Chapitre 29
Forget the horror here
Leave it all down here
It's future rust and it's future dust
Tori meurt les yeux ouverts. Enfin, non-révulsés. Azura les voit toujours ancrés aux siens. Voit toujours les supplications muettes, intraduisibles, au travers des larmes sombres qui cachaient aussi une certaine dose de soulagement.
Du soulagement. Il ne peut pas y croire.
Les orbes éteints demeurent braqués sur lui comme s'ils cherchaient à l'avaler. Il revoit William bercer le corps de son fils et se demande combien de parents ont été à sa place. Combien d'adultes en position de pouvoir ont pleuré la mort de leur premier né comme des enfants.
Qu'est-ce qui est arrivé à cette ville ? Qu'est-ce qui est en train d'arriver à l'endroit qui l'a vu grandir ?
Azura ne sort de sa léthargie qu'en voyant une paire de bottes faire les cent pas devant lui. Assis sur une chaise en plastique de l'accueil, le garçon lève deux yeux d'où s'écoulent autant de traînées de larmes. Les deux femmes, les deux collègues de Tori, débattent juste devant lui sans qu'il les ait remarquées.
« Comment c'est possible ? se torture Gina. Il a rien ingéré depuis sa fuite ! Rien du tout !
- À part du café, note Lauren, dont les yeux écarquillés et la respiration fébrile réduisent à néant tous ses efforts pour paraître insensible à la vue du corps de Tori.
- Si cette saloperie était dans le café, on serait tous morts depuis longtemps.
- Il avait peut-être une capsule de poison sur lui.
- Pourquoi il aurait essayé de se flinguer, dans ce cas ?
- Parce que ça aurait été moins douloureux. »
Peu convaincue par la théorie de sa collègue, Gina secoue la tête. Un soupir exaspéré franchit ses lèvres. Puis ses yeux se tournent vers Azura. Malgré son état, malgré sa vision brouillée, le garçon comprend ses questions sans qu'elle les formule. Il baisse la tête sans y répondre. Sans avoir l'énergie de répéter ce qu'il leur a déjà dit.
Il s'essuie le nez d'un revers de manche. À sa gauche, Morgane s'est pris le visage dans les mains et n'émet pas le moindre son. Quant à Gaël, il étreint les épaules de son ami et laisse des larmes éreintées, bruyantes et ininterrompues comme celles d'un enfant blessé, couler le long de son cou en lui murmurant des paroles incompréhensibles. Elles seules perturbent le terrible silence s'étant abattu sur le commissariat. Même Rob et Morris ont interrompu leur discussion pour poser un regard empreint de gravité sur leurs collègues. La sortie en trombe et les hurlements de Gina leur ont fait comprendre la situation sans qu'on la leur explique.
Les regards ne se tournent et ne se lèvent que lorsque le commissaire sort de la salle d'interrogatoire, couvert jusqu'aux coudes de substance noire. La mine absente de l'homme contemple ses mains en silence tandis qu'il avance jusqu'à la fontaine à eau. Tous épient ses gestes sans oser ouvrir la bouche. Même Jamie la standardiste a rejoint le petit groupe sans piper mot.
Azura quitte William des yeux pour les faire glisser jusqu'à la porte ouverte de l'endroit où repose toujours le corps de Tori. Est-ce qu'il l'a nettoyé ? Lui a fermé les paupières et croisé les mains sur le ventre, comme dans les films où la mort est toujours belle ?
Il sent Gaël lui tirer la manche avant d'avoir pris conscience de s'être levé.
« Azu, non. »
Sa vision floutée se baisse vers son ami. Lui aussi a les joues mouillées.
« Je ... je veux le revoir » articule Azura.
Gaël secoue la tête. Ses cheveux se collent à son visage.
« J'en ai besoin. J'ai besoin de ... »
La voix d'Azura se brise. Il se laisse tomber sur sa chaise, le dos rond et les poings devant les yeux. Ses sanglots n'ont plus rien de silencieux. Il ouvre la bouche pour hurler, mais ne parvient à émettre qu'on son étranglé. Il n'en peut plus. Il ne veut pas garder comme dernier souvenir de Tori ce regard mort posé sur lui. Ce regard soulagé, aux antipodes de la main tendue d'Olga qu'il a préféré fuir plutôt que saisir. Encore combien comme eux ? Combien de morts avant qu'ils comprennent enfin ce qui se passe ici ?
