana. Qui c'est ? Vous avez retrouvé ma sœur ?
- Nana ! Nana, ma chérie, c'est moi, c'est Morgane, je vais bien, t'en fais pas pour moi. Où est-ce que tu es ?
- À la maison avec mémé. Où est-ce que tu es, toi ? Tu vas rentrer ? J'ai peur sans toi.
- Je sais, ma puce. Écoute, je pourrai pas rentrer tout de suite, alors fais bien ce que je te dis, d'accord ? Ferme tous les volets, même celui de la grande porte, et reste avec mémé. Elle te protégera.
- Elle a encore plus peur que moi ! gémit la fillette. Et on a déjà fermé tous les volets ! Pourquoi tu rentres pas ? Tu nous détestes, c'est ça ? C'est parce que j'ai été méchante ?
- Non, pas du tout, je ...
- Pardon si j'ai été méchante ! Pardon pardon pardon ! J'arrive pas à m'en empêcher, je sais pas pourquoi, j'ai l'impression d'avoir un monstre dans la tête, je ... »
Nana éclate en sanglots. Le vent glacé chasse les larmes de Morgane aussitôt qu'elles se forment. Avec sa course, elles n'ont même pas le temps de couler.
« Je t'aime, ma puce, murmure-t-elle. Moi aussi j'ai été méchante, des fois. Sois forte en attendant mon retour, d'accord ? C'est juste un gros orage.
- Mais j'ai peur des orages.
- Et j'ai peur des insectes, pourtant j'ai chassé l'araignée de ta chambre, tu te souviens ? »
La fillette renifle bruyamment. Morgane esquisse un sourire mélancolique. Depuis combien de temps sa sœur n'a-t-elle pas versé de larmes ? En tout cas, grâce à l'anecdote de l'araignée, elle sait qu'elle la tient. Nana ne se laissera jamais passer pour la plus faible de la fratrie.
« D'accord, fait-elle au bout d'un moment, conformément aux attentes de Morgane. Je vais dire à mémé de continuer à prier.
- Si tu veux. J'ai un appel très urgent à passer, alors je suis obligée de raccrocher. Je reviens à la maison dès que tout ça est terminé, d'accord ? On se revoit bientôt.
- Tu me diras pourquoi t'es pas rentrée hier ?
- Je te dirai tout. C'est promis.
- Alors d'accord. »
Morgane écoute la respiration de sa sœur un long moment avant que celle-ci raccroche. Elle ralentit sa course pour reprendre un peu de souffle avant de composer le numéro de la police.
« Police de Sunnyside, l'accueille la voix de Jamie, j'écoute.
- Jamie ! hurle Morgane, faisant sursauter la pauvre standardiste. C'est moi, Morgane ! Est-ce que Gina ou Lauren sont là ? Ou mieux, le commissaire ?
- Seulement Lauren. Tous les autres ont été déployés pour porter secours aux victimes de la tempête. Je te conseille de rentrer chez toi si ce n'est pas déjà fait.
- Je suis au courant pour la tempête, putain ! Je suis même aux premières loges ! »
Morgane respire fort en traînant la main ensanglantée du père de Mike derrière elle. Elle n'a pas l'habitude de perdre son calme, mais la situation est pour ainsi dire intense. Le vent fouette son visage à chacun de ses pas, accompagné d'une pluie gelée qui ne fait qu'ajouter à son calvaire. Leur petit groupe n'est qu'à mi-chemin de la Petite Sirène. Elle espère juste que la fillette ne l'a pas entendue jurer.
« Morgane, je te prierai de ne pas employer de vulgarités lorsque tu t'adresses à un agent des forces de l'ordre. Ce n'est pas parce que je suis secrétaire que je ...
- Passe-moi Lauren ! l'interrompt la jeune fille. C'est genre, méga urgent !
- Je ne ... »
Un grésillement, suivi d'un son étouffé, fait grimacer l'adolescente. Des voix éloignées lui parviennent par à-coups, comme si elle était en train de perdre la communication.
« Allô ? panique-t-elle. Allô !?
- Ici Lauren, répond enfin la voix caractéristique de Lauren. Explique-moi le problème le plus clairement et calmement possible.
- Le manoir Everett est en train de cramer. C'est assez clair, comme ça ? »
Un silence ahuri fait suite à sa révélation. Elle entend presque Lauren écarquiller les yeux.
« Merde, siffle celle-ci. Jamie, essaye de joindre Gina tout de suite !
- Pourquoi ça ?
- Jamie, fais ce que je te dis si tu veux pas te prendre cette béquille dans la gueule ! Je suis ta supérieure et la situation est putain de grave ! »
Un objet contondant, sans doute la béquille en question, frappe une surface dure pour accentuer sa menace. Le soupir soulagé de Lauren fait comprendre à Morgane que Jamie se décide enfin à lui obéir.
« OK, reprend la détective, tu es sûre et certaine que c'est le manoir Everett qui est en train de brûler ? Où est-ce que tu es, toi ?
- J'ai vu la fumée s'élever de là-bas, mais la forêt avait pas l'air en feu. Je suis en centre-ville avec quelques personnes, on est en train de gagner la Petite Sirène.
- Parfait. Barricadez-vous là-bas et ne sortez pas avant que l'orage soit passé.
- C'est ce qu'on comptait faire. Lauren ...
- Ouais ? »
Morgane ferme les yeux une seconde. Ses prochains mots seront les derniers avant qu'elle frôle l'infarctus.
« Sauvez Gaël. On doit parler, lui et moi.
- C'est ce qu'on comptait faire. Merci, Morgane. Pour tout ce que tu as fait depuis le début. »
Un sourire de gratitude sereine étire les lèvres de l'adolescente. Comme Nana, Lauren raccroche la première. Morgane serre le téléphone dans son poing pour ne pas le perdre. Le rendre à Mike maintenant ralentirait leur course.
Leur course ralentit, pourtant, lorsque Morgane avise une forme sombre de l'autre côté du trottoir. Une femme seule, réalise-t-elle, coiffée d'un chapeau de pluie et s'évertuant à empêcher une poussette de s'envoler. Les cris d'un nourrisson traversent le tumulte torrentiel de la pluie pour parvenir jusqu'à elle.
« Il y a quelqu'un là-bas, indique-t-elle au reste du groupe. On peut pas la laisser comme ça. »
Morgane est la première surprise de ne voir personne s'opposer à l'idée. Au contraire, le père de Mike hoche vigoureusement la tête.
