Chapitre 31
I'll set fire to the whole place
I don't even care about our house
It's not the same in here since he left anyways
« Trois morts et une dizaine de blessés lors du malaise général dont ont été victimes les habitants de Sunnyside, petite ville balnéaire de la côte est des États-Unis. Malaise d'origine encore inconnue que les professionnels peinent à identifier. Fuite de gaz, catastrophe écologique ou attaque bactériologique, seule une étude approfondie de ... »
Azura ferme les yeux pour ne plus voir l'insupportable faciès de la journaliste. Carré sombre, tailleur impeccable et lunettes remontées sur la frange. Cette femme lui rappelle beaucoup trop une de ses collègues disparues.
Il se concentre sur les voix aux alentours en sirotant son thé glacé. C'est dans l'eau. C'est dans le ciel. C'est en eux. Les rumeurs vont bon train mais ne vont nulle part. Les plus influençables tombent dans les griffes d'arnaqueurs prétendant les guérir d'une pluie pourtant certifiée inoffensive par les experts ; les plus indépendants dévalisent les rayons d'April's en prévision d'une future catastrophe imaginaire.
Le pire est déjà en train d'arriver. Juste là, sous leurs yeux. Mais seuls les animaux semblent s'en rendre compte.
« S'ajoute au malheur de la ville un incendie incontrôlable ravageant les alentours du 56, rue du Port depuis près de deux jours, poursuit la reporter. Les forces de l'ordre préconisent la thèse de l'origine criminelle et ont commencé à évacuer les habitations voisines, mais ... »
Sur l'écran, la petite maison bleue de Gaël continue d'être dévorée par les flammes malgré les efforts de la brigade de pompiers envoyée sur place. Le feu semble n'avoir que faire de leur présence. L'eau s'évapore avant même de l'atteindre, ne laissant dans son sillage qu'une traînée nuageuse s'élevant vers le ciel comme pour fuir les malheurs terrestres.
« C'est pas naturel, fait une voix rocailleuse par-dessus le bulletin d'informations. Rien de tout ça est naturel. On dirait un mauvais sort. »
Azura ferme les yeux sans prêter attention à la réponse récoltée par l'intervenant. Oui. On jurerait être témoin d'un mauvais sort. Certains, même, emploieraient le terme de sorcellerie.
Il pose son verre vide sur la table et sort un billet de sa poche. 10h18. Il est temps de rapporter un nouvel échec aux filles.
S'introduire chez les Everett s'avère beaucoup plus difficile qu'il le pensait. Le garçon s'est enfoncé seul dans le bois, s'imaginant qu'il lui suffirait de demander à voir Gaël d'une voix rauque et en fronçant les sourcils pour voir son souhait exaucé. Les hommes en costard postés à l'entrée du terrain ne l'ont même pas laissé approcher (l'entrée du terrain se situant plus de cent mètres devant la demeure en question). Azura a songé à les contourner, mais d'autres l'ont découvert. Ceux-là avaient des chiens. Le garçon s'est carapaté sans demander son reste. Même s'il parvient un jour à atteindre la façade du manoir, que fera-t-il ensuite ? Il ignore où se situe la chambre de Gaël et son ami reste sourd à ses messages et ses appels depuis l'avant-veille.
Azura serre son téléphone dans sa main après s'être assuré une nouvelle fois de l'absence de notification. Il n'abandonnera pas. Il ne l'abandonnera plus jamais.
Il sort du bar ironiquement intitulé La Fin du Monde (un vieil entrepôt réaménagé à l'odeur de tabac et de bois humide situé à la sortie de Sunnyside où se réunissent encore quelques courageux) et ouvre son parapluie. La pluie s'abat sur le tissu rouge avec un bruit mat. Azura lève les yeux pour la voir s'écouler par gouttes jusqu'au trottoir. Que se passerait-il si quelqu'un avalait ça ? Qu'arrive-t-il aux plantes, aux animaux dans lesquels elle s'infiltre ?
« La ville est maudite ! Maudite ! Fuyez tant que vous le pouvez encore ! »
Les cris d'un homme coiffé d'un masque à gaz l'arrache à ses pensées. Il le dépasse en secouant les bras comme un forcené, un sac à dos accroché aux épaules. Azura le regarde s'éloigner dans la direction opposée sans réagir. Ce genre d'énergumène est devenu monnaie courante depuis le début de la pluie - même les rats remontent des égouts pour fuir les ruisseaux sombres qui y circulent. Mais peu importe jusqu'où ils iront, personne n'échappera à la furie du corbeau. Pas si Azura échoue à le raisonner à temps.
Il s'arrête et lève une nouvelle fois les yeux au ciel. Si Gaël est un corbeau, qu'en est-il de lui ? Tous les oiseaux sont morts.
Il s'engouffre dans un des bus encore en circulation et enfile ses écouteurs pour ne pas subir davantage de rumeurs. De l'autre côté de la vitre, des agents municipaux masqués de blanc s'emparent des derniers volatiles pour les placer dans un sac poubelle. Azura préfère ne pas regarder.
Une flaque noire éclate sous sa semelle lorsqu'il descend près du centre-ville. Intérieurement, le garçon se maudit. Tout ça lui rappelle beaucoup trop son arrivée.
Il trouve sa tante assise sur la bordure extérieure de son bar, les épaules voûtées et une cigarette consumée à la main. La position de la femme la fait paraître dix ans plus vieille. Elle ne lève les yeux que lorsqu'Azura se plante devant elle, prenant tout juste conscience de son arrivée. Il n'a pas besoin d'ouvrir la bouche pour qu'elle comprenne. Nouvelle tentative. Nouvel échec. Il essaiera de nouveau cet après-midi.
