Chapitre 30

The flames and smoke climbed out of every window
And disappeared with everything that you held dear
And you shed not a single tear for the things that you didn't need
'Cause you knew you were finally free


« Ça va aller, fiston. On va le trouver. On va le trouver et lui faire la peau. »


Les mots du commissaire semblent traverser un voile avant d'atteindre les oreilles d'Azura. Le regard du garçon sonde le vide sans expression et sans mouvement. Ses yeux étaient encore d'un noir d'encre lorsque William l'a retrouvé à l'extérieur. Lui qui songeait à lui demander une démonstration est bien obligé de le croire, maintenant.

Lauren n'a trouvé qu'un seul élément digne d'intérêt dans le téléphone de Tori avant de s'en séparer à contrecœur. L'appel d'un numéro privé, non enregistré, pris la veille de la mort de Johnny Gunn. Tori n'a rien oublié d'autre. Le reste a été effacé.

Fainéant, mais pas idiot.

Bien sûr, ils ne peuvent pas le tracer. Ça aurait été trop simple. Presque insultant. Alors, retour à la case départ. La mort de Tori ne leur aura rien appris de plus que ce qu'ils savaient déjà, à savoir que le corbeau est assez impitoyable pour se débarrasser de ses hommes de main au moindre risque de trahison.

Azura se tourne et se retourne dans son lit, incapable de trouver le sommeil. Trahison. Comment Jason Myers ou qui que ce soit ce foutu corbeau en réalité a-t-il pu savoir que Tori était sur le point de craquer ? Ou même qu'ils l'aient percé à jour ? Il n'est tout de même pas omniscient.

Il fronce les sourcils, le front couvert de sueur. Il en parlera à Morgane et Gaël dès qu'il ira mieux. Dès que les effets de sa rage se seront dissipés et que Tori sera mis en terre.

En terre.

Azura n'a jamais pleuré aux enterrements. Il ne pleure pas à celui-ci. Il regarde le cercueil s'abaisser au-delà de l'océan de parapluies sans rien ressentir de plus que cette colère sourde qui l'habitait déjà. Accroché à son bras droit, Gaël s'essuie le nez de temps à autre. De grosses larmes chaudes lui coulent sur les joues. Lui aussi semble vidé. Appuyée contre son bras gauche, Morgane assiste à la scène les bras croisés et les traits fermés. Elle aussi l'a bien connu. Azura est tellement absorbé par son propre chagrin qu'il avait fini par l'oublier.

Ils se détournent en silence, laissant le commissaire pleurer son fils en paix. Ken se tient en retrait, les poings et les mâchoires serrés, son regard assassin braqué sur toute personne osant le dépasser. Azura le soutient sans expression. Il se dit que, peut-être, s'il comprenait, le gamin lui collerait une droite. Il en a presque envie. Mais Ken n'en fait rien.

Azura laisse ses amis avancer sans lui et se retourne une dernière fois vers Tori, vers le trou dans la terre qui a fini par l'accueillir comme s'il lui avait toujours appartenu. Malgré tout, il aurait voulu lui parler encore. Le connaître un peu plus quitte à trop s'approcher de la brèche. Lui préparer d'autres cafés infects qu'il n'aurait bus qu'à moitié, sa main gauche posée sur la tasse comme pour atténuer la douleur des cicatrices.

Il se pince les lèvres et arrache son regard à sa dernière demeure. Trop tard.

Adieu, Tori.




Gaël repart à bord d'une limousine en murmurant quelque chose que ses amis ne comprennent pas. Azura regarde le véhicule s'éloigner avec inquiétude. Le garçon lui a fait l'effet d'un vrai zombie durant toute la cérémonie. Tori et lui n'ont pourtant jamais échangé plus que quelques mots.

Il détourne les yeux en secouant la tête. Pour le moment, ils feraient mieux de le laisser tranquille. Les Everett n'ont pas disparu de sa liste de suspects mais, si Gaël prétend être en sécurité avec Maxwell, Azura décide de lui faire confiance. C'est ce qui lui importe le plus à présent. La sécurité de ses amis.

Et, juste après, la mort du corbeau.


« J'ai commencé à traduire le carnet de ma mère » dit tout à coup Morgane.


La déclaration, bien qu'inattendue, ne parvient pas à écarquiller les yeux d'Azura. Sa tête pivote lentement vers son amie.


« Sérieux ? fait sa voix monocorde. Et alors ?

- Et alors, Jason Myers est mort. »


L'information demande une éternité pour s'imprimer dans l'esprit d'Azura. Il demeure bouche bée tout ce temps, les yeux cillant comme pour s'assurer qu'il ne rêve pas. Que la mort de Tori ne l'ait pas plongé dans un état de choc où il se mettrait à entendre des absurdités.


« T'en es sûre ?

- Certaine, fait Morgane en hochant la tête. J'ai zappé le début de l'enquête pour gagner du temps et c'est la première chose sur laquelle je suis tombée. Il y a eu un témoin. Enfin, une témoin. Maman a pas écrit son nom ni parlé d'elle à qui que ce soit pour la protéger - apparemment, elle était ... collectrice de dettes pour lui avant de quitter le navire et changer de vie - mais elle a réussi à remonter jusqu'à elle à force de creuser. La nana aurait paniqué et jeté le corps à la mer après l'avoir lesté. C'est pour ça que personne l'a retrouvé. Il a jamais dû remonter à la surface.

- Myers est vraiment mort ?

- Sous ses yeux. Et tu devineras jamais comment. »


Le regard d'Azura chute à ses pieds. Un vertige manque de le faire tomber à son tour. Il a deviné comment à l'instant où Morgane a annoncé sa mort.


« Mais alors, qui ... ?

- Je vais continuer mon travail, répond Morgane, esquivant la question. Mais je pense pas qu'on appréciera la réponse. »


Elle soupire et lève les yeux au ciel. La pluie noire s'écrase sur les parapluies, y imprimant de longues traînées poisseuses avant de goutter sur le trottoir, recouvrant la ville d'un parfum de chair en putréfaction pire que n'importe quelle odeur de poisson cru. Certains sortent déjà avec un masque sur le visage.


« C'était toi ? »


L'espace d'un instant, Azura croit que Morgane est en train de lui demander s'il est l'assassin de Jason Myers (non pas que ça lui aurait déplu). Il se reprend l'instant d'après.


« L'averse ? Ouais.

- Les gens au lycée parlent de la fin du monde.

- Je sais. Je les entends.

- Ma grand-mère préfère la théorie du réchauffement climatique. Oh, et Nana pense que c'est un signe annonciateur de la venue du diable sur Terre ou un truc du genre. Maman aurait jamais dû l'inscrire dans une école catholique. »


Malgré la situation, Morgane se force à rire - d'un rire faible, presque mourant, dont la sincérité feinte ne trompe personne. Azura se frotte la nuque. Ce simple geste suffit à faire trembler son bras.


« Désolé. J'étais tellement ... tellement en colère que j'aurais voulu mourir. Je l'aurais sans doute fait si je pouvais retourner cette connerie de pouvoir contre moi-même.

- À quoi ça nous avancerait ? T'y es pour rien, Azu. T'es pas plus responsable qu'un autre.

- Au contraire ! Cette enquête, j'ai ... j'ai voulu ... »


Il serre un poing devant la bouche sans aller au bout de sa pensée. Comment pourrait-il lui avouer une chose aussi honteuse ? Comment pourrait-il regarder qui que ce soit dans les yeux et lui expliquer que les événements des derniers mois l'ont tant bercé de l'illusion d'être spécial qu'il aurait voulu les voir continuer ?

Azura s'essuie le nez d'un geste brutal. Il se déteste. Il ne s'est jamais plus détesté qu'en cet instant, bon Dieu de merde.


« Dis, Azura ... »


Morgane a baissé les yeux comme si elle n'osait pas le regarder en face. Sa main libre frotte son épaule opposée.


« On est mal barrés, hein ? Surtout vu comment la théorie de la fin du monde a l'air d'exciter tout le monde ... »


L'adolescent renifle. Voir son amie baisser les bras est pire que le faire lui-même. Morgane a toujours été si courageuse, si motivée. Son attitude frisait parfois l'obsession, mais ils auraient jeté l'éponge depuis longtemps sans l'étincelle que la jeune fille apportait à leur trio.


« J'ai ... pas encore apporté les photocopies à la police. »


Azura dévisage sa voisine sans comprendre. Une profonde inspiration a précédé ses paroles ; il comprend leur importance, mais pas leur signification.


« Comment ça ?

- Les photocopies du carnet, précise-t-elle. Ils ont demandé à les voir après avoir appris la mort d'Olga O'Malley ... mais ... »


Elle se mord une lèvre, assaillie par le doute. Azura ne l'a jamais vue ainsi ; pas même lors de leur discussion à cœur ouverte le jour de leur effraction chez Jefferson. À quoi peut-elle bien réfléchir ?


« Y a un problème avec le carnet ? Je sais que t'es déjà bien avancée, mais ils iraient peut-être plus vite que nous à le traduire. Ils doivent avoir l'habitude.