« Reste là avec les enfants, lui dit-il. Je m'occupe d'aller la chercher.
- Mais ...
- Ça va le faire ! Aucun arbre pour m'assommer, aucun panneau pour me décapiter, qu'est-ce que je risque ? Au fait, moi, c'est Terry.
- Morgane, se présente Morgane en retour, heureuse de ne pas avoir été prise seule dans cette tempête.
- Eh bien, Morgane, merci de m'avoir sauvé la vie et à dans deux secondes. »
Terry s'élance sur la route tandis que la femme aux chiens tente de calmer ces derniers. Morgane enlace les épaules de Mike et de sa sœur, suivant d'un même regard les agissements de leur père. L'homme, dont elle remarque tout juste l'impressionnante musculature sous le tee-shirt sportif, s'explique à la femme avec de grands gestes. Celle-ci secoue d'abord la tête, refusant de lâcher la poussette, mais, lorsque Terry tend doucement les bras pour s'emparer du bébé, finit par la hocher.
La poussette s'envole littéralement dans une nouvelle bourrasque aussitôt la pression de la femme relâchée. D'effroi, celle-ci se couvre la bouche. Elle se reprend aussitôt et s'empare de l'enfant que lui tend Terry avant de les rejoindre. Ses grands yeux effrayés les dévisagent tour à tour sans vraiment les voir.
« La Petite Sirène n'est plus qu'à quelques mètres, l'encourage Morgane. Suivez-nous, on sera mieux là-bas ! »
Ils reprennent leur chemin à un rythme plus lent pour ne pas distancer la nouvelle venue. Morgane aperçoit bientôt le néon antique de la Petite Sirène clignoter dans la pénombre. Elle n'a jamais été aussi heureuse de voir une femme dénuée de buste de sa vie.
Elle ouvre la porte et s'assure que tout le monde - Terry, Mike, la petite fille, un vieillard cambré que Terry a ramassé sur la route et les deux femmes dont elle ignore le prénom ainsi que les chiens en panique - soit entré avant de la refermer. Elle s'adosse à la vitre et expire lentement. Son cœur bat comme si elle venait de courir pour sa survie, ce qui n'est pas qu'une image.
« Tout le monde va bien ? » s'enquiert-elle en faisant le tour de l'assistance.
La plupart ne font qu'esquisser un geste rassurant sans trouver la force lui de répondre. Seul Terry, dont la pluie a nettoyé le visage du sang qui y coulait, confirme sa situation à voix haute.
« Quelques bleus, mais ça va. »
Morgane hoche la tête, éreintée. Elle ferme le volet de la fenêtre et hésite à faire de même avec celui de la porte avant de renoncer. Quelqu'un peut passer par ici et vouloir s'abriter avec eux.
« Je fais du chocolat chaud ? Je travaille ici, précise-t-elle devant le regard interrogateur de la femme à la poussette, qui berce son enfant dans l'espoir de le rassurer. Ça nous réchauffera et ça nous aidera à nous détendre. Croyez-moi, ça fonctionne à tous les coups. »
Tous se concertent en silence avant d'agréer à la demande. Morgane leur en est reconnaissante. Non seulement elle se serait sentie égoïste de savourer sa boisson seule, mais cela représente l'occasion rêvée de se focaliser sur quelque chose de concret le temps de digérer tout ça. Malheureusement, préparer sept mugs ne lui demande pas autant de temps qu'elle le voudrait.
Elle commence par servir les enfants, puis le vieillard, puis les femmes, avant de finir par Terry. Celui-ci s'est installé autour d'une table avec sa famille. Morgane se permet d'occuper la place vacante à côté de la fillette, frottant ses pieds gelés l'un contre l'autre pour les réchauffer.
« Waouh. Ton père a été super cool, tu trouves pas ? » dit-elle pour engager la conversation.
La petite fille lève un regard encore impressionné vers elle. Ses cheveux forment deux pompons adorables sur sa tête. Morgane lui adresse son sourire le plus avenant, mais il n'effacera pas le traumatisme des dernières minutes.
« Papa est toujours super cool, répond-elle en se frottant le nez à la manière de son frère. Une fois, il est allé chercher Mike en haut d'un arbre parce qu'il arrivait plus à descendre.
- Eh ! s'indigne le concerné. T'es pas obligée de raconter ça à tout le monde ! »
Un rire décontracté parcourt l'assemblée. Même les chiens ont cessé de glapir pour se contenter de couiner de temps en temps. Morgane part leur chercher un reste de viande en sauce dans le frigo avant de revenir à sa place. Les deux molosses noirs se jettent sur l'assiette, dont le contenu disparaît en moins d'une minute.
« Tu me rappelles ma sœur, continue-t-elle à l'intention de la fillette. Elle est drôle et futée, comme toi. Comment tu t'appelles ? Ce sera plus sympa si on se connaît par nos prénoms. »
Son interlocutrice interroge Terry du regard comme pour lui demander la permission. Celui-ci hoche la tête avec un sourire rassurant.
« Lola, dit-elle. Et toi ?
- Morgane. »
Le regard de la fillette s'illumine. La tempête a dû l'empêcher de l'entendre lors de sa première présentation.
« Comme l'héroïne de Trois Petits Chats ? »
Le cœur de Morgane loupe un battement. De l'autre côté de la banquette, Mike utilise son téléphone pour lancer une chanson pop visant à détendre l'atmosphère. La grosse dame caresse ses chiens, qui viennent se blottir à ses pieds. La mère de l'enfant le regarde dormir en jouant avec ses petits doigts. Quant au vieillard cambré apparu de nulle part, il sirote son chocolat chaud les yeux fermés.
« Oui, sourit Morgane. Exactement comme l'héroïne de Trois Petits Chats. »
Azura se réveille en sursaut lorsqu'un éclair traverse le ciel à maigre distance de son logement de fortune. Désorienté, la bouche pâteuse, le garçon regarde autour de lui dans l'espoir de retrouver ses repères. Merde, il ne s'est tout de même pas endormi ? Qu'est-ce qui lui a pris, bon sang ?!
Il s'empare de son téléphone et écarquille les yeux en y lisant les SMS en attente de Gaël. Son cœur lui remonte dans la gorge lorsqu'il compose le numéro de la messagerie, les mains tremblantes. Il porte l'appareil à son oreille et suspend sa respiration.
« Azu ... fait la voix, fragile et déformée, de Gaël. Je ...