Il fait mine d'entrer, mais sa tante le retient d'une pression sur la jambe. Intrigué, Azura baisse les yeux.
« Tu voudrais pas t'asseoir avec moi avant de faire ton rapport aux autres ? » demande-t-elle sans même le regarder.
Il hésite un instant avant d'acquiescer. Holly a besoin de réconfort. Gaël était comme un fils pour elle. Peut-être qu'il l'est encore. Azura n'en sait rien.
« Merci » souffle-t-elle lorsqu'il s'assoit.
Ils demeurent silencieux assez longtemps pour que Holly s'allume une deuxième cigarette. Elle écrase la première sous son talon sans prendre la peine de chercher un cendrier. À côté d'elle, Azura se laisse aller en arrière pour s'appuyer contre la vitrine. D'épaisses gouttes noires tombent du auvent pour s'écraser à leurs pieds. Quelque part dans la rue, un homme commence à hurler. Le calme funeste qui plane sur la ville permet à Azura de saisir ses propos - une théorie à base de complot gouvernemental visant à se débarrasser des populations les plus pauvres à laquelle il ne prête aucune importance. Il soupire, éreinté.
« Je leur aurais jamais demandé de faire ça si j'avais su comment ils s'y prenaient » dit tout à coup Holly.
Surpris, Azura tourne les yeux vers sa tante. Celle-ci n'a pas ajusté sa position. Ses coudes reposent toujours sur ses genoux ; sa cigarette se consume toujours trop rapidement au bout de ses doigts.
« De quoi tu parles ?
- Tu sais de quoi je parle. »
Le garçon se pince les lèvres.
« Stef. »
Holly hoche brièvement la tête. Merde. Ils avaient raison depuis le départ. Sa tante a bel et bien commandité la mort de cet enfoiré.
« Comment ils vous contactent ? s'enquiert Azura. Comment ça se passe ? Ils viennent quand même pas vous trouver en mode, vous voulez qu'on tue quelqu'un pour vous ?
- C'est presque ça. »
Elle s'accorde un moment de silence avant d'écraser sa deuxième cigarette au sol. Une troisième prend immédiatement sa place.
« Ils ont des yeux et des oreilles partout, raconte-t-elle. Pire que des rats. Tu sais que j'aime Cherry comme si elle était sortie de mon utérus. Ils le savent aussi. Un jour, j'ai reçu une lettre. Y a-t-il quelqu'un que vous voudriez voir mort ? Y avait rien d'autre dessus, ni mon adresse ni celle de l'expéditeur. Juste celle d'un vieil appartement du quartier fantôme.
- C'est là qu'ils font leurs affaires ? interroge Azura, les yeux écarquillés.
- Pas exactement. C'est juste là qu'ils te rencontrent.
- Les Everett ?
- Non. L'ancien gang de Jason Myers. »
Azura déglutit de travers. Holly lui laisse le temps de se remettre avant de poursuivre ses explications.
« C'est pour ça que la police a jamais réussi à mettre la main dessus. Comment tu veux attraper des gars protégés par les Everett ? Et ils savaient très bien où était Cherry. Je nous ai toutes les deux foutues dans la merde à partir du moment où je me suis rendue là-bas.
- Mais pourquoi ils ont attendu aussi longtemps pour t'envoyer la lettre s'ils savaient tout ?
- Ils s'y sont pris vite. J'ai juste attendu un an avant d'y aller. Après que ... »
Nouvelle pause. Nouvelle cigarette. D'un coup d'œil par-dessus l'épaule, Holly s'assure que les deux autres filles soient suffisamment occupées pour ne pas les écouter.
« Cherry est tombée enceinte, lâche-t-elle. C'est ça qui m'a fait me bouger le cul.
- Cherry a des enfants ? s'étonne Azura, les sourcils levés.
- Non. J'ai juste dit qu'elle était tombée enceinte. »
Penaud, le garçon se contente d'attendre la suite. Est-ce que Stef l'a forcée à avorter ? Cette ordure en aurait été capable.
« Cherry avait un de ces sourires quand elle me l'a appris, se rappelle sa tante. Je l'avais jamais vue comme ça. Mais Stef ... ce fils de pute. Je sais pas ce qui s'est passé exactement, mais quand j'ai revu Cherry la fois d'après, ce qu'elle avait dans le ventre était mort. Et elle avait pas avorté. »
Un goût de bile envahit la gorge d'Azura. Il comprend. Il comprend beaucoup plus vite et de manière beaucoup plus imagée qu'il le voudrait.
« C'est moi qui l'ai conduite à l'hôpital. Elle avait plusieurs côtes de cassées. Alors j'imagine. J'imagine très bien ce qui est arrivé. Et quand elle était là-bas, défoncée à la morphine, elle m'a dit ... elle m'a dit que c'était sa punition. Sa croix à porter pour ce qu'elle avait fait auparavant. Je suis allée à l'appartement le jour-même en espérant que la proposition tienne toujours. Je pensais pas tomber sur ses anciens copains. Ils m'ont demandé le nom et une photo de Stef, et quand je la leur ai apportée ... ils ont dit qu'ils me recontacteraient. C'est là que j'ai commencé à recevoir le courrier des Everett. C'est là que j'ai compris que j'avais foiré. J'étais devenue l'esclave de la famille la plus influente de la ville et Cherry était en danger de mort à cause de moi.
- Tu lui as sauvé la vie, rétorque Azura. Cet enfoiré aurait fini par la tuer si t'étais pas intervenue.