- Mais est-ce qu'on a envie de ça ? lance Morgane en redressant la tête. Est-ce qu'on a envie de confier une responsabilité pareille à la police ? J'en suis de moins en moins sûre.

- Quoi, parce qu'ils nous devanceraient ? C'est la police, Morgane. T'étais la première à insister pour qu'on leur fasse confiance jusqu'à il y a pas si longtemps.

- Je sais, et ils ont autant le droit de clore cette affaire que nous. C'est pas ça, le problème.

- C'est quoi, alors ? Je te suis mal.

- C'est que si on assemble les pièces de nous-mêmes, je suis pas sûre qu'on ait encore besoin du carnet. »


Le cœur d'Azura loupe un battement. Il fronce les sourcils, perplexe.


« Qu'est-ce que tu veux dire ?

- Azura ... »


Morgane le regarde dans les yeux, longtemps, et, en soutenant son regard à présent plus bleu que le ciel le sera jamais, Azura se rappelle leur rencontre déjà si lointaine au Wendy's. Les mots de Tori se superposent au souvenir. J'ai bien vu que t'avais quelque chose de spécial, dès la première fois qu'on s'est rencontrés. Il pourrait dire la même chose de Morgane. De Gaël. De la plupart des gens qu'il a rencontrés depuis son retour. Merde, pourquoi tout ce bordel ressemble tout à coup à une lubie du destin ? Azura avait enfin réussi à se persuader du contraire.


« Pas aujourd'hui, décide Morgane, répondant à une question qu'elle n'a pas formulée. Pas ici, pas maintenant. Il faut que j'en sois sûre et certaine. Je t'en dirai plus à la Petite Sirène.

- Euh ... comme tu veux.

- Il faudra qu'on soit seuls. Juste tous les deux. »


Azura cligne des yeux. Pourquoi exclure Gaël s'ils sont si proches de la vérité ? Elle doit vouloir le laisser respirer elle aussi. Dans son état, c'est le mieux qu'ils puissent faire.


« D'accord, dit-il, confus. Pas de problème. »


La jeune fille hoche la tête, rassurée. Ses boucles blondes s'agitent avec elle.


« En tout cas, maintenant, on sait. Jason Myers n'a jamais été le corbeau. Il en est la toute première victime. »




Azura prend le bus pour se retrouver devant l'appartement de Tori les bras ballants. Il ne sait pas pourquoi. Peut-être pour trouver un semblant de paix. Mais il ne trouve rien. Juste Mamie Tupperwares en train de tendre un plat entier de lasagnes à un voisin dépité, un jeune homme de l'âge du détective disparu qu'elle ne connaissait probablement pas une semaine auparavant.

Son nouveau Tori.

Azura les observe un moment sans être vu. Son œil inexpressif finit par se détourner d'eux. Il n'a rien à faire ici.

À la place, le garçon se rend au lycée. Il se tient devant la grille, le parapluie à la main, observant les lieux sans aucune envie d'y pénétrer. On les croirait vides. Combien ont déjà renoncé à sortir de chez eux ? Lors de l'annonce officielle du commissaire concernant la réouverture de l'enquête, Azura n'a perçu autour de lui que deux réactions. Une lassitude vaguement teintée de peur pour les plus âgés, une excitation à peine contenue pour les plus jeunes, comme si toute cette histoire n'était qu'une incommodité pour les uns et un divertissement pour les autres. La couleur de la pluie les intéressait plus que les déclarations du commissaire. Certains ont tendu le doigt vers le ciel avec un sourire exalté, évoquant déjà la fin du monde et la vie qu'ils mèneraient jusqu'à ce qu'elle ait lieu. Que disait Olga avant sa mort, déjà ? Que les rumeurs étaient la seule chose qui les empêchait de se pendre d'ennui ? Combien se sont déjà pendus de peur que l'apocalypse s'abatte réellement sur la ville ?

Azura ferme les yeux et inspire profondément pour faire le clair dans son esprit. Remuer ce genre de pensées ne le fera pas avancer.

Il s'apprête à faire demi-tour mais remarque un garçon assis sur la bordure du parterre de fleurs marquant l'entrée de l'établissement. Un garçon au crâne rasé, sans masque ni parapluie. Ken.

Azura s'assoit à son côté et le couvre de son parapluie sans un mot. La pluie a rendu noir un tee-shirt qui devait être rouge. Le tissu colle à la peau du garçon. On le croirait couvert de peinture.


« Ça doit être la vengeance de mon frère » murmure-t-il.


Azura lève les yeux sans acquiescer ni le contredire. N'a-t-il pas déclenché cette pluie au nom de Tori, après tout ? Ken peut bien l'interpréter ainsi.


« Je sais ce qu'il a fait, poursuit celui-ci. Papa m'a raconté. Il est mort parce que j'ai pas su me défendre tout seul. »


Malgré son apathie, Azura est sur le point de le réprimander. Il change d'avis en découvrant l'expression faciale de l'autre garçon. Il n'attend pas de réponse. Il veut simplement parler.


« Les gens de ma classe parlent de fin du monde. C'est pour ça que je suis parti. Parce qu'ils ... »


Ken s'interrompt, les paupières serrées comme s'il avait la migraine. Son front se creuse à la recherche de ses mots.


« Ils savent pas ce que ça fait. De vraiment espérer la fin du monde. Ils disent juste ça pour se marrer et se permettre de faire n'importe quoi. S'ils savaient vraiment ... »


Les mains de Ken se serrent sur le béton. Azura comprend. S'ils ressentaient un centième de ce que ressent ce gamin, ils n'auraient pas le sourire en imaginant le monde entier disparaître sous un océan de haine. En ayant à l'esprit les mêmes images qui torturent Morgane nuit après nuit.

Il tend le parapluie à Ken pour l'inciter à le prendre, ce que le garçon fait sans un mot. Azura se relève pour rentrer chez lui. Ce n'est que lorsqu'il s'est éloigné de plusieurs mètres qu'il entend :


« Désolé d'avoir dit que je te détestais. »


Il se retourne sans comprendre, les mains dans les poches et l'air toujours aussi morne.


« Quand est-ce que t'as dit ça ?

- T'étais pas là. Mais désolé quand même. »


Azura accepte ses excuses d'un hochement de tête. Non pas que Ken le verra.

Il ne va pas au lycée les jours suivants. Pourquoi le ferait-il ? Pour entendre une bande de gamins stupides s'extasier sur la fin du monde sans même imaginer qu'elle puisse vraiment avoir lieu ? Il aimerait bien les y voir. Les voir essayer de résoudre cette enquête et empêcher la fin de tout à eux seuls.

Il croise les bras pour y poser le menton et contemple la banquette vide en face de lui. De l'autre côté de la fenêtre, la pluie noire continue de s'écouler. Holly l'a nettoyée avant de fermer, mais la vitre en est à nouveau recouverte. Azura ne sait être en milieu d'après-midi que grâce à l'horloge. Bientôt, il sera impossible de faire la différence entre les moments de la journée. Et, surtout, les rues se vident. Les seuls courageux à encore sortir de chez eux portent ces masques blancs fournis par l'hôpital. Azura a même aperçu un homme coiffé d'un masque à gaz. Personne n'est venu à la Petite Sirène ce midi ; il sait déjà que personne ne viendra ce soir.

La fin du monde a déjà commencé. Au fond, Gaël avait peut-être raison. Azura en sera peut-être l'initiateur.


« Putain, mec, j'ai jamais vu un truc aussi dingue. »


La voix familière fait éclater la bulle de ses ruminations. Cherry tape des pieds sur le tapis d'entrée et s'empresse de fermer la porte. Trop tard. L'odeur de pourriture s'insinue jusqu'aux narines d'Azura, qui la chasse d'un coup de vaporisateur.


« Désolé, dit-il machinalement.

- Pourquoi ? C'est pas toi qui décides de la météo, à ce que je sache. »


Cherry abaisse son masque pour rendre ses paroles plus claires et abandonne son parapluie à l'endroit habituel. La situation n'a pas l'air de la perturber plus que ça. À vrai dire, Azura est surpris de la croiser ici. Il s'attendait à ce que la jeune femme reste cloîtrée chez elle.


« Holly est partie faire des courses, explique-t-elle comme si elle devinait ses pensées. Elle m'a dit que tu broyais du noir ici tout seul, alors me voilà. Remercie-moi d'avoir fait la route, s'il te plaît. J'ai l'impression que je vais gerber.

- Merci, Cherry. »


En dépit de son humeur, Azura parvient à esquisser un maigre sourire. Cherry se laisse tomber face à lui avec un soupir. Malgré ses leggings troués et son débardeur, la pauvre paraît étouffer.


« Putain, à ce rythme, la ville va refaire la une des infos mondiales, dit-elle. Comme si on n'avait pas déjà eu droit à assez d'attention.

- J'imagine que ça a dû se savoir quand les morts ont commencé, songe Azura.

- Tu parles, ça a fait le tour du monde. Ça, c'est sûr que ça les intéresse. Mais la montée du chômage, la pauvreté, la fermeture des commerces et la pollution des océans, ça, personne en parle. C'est drôle. C'est même putain d'hilarant. »


Tout en parlant, la jeune femme fouille une pochette kaki couverte de patchs et de badges à la recherche d'un tas de papiers sur lequel elle finit par mettre la main. La pile s'abat sur la table avec fracas.