La respiration chevrotante, Lauren se détache du groupe pour s'éloigner à l'intérieur du commissariat. Ses mâchoires serrées semblent retenir un hurlement. Elle demeure immobile un instant avant d'envoyer sa jambe blessée contre une corbeille à papier, qui vomit son contenu quelques mètres plus loin en lui arrachant un cri de douleur. La violence du geste fait tressaillir Azura, qui peine à contenir un nouveau sanglot. Il sait qu'elle cherche à évacuer son chagrin à sa propre manière. Il sait. Mais il n'a pas envie de voir ça. Il a envie de revoir Tori. De fermer les yeux, se boucher les oreilles et se réveiller ne serait-ce que quelques heures plus tôt. Plus que tout, il a envie de trouver le corbeau et de lui tordre le cou.
Le commissaire s'appuie des deux mains contre la fontaine à eau en poussant un profond soupir, tête baissée. Puisqu'il ne semble pas encore prêt à reprendre la parole (et admettre l'inadmissible), Gina le fait à sa place.
« Bon ... souffle-t-elle en se pinçant l'arête du nez. Je me lance. Je pense qu'Azura dit vrai. »
Un silence confus accueille son aveu. Le sort de Tori a dû chasser cette histoire de surnaturel des esprits.
« Tu déconnes ? fait Lauren, les sourcils froncés, en comprenant de quoi il est question. Tu crois vraiment à son délire ?
- Je sais, se défend Gina, c'est improbable. Mais c'est l'explication la plus logique qu'on ait.
- Il va falloir m'expliquer ce que tu trouves de logique là-dedans !
- C'est impossible que Tori ait ingéré du poison entre le moment où les enfants sont arrivés et le moment où il ... Enfin, reprend Gina après une pause, j'étais là quand il est mort. C'était ... c'était pas un suicide.
- Qu'est-ce que t'en sais ? Qu'est-ce que tu sais de lui, au juste ?
- Du calme, Lauren. Je sais qu'il était terrifié. Il arrêtait pas de dire qu'on devrait le descendre avant qu'il mette sa famille dans le pétrin et lorgnait sur mon flingue. Il voulait mourir, activement, sans penser que ça arriverait tout seul. Tu comprendrais si tu l'avais eu sous les yeux.
- Oh, je comprendrais ? Qu'est-ce qui te dit que c'était pas vous qu'il voulait descendre ? Je dois te rappeler ce qu'il m'a fait ? Ce qu'il a fait à Jack ? »
Lauren lève une de ses béquilles pour appuyer son argument. Gina prend une grande inspiration. Leur dispute paraît se passer dans une autre pièce aux oreilles d'Azura. Il fixe le vide, l'esprit à la fois bouillonnant et vide de toute pensée.
« On a fait pratiquer des dizaines et des dizaines d'autopsies sur les victimes, reprend Gina. Tu as lu les rapports. Ils ont jamais trouvé aucune trace de poison, alors que quelque chose les fait littéralement pourrir de l'intérieur à vitesse grand V ! Tu vois quelque chose de naturel à ça ?
- C'est peut-être juste un produit indétectable. On en a déjà répertorié des dizaines, alors pourquoi pas un de plus ?
- Y a pas de poison indétectable quand on fait une autopsie. Juste des poisons plus difficiles à repérer que d'autres. Et puis, tu crois vraiment qu'il échapperait à la science depuis presque cinq ans ? »
Lauren baisse les yeux, à court d'arguments. Gina cherche le soutien de ses collègues, qui se contentent de légers hochements de tête. Tout le monde a dû y penser au moins une fois. Même Lauren.
« Mais ... » recommence celle-ci.
Elle ne va pas plus loin. Un gobelet en plastique broyé lui file sous le nez pour atterrir sur le sol, où il rebondit plusieurs fois avant de s'immobiliser. Les regards s'attardent bêtement sur lui avant de se tourner vers l'envoyeur. Appuyé d'un bras contre la fontaine à eau, le commissaire halète de rage.
« Mon fils est mort » articule-t-il, chaque mot séparé du suivant par un silence pénible.
De honte, les huit paires d'yeux s'abaissent. Azura n'ose pas imaginer ce qu'il doit ressentir.
« Si celui qui a fait ça est un sorcier, ou un démon, ou je ne sais quoi encore, alors bien, poursuit William en s'avançant vers eux. Je suis prêt. J'ignore où, j'ignore quand, j'ignore comment, mais je vais trouver cet enfoiré et l'empêcher de nuire encore. Par n'importe quel moyen. Vous me suivez ? »
Ils hochent la tête, plus par crainte et par habitude que parce qu'ils mesurent vraiment l'étendue de cette promesse. Lauren déglutit. Azura ignore ce qui se jouait entre Tori et elle, mais la réaction de la brune est bien trop violente, bien trop chaotique pour appartenir à quelqu'un qui le détestait.