- Elle aurait pu le tuer à mains nues si elle en avait eu envie, souffle Holly. Je l'ai juste sortie d'une pile de merde pour la jeter dans une autre contre son gré.
- Tu penses vraiment ce que tu dis ? »
Holly balaie sa question d'un revers de la main. La fumée de sa cigarette vient racler les narines d'Azura. Le garçon toussote, comprenant que sa tante n'ira pas plus loin.
« Y a quelque chose que je comprends pas, dit-il alors. Ils font vraiment ça pour l'argent ? C'est la famille la plus riche de la ville. Qu'est-ce que ça change pour eux que tu leur verses 200 ou même 500 dollars par mois ?
- C'est pas une question d'argent, répond Holly en secouant la tête. C'est une question de contrôle. Ils doivent déjà avoir la moitié de la ville dans leur poche, et ... Merde, on peut pas dire que je les y ai pas aidés. Tu sais, un bar, c'est l'endroit idéal pour déballer tous tes soucis. J'avais pas beaucoup d'habitués, mais j'ai dû mettre au moins deux ou trois personnes dans la merde en fournissant leurs coordonnées à cet enfoiré de Lawrence. En parlant de l'enfoiré en question, poursuit Holly avant qu'Azura puisse la réconforter, t'as pas dû réagir sur le coup, mais ils ont dit dans le journal il y a quelques temps qu'il comptait se lancer en politique. Tu vois où je veux en venir ? »
Azura fronce les sourcils pour réfléchir. Il a bien peur que oui.
« Il assure son emprise sur Sunnyside tout en se faisant la main, comprend-il. Après, ce sera sur la région toute entière. Puis l'État ... et enfin le pays. Bordel de merde.
- Bordel de merde, comme tu dis. Même si quelqu'un perce la conspiration à jour, qu'est-ce que tu penses qu'il leur arrivera ? Gaël a le pouvoir, les Everett ont la richesse et les contacts. Le tiercé gagnant. Qui est-ce qui pourrait arrêter les rouages avant que la machine débloque ?
- Gaël. »
Azura a répondu d'instinct. Pourtant, sa tante l'écoute attentivement.
« Sans Gaël, explicite-t-il pour elle, ils redeviendront qu'une famille de vieux véreux pétés de thunes. C'est flippant, mais pas insurmontable.
- Tu penses que tu réussiras à l'atteindre ?
- Il finira par craquer, déclare Azura sans une once d'hésitation. Il finit toujours par craquer. Et puis, c'est impossible qu'il fasse ça de son plein gré, surtout s'il sait que l'ex-gang de Myers est impliqué. Lawrence le fait forcément chanter.
- J'ai l'impression que tu les as un peu oubliés dans ton équation. Le gang de Myers, je veux dire. Même sans les pouvoirs de Gaël ... Nom de Dieu, s'interrompt la femme, j'ai encore du mal à m'y faire. J'arrive pas à croire que ... Enfin bref, même sans les pouvoirs de Gaël, ils auront encore des hommes capables de tuer à leurs ordres. Ils le feront juste un peu moins ... facilement.
- Je les ai pas oubliés. Mais Cherry a dit qu'ils s'étaient éparpillés un peu partout et si mes souvenirs sont corrects, ils étaient pas si nombreux que ça. La police arrivera à les arrêter. Et pour ceux que les Everett tiennent en laisse ... je suis sûr qu'ils seront heureux d'être libérés de leur cage eux aussi. Tori ... Tori l'aurait été. »
Songeuse, Holly s'allume une nouvelle cigarette. Un autre cri retentit quelque part en ville, mais Azura n'essaie pas de le déchiffrer cette fois. Son cœur s'est pincé à la mention du détective. Il scrute le profil de sa tante en attendant sa réponse.
« Comment t'arrives à rester aussi optimiste ? soupire celle-ci. Les trois quarts de la ville hurlent à l'apocalypse depuis que la pluie a commencé à tomber. Je te cache pas que j'en faisais un peu partie.
- On s'est tous déjà sortis du pétrin avant. On le fera cette fois-ci. »
Un rire fatigué secoue les épaules de Holly. Fatigué, mais sincère.
« Tout est tellement simple avec toi. Ils ont bien fait de t'envoyer ici, tu sais.
- Je sais. Vous seriez tous paumés sans moi. »
Sa tante lui répond par un coup de coude qu'Azura parvient à esquiver. Malgré la situation, un sourire joueur s'esquisse sur les deux visages. En réalité, le garçon est terrifié - mais s'il ne garde pas la tête froide, alors qui le fera ?
« Raconte rien de tout ça à Cherry, demande Holly lorsqu'il se redresse. Je le ferai quand elle sera prête.
- Elle le sera bientôt.
- Je sais. Quand tout ça sera fini. »
Azura hoche la tête et lève les yeux vers l'entrée du bar. De l'autre côté de la vitre, Cherry a posé son menton dans une main et les observe pensivement. Le garçon déglutit. Il n'est pas sûr qu'il soit nécessaire de lui en dire plus. Cherry est capable de relier les points elle-même.
Il pose une main sur la poignée, une boule d'appréhension dans la gorge. À chaque nouvel échec, Morgane les empresse de prévenir la police. Il devra bientôt la restreindre physiquement pour l'en empêcher.
Il soupire, résolu. Il croit en Gaël. Il croit en leur amour. Tout ça ne se terminera pas mal.
Il ouvre la porte, prêt à affronter le regard assassin de son amie.