« Qu'est-ce que c'est ? interroge Azura.

- Mes devoirs. Ma psy veut que je fasse de la restructuration cognitive. Alors voilà, je dois écrire ce que je ressens, quand je le ressens, pourquoi je le ressens, ce qui me passe par la tête au moment-même et ce que j'aurais pu me dire pour rationaliser un peu plus tard. Pire que du flicage, je te jure. Ils vont bientôt vouloir que je leur décrive la couleur de mes diarrhées.

- C'est plutôt cool.

- Meh. J'aimerais bien t'y voir. »


Cherry sort un stylo noir de sa besace et tourne les pages jusqu'à tomber sur un tableau déjà à moitié rempli. Impressionné, Azura hausse les sourcils. Elle a beau se plaindre, la jeune femme met du cœur à l'œuvre.


« Tu veux que je te prépare un truc ? propose-t-il.

- Un Cherry Bomb, s'il te plaît.

- Euh, je connais pas les dosages.

- Surprends-moi » rétorque Cherry en haussant les épaules.


Le garçon s'exécute, peu sûr de lui. Qu'est-ce que Morgane peut bien mettre là-dedans ? Elle n'aurait pas pu noter la recette quelque part, non ?

Il apporte à Cherry un cocktail que la jeune femme avale sans rechigner. Fier de son œuvre, Azura reprend sa place.


« Alors, lui demande sa voisine après un moment de silence, qu'est-ce qui te met dans cet état ? Le beau temps ? La réouverture de l'enquête ? Vous comptez toujours la résoudre avec vos petites têtes ? Tu sais, il paraît que c'est plus facile de rationaliser en faisant comme si on s'adressait à un ami. Je peux peut-être t'aider. »


Azura sent la pierre de son estomac remonter jusque dans sa gorge. Il déglutit pour l'en chasser. Cherry a raison. Elle peut peut-être l'aider. Et puis, en parler sera déjà un pas en avant.


« Le détective qui est mort ... murmure-t-il. J'étais ... C'était mon ami. Enfin, je crois. J'en sais rien. »


Cherry relève les yeux de sa feuille. Elle fronce les sourcils et pose son stylo, plus sérieuse.


« Oh, merde, ça craint. Désolée, mec. Mais comment ça, t'en sais rien ?

- Je sais pas. C'est ... c'était compliqué. Ça l'est toujours. Je sais pas s'il faisait semblant ou ... »


Azura baisse les yeux sans finir sa phrase.


« Ou s'il t'aimait vraiment » complète Cherry.


Il hoche la tête, bien qu'aimer lui paraisse un peu fort. Du côté de Tori en tout cas.


« Les hommes, grogne la jeune femme. On peut jamais savoir ce qu'ils pensent.

- Il était mêlé à tout ça, poursuit Azura. Il donnait des infos au tueur et égarait des preuves de temps en temps. Il a même caché un corps, tu sais, celui d'Olga ... »


Les yeux révulsés de la journaliste. La main qui se tend vers lui. Azura garde les yeux ouverts pour ne pas les voir, mais la vision est à jamais ancrée dans son esprit.


« J'ai entendu, déplore Cherry. La pauvre. C'était une grosse conne et une emmerdeuse, et Dieu sait que je la détestais et que j'avais envie de lui mettre mon poing dans la gueule à cette pétasse, surtout quand elle a commencé à harceler Holly, mais elle méritait pas ça. Elle méritait peut-être qu'un parpaing lui tombe sur la gueule, mais pas ça. »


Ils s'accordent un moment de silence pour la journaliste. Pour la Fouine de Sunnyside, celle qui, jusqu'à la fin, a cherché la vérité au péril de sa propre vie pour se racheter. Ses motivations pourraient tout aussi bien se situer à des kilomètres de là, mais ce sont celles qu'Azura choisit de lui donner.


« Et donc, poursuit Cherry après la pause, ton détective, je suppose que tu lui en veux pas. Il aurait pu faire n'importe quoi que tu lui aurais pardonné.

- Tori, précise Azura. Il s'appelle ... Il s'appelait Tori.

- Ah ouais ? C'est chelou comme prénom.

- Tu veux que je te rappelle les nôtres ?

- Ouais, mais nous c'est pas pareil. Toi, t'as un prénom de truc hindou mal orthographié et moi j'ai dû ... »


Elle bat l'air d'un mouvement de main.


« Disons que c'est tout ce qui m'a traversé l'esprit au moment où j'ai dû choisir, finit-elle.

- C'est ma mère qui a voulu écrire mon prénom avec un Z, raconte Azura, épaté que la jeune femme sache enfin comment il s'appelle. Elle avait peur que les gens le prononcent mal. Mais comment ça, au moment où t'as dû choisir ? On t'a demandé ton nom avec un flingue sur la tempe ? »


Cherry grimace, comme si le garçon n'était pas si loin de la vérité. Il regrette aussitôt sa plaisanterie.


« Disons que j'ai dû changer en urgence, dit-elle. Mais bref, on s'en fout. Revenons à Tori.

- Je suis pas sûr qu'il y ait encore grand chose à dire.

- Y en a toujours plus à dire qu'on le croit. Fais-moi confiance, j'ai des séances de trois quarts d'heure avec ma psy même quand j'ai la tête si profondément enfoncée dans le cul que je vois mes intestins. »


Le garçon a un rire nasal. Quelle que soit la situation, Cherry parvient toujours à l'amuser.

Elle l'écoute attentivement tandis qu'il lui rapporte ce qu'ils ont trouvé dans l'appartement de Tori (pas grand chose) et ce qu'ils ont pu tirer de son entourage (pas grand monde). Elle plisse les yeux à la mention de Mamie Tupperwares, pour qui il n'existait déjà plus une semaine à peine après sa mort, et les baisse pendant le récit de la mort en question. Azura expire doucement. Il a déjà assez pleuré. Il s'y autorisera de nouveau quand le corbeau sera neutralisé.


« Et si ça avait été lui ? »


Il relève les yeux à la question soudaine de Cherry. Il ne comprend pas où elle veut en venir.


« Si Tori n'était pas mort et qu'il avait été le corbeau, précise-t-elle, tu lui aurais pardonné ? »


Azura ouvre la bouche sans répondre. Imaginer la situation lui demande plusieurs minutes et autant d'efforts. Si Tori n'avait pas été qu'un simple pion ... S'il n'avait pas simplement tué Johnny Gunn et achevé Jack dans son lit d'hôpital mais aussi abattu la mère de Morgane, Olga O'Malley, Jefferson et tous ceux qui le méritaient, Burk et tous ceux dont il a oublié le nom ? Il n'en sait rien. Il s'agit de Tori ; pas de Gaël, Morgane, Cherry ou Holly. Azura se sentait attiré par lui comme par une odeur de barbe-à-papa au milieu de la campagne, mais de là à lui pardonner tous ses crimes sans même connaître ses motivations ?

Non, il n'en sait rien. Il ne peut pas savoir. Ce n'est pas la réalité de toute façon.


« Désolée, soupire la jeune femme en réponse à son mutisme. Je t'embrouille. J'ai juste ... Je me prends la tête avec ces histoires de haine et de pardon. Quand est-ce qu'on doit laisser l'un se transformer en l'autre ? On parle toujours de tourner la page et pardonner, mais qu'est-ce qu'on dit aux gens qui ont besoin de l'inverse ? À ceux qui devraient arrêter de se laisser marcher dessus et commencer à se mettre en colère ? Y a pas de conseils pour eux. »


Azura sort de ses tergiversations pour poser les yeux sur sa voisine. Son front repose dans sa main. De son stylo bic, elle trace de petites boules noires sur le coin de sa feuille.


« Tu parles de toi ? s'enquiert Azura.

- Tu vois quelqu'un d'autre ici ?

- C'est bien si tu commences à en vouloir à ceux qui t'ont marché dessus.

- Celui, le corrige Cherry. J'ai jamais laissé personne d'autre me traiter comme il l'a fait. Ceux qui ont essayé sont sortis de ma vie depuis longtemps. Et de la vie en général, aussi. »


Les traits de la jeune femme se durcissent. La main sur son front se transforme en poing et soutient à présent sa joue.


« Tu sais, avoue-t-elle tout à coup, j'ai pas attendu qu'il soit mort pour commencer à boire. Je m'y suis mise à quinze ans. »


Azura écarquille les yeux.


« Sérieux ? Pourquoi ?

- J'ai grandi dans une institution. Quinze ans, c'est l'âge où ils nous foutent dehors. Bon, en vrai, je suis partie un peu avant. Ils ont jamais cherché à me retrouver, alors je suppose que ça les a pas trop dérangés au niveau légal. À partir de là, j'ai ... fait des choses dont je suis pas fière. Mais bref, s'interrompt Cherry en prenant une gorgée de son cocktail, revenons à ton corbeau. Vous avez la police de votre côté maintenant, si j'ai bien compris. C'est plus qu'une question de temps avant que vous l'attrapiez.