« Par où on commence, alors ? »
Le commissaire prend un instant pour réfléchir - ou se remettre. Il expire bruyamment, les poings sur les hanches, puis rejoint Azura pour s'accroupir devant lui.
« Tu peux nous en dire plus sur ce don que tu as ? »
Azura renifle. Un don ? Il appellerait plutôt ça une malédiction.
Il leur répète ce qu'il leur a déjà raconté dans la salle d'interrogatoire en s'obligeant à ne pas trop lorgner vers celle-ci. À ne pas trop penser à ce qui s'y est déroulé. Mais comment le pourrait-il ? Tori vient de mourir sous ses yeux.
Mourir. Il est mort. Il reviendra pas. Il reviendra jamais.
Azura se mord les lèvres pour ne pas éclater en sanglots plus qu'il l'a déjà fait. La mort d'Olga l'a évidemment bouleversé, mais la journaliste n'était qu'un peu plus qu'une inconnue à ses yeux. Tori ... Qu'était Tori, au juste ? Un ami ? Un autre inconnu ayant simplement joué un rôle pour écarter les soupçons qui auraient pu, à force d'égarer les preuves, peser sur lui ? Azura ne peut pas y croire. Il ne peut pas croire que tout, du sourire qu'il lui a adressé à leur première rencontre jusqu'aux larmes qu'il a versées à la dernière, ait été calculé pour gagner sa confiance.
J'ai bien vu que t'avais quelque chose de spécial, dès la première fois qu'on s'est rencontrés.
Le garçon serre les paupières. Pourquoi ne pas lui avoir parlé, dans ce cas ?
La voix douce du commissaire requiert toujours plus de détails. Azura s'efforce de replonger des mois en arrière, jusqu'à ce jour où sa vie a basculé. Jusqu'au jour où Campbell est mort.
Il leur raconte l'incident, ce fameux soir où il a oublié son sac de sport dans les vestiaires et surpris le vieux professeur en pleine altercation avec une jeune fille (une gamine timide et toute fluette d'une autre classe qui parlait à peine et paraissait aussi solide qu'un morceau de papier). Il ne lui a pas fallu une seconde pour comprendre qu'il ne s'agissait pas d'une altercation. La main veineuse tirant les cheveux longs, la chemise déchirée laissant voir un sous-vêtement qui n'allait pas tarder à se retrouver dans le même état, le visage adolescent en larmes. C'est tout ce qui lui a fallu.
Il a agrippé Campbell par derrière et, en comprenant que crier ne serait pas suffisant, lui a collé une droite. Ce qui est arrivé juste après, Azura ne s'en souvient pas vraiment. Les jours entre l'incident et son exclusion sont couverts d'un épais brouillard dans lequel le garçon peine à se retrouver. Tout ce temps, seules les nouvelles du professeur et de la jeune fille l'ont atteint. Campbell n'a pas été inquiété. Bien sûr. Les adolescents sont des menteurs. Quant à Leïla, dont il a appris le prénom par Ryan, elle s'est jetée du troisième étage du lycée le jour suivant et a survécu de peu. Elle n'a pas quitté l'hôpital depuis.
Et Campbell, bien sûr, n'a pas été inquiété.
Azura l'a haï de tout son être. Il ne se croyait même pas capable de haïr à ce point. Contrairement à la période séparant l'incident de la tentative de suicide de Leïla, il se rappelle nettement de sa réaction. Il se rappelle avoir parlé à une mère qui refusait d'écouter. S'être enfermé dans la salle de bain de ce putain d'appartement pour y hurler de toutes ses forces, jusqu'à en baver, jusqu'à avoir envie de vomir. Et, enfin, il se rappelle ce qui a suivi. La fureur qui prenait forme dans son corps. Le goût de mort et de fer dans sa bouche, les larmes qui coulaient sans être vraiment des larmes, et à quel point il aimerait envahir de sa haine l'homme qui le mérite le plus.
Campbell est mort le soir-même, le corps suintant d'une substance noire dans laquelle on retrouva plusieurs traces de sang et d'organes. Et le voilà revenu ici.