Gaël ouvre les yeux et ne voit que du flou. Il cille plusieurs fois, lentement, et prend peu à peu conscience de sa position. Il est allongé sur le côté entre des draps qu'il ne connaît que trop bien. Son corps tout entier est couvert d'une pellicule de sueur qui semble fondre dans son dos, traçant sur ses vêtements de nuit une longue traînée humide. Quand a-t-il changé de tenue ? Il ne se souvient de rien. Juste de flammes rouge sang et de vitres qui explosent.
Le souvenir de la fumée provoque une quinte de toux chez le garçon. Son corps frêle sursaute sous les draps. Sur son front, un chiffon humide dont il remarque tout juste la présence fait le tour de ses joues et lui rafraîchit la gorge avant de le quitter.
« On est réveillé ? »
La voix de Maxwell paraît venir d'un autre monde. Gaël soulève ses paupières lourdes pour apercevoir le visage de son père. Il veut parler, mais ne parvient qu'à s'étouffer de nouveau.
« Prends ton temps. Tiens, bois ça. Elle est fraîche. »
Les mains tremblantes de Gaël s'emparent du verre d'eau comme après la traversée d'un désert. Maxwell lui soulève la tête pour l'aider, mais une partie de l'eau coule tout de même sur le menton du garçon. Les gouttes froides glissent jusqu'à sa poitrine, lui arrachant un petit sursaut. Sa gorge est si irritée que le simple fait de boire le fait souffrir.
Il fronce les sourcils tandis que ses derniers souvenirs retrouvent leur chemin jusqu'à lui. Combien de temps a-t-il perdu connaissance ?
« Ça fait deux jours » l'informe Maxwell lorsqu'il tente de formuler la question à voix haute.
Gaël s'accorde un instant pour assimiler la nouvelle. Deux jours. Azura et ses conneries ont largement eu le temps de se fourrer dans le pétrin. Pourvu qu'il ne soit pas venu ici. Pourvu qu'il ...
« Lawrence a demandé à te voir dès que tu seras réveillé. C'est à propos de ton ami. »
Les paroles de Maxwell s'enfoncent dans son cœur comme un poignard. Gaël se redresse jusqu'à être à demi-assis, le regard vacillant, la gorge serrée. Qu'est-ce qu'il a foutu ? Il n'a tout de même pas ...
Le garçon avise le téléphone posé sur sa table de chevet et s'en empare d'un geste encore mou malgré la panique. Trente-sept appels manqués et deux fois plus de messages en attente. Le simple fait de voir les chiffres lui donne le tournis. Est-ce qu'ils proviennent tous d'Azura ? Ou d'autres personnes qui, en apprenant qui il était réellement, ont décidé de le harceler ? Non ... le manoir serait déjà pris d'assaut dans ce cas. La partie encore non-corrompue de la ville serait dans les rues, une fourche à la main et une torche dans l'autre.
L'image provoque un hoquet chez le garçon, mais impossible de déterminer s'il est de peur ou d'amusement.
« Il t'en dira plus quand tu te sentiras mieux, poursuit Maxwell en lui caressant les cheveux (ou, plutôt, en les décollant de son visage). Tu viens de sortir de deux jours de coma. Je lui ferai savoir que tu es encore en convalescence. »
Gaël hoche la tête, prenant tout à coup conscience d'une terrible envie de pisser. Maxwell l'aide à se lever et ne l'abandonne que sur la cuvette.
« Je veux ... prendre l'air, articule-t-il en sortant. Je veux voir les fleurs. »
L'homme se pince les lèvres. Quelque chose dans sa demande a l'air de le déranger.
« On va commencer par t'enfiler quelque chose de plus décent, d'accord ? »
Gaël baisse les yeux vers sa chemise de nuit trempée de sueur. Un sac poubelle serait plus décent que ça.
Il ne met pas longtemps à être de nouveau capable de marcher seul. Maxwell le lâche dans le jardin, le talonnant de près avec un parapluie dont le garçon n'a que faire. Les jambes encore chevrotantes de Gaël le supportent jusqu'à la serre de Daisy. Sa grand-mère, en réalité. Malgré le temps passé depuis les révélations concernant ses origines, celles-ci lui paraissent toujours aussi surréalistes - comme beaucoup de choses ces temps-ci. Toute sa vie ressemble à un film dont il ne serait que le spectateur. Comme si quelqu'un, là-haut, l'avait choisi comme pantin et lui tordait les articulations une par une jusqu'à le rendre méconnaissable par pur plaisir. Est-ce ce que s'imagine Morgane lorsque le chagrin devient trop lourd à porter ?
Il entre dans la serre, le front luisant de transpiration. Le parfum familier, rassurant, auquel il s'attendait est remplacé par l'ignoble puanteur de la mort. Gaël se couvre la bouche pour s'empêcher de respirer. Il tombe sur les fesses, décontenancé. Des images de corps en putréfaction s'imposent à son esprit. L'odeur de viande crue pourrissant au soleil grignote jusqu'à ses paupières.
Gaël prend son courage à deux mains et ouvre les yeux. Là où, auparavant, s'alignaient des bacs remplies de fleurs colorées et autres plantes grimpantes, ne se trouvent plus qu'autant de tiges rachitiques recouvertes de substance noir. Certaines gouttent encore sur le sol. Gaël n'a pas besoin de s'approcher pour deviner de quoi il s'agit.
Il se traîne en arrière pour s'éloigner et se heurte aux jambes de son père. Celui-ci l'aide à se relever une seconde fois. Gaël s'appuie dos contre lui, encore trop sonné pour esquisser le moindre geste.