- J'en sais rien, fait Azura avec un mouvement de tête dépité. Il paraît que notre suspect principal est mort depuis cinq ans.

- Ah ouais ? C'était qui ?

- Jason Myers. L'enfoiré qui a tué le père de Gaël. »


La boisson de Cherry manque de lui repasser par le nez. Prise d'une quinte de toux incontrôlable, la jeune femme en recrache la moitié dans son verre et l'autre sur la table. Elle s'étrangle dans sa serviette, les joues écarlates, les cheveux en désordre.


« Ça va ? s'inquiète Azura.

- Comment tu ... peux savoir ça ? se remet Cherry. Comment tu peux savoir que Jason Myers est mort ?

- C'était écrit dans le carnet de la mère de Morgane, répond Azura, intimidé au fond de sa banquette (les yeux acier de Cherry le transpercent comme autant de poignards). Pourquoi ?

- Je croyais que ses recherches avaient disparu avant qu'elle ait touché au but. Que ton Tori avait tout détruit. Comment vous avez pu ...

- Il était caché dans une pièce secrète de sa maison. On l'a découvert par hasard. Pourquoi ça te met dans un état pareil ? Tu le connaissais ? »


En même temps qu'il pose la question, le lien se fait dans le cerveau d'Azura. Une collectrice de dettes. Une jeune femme anonyme qui a sans doute changé de nom pour ne pas être retrouvée par ses anciens acolytes. Et Cherry, livrée à elle-même et aux caprices de la rue avant l'âge de quinze ans.


Donnez une arme à une gamine en colère et elle vous tuera avec un jour ou l'autre.


« C'était toi, le témoin ? » frémit-il.


Cherry semble hésiter. Elle s'essuie la bouche, tourne la tête, soupire, puis se redresse, les mains posées à plat sur la table. L'espace d'un instant, Azura a peur pour sa vie.


« Écoute ... »


La cloche d'entrée tint derrière eux. Leur deux regards s'y tournent comme un seul. Morgane et Holly se tiennent dans l'encadrement de la porte, visiblement surprises par la scène à laquelle elles assistent. La jeune fille est la première à se reprendre. Elle abandonne son parapluie dans l'entrée et avance dans le bar, les traits fermés, le pas décidé.


« Tout le monde est là, dit-elle. Bien. Faut qu'on parle. »




Le tabouret de Cherry tourne avec un grincement. De droite à gauche, puis de gauche à droite. Azura a gardé sa place sur la banquette. Morgane s'est assise en face de lui. Holly, pour sa part, s'est réfugiée là où elle est le plus à l'aise. De l'autre côté du bar.

Morgane se prend la tête dans les mains avec un soupir. Le tic-tac de l'horloge est seul à mesurer le silence qui s'étend depuis déjà plusieurs minutes.


« Je sais pas par où commencer » avoue-t-elle.


Holly et Cherry s'échangent un regard empreint d'hésitation. La plus jeune hoche la tête. Elle se stabilise sur son tabouret, croise les mains sur ses genoux et plante son regard acier sur Morgane.


« Alors commençons par Jason Myers, dit-elle. Qu'est-ce que ta mère a écrit sur lui ?

- Qu'il était mort comme tous les autres. Que la toute première victime du tueur en série de Sunnyside, c'était lui et pas Annabel McCornick. Personne l'a jamais su parce que le corps a disparu et que maman a été assassinée avant de pouvoir faire son rapport. »


Cherry pâlit. Ses jointures blanchissent sur ses genoux.


« Sérieux ? Quand ça ?

- En revenant de l'interrogation de son nouveau suspect. »


Morgane ferme les yeux un instant. Le cœur d'Azura bat fort dans sa poitrine. Ils y sont. La vérité est enfin à portée de main.

Il s'attend à ce que Morgane balance le nom, mais la jeune fille demande à la place :


« Tu la connaissais, non ? Tu savais que j'étais sa fille. »


Prise au dépourvu, Cherry interroge une nouvelle fois Holly du regard. Celle-ci hausse les épaules. Quitte à passer aux aveux, autant ne rien omettre.


« Ouais, avoue-t-elle en se frottant la nuque. J'ai réagi quand tu t'es venue travailler ici. Delacroix ... Elle m'a interrogée sur Jason Myers après avoir réussi à remonter jusqu'à moi. J'étais ... j'étais sa collectrice de dettes, crache-t-elle avec mépris. Quand ça a commencé à chauffer pour nous, j'ai été le premier rat à quitter le navire. Il m'a retrouvée, j'ai cru qu'il allait me tuer, et là ... Je sais pas, il est tombé raide mort. Il s'est mis à cracher ce truc noir dégueulasse et a claqué sous mes yeux. Le même truc qui tombe du ciel en ce moment. »


Ils s'accordent tous un instant pour regarder par la fenêtre. La pluie n'a pas cessé.


« J'ai paniqué et foutu son corps dans une valise pour le jeter à la mer, poursuit Cherry. Mais ça, tu le sais déjà. Après, le groupe s'est démantelé. Je sais pas ce qu'ils sont devenus et je veux pas le savoir. Tout ce que je veux, c'est qu'ils me foutent la paix. C'est pour ça que je suis pas allée voir la police moi-même pour leur rapporter la mort de Myers. Ils seraient foutu d'assez remuer la merde pour qu'elle m'éclabousse. Mais j'ai pas tué ta mère, ajoute-t-elle en fronçant les sourcils. J'ai même pas tué Myers et bordel, j'aurais bien aimé.

- Je sais, la rassure Morgane. Je sais qui a tué ma mère, Myers et tous les autres. »


La jeune fille plonge à nouveau dans le silence. Puisqu'elle ne semble pas encore prête à révéler de qui il s'agit (mais pourquoi ?), Azura enchaîne :


« Tu m'étonnes que t'aies dû changer de nom. Tu t'appelais comment, avant ?

- Ça t'avancera à quoi de le savoir ?

- Euh ... à rien. J'aurai juste l'impression de te connaître un peu plus. »


Les yeux perçants de Cherry demeurent ancrés aux siens un long moment. Elle expire doucement et dit :


« Mary pour les intimes. Bloody Mary pour les autres. Mais cette fille est morte et enterrée. Je veux plus jamais la revoir. J'ai porté ma croix et elle aussi, elle est morte et enterrée. Elle non plus, je veux plus jamais la revoir. »


Derrière le comptoir, Holly écarquille presque imperceptiblement les yeux. Ce doit être la première fois qu'elle l'entend parler de Stef ainsi. Quant à Azura, il se contente d'écouter. Il est sûr que Bloody Mary est encore là, quelque part, bien cachée mais prête à détruire quiconque osera encore porter atteinte à sa famille. À Holly. Et aux jeunes, sans doute.


« On peut dire que le corbeau t'a sauvé la vie deux fois, murmure la femme.

- C'est pas comme s'il l'avait fait exprès, rétorque Cherry. Et puis, il a toujours le sang de la moitié de la ville sur les mains. Y compris celui de la détective Delacroix. Et de Tori. »


Les regards se tournent vers Azura, puis vers Morgane. Celle-ci a croisé les mains devant la bouche et contemple le vide sans piper mot.


« Alors ? la presse Azura. C'est qui ? »


La jeune fille expire profondément. Elle baisse la tête sans décroiser les mains, comme si elle priait, et reprend :


« C'est ce qu'a dit Tori avant de mourir qui me chiffonne. S'il n'a pas écrit la lettre, alors qui ? Ça devait être quelqu'un de proche de nous. Quelqu'un qui savait qu'on cherchait à découvrir la vérité même après avoir promis l'inverse aux flics et qu'on risquait de réussir. Quelqu'un qui nous surveillait de près et essayait de nous en empêcher plus ou moins adroitement.

- Tu veux dire, comme Gina et Lauren ? fait Azura en fronçant les sourcils. C'est vrai qu'elles nous disaient toujours de laisser tomber ...

- Lauren s'est faite renverser par Tori parce qu'on lui a donné la lettre, lui rappelle Morgane. Il lui aurait suffi de l'égarer. Et si Gina était dans le coup, elle aurait laissé Tori filer.

- Rob et Morris, alors ? Ils ont quitté la pièce avant que Tori passe aux aveux. Ils ont pu faire n'importe quoi pendant ce temps-là. Et puis, ils sont flics aussi. Ils ont peut-être entendu Gina et Lauren parler de nous et auraient décidé de prendre les choses en main.

- Non, ils ont rien fait du tout. Je les ai entendus se plaindre de l'extérieur pendant toute l'interrogation. Et puis, s'il y avait eu d'autres taupes dans la police, Tori aurait été au courant. Surtout si ça avait été eux. »


Azura se laisse aller au fond de sa banquette. Pourquoi jouer aux devinettes ? Pourquoi leur cacher ce qu'elle a appris ? Qu'elle leur dise une bonne fois pour toutes !


« Donc, résume-t-il, nerveux, c'est quelqu'un qui nous a à l'œil depuis un moment, a tué Jefferson pour nous mettre en garde et l'empêcher de parler, a cherché à nous faire peur une deuxième fois en déposant cette lettre chez moi, a demandé à Tori de renverser Lauren après qu'on la lui ait donnée ...