- Holly ! s'écrie Azura aussitôt le son coupé. Holly, appelle la police ! C'est Gaël ! »
Il descend les escaliers quatre à quatre, manquant d'y trébucher à maintes reprises, et croise le regard ahuri de sa tante dans le salon. Elle somnolait à moitié, allongée devant une émission dont Cherry se sert comme excuse pour descendre tout un paquet de cochonneries salées. La chips au vinaigre s'immobilise à quelques centimètres de sa bouche.
« Quelque chose a foiré au manoir, leur explique-t-il le plus calmement possible. Je sais pas quoi, mais il y a eu des coups de feu, et maintenant Gaël dit qu'il doit partir mais qu'il veut pas, et ... après, je sais pas, ça a raccroché. Il répond plus à mes messages.
- Bon Dieu de ... »
Remise d'aplomb par l'adrénaline, Holly lui arrache le portable des mains pour y composer le numéro du commissariat. Leur appel est pris aussitôt. Azura se mord le pouce jusqu'au sang. Il craignait d'être mis en attente à cause de la catastrophe qui s'abat dehors, mais est encore loin d'être rassuré.
« Morgane ? les accueille Lauren, dont l'affolement est presque palpable. C'est encore toi ?
- C'est Azura, corrige celui-ci. Gaël a disparu. Je sais pas ce qui s'est passé exactement, il a parlé de coups de feu au manoir, et maintenant il répond plus à rien ! Il m'a laissé un message en disant qu'il devait partir, mais ...
- On sait, l'interrompt la détective. Enfin, on savait pas pour les coups de feu, mais Morgane nous a prévenus du problème. Le manoir ... le manoir est en train de brûler. »
Le trio du salon reste interdit un court instant.
« Vous avez retrouvé Morgane ? demande Cherry la première. Elle est en sécurité ?
- Elle devrait être enfermée à la Petite Sirène à l'heure qu'il est, répond Lauren. Présumée sauve.
- Et pour Gaël ? enchaîne Holly, blanche de terreur. Il faut que vous fassiez quelque chose !
- Il faut accélérer le plan, renchérit Azura. On peut pas rester là pendant que ...
- Gina et quelques pompiers sont sur le coup, coupe la détective. Azura, si ton ami a dit qu'il devait partir, il y a de fortes chances pour qu'il ne soit plus sur les lieux. Donc sauf. Enfin ... »
Azura se rappelle du ciel noir, du vent fouettant la fenêtre, des éclairs à l'horizon, et frissonne. La tempête est-elle vraiment ce qu'il y a de plus à craindre ? Qu'est-ce qui a pu pousser Gaël à lui laisser ce message ?
« Quelqu'un l'a emmené, murmure Azura. Quelqu'un a dû profiter de la confusion générée par la fusillade pour enlever Gaël. Si je vous donne son numéro, vous pourrez le traquer non ? Vous pourrez savoir où il est ?
- Sans doute, mais ...
- Alors faites ça ! C'est un témoin important dans l'affaire, non ? S'il disparaît avec je sais pas quel taré l'a enlevé, tout sera foutu et qui sait ce qui arrivera ensuite ? »
Les arguments d'Azura, bien que délivrés d'une voix chancelante, ont raison de Lauren qui s'écrase avec un soupir. Dans le commissariat, la détective se pince le nez et serre les paupières.
« Bien, dit-elle. En admettant que Gaël ait son portable sur lui, on pourra le localiser et Gina se chargera de le retrouver. Alors ...
- Non ! l'interrompt Azura, appréhendant sa demande. Pas moyen que je reste ici les bras croisés pendant que mon meilleur ami se fait kidnapper !
- Tu es un civil, lui rappelle son interlocutrice en prenant soin de détacher chaque mot du suivant. Tu as fait tout ce que tu pouvais, alors maintenant ...
- Non !
- ... laisse la police faire son travail et attend de nos nouvelles. Il n'y a rien de plus que tu puisses faire, Azura. Rien du tout. C'est dur, mais parfois c'est comme ça. »
Le garçon serre les mâchoires. Ses yeux grands ouverts fixent le vide avec une frustration mêlée de fureur bouillonnante. Les meilleures raisons du monde ne l'atteindraient pas ; au nom de rien il ne restera simple spectateur d'une énième tragédie.
« Tu veux continuer d'argumenter ou tu vas nous laisser prévenir Gina ? »
Il raccroche à contrecœur. Pourtant, en relevant les yeux, un soupçon d'espoir se glisse dans son cœur. Le regard de Holly est empreint de la même détermination que le sien.
« Cherry, tu gardes la maison, dit-elle. Azura et moi on se rend sur place.
- Quoi ? s'indigne la jeune femme. Pas moyen que je vous laisse aller là-bas tous seuls !
- Alors viens avec nous, mais fais-le vite. »
Ils enfilent leurs manteaux en même temps que leurs bottes, dont ils ne pensaient pas revoir la couleur d'ici l'année prochaine. En sortant de la maison, Azura se fige un bref instant. La violence des bourrasques est telle qu'elles suffisent à le clouer sur place. Il lève les bras pour se protéger et ouvre les yeux. Plus habituées à ce genre d'intempérie, Holly et Cherry sont déjà en train de prendre place dans la voiture. Le véhicule est si antique qu'il semble prêt à s'effondrer à la moindre bousculade.
Azura marche à contrevent pour les rejoindre. Il a déjà laissé une calamité se dresser entre Gaël et lui. Jamais il n'en acceptera une seconde.
La pluie s'abat sans relâche sur le pare brise de la voiture de police. Derrière le volant, Gina serre les mâchoires. Le commissaire a pris place sur le siège passager et fixe la route droit devant eux comme si cela pouvait suffire à les faire aller plus vite. Sa subordonnée a enclenché les sirènes et appuyé sur l'accélérateur, mais aucun d'entre eux ne parvient à se défaire de l'impression terrible qu'ils n'arriveront pas à temps.
« Gina ? grésille la radio. Gina, tu m'entends ? »
William s'en empare sans lâcher la route des yeux. Devant eux, le camion de pompiers contourne un tronc d'arbre renversé. La détective jure en faisant de même. Bordel, depuis combien d'années la ville n'avait-elle pas essuyé une tempête pareille ? Sa mère lui comptait parfois l'histoire de l'ouragan ayant ravagé le quartier fantôme, mais Gina n'imaginait pas la réalité si impressionnante.
« Je suis avec elle, signale le commissaire. Qu'est-ce qu'il y a ?