« C'est rien, lui murmure l'homme. On en fera pousser d'autres dans un meilleur endroit, juste toi et moi, loin d'ici. »
Gaël ne sent ni le bras autour de ses épaules ni les lèvres sur sa tempe. Il demeure figé face à son œuvre, les yeux encore trop lourds pour être exorbités. La réalisation le frappe tout à coup. Il pourrait vraiment détruire cette ville s'il en avait envie.
Il titube en arrière en portant une main à son front. La détruire ? N'est-ce pas ce qu'il voulait lui faire subir la veille ? Il n'est plus sûr de rien. Un gigantesque trou noir a élu domicile dans sa tête ; d'un jour à l'autre, impossible de savoir ce qui va en sortir. Comme si, à force de tromper le monde, il avait fini par se perdre lui-même.
Une larme coule sur sa joue. Il veut voir Azura. Le voir lui offrira au moins une réponse parmi toutes ses questions. Mais, d'abord, il doit passer par Lawrence.
Son oncle, en réalité. Gaël se passerait bien de celle-là.
Maxwell l'accompagne jusqu'aux quartiers de son frère mais ne peut pas aller plus loin. Sa main se presse sur l'épaule de son fils, qui la serre en retour pour s'imprégner de courage. Les cheveux de Gaël sont encore humides de la douche dont il vient de sortir.
Il déglutit et s'avance dans le couloir dont les décorations luxueuses ne l'impressionnent plus depuis longtemps. Au fond de celui-ci l'attend le bureau de Lawrence Everett. Gaël se laisse paralyser par la peur une seconde avant d'en pousser la porte.
« Je peux vous assurer que nous aurons le soutien de la mairie, fait la voix de l'homme qu'il déteste tant. Oh, attendez. Je vous rappelle plus tard. Je dois m'entretenir d'urgence avec un de mes associés. »
Gaël serre les poings à s'en faire saigner les paumes. Associé. C'est ça. Il lui fera avaler sa langue.
Lawrence raccroche avec un sourire narquois. Assis derrière un bureau en bois massif que Gaël n'a jamais pris la peine d'identifier, l'homme fait pivoter son fauteuil dans la direction du garçon avant de joindre les mains devant lui et de le dévisager avec le même air. Le plus jeune sent son nez se plisser de mépris.
« Alors, le prince est enfin sorti de son sommeil. On l'aura attendu. »
Les épaules de Gaël se tendent. Il a envie de lui sauter à la gorge. De tenter de l'étrangler quitte à y laisser la vie. À la place, il respire calmement par le ventre en s'obligeant à garder le silence. Devant son absence de réponse, Lawrence soupire. Il se masse les paupières et retrouve un air plus professionnel mais toujours aussi détestable.
« Nos hommes nous ont signalé un problème de ... nuisible durant ton absence, dit-il en croisant de nouveau les mains. Un petit rat qui roderait dans le jardin. À peu près un mètre soixante-douze, basané, les cheveux en pétard et des lunettes sur le pif. Tu vois de qui je parle ? »
Gaël cesse de respirer. Oh, non. Non, non, non. Ce crétin est bel et bien venu ici. Pourquoi a-t-il fait ça ? Pour essayer de l'atteindre ? Crétin. Crétin ! Il lui a pourtant dit de lui foutre la paix ! Pourquoi se mettre dans une merde pareille pour lui ?
Le poing de Lawrence sur le bureau le ramène à la réalité. Gaël sursaute. Il cligne des yeux, décontenancé. Est-ce qu'il lui parlait ? Il n'a rien entendu.
« Tu vas t'en occuper, n'est-ce pas ? répète-t-il pour la troisième fois. Notre corbeau va proprement dévorer le rat. Inutile de faire appel à d'autres hommes de main. Ils risqueraient de ... comment dire ... se laisser aller. Qui sait ce qui pourrait arriver à la gérante de la Petite Sirène s'ils allaient le chercher chez lui ? Ou à cette fille recherchée par la police ? Ils n'ont pas goûté au sang depuis si longtemps, tu sais, et un prédateur en cage reste un prédateur. Tu n'es pas d'accord, mon oisillon ? »
Les yeux de Gaël se sont baissés vers le vide dès que l'homme a repris la parole. Il se sent décoller à nouveau. Ses mots parviennent bien jusqu'à ses oreilles, mais leur sens se perd en chemin.
Un nouveau coup le fait redescendre sur terre - une habitude que Lawrence a vite adoptée. Le regard hagard de Gaël se lève vers son voisin. La vérité commence tout juste à se répandre en lui. Dans son sang, dans ses poumons. Tuer Azura. Lawrence lui demande de tuer Azura. Les mots tournent en rond dans sa tête sans qu'il parvienne à les assimiler.
« Je te donne une chance de faire ça proprement, poursuit l'homme. Sans le faire souffrir plus que nécessaire. Combien de temps il leur faut pour mourir, après tout ? Quelques secondes ? Rien de comparable à ce que le gang de Myers faisait subir à ses victimes. Je suis sûr que cette jeune femme alcoolique serait ravie de te faire une description.
- Elle est plus alcoolique.
- Hm ? »
Épuisé, Gaël ferme les yeux. Se focaliser sur un détail au lieu d'affronter le problème principal. Un mécanisme de défense commun, paraît-il.
« Elle se soigne, précise-t-il tout de même. Elle est sur la bonne voie.