- Alors qu'il aurait simplement pu nous réduire au silence dès le départ, achève Morgane. Et si on exclut la police et les personnes présentes dans cette pièce, nos options se réduisent à une. »


Sans comprendre, Azura penche la tête. De qui parle-t-elle ? Dickson ? Non, impossible. Même s'il était au courant pour leurs soupçons concernant Jefferson, Dickson se trouvait à des kilomètres du commissariat lors de la mort de Tori. Et s'il l'avait prévenu ? Si, durant sa fuite, Tori avait envoyé un message au tueur pour lui demander un dernier service - l'abattre avant de mettre son frère en danger ? Non ... il n'aurait pas pu le faire aussi rapidement. Et puis, Tori ne voulait pas mourir ainsi. Aucune victime ne le voulait.

Azura s'ébouriffe les cheveux, le crâne ceinturé par un début de migraine. Ils devraient se concentrer sur Tori. Sur les personnes présentes lors de sa mise à mort. Mais sans compter leur trio et la police ...


« Azura » l'interrompt Morgane.


Il relève la tête, le regard vaseux. Pourquoi Morgane a simplement exclu les personnes présentes dans cette pièce ? Pourquoi pas Gaël ? Pourquoi ne pas l'avoir invité à la réunion, s'ils touchent enfin au but ?


« Qui d'autre a quitté la pièce pendant l'interrogation ? demande la jeune fille.

- Juste Gaël. En urgence, parce qu'il ... Enfin, tu sais. »


De l'index, il trace de petits cercles sur son bas-ventre. Morgane ne cille pas.


Ma voix est plus grave qu'avant, je sais ! J'ai commencé les injections juste après mon anniversaire.


« Parce qu'il prétendait avoir ses règles, complète-t-elle à sa place. Sauf qu'il ne les a plus depuis longtemps. J'ai vérifié sur Internet, l'ovulation s'arrête quand on suit un traitement hormonal.

- Il avait peut-être un autre problème. Je veux dire, il allait pas nous dire que ... Tu vois.

- Dans ce cas, il se serait tenu le ventre ou l'estomac. Pas la zone en-dessous.

- Attendez, intervient Cherry, j'ai raté un épisode ? Pourquoi on parle des ragnagnas de Gaël ? Depuis quand il les a, d'ailleurs ? »


Je suis désolé, Azu. J'ai perdu le carnet.


Azura secoue la tête.


« Non. »


Ne montre cet ordinateur à personne ! Surtout pas à ...

J'ai peut-être une solution, pour l'ordinateur. Je peux le voir ?

Et alors, rien. Tous les fichiers ont disparu ou sont corrompus. Désolé pour le faux espoir, Azu.


« Non ! dit-il encore. Pourquoi tu parles de ça ? T'es pas bien ou quoi ? Tu crois que Gaël est de mèche avec ces enfoirés ? Ils tuent des gens, Morgane ! Qu'est-ce qui tourne pas rond chez toi ? »


La jeune fille soupire. Du pouce et de l'index, elle se pince l'arête du nez. Elle s'attendait à cette réaction. C'est bien pour ça qu'elle aurait préféré qu'Azura comprenne de lui-même.


« Tu te souviens de ce que Gina a dit sur l'expéditeur de la lettre ? Un gaucher, quelqu'un d'instable, peut-être malade, avec une écriture d'enfant, récite-t-elle. Et ce qu'il a écrit sur mon mur, tu t'en souviens ? »


Gaël est passé par ici.


« Je m'en souviens, grogne Azura. Quel rapport ?

- L'écriture était moins maladroite puisque tracée de la main gauche, mais c'était exactement la même. Y compris les cercles et les lettres toutes rondes. J'ai pas réagi sur le coup parce que je pensais pas que ... Merde, s'énerve tout à coup la jeune fille, pourquoi c'est à moi de t'expliquer tout ça ? Tu crois que ça m'amuse ? Tu crois que ça m'éclate de penser que Gaël ait pu tuer ma mère ? »


Je suis surtout comme Morgane. Le clone de ma mère avec vingt-cinq ans de moins.


« Il l'a jamais rencontrée, ta mère ! explose Azura. Comment il aurait pu demander à je sais pas qui de la tuer ?

- Alors pourquoi son nom est inscrit dans ce putain de carnet ? »


Une pile de feuilles atterrit entre eux. Les mâchoires serrées, Morgane fixe Azura comme pour le mettre au défi de les lire. Mais le garçon recule une fois de plus.


Tu crois que tu fais bien de remuer tout ça ? Tu disais que tu commençais enfin à être en paix.


« Pourquoi il aurait fait ça ? demande-t-il, désespéré. Pourquoi il se serait allié avec des meurtriers ?

- Il détestait Jason Myers, lance Morgane en retour. Tu te souviens de ce que tu as ressenti pour Campbell ? Imagine un peu comment ça a dû être pour lui. Je parle pas forcément d'alliance, Azura. Je parle d'un pouvoir qui a pu le dépasser et dont quelqu'un d'autre essaierait de profiter. »


Tu me le dirais, s'il t'obligeait à faire des trucs dont t'as pas envie ?


Les traits de Gaël qui se figent. Ses lèvres qui s'ouvrent, ses bras qui se croisent. La pâleur de son teint lorsque la possibilité qu'Azura l'ait percé à jour le traverse.


Qu'est-ce que tu veux dire ?


Azura secoue la tête.


Tu as revu O'Malley récemment ? Je préfère te savoir loin d'elle.


Puis O'Malley est morte. Et que disait-elle ? Que Gaël a commencé à fréquenter les Everett juste après la disparition de Myers. Et que disait Gaël ? Que Sunnyside lui a déjà suffisamment pris et qu'ils devraient laisser tomber l'affaire.

Dès le départ, il a voulu abandonner. Ce comportement défaitiste ne lui ressemble pas. Et il ne s'est jamais trouvé sur place lorsque le corbeau frappait. Toujours absent ou atteint de cette crève qui n'a jamais existé.


Parfois, j'ai envie de voir la maison brûler jusqu'à ce qu'il en reste que des cendres. De voir brûler la ville toute entière. Je hais cet endroit.


« Tu délires, souffle le garçon, à court d'arguments. T'es en train de me dire que depuis tout ce temps, le corbeau ... le tueur en série qui terrorise Sunnyside depuis cinq ans, c'est ... »


Morgane soutient son regard sans chercher à agir. Juste à guetter sa réaction.


On peut pas passer le futur à regretter le passé. On doit faire avec ce qu'on a.


Et qu'avait-il ?


Qu'est-ce que tu voulais qu'elle fasse d'autre avec un pouvoir pareil ? Et puis elle avait personne pour la guider, elle. Pas d'amis, plus de famille. Elle s'est faite entuber par le monde dès sa naissance.


Oh, bon Dieu. Gaël n'a jamais parlé de Karasu.

Azura s'empare des photocopies d'une main tremblante. Face à lui, Morgane le contemple avec un air où se mélangent la provocation et l'apitoiement. Il doit savoir.

Il tourne les feuilles et tombe directement sur la dernière page. Il n'a pas besoin de voir le reste.


J'ai décidé de parier ma vie ce soir. Si cette affaire ne peut se résoudre sans cela, alors je serai heureuse de me sacrifier pour ma ville. Une seule personne semble pouvoir relier les pistes de Jason Myers (suspect principal, décédé), de Nathan Jefferson (suspect mineur, écarté) et de la famille Everett (suspects majeurs). Gaël Whitefeather, un jeune garçon de 17 ans résidant seul avec sa mère au 56, rue du Port. Je le soupçonne d'être complice, sinon coupable, des meurtres en série perpétrés à Sunnyside depuis quatre ans et me prépare à l'interroger à son domicile. J'ignore son mode opératoire. J'ignore même si ces meurtres relèvent de l'empoisonnement ou de quelque chose qui nous dépasse. Je ne sais qu'une chose. Si je ne reviens pas en vie, Gaël Whitefeather est coupable.

Morgane, ma chérie, je sais que tu trouveras ce carnet et j'en suis désolée. Nana et toi êtes ce qu'il y a de plus précieux à mes yeux et la raison pour laquelle je vais mettre fin à tout cela. Je vous souhaite une longue et heureuse vie. S'il vous plaît, n'oubliez jamais que vous formez une famille. Veillez l'une sur l'autre à tout moment.

Maman.


Azura se passe une main sur la bouche. Il se sent partir en avant et se retient d'une main contre la table. Des étoiles dansent devant ses yeux, l'incitant à les rejoindre dans le noir. Là où la vérité ne le touchera pas. Là où Gaël et lui tendront le doigt vers le ciel pour y tracer leurs constellations imaginaires.

Azura se lève, mais il ne se sent pas tituber. Il ne sent pas le sol se précipiter vers lui ni sa joue le heurter de plein fouet. Il sent, en revanche, son cœur s'ouvrir en deux pour y accueillir un dernier souvenir. Les derniers mots de Gaël avant qu'Azura se laisse consumer par la mort de Tori.


On pourrait partir. On pourrait juste partir et laisser la ville s'autodétruire. Qu'est-ce qu'elle a à nous offrir de toute façon ?