- Gaël Withefeather aurait disparu, annonce Lauren de but en blanc. Il a laissé un message inquiétant à Azura Vaswani et depuis, plus rien. Ça fait pas plus d'un quart d'heure mais vu la situation, je préfère vous en informer. On pense à un enlèvement. Peut-être Lawrence Everett.
- Vous avez réussi à le localiser ?
- On s'y affaire. Vous êtes arrivés au manoir ?
- On l'est maintenant. »
La voiture de Gina décrit un arc de cercle avant de s'arrêter sur la pelouse humide du jardin. Elle sort accompagnée du commissaire et de sa radio et contemple la scène, hypnotisée par son caractère surnaturel. Libérées des vitres depuis longtemps explosées, les flammes s'élèvent à plusieurs mètres de haut comme si elles cherchaient à toucher le ciel. De véritables langues de feu ondulant comme autant d'anacondas affamés. Leur chaleur abrutissante atteint jusqu'au creux des joues de ses spectateurs.
La détective reste interdite devant ce sombre ballet que la tempête ne fait qu'enivrer un peu plus, se rappelant à l'ordre tandis que les pompiers commencent à se mettre à l'œuvre. L'un d'eux attire son attention sur ce qui, à quelques mètres de la résidence, ressemble au corps inconscient d'un homme.
Non, réalise Gina en s'approchant, pas inconscient. Mort.
Une balle, dont l'entrée est joliment dessinée sur son front, lui a transpercé le crâne pour en ressortir dans un chaos sanguinolent. Gina s'accroupit aux côtés du cadavre pour l'examiner. Ses mains gantées, dont les gestes trop rapides pour être habiles trahissent sa nervosité, lui font les poches. Philip Blackberry, 58 ans. Le nom lui est familier. Ne s'agissait-il pas du chauffeur personnel des Everett ?
Elle interroge son supérieur du regard, qui ne fait que se frotter le menton, et range le portefeuille dans un sac en papier avant d'éponger la pluie de son front. L'odeur caractéristique de l'orage la fait grimacer. Autour d'elle, les pans jaunes de son manteau claquent dans le vent comme mus par une force invisible. On se croirait en pleine apocalypse.
Les phares d'un véhicule s'apparentant plus à une épave qu'à une voiture les distraient avant qu'ils puissent émettre la moindre hypothèse quant à la nature de l'incendie. Gina plisse les yeux pour tenter d'apercevoir le visage du conducteur. Par précaution, William garde une main posée sur son arme à feu.
« Véhicule civil sur les lieux, signale Gina à la radio.
- Oh, putain, lui répond la voix dépitée de Lauren. Je leur ai dit de pas bouger leur cul de là où ils étaient.
- Qu'est-ce que tu ... »
Mais la détective comprend. Avant même qu'elle puisse formuler sa question, Azura Vaswani sort en courant du véhicule pour se jeter sur elle. Il l'attrape par les épaules, les yeux écarquillés derrière ses lunettes trempées de pluie, et est à deux doigts de la secouer lorsqu'il lui demande :
« Vous l'avez trouvé ? Vous avez retrouvé Gaël ?
- Du calme, répond-elle en guidant ses mains à leur place. Jamie et Lauren s'y affairent en ce moment.
- Vous en êtes où ? lance le garçon en direction de la radio.
- Bientôt fini. Mais tu sais que si je t'avais en face de moi, Harry Potter, je te péterais les genoux juste pour m'assurer que tu restes bien à ta place ?
- Essayez toujours. »
Malgré son ton hargneux, l'adolescent n'en mène pas large lorsqu'il lève les yeux vers l'incendie. Son regard noir, empreint d'un éclair de terreur, s'écarquille brièvement.
« Tu comprends pourquoi les civils n'ont pas leur place sur une scène de crime ? le réprimande le commissaire. Et vous, vous l'avez conduit ici ?
- Ouais, répond Cherry à la place de sa gardienne. Vous allez faire quoi, m'arrêter ? Je crois qu'on a un plus gros problème sur les bras. Le type qui a fait ça est armé, précise-t-elle avec un geste du menton vers le corps de Phil, et il a enlevé un gamin on sait pas trop où pour lui faire on sait pas trop quoi. C'est pas plutôt sur ça qu'on devrait passer notre temps ?
- Mon Dieu, pâlit Holly.
- C'est ce que j'étais censée vous expliquer, se vexe Gina, piquée dans son orgueil de détective. Et on serait pas en train de perdre notre temps si vous aviez pas débarqué de nulle part.
- Vous savez même pas où il est ! s'impatiente Azura. Sérieux, combien de temps ça prend de pister un pauvre téléphone avec les moyens de la police ?
- Fiston, intervient le commissaire, je comprends que tu sois inquiet, mais tu dois prendre ton mal en patience. Nous hurler dessus ne fera que ...
- Comment vous voulez que je sois patient ? Gaël s'éloigne de nous à chaque seconde qui passe !
- Est-ce qu'il faut vraiment que je te rappelle ce que j'ai déjà perdu sur cette affaire ? La personne qui a enlevé ton ami a probablement tué mon fils !
- Alors vous devriez comprendre, non ?
- Écoutez, c'est peut-être pas le moment de comparer vos traumatismes respectifs ...
- Que tout le monde la ferme, crépite tout à coup la radio. On l'a trouvé. »
Les regards tombent sur le petit appareil avec suffisamment de force pour le briser. Les mentons tremblent et les souffles se suspendent en attente du verdict.
« Il est à la station essence près de la sortie sud de la ville. On vous tient au courant de ses mouvements. »
Les yeux écarquillés d'Azura rencontrent ceux de Gina, qui s'arrondissent pour une toute autre raison.
« Hors de question que tu viennes avec nous ! Et vous non plus, ajoute-t-elle à l'intention des deux femmes. Laissez la police faire son travail, dès que nous aurons ...
- Comme vous faites votre travail depuis cinq ans ? » coupe Azura avant de regagner son véhicule en grandes foulées.
La chaleur lointaine des flammes se propage à l'intérieur de Gina. Les civils ont déjà disparu lorsque le commissaire lui pose une main sur l'épaule pour l'apaiser, désignant leur voiture d'un geste du menton.
« Gina, appelle Lauren lorsque celle-ci s'assied au volant.
- Quoi ?
- Ne meurs pas. »
Elle reste interdite un instant avant de balayer sa demande d'un soupir. Derrière eux, les pompiers s'évertuent à dompter un incendie refusant de s'éteindre. Vivre, mourir, peu importe. Ils ont tous une tâche à accomplir.