- Oh, mais c'est merveilleux. Tu ne voudrais pas qu'il lui arrive malheur maintenant, n'est-ce pas ? Qu'est-ce qu'elle deviendrait sans cette femme pour veiller sur elle ? Oh, et ton amie blonde dont tu as déjà tué la mère ... Quel est son nom, déjà ? Delacroix ? Tu ne voudrais pas être aussi responsable de l'accident de sa petite sœur, quand même ? La pauvre, il ne lui reste qu'elle. Qui sait de quoi elle serait capable si elle la perdait à son tour ? »
Gaël s'oblige à sortir de sa léthargie. Il serre les dents à s'en faire mal, le regard fuyant. Eux ou Azura. Et, maintenant, Azura ou tous les autres.
« Je te sens hésitant, mon oisillon. »
Les yeux caramel vont et viennent entre deux points imaginaires sans même avoir la présence d'esprit d'être agacé par ce surnom ridicule. À bout de patience, Lawrence soupire. Il ouvre un des lourds tiroirs de son bureau et en retire un objet que Gaël n'avait auparavant aperçu que dans ses cauchemars. Un revolver chargé, braqué droit sur lui. Il déglutit, le menton tremblant, le dos pressé contre la porte. Son esprit lui donne l'ordre de fuir, mais ses jambes refusent d'obéir.
« Tu sais, dit Lawrence d'un air beaucoup moins amical, je pourrais te tirer dans les jambes. Tu n'as pas besoin de marcher, après tout. Tu ferais aussi bien ton travail de ton petit lit douillet. Et Maxwell, je suis sûr qu'il serait ravi de te border tous les soirs. À moins qu'une balle traverse sa tête avant. Qu'est-ce que tu en dis ? Votre sort ne dépend que de toi, Gaël. »
La peur se transforme en rage tandis que le canon de l'arme descend vers ses genoux. Une grimace rétracte les lèvres de Gaël.
« Je te hais plus que tout » articule-t-il.
Un sourire satisfait étire la bouche de Lawrence, comme si la situation l'amusait plus qu'elle lui importait. Sa main tient fermement le bout du revolver.
« Alors tue-moi. Qu'est-ce que tu attends ? Pourquoi ne pas avoir commencé par là avant que la situation t'échappe ? Je vais te dire pourquoi, reprend-il sans même attendre de réponse. Parce que tu aimes ce qui t'arrive. Tu aimes tuer et te faire passer pour la victime de l'histoire. Tu n'es pas un corbeau, Gaël. Tu es un rapace. Un véritable oiseau de proie. »
Les traits de Gaël se creusent davantage. Son interlocuteur pourrirait six pieds sous terre depuis bien longtemps si le gang de Myers ne risquait pas de lui tomber dessus à sa disparition. Lawrence l'a prévenu ; en cas de mort suspecte, Gaël et tous ceux qui lui sont chers y passeraient à leur tour - et ils n'auraient pas la chance de mourir vite. Cet enfoiré sait pertinemment pourquoi il ne peut pas le tuer. Alors Gaël avale sa haine pour la diriger vers d'autres.
« Qu'est-ce que tu lui trouves, à la fin, à cette petite racaille des rues ? soupire l'homme. Pourquoi chercher à défendre quelqu'un qui n'a plus rien à t'offrir ? Il a le journal de Delacroix, Gaël. Tu crois vraiment qu'il te pardonnera ? Qu'il voudra encore de toi maintenant qu'il sait ce que tu as fait ? Que quiconque dans votre petite clique voudra encore de toi ? Ne fais pas cette tête, souffle-t-il devant l'air confus de Gaël. Il a débarqué dans le jardin en prétendant tout savoir. Il criait après toi. Mais heureusement pour nous, il dit être le seul au courant pour le moment. Vois sa mort comme une chance de préserver ton secret et de reprendre ta petite vie tranquille. Tu ne voudrais pas que tous tes amis sachent, n'est-ce pas ? »
De mécontentement, Gaël fronce les sourcils. Morgane est celle à avoir traduit le carnet - Azura le lui a dit. Il sait très bien que toute la Petite Sirène est au courant. À ce niveau-là, le comportement d'Azura relève plus du suicide que de la crétinerie. À quoi joue-t-il, à la fin ?
« C'est parce qu'il te baise ? »
Gaël relève les yeux. Il cille, croyant avoir mal entendu. L'expression de Lawrence a changé, mais il ne saurait pas la définir.
« Il te baise bien, c'est ça ? poursuit-il (de malaise, Gaël se retrouve de nouveau dos à la porte). C'est pour ça que tu veux le garder ? Parce qu'il sait mettre sa queue où il faut ? Enfin, Gaël, je suis sûr que d'autres seraient ravis de prendre sa place. La plupart des hommes sont équipés pour ça, tu sais. »
Lawrence ponctue sa remarque d'un coup d'œil vers l'entrejambe du garçon. Écœuré, Gaël revêtit de nouveau sa grimace. Cet imbécile complexé par sa laideur et son impuissance ne comprend rien. Il n'a jamais aimé.
« La plupart, répète-t-il par provocation. J'en vois pas dans cette pièce. »
Les mots franchissent ses lèvres sans qu'il en ait conscience. C'est comme si un orage passait sur le visage de son voisin. Le fauteuil de l'homme grince sur le plancher lorsqu'il le quitte pour se jeter sur lui. Il l'attrape par les cheveux avant que Gaël puisse réagir et les tire en arrière, le canon de son arme enfoncé dans son menton. Son souffle chaud a des relents d'alcool. Pourtant, le garçon ne se laisse pas démonter. Il ouvre les yeux pour rencontrer son regard, les prunelles emplies d'une crainte que Gaël a appris à dissimuler.