Azura se réveille allongé sur une banquette du rez-de-chaussée. Bien sûr, il ne le réalise pas tout de suite. Il a d'abord l'impression d'avoir affaire au plafond de sa chambre. Pas celle de la Petite Sirène, ni même celle de son appartement, mais celle de son enfance. La chambre des jours heureux.

Il veut se redresser d'un coup, mais ne parvient qu'à soulever la tête avant de la laisser retomber. Holly vient à son secours avec un murmure qu'il ne comprend pas. Elle le tient par la nuque et l'aide à s'asseoir. Une migraine atroce explose aussitôt dans son crâne. Azura se masse le front, les dents serrées de douleur. Une main mate, qui doit appartenir à Cherry, lui tend un verre d'aspirine qu'il avale d'un trait avant de chercher ses lunettes à tâtons. Il les trouve posées sur la table juste devant lui.

Puis son esprit se remet en marche.

Le garçon écarquille les yeux et en balaie l'endroit, affolé. Les cernes rouges de Holly, accoudée au comptoir pour contempler le vide. Les traits fermés de Cherry, dont le regard ne cesse d'aller et venir entre ses bras croisés. Et, enfin, la mine insondable de Morgane, assise juste en face de lui comme si elle n'avait pas bougé depuis tout ce temps.

Tout le monde est là.

Tout le monde.

L'angoisse comprime la poitrine du garçon. Il serre les dents jusqu'à s'en faire mal. Il espérait avoir eu affaire à un cauchemar. Pas à la vérité qu'ils ont poursuivie ces six derniers mois.

Il ouvre la bouche avant de se rendre compte qu'il ne sait pas quoi dire. Qu'il n'a rien à dire, à part ces cris de colère et de déni qu'il leur a déjà fait subir.


« Qu'est-ce qu'on fait ? »


La voix tremblante et empreinte de sanglots de Holly lui fait lever les yeux. Qu'est-ce qu'ils font ? Azura n'a qu'une réponse à leur donner.


« Je dois ... je dois lui parler. Je dois parler à Gaël. »


Un râle agacé provient de devant lui. Morgane croise les bras et plisse le nez, comme écœurée.


« Et te laisser convaincre qu'il est innocent ?

- J'ai vu les preuves, rétorque Azura après un instant de stupéfaction. Je suis pas stupide, Morgane.

- Je sais, avoue-t-elle presque à contrecœur. T'es pas stupide. Juste complètement aveugle.

- Je l'ai été, corrige-t-il. J'ai les yeux ouverts maintenant. Et je veux comprendre ce qui s'est passé. »


La jeune fille relève brusquement la tête. Son regard le fusille surplace.


« Tu sais ce que je voudrais comprendre, moi ? Comment il a pu me regarder dans les yeux et prétendre être mon ami après m'avoir rendue orpheline ! Comment il a pu ne serait-ce qu'adresser la parole à ma petite sœur ! Tu sais ce que ça fait d'attendre que ta mère rentre à la maison alors qu'elle le fera jamais ?

- Non, mais ...

- Mais lui sait, c'est ça ? Tu vas me dire qu'il faut pas lui en vouloir parce qu'il a eu une vie difficile ? Big news ! Tout le monde ici a une vie de merde et personne a commencé à tuer des gens pour ça !

- Parce que personne ici en a le moyen ! lance Azura en retour. Tu sais pas ce que t'aurais fait à sa place ! Personne le sait !

- Quoi, tu vas me dire qu'on est tous des tueurs en série potentiels maintenant ?

- Fermez-la tous les deux. »


Le ton ferme, posé, de Cherry les prend par surprise. Les deux adolescents tournent la tête à l'unisson. La jeune femme décolle les fesses de son tabouret pour se tenir droite. Sa voix ne tremble pas un seul instant lorsqu'elle leur annonce :


« On causera de moralité et de responsabilité plus tard. On sait tous que Gaël est pas seul dans cette affaire. Tout ce qu'on peut faire pour l'instant, c'est essayer de comprendre comment et pourquoi il en est arrivé là. Azura a raison. Il doit lui parler. C'est le seul à qui il dira la vérité, ajoute-t-elle en voyant Morgane se préparer à protester. Et une fois qu'on la connaîtra ... là, on pourra enfin atteindre la racine du problème.

- Gaël ne peut pas avoir tué tous ces gens, murmure Holly, encore sous le choc. Il ... »


Elle se frictionne les bras comme si elle avait froid. Son regard retombe à ses pieds.


« Pas de son plein gré, dit Azura. Pas pour s'amuser.

- Qu'est-ce que t'en sais ? fait Morgane en haussant les épaules. Moi aussi, je pensais le connaître. »


Azura prépare une réplique cinglante qu'il décide de garder pour lui. Cherry a raison ; ils doivent se calmer et réfléchir. Blesser son amie ne servirait à rien. Et puis, il n'est pas le seul pour qui les émotions ont pris le dessus sur la raison.


« Je vais l'appeler pour ... »


Il sort son téléphone de sa poche mais s'interrompt en l'allumant. Un SMS ? Quand a-t-il reçu un SMS ?


De: Gaël

     maman est partie


Rien d'autre. Pas d'autre message, d'appel en attente. Juste cette annonce funèbre qu'Azura sent transpercer sa poitrine. Partie ? Elle n'est tout de même pas ...

Il vérifie l'heure de réception et écarquille les yeux. 9h34. Comment a-t-il pu ne pas le remarquer plus tôt ? Est-ce qu'il a coupé le son ? Préféré guetter l'heure sur l'horloge de la Petite Sirène ? Nom de Dieu, pourquoi a-t-il fallu que ça tombe aujourd'hui ?


« Bordel, souffle-t-il simplement. Je ... je dois l'appeler. »


Il s'éclipse à l'étage sans s'expliquer. Le regard des trois femmes pèsent sur son dos comme autant d'enclumes.




« Gaël ! Gaël, ça va ? Qu'est-ce qui s'est passé avec ta mère ? »


Azura n'a pas pu se retenir. Dès que son ami a décroché, il n'a pas pu empêcher sa voix de revêtir ses accents inquiets. Comment pourrait-il en être autrement ? Il s'agit de Gaël. De Gaël.


« Azura » dit simplement celui-ci.


Le garçon attend une suite qui ne vient pas. Sa main libre serre le bord de sa banquette. Dans son dos, une goutte de sueur froide trouve son chemin jusqu'à ses reins.


« Tu t'es enfin décidé à m'appeler ? poursuit son ami. Ça fait jamais que douze heures. Non pas qu'il se soit passé grand chose depuis. »


Azura se mord les lèvres. Il ignore si les révélations de Morgane influencent sa perception, mais la voix de Gaël est comme morte. Dénuée de toute vivacité ou intonation. S'il ne le connaissait pas mieux, il pourrait le soupçonner d'être sous l'influence d'une saloperie. Mais l'emprise avec laquelle se débat Gaël n'a rien d'une drogue.


« Et Joy ? répète Azura. Qu'est-ce qui lui est arrivé ?

- Oh. Je te l'ai dit, elle est partie.

- Comment ça, partie ?

- Partie. J'ai ouvert les yeux et elle était plus là. Elle est pas revenue depuis. Mais t'inquiète pas, j'ai l'habitude. »


Le cœur d'Azura tombe dans sa poitrine. Joy prétendait que son fils se porterait mieux sans elle, mais il n'arrive pas à croire qu'elle soit réellement passée à l'acte. Comment a-t-elle pu l'abandonner ainsi ? Qu'a-t-il pu se passer ? Certes, vu son état, Azura n'est pas mécontent de son départ, mais Gaël ...


« Bon, fait ce dernier. Si on a rien d'autre à se dire, on se verra plus tard. J'ai à faire.

- Attends ! Y a ... y a autre chose.

- Hm ? »


Gaël paraît surpris. Sa voix revêt une intonation plus douce.


« Qu'est-ce qui se passe, Azu ? T'as un problème ? T'as l'air paniqué tout à coup. »


Une goutte de sang perle sur la lèvre inférieure d'Azura. Il la recueille avec sa langue, laissant le goût métallique emplir sa bouche sans une grimace. Y aller par quatre chemins ne servira qu'à repousser l'inévitable.


« Morgane ... Morgane a fini de traduire le carnet. »


Le silence tombe à l'autre bout de la ligne. Un silence assourdissant, qui pèse de plus en plus sur les épaules d'Azura au fur et à mesure qu'il s'étend.


« Oh, fait à nouveau la voix éteinte de Gaël.

- Qu'est-ce qui t'arrive, Gaël ? Qu'est-ce qui s'est passé ? Parle-moi. Explique-moi. Je t'en prie, Gaël, je ... »


Le désespoir d'Azura le fait serrer les paupières. Il ne veut pas y croire. Il est obligé d'y croire.


« Elle est morte après t'avoir parlé, poursuit-il malgré les larmes qui lui enserrent la gorge. La mère de Morgane. Tu le savais, non ? Tu le savais dès le départ. C'est toi qui ... »


Il déglutit. Il ne peut pas le dire.