Ils disparaissent dans la tempête, leurs pneus dessinant des traces humides dans la terre molle.
Gaël se débat longtemps entre les brumes tentaculaires du sommeil avant de s'en défaire pour de bon. Des bribes de son, de lumière et d'autres sensations innommables lui parviennent tandis qu'il se réveille peu à peu. Ses paupières s'ouvrent et se referment, discernant tantôt le mouvement, tantôt une immobilité floue traversée par de fugaces et éclatantes rayures blanches.
Une fenêtre.
Les yeux de Gaël s'écarquillent tout à coup. Il reprend progressivement possession de son corps et de son esprit. Horrifié par les souvenirs qu'il y trouve, le garçon tente de se lever avant de s'en révéler incapable. Il regarde autour de lui, la respiration fébrile. Une voiture. Il se trouve sur le siège passager de la voiture des Everett. Ce qui l'empêche de se mouvoir n'est rien d'autre qu'une bête ceinture de sécurité.
Un nouveau coup de tonnerre fait sursauter l'adolescent. Malgré lui, le bruit des armes à feu se superpose à celui de la nature. Ses yeux s'emplissent de larmes tandis qu'il tente de confirmer sa position. Une pluie torrentielle s'abat sans relâche sur les vitres, si bien que le véhicule semble se trouver sous l'eau. Gaël prend tout à coup conscience de sa bouche pâteuse. Il tente de déglutir, sans succès.
Il tressaillit de nouveau lorsque la portière s'ouvre côté conducteur. Maxwell reprend sa place derrière le volant, pas plus perturbé par la tempête qu'il le serait par une légère bruine d'automne.
« Tu es réveillé, mon cœur ? Tu as soif ? Tiens, dit-il en lui fourrant une bouteille d'eau entre les mains, et regarde, j'ai trouvé tes préférés. Qui aurait cru qu'ils en vendraient dans une station essence ? »
Un sachet de bonbons fleuris atterrit sur ses genoux, mais Gaël ne le remarque même pas. Son regard élargi par la peur demeure rivé au profil de Maxwell, dont le détachement et le ton monocorde lui paraissent plus malsains que jamais.
« L'employé a fini de faire le plein, poursuit celui-ci. On peut enfin dire adieu à Sunnyside.
- Tu ... »
Gaël s'étrangle avant de pouvoir prononcer un mot de plus. Il boit une gorgée d'eau avant de vider la moitié de la bouteille d'un trait. Il a l'impression de ne pas avoir bu depuis des mois.
« Qu'est-ce que tu fais ? explose-t-il, aussi bien sous l'effet du chagrin que celui de la terreur. Où sont les autres ? Phil ? Où est Phil ? »
Le garçon se tord le cou pour examiner la banquette arrière, paniqué à l'idée de ne pas y trouver le chauffeur. Personne. Soit Phil est perdu en pleine tempête, soit ce monstre portant le visage de son père l'a abattu à son tour. Gaël ne donne pas cher de la première hypothèse.
« C'est quoi, ce bordel ? poursuit-il une octave plus haut. Qu'est-ce qu'il a fait pour mériter ça ? C'était mon ami !
- Il n'y a pas d'amis dans une entreprise, Gaël, répond Maxwell en roulant des yeux. Et c'est ce qu'était notre famille avant ce soir. Une entreprise. Mais maintenant ... »
Gaël se fige comme une statue de glace lorsque Maxwell entortille une mèche de cheveux caramel autour de son index. Le repousser lui demanderait un courage qu'il n'a pas. Il est tétanisé. Seule sa répartie ne l'a pas encore fui.
« Maintenant, tu n'as plus à t'en soucier. Tu n'as plus à te soucier de rien. Tu vas enfin être heureux, Gaël.
- En me faisant kidnapper ? C'est ça, ton idée du bonheur ? Qu'est-ce que tu vas faire après, me séquestrer jusqu'à la fin des temps ?
- Le départ a été ... abrupt, admet Maxwell à contrecœur. Pardonne-moi. Il y a des choses dont j'ai voulu te préserver. »
Gaël a l'impression de délirer. Maxwell semble sincèrement regretter de l'avoir mis dans le gaz ; pire, il est persuadé de l'avoir fait pour son bien. Pour le préserver de la trentaine de cadavres qu'il a dû enjamber pour les amener jusqu'ici, dans une station essence que Gaël reconnaît comme étant celle située à la bordure de la ville, où ils sont seuls en compagnie d'un employé qui a déjà regagné l'intérieur du magasin et où personne ne pensera jamais à venir les chercher.
L'accablement fait trembler les lèvres de Gaël. Il est foutu. Son téléphone est encore dans la poche de sa veste, mais cet homme dément ne le laissera jamais l'utiliser. Il s'en débarrassera à la première occasion venue.
« T'es qui, putain ? lance-t-il en désespoir de cause. Rends-moi mon père.
- Qu'est-ce que tu racontes, encore ? C'est l'éther qui te met dans un état pareil ? »
L'inquiétude transpire du regard sombre de Maxwell. Gaël trouve cela presque pire que la colère qu'il redoutait. Il espérait tirer quelque chose de cohérent de cet homme, quelque chose de sensé. Comment a-t-il pu basculer aussi vite sans que Gaël le remarque ?
Peut-être qu'il a toujours été comme ça. Peut-être que j'ai juste gardé les yeux fermés trop longtemps parce que je voulais que le rêve continue.
Et que reste-t-il du rêve aujourd'hui ? Des débris corrompus, frappés par l'orage de la mort ?
Gaël baisse les yeux sur ses genoux, trop faible, trop effrayé pour empêcher sa volonté de tomber en morceaux. Toutes ces années, il n'a été qu'un égoïste trop préoccupé par son propre nombril pour remarquer l'insanité grandissante dans celui de son père. Les autres se remettront de son départ. Azura a déjà vécu quatre ans sans lui ; il sera capable d'en vivre soixante de plus. Quant au reste, elles l'oublieront peu à peu jusqu'à ce qu'il ne reste de lui que ses crimes. C'est la fin qu'il mérite. À moins que ses amis soient déjà morts dans la tempête.
Il secoue la tête, vaincu, et regarde par la fenêtre. Là, il écarquille les yeux. Les lumières d'une voiture de police clignotent au loin. La pluie a dû les empêcher d'entendre les sirènes.
Intrigué par le changement soudain dans l'expression de son fils, Maxwell se retourne pour suivre son regard. Ses yeux s'élargissent à leur tour. Mais rien, dans ceux-ci, ne s'apparente à du soulagement.