« Tue-moi, dit-il à son tour. Qu'est-ce que tu attends ? »
Sa voix tremble à peine. Il sait que Lawrence n'appuiera pas sur la détente. Comment réaliser ses rêves de grandeur sans rien d'autre qu'une ou deux douzaine de voyous pour se salir les mains à sa place ? Le gang de Jason Myers ne sortira jamais de Sunnyside. Le reste du monde les dévorerait avant même qu'ils puissent s'y ajuster.
« Tu es pathétique » se permet-il d'ajouter.
Il ignore ce qui, entre le ton de sa voix et son regard indifférent, fait perdre son calme à Lawrence. L'homme lui lâche les cheveux pour lui coller un uppercut dans le plexus. De douleur, Gaël se plie en deux. Un filet de salive jaillit hors de sa bouche sans qu'il puisse l'en empêcher. Ses jambes flanchent et finissent par se dérober sous lui. Il tombe sur le coude, le souffle coupé par une souffrance purement physique. Malgré sa frayeur, le garçon jubile. Que cet enfoiré continue. Qu'il lui montre qui il est vraiment sous le masque. Un simple vieux pervers complexé qui ne peut rien accomplir de lui-même.
Mange ça, connard.
Lawrence se masse les paupières pour se calmer. Il s'éloigne de Gaël sans aucune intention de l'aider à se relever et soupire bruyamment. Le revolver regagne sa cachette. Le garçon en est tout de même soulagé.
« Tue-le, dit Lawrence d'une voix où transpire encore la rage. Je veux le savoir mort ce soir. Sinon, Maxwell ne passera pas la nuit. »
Les bras tremblants de Gaël parviennent à le soutenir jusqu'à ce qu'il se redresse. Il s'essuie la bouche, se retenant de cracher de justesse. Ses yeux luisant de rage fusillent le dos de son interlocuteur sans que celui-ci s'en rende compte.
« Ce sera fait » répond-il.
Gaël se laisse aller contre la porte du bureau aussitôt celle-ci refermée derrière lui. Protégé du regard de Lawrence, le garçon s'abandonne à la terreur qu'il a ressentie. Il ferme les yeux et tente de respirer profondément par le ventre, mais la douleur est encore trop intense. Ses membres frémissants peinent à le soutenir. Lors de son premier pas dans le couloir, il craint de s'effondrer et s'immobilise un instant avant de faire le deuxième. Une éternité s'écoule avant qu'il rejoigne Maxwell. Celui-ci patiente assis sur le cassis d'une fenêtre grande comme deux hommes, un cigare à peine entamé à la main. Il l'écrase dans un cendrier à son approche.
Ils n'ont pas besoin de mots. L'expression de Gaël suffit. Maxwell soupire, ramenant derrière l'oreille du garçon une mèche de cheveux caramel. Il connaît l'ordre. Il a dû le deviner avant même que Gaël franchisse cette foutue porte. Mais autre chose semble le contrarier.
« Il t'a frappé, ce monstre ? »
Gaël déglutit, le regard bas. Il hausse une épaule. Dissimuler la souffrance causée par les coups de Joy ne lui a jamais posé problème, mais celui de Lawrence était chargé d'une toute autre force.
« Il l'a déjà fait avant ? s'enquiert Maxwell. Il t'a fait autre chose ?
- Non, murmure Gaël, incapable de hausser la voix. C'était la première fois et il a rien fait d'autre. »
Il préfère garder ses menaces armées et remarques déplacées pour lui, mais son regard fuyant ne parvient pas à tromper son père. Celui-ci écarte les cheveux humides du visage du garçon comme pour lire en lui. Les lèvres de Gaël se mettent à trembler. Il aimerait être chez lui. Il aimerait se réveiller dans son lit aux côtés d'Azura et se précipiter dans la cuisine pour goûter aux pancakes de Joy comme ils le faisaient encore dix ans auparavant.
Il se laisse aller au chagrin et enlace la seule famille qui lui reste, le nez enfoncé dans sa chemise quitte à la tremper à son tour.
« Je laisserai rien t'arriver » promet-il d'une voix brisée.
D'abord surpris, Maxwell sort d'une brève stupeur pour l'étreindre à son tour. La petite tête de Gaël repose contre son cœur. Il l'y presse davantage, une main en coupe autour d'elle et l'autre posée au creux de ses omoplates.
« Je sais, dit-il. Fais ce que tu as à faire. Je ferai ce que j'aurai à faire. »
Gaël hoche faiblement la tête. Ses doigts se serrent autour de sa veste.
« Je t'aime, Gaël, ajoute le plus âgé. Je t'aime plus que tout. Je tiendrai ma promesse envers toi peu importe ce qui arrive. »
Le garçon gémit en retour. Il sait ce que Maxwell lui demande. Il sait ce qu'il a à dire. Mais, malgré lui, son cœur chavire.
« Moi aussi. »
Ils se séparent une fois les larmes de Gaël taries. Le garçon s'essuie les yeux, sa main libre serrée autour de son téléphone. Il sait ce qu'il a à faire. Il en est capable. Quel autre choix a-t-il ? Azura doit être mort ce soir.
À: Azura
toit du monde maintenant
je t'y attendrai
Il appuie sur le bouton d'envoi sans parvenir à calmer sa respiration. Le sang fait bourdonner ses tympans.
Il sait ce qu'il a à faire.
Il en est capable.
Il enlace Maxwell une dernière fois et remonte le couloir, le regard empli de détermination.