« C'est toi qu'on cherchait depuis le début, dit-il à la place. Pourquoi tu... »


Pourquoi être resté avec eux ? Pourquoi n'avoir rien dit ? Pourquoi ne pas avoir demandé leur aide ?


« Pourquoi ? » demande-t-il simplement.


À l'autre bout du fil, Gaël soupire. Un soupir discret, presque inaudible, comme s'il expirait juste un peu plus fort que nécessaire.


« Parce que je suis le corbeau de Sunnyside. »


L'estomac d'Azura se compresse. Un instant, il craint même de vomir. Entendre Gaël le dire brise ses dernières illusions. Gaël est le corbeau. Gaël a toujours été le corbeau. Gaël a le sang de plusieurs douzaines de personnes sur les mains.

Son Gaël.


« Pourquoi ? répète-t-il, le menton tremblant. Comment c'est arrivé ? C'est à cause de Jefferson ? Des Everett ? Qui est-ce qui te force à faire ça ? Pourquoi t'en as pas parlé à quelqu'un ?

- J'ai rien à te dire à ce sujet.

- Au contraire ! proteste Azura. C'est moi. Tu sais que tu peux tout me dire, c'est moi ! Je te protégerai, Gaël, je t'ai toujours ...

- Tu me protégeras ? coupe l'autre garçon. Tu m'as protégé, quand papa est mort ? Quand Jefferson m'a fait venir chez lui ? Quand Hank a voulu me violer ? »


Impuissant, Azura serre les paupières. Pire que les mots eux-mêmes, la façon dont Gaël les prononce lui retourne l'estomac. Pas avec colère, ni même avec peine, mais avec l'indifférence la plus totale. Comme s'il dressait la facture de ses méfaits.


« T'es parti, lui rappelle-t-il sur le même ton. Tout le monde part. Et moi, je reste. Je resterai jusqu'à ce que la ville me libère. Jusqu'à ce que je m'en libère moi-même.

- En faisant quoi ? En tuant chaque habitant ? En brûlant jusqu'au dernier immeuble ?

- Peut-être. Tu seras bien obligé de me détester, dans ce cas. »


Azura cille sans comprendre. De quoi parle-t-il tout à coup ?


« Pourquoi je ...

- Et si je tuais Holly ? Morgane ? Tu me détesterais ? Dis-moi ... ce que je dois faire. Dis-moi que tu me détestes.

- Personne ici te déteste, Gaël. On est tous prêts à t'écouter. Même Morgane, quand elle aura pris un peu de recul et connaîtra la vérité.

- Quelle vérité ? Peut-être que je fais juste ça pour m'amuser. Vous seriez encore prêts à m'écouter, si c'était le cas ? »


Azura déglutit. La colère commence à percer le voile d'indifférence dans la voix de son ami. Il préfère encore ça à l'inertie qui l'a précédée.


« J'y crois pas une seconde, rétorque-t-il. Les Everett te font chanter, c'est ça ? Comme ils ont fait chanter Tori et tous les autres. Qui est-ce qu'ils menacent ? Joy ? Moi ?

- Tu crois qu'on peut faire chanter un corbeau en cage ? Il l'ouvrira de lui-même pour s'envoler et te chiera dessus au passage. Je suis ... libre. Je suis libre. Alors déteste-moi.

- Non. »


Un râle contenu franchit la barrière des dents de Gaël. Azura ne le voit pas, mais le connaît assez bien pour le savoir.


« Qu'est-ce que tu cherches à faire ? l'interroge-t-il. Pourquoi tu me repousses ?

- Parce que je te hais ! Je vous hais tous, vous, vos vies minables et le bar pourri dans lequel vous passez votre temps à lécher vos blessures. Vous me dégoûtez !

- C'est ça, prends-moi pour un con. T'en as d'autres, des comme ça ? Tu détestes les pancakes du matin aussi ? Les peluches Gogo qu'on s'est échangées ? Notre sortie à Devil's Rock ? Le Noël qu'on a passé ensemble ? La soirée sur la plage et ce qu'on a fait ensuite ? »


La respiration de Gaël s'accélère. Azura se pince les lèvres. Il ne veut pas déclencher de crise chez son ami ; il veut juste l'entendre dire la vérité.


« T'es pas seul, c'est ça ? Tu fais ça parce qu'ils t'écoutent ?

- Non ! explose Gaël. Fous-moi la paix ! Ça se terminera bientôt de toute façon, alors fous-moi la paix ! Foutez-moi tous la paix !

- Gaël ... »


Sa dernière parole tombe dans un abîme de silence. Gaël a raccroché.

Azura demeure immobile un instant avant de sentir les larmes couler. De frustration, il jette son téléphone contre le mur. L'appareil ne se brise même pas. Putain de technologie.

Il se lève et fait les cent pas dans le grenier. Bordel, bordel, bordel ! Qu'est-ce qui se passe ? Qu'est-ce qu'il entend par ça se terminera bientôt ? Qu'est-ce qu'il compte faire ? Il ne peut pas rester sans savoir. Il ne peut pas rester là à tergiverser alors que Gaël planifie peut-être sa propre mort.

Il s'essuie les yeux et les relève, les poings serrés, le regard fulminant. Il doit le voir. Il doit lui parler face-à-face, comprendre ce qui lui arrive une bonne fois pour toutes.

Il doit se rendre chez les Everett.




Gaël laisse tomber son téléphone au sol aussitôt après avoir raccroché. Ses yeux brûlants de larmes contemplent le brasier déclenché plus tôt. Dans la cheminée de son ancienne demeure, les dernières photos de l'heureuse petite famille se consument rapidement. Comme si elles cherchaient à échapper au regard assassin qui plane sur elles.

Il les a retrouvées, au final. Dans un carton poussiéreux du grenier, parmi la poussière et les vieux meubles. C'est ce que Ray est devenu pour sa mère. Une poussière, un bien encombrant dont on se débarrasse pour faire place au nouveau canapé.

Il regarde le visage de son père se faire grignoter par les flammes jusqu'à ne devenir qu'une minuscule et méconnaissable boule noire. Ses valises sont déjà prêtes. Elles l'attendent à l'arrière de la voiture aux vitres teintées, entre Maxwell et la place qui sera bientôt la sienne. La place qu'il ne quittera jamais.

Gaël, jusque là assis les bras liés autour des genoux, se redresse pour la retrouver. Ses jambes manquent de se dérober sous lui. Les accusations d'Azura lui ont donné le vertige. Il savait pourtant bien que ça finirait par arriver. Il l'a su dès que son ami leur a confié posséder le même pouvoir que lui. Qui d'autre aurait pu le percer à jour ? Un cas désespéré comme lui n'avait pas une chance contre son meilleur ami et la fille d'Abigaëlle Delacroix.

Un sourire de fierté lui étire le coin de la bouche pour disparaître aussitôt. Comme si le temps était aux réjouissances. Il a foiré. Il a tout foutu en l'air et, maintenant, quelqu'un va devoir payer la facture de ses échecs.

Il époussette son pantalon, le regard toujours rivé à la cheminée. Dehors, le chagrin d'Azura s'abat sur la ville. À moins qu'il s'agisse de rage. Gaël est incapable de faire la différence.

Il expire doucement, sa propre colère toujours contenue au creux de son ventre. Il ne regrette pas Stef, Jefferson, Miriam ou tous ces gens qu'il ne connaissait que de nom. Il ne regrette pas plus ceux disparus aux mains de son père. Hank et la partenaire d'Abigaëlle sont peut-être en train de pourrir dans un trou à leur tour ; qu'est-ce qu'il en a à foutre ? Malgré tout, il regrette sincèrement Tori. Au moins autant, si ce n'est plus, qu'il regrette la mère de Morgane. Le détective était ce qui se rapprochait le plus d'un ami à ses yeux, du moins avant le retour d'Azura. Pourtant, il a dû mourir à son tour. Leur rencontre fortuite à la décharge et tous les échanges qui ont suivi n'ont plus aucune importance à présent. Ils pourraient tout aussi bien ne jamais avoir eu lieu. Ce serait même préférable ; Gaël n'aurait ainsi pas à pleurer la perte d'un ami. Tout a toujours fini dans les larmes de toute façon. Pourquoi cette fois-ci aurait été différente ?

Il se passe une main sur les yeux, les mâchoires serrées à lui en faire mal. Pourquoi a-t-il fallu que cette merde lui tombe dessus ? Pourquoi lui ? Qu'est-ce qu'il a fait pour mériter une vie pareille ? Et Azura ? Ils n'ont jamais demandé à porter un tel fardeau. Gaël n'a jamais demandé à ce que ses mains deviennent rouges du sang que Lawrence a versé dessus.

Eux ou Joy. Eux ou lui. Eux ou Maxwell. Et, aujourd'hui, eux ou Azura. Tout ça parce que ...

Il ouvre un œil luisant de fureur. Derrière la vitre de la cheminée, la dernière photo du mariage de ses parents semble le narguer. Elle noircit, se replie sur elle-même, mais refuse de disparaître. Le sourire de sa mère lui apparaît comme une grimace. Cette mère qui trompera son mari seulement quelques années plus tard pour donner naissance à un enfant maudit.

Un râle remonte jusqu'à la surface de la gorge de Gaël. Comment ose-t-elle le regarder ainsi ? Cette salope, cette menteuse, cette ...