« Merde, siffle-t-il en enclenchant le contact. Faut qu'on décampe. »
La voiture démarre avant que Gaël puisse s'en échapper. Animé par un ultime sursaut d'espoir, la garçon ouvre la fenêtre pour y passer la tête et un bras.
Il veut rester.
« Ici ! hurle-t-il en direction du véhicule lumineux. À l'aide !
- Qu'est-ce que tu fous ? Reste assis, tu vas te blesser ! »
Maxwell l'empoigne par le col de sa veste pour lui faire regagner sa place, surveillant le rétroviseur du coin de l'œil. Par un miracle qui leur échappe, les signes du garçon semblent avoir porté leurs fruits. Ils devaient le chercher. Oui, malgré son absence de réponse, Azura a reçu son message et s'est occupé de les prévenir.
Gaël ne peut empêcher l'euphorie du moment de le faire sourire. Rien n'est perdu, au final.
« Arrête la voiture, papa.
- Pourquoi je ferais ça ?
- C'est la police. Ils me recherchent. Ils vont nous prendre en chasse si tu t'arrêtes pas. »
De confusion, Maxwell fronce les sourcils. Son regard se détache un instant de la route pour se poser sur son fils.
« Pourquoi ils te rechercheraient, mon cœur ? Tu n'as rien fait de mal. »
Dépité, Gaël secoue la tête. Pourquoi prendre la fuite, dans ce cas ? Maxwell se rend-il seulement compte de la situation ?
« Qu'est-ce qui t'arrive, papa ? »
Sa voix tremble. Il ne peut pas s'en empêcher ; l'homme auquel il s'adresse l'a aimé et soutenu quand personne d'autre ne l'a fait. Il lui a sauvé la vie. Mais la question lui passe au-dessus une fois de plus.
« Rien du tout. Je suis tel que j'ai toujours été, Gaël.
- Un meurtrier et un kidnappeur ? C'est moi qui t'ai fait ça ?
- Bien sûr que non. Il y a juste ... il y a des choses qui demandent des sacrifices et qui les valent. Tu comprendras quand tu seras plus grand.
- J'ai dix-huit ans.
- Eh bien, peut-être que ça te demandera encore un peu de temps.
- Non, je comprends. Je pense juste que tu as choisi la mauvaise cause et les mauvais sacrifices. »
Un rideau de larmes brouille sa vision. Gaël ignore comment il parvient encore à se faire comprendre par-dessus celui-ci.
« Mon père a été abattu par balle. Je veux pas que ça t'arrive à toi aussi. Tu m'as sauvé la vie, Max. Laisse-moi sauver la tienne. »
Maxwell relâche son attention pour dévisager son fils. Ils sont sortis de la ville, à présent, et seul un avant-bras posé sur le volant permet à celui-ci de maintenir le cap. De sa main libre, Maxwell essuie le chagrin des joues pâles de Gaël. Son geste est empreint de la douceur d'autrefois - celle dont il faisait preuve avant d'exploser le crâne de son frère et dont Gaël raffolait tant. L'espace d'un instant, le garçon est pris du fol espoir de le voir revenir à la surface.
« C'est déjà fait, Gaël, murmure-t-il.
- Police ! interviennent tout à coup les haut-parleurs de la voiture lancée à leurs trousses. Rangez-vous sur le bas-côté et sortez du véhicule ! »
Le regard ambré s'arrache aussitôt au visage du garçon. Maxwell surveille la progression de leurs poursuivants dans le rétroviseur avec suffisamment de haine pour le faire fondre et écrase l'accélérateur. Avec un cri de peur, Gaël s'accroche à tout ce à quoi il est possible de s'accrocher. Ses yeux écarquillés sont incapables de se détacher de la route. La voiture donne l'impression d'être prête à s'envoler.
« Qu'est-ce que tu fais ? Ils nous ont demandé de nous arrêter !
- Et je suis censé leur obéir ? Je les laisserai pas t'arracher à moi, Gaël. »
L'adolescent déglutit, le menton tremblant. Les essuie-glaces oscillent à toute allure sur le pare brise, mais la pluie est si violente qu'elle leur bloque toujours la vue. L'accident est inévitable.
Du coin de l'œil, Gaël vérifie la position de la police. Eux aussi ont accéléré l'allure. Pourtant, ils ne cessent de perdre du terrain. Leur véhicule ne peut pas rivaliser avec celui des Everett. À ce rythme ...
Son cœur a un sursaut lorsqu'une seconde voiture, civile cette fois-ci, se montre sur le côté de la première. Malgré l'averse et la pénombre, Gaël la reconnaît aussitôt. Holly. Ce truc hideux pointant timidement derrière la voiture de police est le nez de l'épave utilisée par la femme pour les emmener à Devil's Rock.
Des larmes de soulagement, que Gaël ne cherche même pas à contenir, ruissellent sur ses joues. Il a beau ne pas le voir, il sait qu'Azura est là avec elle. Ils sont là. Ils sont venus.
Pour lui.
« Papa, mets ta ceinture. »
Décontenancé par sa demande, Maxwell fronce les sourcils. Gaël ne détache pas les yeux du rétroviseur. Holly peine encore plus que la police à ne pas se laisser distancer. Il doit agir avant de prendre trop de vitesse.
« S'il te plaît, insiste-t-il. Je serais plus tranquille si je te savais en sécurité. »
Maxwell s'exécute avec un soupir. D'une main, il tire sur la lanière jusqu'à faire entendre le clic du verrouillage. Gaël expire longuement.
« Heureux ? fait son père.
- Extatique. »
Sans se laisser le temps de réfléchir davantage, Gaël se jette sur le volant. Son pied se fraie un chemin jusqu'au frein pour l'écraser. Maxwell cherche à le repousser aussi bien physiquement que verbalement, mais le garçon ne lâche pas l'affaire. Il s'accroche au cuir comme il s'est accroché à l'avant-bras de la brute adolescente il y a si longtemps, les yeux plissés et les mâchoires serrées sous l'effort. Le pied de Maxwell frappe le sien sans parvenir à l'éloigner.
La voiture s'écarte de la route jusqu'à en sortir, dévalant la petite pente herbeuse dans un fracas d'acier et de verre avant de s'immobiliser.
« Bordel de merde ! » s'exclame Azura sur la banquette arrière.