Maxwell regarde le dos de Gaël s'éloigner dans le couloir, les traits inexpressifs. Il n'a jamais été doué pour les sentiments. Même le souvenir de sa mère, morte noyée pour lui sauver la vie alors qu'il savait à peine marcher, ne lui arrache rien de plus qu'une vague pincée de nostalgie. Comment pourrait-il la regretter alors qu'il n'en a aucun souvenir ? Tout ce qu'elle lui a légué, Maxwell s'en passerait volontiers. La rancœur de son frère et d'un homme à quatre roues dont les dernières forces ne lui servent qu'à le parer d'injures n'est pas facile à porter - même si, avec le temps, il a appris à s'en accoutumer. La mort de Daisy a fait de lui le mouton noir des Everett. Parfois, il se demande pourquoi cette femme a préféré donner sa vie en échange de celle d'un enfant qui ne se souviendrait pas d'elle.
Il n'a jamais compris, avant Gaël.
Maxwell ne désirait pas d'enfant. Savoir que sa famille s'éteindra avec lui a quelque chose de réconfortant. Malgré tout, lorsque ce méprisable professeur de faculté leur a présenté Gaël, Maxwell a commencé à changer. À contempler les yeux caramel hérités d'une femme dont il a oublié le nom en se demandant ce qu'il avait raté. Ce que Gaël préférait manger au petit-déjeuner, s'il choisissait ses vêtements lui-même étant petit, son dessin-animé favori, son premier mot, ses premiers pas, quelles notes il avait à l'école, quel métier il aurait aimé exercer, s'il lui arrivait de faire des caprices en public jusqu'à se rouler par terre ou même quelle couleur il aimait le plus porter. Le garçon n'a pas tardé à lui fournir des réponses - bon sang, il l'a même vu soûl et supporté ses plaisanteries toute une soirée, et il ne souhaiterait ça à personne. Pourtant, la sensation d'en avoir trop raté ne s'estompait pas. Elle grandissait tel un monstre tapi dans son ventre, prête à le dévorer tout entier, jusqu'à ce que Maxwell réalise qu'il ne s'agissait pas de manque. Il s'agissait d'amour. Il aime Gaël plus que toutes ces femmes dont il entrait et sortait du lit à son bon vouloir. Quelque part, même, il se reconnaît en lui. Il se demande parfois ce qu'il serait advenu d'eux si leurs parents ne les avaient pas quittés ou négligés. S'il serait devenu un parfait petit Everett sans moto ni tatouages, si Gaël aurait suivi son rêve d'entrer en école de droit pour devenir procureur ou avocat. Nul doute qu'ils auraient tout deux accompli de grandes choses. Mais le destin en a décidé autrement.
Le destin. Drôle de nom pour la suite d'atrocités qui les a menés ici aujourd'hui.
« Qu'est-ce que tu fais là ? »
Maxwell sort lui-même de ses rêveries avant que la voix désagréable de Lawrence s'en charge. Le son de ses pas l'a trahi avant elle. Il ne se laisse jamais surprendre.
« Tu l'as vraiment frappé ? » demande-t-il sans bouger d'un cil.
Lawrence balaie la question d'un geste dédaigneux de la main. Un sourire méprisant retrousse ses babines.
« Et alors ? Il s'en remettra.
- Ne le refais pas.
- C'est une menace ?
- Un avertissement. La prochaine fois que tu le violentes sera la dernière fois où tu pourras te servir de tes mains. »
La stupeur rend Lawrence muet un court instant. Il lui tourne toujours le dos, mais Maxwell n'a pas besoin de le voir pour imaginer son expression. Il se permet un sourire en coin, une main dans la poche à la recherche d'un nouveau cigare.
« Essaie toujours, crache l'aîné en le dépassant. Tu sais pertinemment que tu ne pourras jamais m'atteindre et ça te rend fou. »
Lawrence se retient de justesse de le bousculer. Il s'éloigne dans le couloir, les épaules tendues, avant de se retourner pour le gratifier d'un dernier affront.
« Il n'est pas ton seul bâtard à courir les rues, tu sais. Il te suffirait de te pencher pour en ramasser un autre. Au point où en est notre famille, je suis sûr que notre père te pardonnera tout si tu daignes en reconnaître un. »
Maxwell porte le cigare à ses lèvres sans répliquer. Accoutumé à son indifférence, Lawrence reprend immédiatement sa route. La silhouette massive, presque effrayante, de l'homme suit le même chemin que celle de Gaël avant lui.
La fumée sort de la bouche de Maxwell pour s'élever dans l'air comme un serpent. De quoi devrait-il se faire pardonner, au juste ? D'une mort dont il n'est pas responsable ? Dont il n'a même aucun souvenir ?
Ses dents se serrent imperceptiblement autour du cigare. Leur famille ? Maxwell n'en a jamais fait partie. Gaël est la seule famille dont il ait besoin à présent.
Il lève les yeux au plafond, songeur. Quel jour sont-ils ? L'été n'approche pas aussi vite qu'il le souhaite, mais Lawrence ne lui laisse pas le choix. Gaël a suffisamment souffert par sa faute. Il est plus que temps d'agir.
De sa main libre, il sort un téléphone de sa poche et pianote sur le clavier.
À: B. Bones
J'ai une proposition à te faire. N'en parle à personne.
Il copie le message avant de l'envoyer et de passer au destinataire suivant.
À: Flycatcher
J'ai une proposition à te faire. N'en parle à personne.
Des points de suspension suivis d'une petite croix signalent la réception du SMS. Alors Maxwell passe au suivant. Et ainsi de suite, jusqu'à avoir contacté tous les membres survivants du gang de Jason Myers.
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