Gaël brise la vitre de la cheminée d'un coup de pied. Sa fureur explose dans un cri suraigu. Il hurle vers les flammes, vers le monde qu'il aimerait les voir engloutir, vers ces mensonges qu'on lui a servis jour après jour, vers ce meilleur ami, ce prétendu protecteur disparu sans un mot au moment où il en avait le plus besoin. De quoi compte-t-il le protéger aujourd'hui ? De Lawrence ? De l'épée de la justice suspendue au-dessus de sa tête depuis le premier jour - celui où Jason Myers a trouvé la mort ? Il mourra s'il essaie. C'est pourquoi les choses seraient plus simples s'il apprenait à le détester.

Le cri de Gaël s'éteint en un gémissement de douleur. Si seulement Azura en était capable.

Le garçon pose les mains sur ses genoux pour reprendre son souffle. Un filet de bave, qu'il décide de cracher, pend d'entre ses lèvres. Son cœur bat la chamade. Autour de lui, les flammes libérées s'attaquent aux rideaux du salon. À ce tapis hideux dont Joy ne s'est jamais débarrassé. Gaël n'en a que faire. C'est ce qu'il souhaitait dès le départ. Voir cet endroit brûler jusqu'à ce qu'il n'en reste que des cendres.

Son second cri est pour son père. Ce père mort d'une simple balle, qui n'a pas su se battre et rentrer chez lui le soir où Joy et celui qui n'était pas son fils l'attendaient avec le plus d'impatience. Cet homme qui les a abandonnés le soir de l'anniversaire de leur simulacre de mariage. Pas étonnant que Joy l'ait vécu comme une punition. Une croix à porter pour le péché qui lui a donné naissance.

Peut-être qu'Azura et Morgane ont raison. Peut-être que tout cela relève du destin ou il ne sait quoi. Gaël s'en fiche. En cet instant, il ne pense qu'à son père et à quel point il le hait.

Il crache une deuxième fois, retient une nausée et relève la tête. Son regard est fiévreux, ses cheveux collés à son visage, ses yeux noirs des larmes qu'il a versées. Pourtant, il voit nettement le paysage autour de lui. Un foyer en ruines, en proie à la destruction la plus pure, dont il ne restera bientôt plus que des cendres.

C'est ... magnifique.

Gaël a un rire incontrôlé que seule la fumée de l'incendie interrompt. Il tousse, crache une nouvelle fois et se nettoie enfin la bouche de l'horrible substance noire. L'espace d'un instant, il craint de perdre connaissance avant de quitter la maison. Il titube en arrière et se raccroche à une voix qu'il connaît bien.


« Gaël. »


Il chavire dans la direction de Maxwell pour quasiment s'effondrer sur lui. L'homme le retient de justesse.


« Gaël, viens. On sort d'ici.

- Ton nez ...

- C'est rien. Accroche-toi à moi. »


Gaël cille sans réagir. Il n'en est pas sûr à cause de sa vision pire que floue, mais quelque chose de noir semble avoir coulé du nez de son père. Quelque chose qu'il connaît bien.

Il s'accroche à son cou et se laisse porter à l'extérieur. Là, Gaël prend une grande inspiration. Il ouvre une dernière fois les yeux pour voir la maison s'éloigner. Le feu qu'il avait déjà déclaré à l'étage fera bientôt exploser les vitres. Bien. Qu'elle flambe. Cette petite chambre ridicule n'est plus la sienne. Il n'est plus un enfant. Il est le corbeau, qu'il l'ait souhaité ou non.


« Papa, gémit-il en se sentant perdre connaissance.

- Ça va aller, mon cœur. Je suis juste là.

- Papa » répète-t-il pourtant.


Gaël sombre dans le noir avant même d'atteindre la voiture. Son crâne est rempli d'aiguilles. Quant à son corps, il ne l'aurait pas soutenu une seconde de plus.

Maxwell le dépose sur la banquette avant de s'assurer qu'il respire bien. Il lui rafraîchit le visage avec un chiffon humide, essuyant au passage les traînées noires qui s'y attardent encore. Gaël est aussi brûlant que si l'incendie derrière eux s'était déclaré en lui.

Il attache sa ceinture avec un soupir et fait signe à Phil de laisser les pompiers à un autre. Gaël a raison. Qu'ils la laissent flamber. Qu'ils laissent flamber la ville toute entière. Ils l'auront quittée avant que le feu les atteigne.

La voiture démarre dans le plus parfait des silences. Derrière elle, les vitres d'une chambre d'enfant finissent par exploser.

Le corbeau regagne sa cage.




« Alors ? »


Morgane est la première à poser la question. Azura a descendu les escaliers quatre à quatre, mais ce n'est pas la raison pour laquelle il est essoufflé. Gaël a besoin de lui. Il n'a jamais eu plus besoin de lui qu'en cet instant.


« Alors je dois le voir, résume-t-il. Il lui arrive quelque chose, je sais pas quoi, mais ...

- Tu veux dire le voir seul ? Quelle excellente idée, remarque sarcastiquement Morgane. Tu sais ce qui est arrivé à la dernière personne qui l'a vu seule ?

- C'est un risque que je suis prêt à prendre, rétorque Azura. Il est sur le point de péter les plombs.

- Tu veux dire encore plus qu'avant ?

- J'ai pas le temps pour ça, Morgane. »


La jeune fille le jauge du regard. Ses bras croisés finissent par retomber à ses côtés. Elle soupire, une main dans les cheveux.


« OK, pardon. Mais on pourrait le faire venir au commissariat, non ? Les notes de ma mère sont une preuve suffisante pour ...

- Pour qu'ils le jettent en prison ? Hors de question !

- On n'en est pas encore là, l'apaise la jeune fille. C'est juste que ce serait plus sûr pour tout le monde. J'ai ... Je veux pas que vous vous ... »


Elle se pince les lèvres et détourne le regard. Ses cils sont humides. Azura comprend enfin pourquoi elle s'en fait autant.


« Eh, personne va mourir. Tu sais qu'on se ferait jamais de mal entre nous. »


Morgane s'essuie les yeux d'un bref coup de manche. Elle hoche la tête, peu convaincue.


« Sois quand même prudent, conseille Cherry. N'importe qui peut péter un câble et faire des horreurs qu'il regrettera la seconde d'après. Crois-moi, j'en connais un rayon sur le sujet.

- Veille sur lui, Azura, ajoute Holly. Il en a plus besoin que jamais. Tu sais où le trouver ?

- Je crois que oui. »


Ils s'échangent tous un regard entendu qui semble durer une éternité. Les poings serrés, Azura se dirige vers la sortie.

Avant de s'arrêter net.

Quelque chose vient de s'écraser sur la porte avec un bruit mat. Il demeure figé un instant, les poumons comprimés par un horrible pressentiment, et ne sort de sa torpeur que lorsque ses trois amies le rejoignent. Cherry est la première à prendre la parole.


« Qu'est-ce que c'est que ces conneries, encore ? »


Elle ouvre la porte sans attendre de réponse. À leurs pieds, une mouette morte gît sur le dos. De son bec brisé s'échappe la même substance que celle qui s'abat sur la ville depuis quelques jours. Ses yeux ont explosé dans son crâne, mais le sang qui s'en écoule encore est noir. La pauvre bête semble avoir été plongée dans un puits de pétrole jusqu'à ce que mort s'ensuive.

Ils n'ont pas le temps de se concerter qu'une deuxième créature s'abat un peu plus loin sur le trottoir. Un pigeon, cette fois. Ils n'ont pas besoin de s'approcher pour connaître son état. La couleur de son plumage, ouvert par l'explosion de ses petits organes desséchés, parle pour lui.

Azura recule d'un pas, les membres tremblants de terreur. À côté de lui, Morgane se couvre la bouche pour retenir un sanglot. Ils savent ce qui est en train d'arriver. La jeune fille en a rêvé des mois plus tôt.


« Bordel de merde » résume parfaitement Cherry.


Les yeux de Holly rougissent encore un peu plus. Incapable de supporter la vue, la propriétaire se retire dans le bar. Azura lève les yeux au ciel. Un peu partout dans la ville, les oiseaux chutent en plein vol comme foudroyés par une crise cardiaque fulgurante.

Une mort subite.

Un vertige le saisit tout à coup. Il met ça sur le compte du choc, avant de réaliser que les trois femmes à ses côtés sont elles aussi saisies de nausées. Il essuie le fluide odorant qui lui coule du nez et lève son doigt à hauteur de ses yeux.

Noir.


« Oh, bordel, souffle Cherry en se nettoyant à son tour. C'est pour de vrai ou je suis en train de délirer ? C'est le manque qui fait ça ?

- Non ... »


Azura et Morgane s'échangent un regard inquiet. Elle en a rêvé des mois auparavant. Des mois de préparation, et ils n'ont pas su l'empêcher.

La main moite de la jeune fille se faufile dans la sienne. Azura la serre fermement. Leurs yeux se quittent pour se poser à nouveau sur l'extérieur. Sur cette ville en train de mourir.

Sur cette ville en train de se faire assassiner.

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