Holly et Cherry l'ont vu elles aussi. La voiture aux vitres teintées, devenue soudainement folle comme si on s'en disputait le contrôle, a quitté la route et effectué un unique tonneau avant de s'immobiliser les pneus en l'air. Holly sent son cœur chavirer avant d'en appeler à sa raison. Le véhicule a juste exécuté un virage brutal avant de se retourner. Si elle a pu survivre à l'accident de moto de ses vingt-et-un ans, Gaël n'a pu que survivre à ça. Ce petit est un battant.
Elle ralentit pour s'arrêter près de la voiture déjà amarrée de la police. Par chance, aucune autre présence ne pollue les lieux. Seules les sirènes éclairent la scène d'une lumière vive, tantôt bleue, tantôt rouge, qui fait naître une légère nausée dans la gorge de la quinquagénaire.
Azura surgit hors du véhicule aussitôt cela possible. Il court à l'aveugle sur la route, uniquement guidé par les lueurs bicolores. La pluie rendant ses lunettes plus handicapantes que vraiment utiles, il préfère les enlever pour les ranger dans la poche intérieure de sa veste. Gina et le commissaire sont déjà sortis et prêts à l'action. Les armes de fonction côtoient les torches électriques dans leurs mains glissantes.
« Où est-ce qu'ils sont ? » crie Azura pour se faire entendre.
D'un geste du bras, Gina lui intime de se taire. Azura se pince les lèvres à contrecœur. La boule, dans sa gorge, est si grosse qu'elle l'empêche presque de respirer. Il a un mauvais pressentiment.
Gaël s'extrait des décombres du véhicules au prix d'efforts qu'il se pensait incapable de fournir. Il joue des doigts pour détacher sa ceinture et tombe tête la première sur le toit avant de ramper hors de la fenêtre. Le verre brisé lui écorche les avant-bras. Un maigre prix à payer, vu le chaos qu'il vient de provoquer.
Il lève les yeux, au-dessus desquels coule un mince filet de sang, vers les lumières de la police. Ils ne tarderont pas à les rejoindre. Enfin, cette affaire touche à sa fin. Le soulagement lui gonfle la poitrine.
Du regard, il se met à la recherche de Maxwell. Son père était déjà sorti de la voiture lorsque Gaël a fait de même. Le garçon se redresse, les jambes fragiles, et contourne la carcasse pour le trouver adossé à la porte arrière. Enfin, à ce qu'il en reste. Gaël ne pensait pas que le véhicule se révélerait si fragile.
« Papa ... »
Il se laisse tomber à genoux pour l'enlacer. Maxwell grogne de douleur avant de lui rendre son geste. Il ne dit pas un mot, mais la force avec laquelle il le serre contre lui parle à sa place.
« Pardon, papa, pardon ... Je voulais pas faire ça, mais tu refusais d'écouter et ... je veux pas partir, papa. Je veux rester. On doit rester. »
Gaël enfouit son nez dans son cou à la recherche d'un réconfort familier. Malgré sa respiration fébrile, l'homme ne semble pas essuyer de blessure grave. Juste une douleur lancinante au côté droit que Gaël accentue sans le vouloir. Maxwell le repousse doucement, inspirant un grand bol d'air lorsque le genou du garçon quitte enfin la paroi de ses intestins.
« Tu me fais confiance ? »
Gaël cligne des yeux sans comprendre. L'averse n'a pas faibli depuis son réveil à la station essence ; il a beau soutenir le regard de son père, sa vision n'est pas assez nette pour y discerner quoi que ce soit. Quant à sa réponse ...
Un éclair déchire l'horizon loin derrière lui. De regret, Gaël baisse la tête. Non. Non, il ne lui fait pas confiance. Plus maintenant.
« C'est fini, papa. On va expliquer ce qui s'est passé à la police. »
Gaël est le premier surpris du silence de son père. Ils s'aident mutuellement à se relever, grognant sous l'effort et la douleur. Le garçon s'essuie le front et récolte sur sa manche autant de sang que de pluie. La vue du tissu noirci lui donne le vertige. Il a besoin de repos. Peut-être même d'une hospitalisation. Sinon, il perdra connaissance avant de pouvoir raconter quoi que ce soit.
La détective noire au crâne rasée, accompagnée du commissaire, se tient debout sur la route l'arme brandie. Elle l'abaisse lorsque Gaël clopine vers eux, appuyé d'un bras contre Maxwell. Même celui-ci ne doit plus paraître bien menaçant dans cet état.
Gaël tend sa main libre en avant, un sourire hagard aux lèvres. Derrière les agents de police se trouve la silhouette floue de son meilleur ami. Aucune averse au monde ne sera jamais assez violente pour qu'il la confonde avec une autre.
« Az... »
Le garçon est coupé dans son élan. Une poigne brûlante, douloureuse, agrippe son bras pour le tirer en arrière jusqu'à lui faire rencontrer une surface dure. Le corps de son père, comprend-il lorsque son avant-bras ensanglanté fait le tour de son cou comme celui de Lawrence avant lui.
À défaut d'avoir celle de résister, Gaël a tout de même la force de paniquer lorsque le canon glacé d'un revolver s'enfonce dans son flanc. Il se tortille dans le vain espoir de lui échapper. Devant lui, les agents de police ont relevé leur arme. L'obscurité l'empêche de voir l'expression de Gina lorsqu'elle aboie son ordre.
« Lâchez votre arme tout de suite !
- Vous allez ... nous laisser partir, articule Maxwell, sourd à sa demande, entre deux respirations sifflantes. Vous ne voudriez pas avoir la mort d'un civil innocent sur la conscience, si ? Pas encore un ? »
Gina interroge son supérieur du regard. Bien que tétanisé par la situation, Gaël déglutit et se force à l'analyser. Maxwell ne lui ferait jamais de mal. Pas physiquement, en tout cas. Il n'y a aucune chance pour qu'il presse la détente. Ceci dit, Gaël se voit mal prévenir les autres personnes impliquées sans déclencher une catastrophe.
« Sale enfoiré ! intervient une voix qu'il connaît bien. Laisse-le tranquille ! »
Azura s'avance pour se tenir aux côtés de Gina, les poings serrés. Son cri est assourdissant malgré la tempête. Gaël cherche son regard sans le trouver. Il doit lui faire comprendre, d'une façon ou d'une autre, qu'il ne risque rien tant que cette arme demeure braquée sur lui. Car si Azura tient à lui autant que Gaël le fait, alors ...
« Toi ? Tu devrais être mort ! »
Dérouté par sa présence, Maxwell le désigne du canon de son arme comme il l'aurait fait d'un index accusateur. Gaël gémit lorsqu'Azura se retrouve visé. Il ne le reste pas longtemps, mais juste assez pour faire glisser deux larmes de terreur sur ses joues déjà trempées.
Gaël a l'impression de se débattre une éternité avant que l'air commence à changer. Sans qu'il comprenne pourquoi, la pression de Maxwell se relâche tout à coup. L'homme porte ses deux mains à ses tempes comme pour apaiser une migraine fulgurante. Le garçon en profite pour se défaire de son emprise avant de se retourner et, devant ses traits tirés de douleur et la substance nauséabonde qui goutte déjà à ses pieds, réalise ce qui est en train d'arriver.
« Papa, non ! »
Il pose ses mains sur les siennes, impuissant. Ce qui est en train d'arriver n'est pas son œuvre. Alors ...
« Azura ! Azura, arrête ! »
Gaël trébuche plus qu'il court vers son ami. En chemin, il se rend compte que Maxwell n'est pas seul à être en train de mourir. Gina se tient une oreille comme pour l'empêcher d'exploser, les dents serrées de douleur. Sa lampe torche a roulé au sol ; son pistolet ne parvient pas à maintenir sa cible en joue. Le commissaire est déjà en train de rendre son sang au sol. Même Holly s'est assise par terre, incapable de garder son équilibre. Gaël avise Cherry un peu plus loin, appuyée d'une main contre le toit de leur voiture, en train d'essuyer un abondant saignement de nez.
Tout le monde ... meurt.
« Azu ! fait-il une fois arrivé à hauteur du garçon. Azu, c'est moi, regarde, je vais bien. Je suis là. Tu peux arrêter maintenant. »
Mais Azura semble aussi dépassé par les événements que ses victimes. Il secoue la tête, les yeux noirs de haine, et commence à trembler. En le sentant faiblir, Gaël s'agenouille avec lui. Il lui prend le visage entre les mains et caresse tendrement ses joues du gras du pouce.
« C'est fini. Je suis là. Et je t'aime tellement, Azu. Je t'aime. Je veux rester avec toi pour le restant de mes jours. »
Peut-être est-ce l'impression de se rapprocher de la fin de tout, ou simplement l'urgence de la situation. Le fait est que Gaël n'hésite pas un instant avant d'embrasser les lèvres sombres de son ami. Ses larmes se mélangent au sang noir, putride, qui couvre la commissure de sa bouche. Les sourcils de Gaël se froncent à ce contact. Mais tout le dégoût du monde ne suffirait pas à l'empêcher de chercher la douceur cachée dessous.
Gaël prolonge ce baiser désespéré jusqu'à sentir Azura le lui rendre. Le garçon renifle entre deux hoquets, le blanc des yeux progressivement plus clair. Ils ne rompent leur union que lorsqu'ils y sont forcés par le manque d'air. Azura halète, les mains posées à plat sur le béton pour garder l'équilibre, un filet de bave gouttant du bas des lèvres. Gaël ne prend pas la peine d'essuyer l'essence de mort sur les siennes. C'est brut. C'est improbable. C'est chaotique.
Et ça n'appartient qu'à eux seuls.
« Reste avec moi, supplie Azura entre deux sanglots. Reste avec moi.
- Toujours. C'est promis. »
Il attire son ami contre lui et le berce avec plus d'affection que ce dont il se croyait capable. Ses doigts se perdent dans les boucles noires, plaquées par la pluie, pour les caresser, avant d'être rejoint par un nez avide de son parfum.
« Je suis là, murmure Gaël. Je suis juste là. Je t'aime.
- Vous êtes tellement adorables que j'en chope le diabète, commente Cherry de là où elle se tient.
- Bon retour parmi nous, Cherry.
- Merci. Faudra quand même m'expliquer ce que c'est que toutes ces conneries, un jour. »
Les yeux tournés vers son amie, Gaël se force à sourire. La jeune femme balaie les dernières gouttes de sang qui lui tachent encore le menton. Il est rassuré en voyant Holly reprendre connaissance à son tour.
« Promis. On doit parler d'un tas de trucs, tous ensembles, très bientôt. »
Les doigts d'Azura se serrent autour de ses bras. Le garçon hoche la tête lorsque Gaël l'interroge du regard.
Ils se relèvent ensemble, les mains jointes pour empêcher l'autre de fléchir. Gina s'est remise la première et a profité de la situation pour prendre l'avantage sur Maxwell, qui a laissé tomber son revolver en signe de défaite. Le commissaire les rejoint pour lui passer les menottes. Gaël expire doucement. Il se détourne, incapable de supporter la vue plus longtemps.
Azura hoche la tête comme pour signifier que tout est bien terminé. Le soulagement brille dans ses yeux. Malgré la pluie, Gaël le distingue cette fois.
Il se détourne quelques secondes de son ami pour aider Holly à se relever. La femme accepte son aide avec reconnaissance. Elle attrape la main qu'elle lui tend et se remet sur pied, les traits tirés par l'épuisement.
Le cri de douleur de Gina fait éclater le silence comme un ballon trop proche du soleil.
Gaël se retourne en un éclair. La détective se tient le nez, dont s'écoulent deux sombres filets de sang. William voudrait réagir, mais Maxwell l'envoie au tapis d'un tacle derrière les genoux en subtilisant son arme au passage. Personne ne lui avait encore passé les menottes.
Gaël voit son père pivoter vers Azura au ralenti. Il le voit lever le pistolet à hauteur de son cœur, les yeux emplis de tout le mépris du monde, avant que quiconque réalise ce qui est en train de se passer.
« Non ! »
Azura en personne ne se rend compte de la situation que trop tard. Seul le cri de Gaël le fait revenir sur terre. Il lève les yeux vers le canon du pistolet, à moins de vingt mètres de lui, et esquisse un mouvement de recul comme si cela pouvait suffire à le sauver. Il n'a pas la force d'en faire plus. La certitude d'une mort prochaine s'insinue dans son esprit en moins d'une seconde, paralysant ses fonctions vitales.
Il voit nettement Gaël se jeter devant lui, pourtant, à peine un instant avant que la détonation retentisse. La gerbe de sang, presque vive dans la lumière rouge des sirènes, jaillit de son épaule comme un feu d'artifice.
Azura est incapable de réagir. Incapable de détacher les yeux du corps de son ami lorsque celui-ci s'effondre à ses pieds, immobile, silencieux.
Immobile.
Silencieux.
Jamais encore le silence ne lui avait paru aussi assourdissant.
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