Les témoins l'écoutent dans un silence religieux. Même Lauren, qui refusait pourtant d'y croire (sans doute pour se protéger), a joint les mains sous le menton et entrouvert la bouche avec l'air de remettre en question le sens même de la vie. Quant aux amis d'Azura, ils se contentent de le couver d'un regard encourageant où transpire une pointe d'admiration.
« Mais alors, c'est peut-être lui le coupable, soulève Morris en pointant un index accusateur vers le garçon. Il a quasiment avoué !
- Il est parti de Sunnyside pendant quatre ans, crétin, le réprimande Lauren. Si le modus operandi est tel qu'il le prétend, ça aurait été impossible pour lui de tuer des gens au hasard sans même les connaître.
- Ah, oui. »
Morris se frotte le menton, comme plongé dans une intense réflexion. Azura ne cherche même pas à se défendre. Il est épuisé. Il est enragé. Il est trop de choses à la fois et ignore à quelle émotion il devrait laisser libre court en premier.
Tori ...
Il serre les paupières pour ne pas craquer. Pas maintenant. Pas avant d'avoir déniché le responsable de toute cette merde.
Oui. Le temps est à la rage.
Comme s'il lisait ses sentiments (bien qu'il doive simplement éprouver les mêmes), le commissaire pose les mains sur les cuisses pour se relever. Il passe deux doigts sur sa barbe négligée et déclare :
« Je vais chez Tori. Je vais chez mon fils. Pendant ce temps, ajoute-t-il en se tournant vers les détectives présents, vous épluchez ses contacts. Le verrou de son téléphone est 1206. Sinon, essayez 0612.
- Vous en êtes sûr, monsieur ?
- Certain.
- Et son ordinateur ? demande Rob.
- Les mots de passe ont été réinitialisés lundi et le post-it est toujours sur son écran. Il ne l'a pas changé.
- Vous croyez ?
- Je le connais assez bien pour savoir qu'il est trop fainéant pour ça. »
Le commissaire, qui a déjà commencé à se diriger vers la sortie, se fige presque imperceptiblement. Est. Était. Il est encore trop tôt pour faire la différence.
« Gina, annonce-t-il en pivotant vers elle, je vous confie mon fils. Accompagnez les secours et restez-y jusqu'à ce que je me libère.
- Bien, Monsieur.
- Mais la police risque de poser des ... »
Rob s'interrompt en réalisant l'absurdité de sa remarque. C'est eux, la police.
Le commissaire se détourne sans la relever. C'est le moment que choisit Azura pour se lever de sa chaise.
« Attendez. Je viens avec vous.
- Hors de question, rétorque William en le fusillant du regard. Vous en avez fait assez. Le reste est entre nos mains.
- On était les seuls à comprendre ce qui se passait vraiment jusqu'à il y a quelques minutes ! rétorque Azura. Vous en seriez pas là sans nous ! »
Et Tori ne serait pas mort. Ou peut-être que si. Bordel, j'en sais rien.
« Azu, attends ... »
Surpris par le mince filet de voix de son ami, Azura se retourne. Gaël a quitté la chaise à son tour et glisse vers lui pour lui attraper la main. Son teint est encore plus pâle qu'à l'ordinaire.
« S'il te plaît, souffle-t-il. Va pas là-bas. Je veux pas que cette ville ... ou que ce type te prenne toi aussi. »
Assommé par l'émotion, Azura met une petite seconde à vraiment saisir le sens de ses paroles. Puis il se rappelle les circonstances de la mort de Ray - abattu par Jason Myers en tentant de protéger la ville. Il serre le poing.
« Il me prendra pas. Il prendra plus personne. On va mettre fin à tout ça, Gaël.
- On pourrait partir ... »
Azura fronce les sourcils. Le regard fiévreux de son ami se perd à leurs pieds.
« On pourrait juste partir et laisser la ville s'autodétruire, répète Gaël. Qu'est-ce qu'elle a à nous offrir de toute façon ?
- Y a des gens bien ici. Ils méritent pas qu'on les abandonne.
- Mais ils méritent pas ta vie. »
Les lèvres pincées, Azura caresse la nuque de son ami. S'il n'a pas les idées claires, celles du garçon en face de lui sont encore plus troubles.
« Je vais pas mourir, Gaël. Je promets. »
Son petit doigt libre cherche celui de son voisin pour s'y enrouler. Il se penche vers lui pour l'embrasser, mais Gaël baisse la tête. Ses lèvres se heurtent à son front.
« Désolé, murmure-t-il. J'ai ... j'ai envie de vomir. Je préfère t'épargner le goût. »
Azura esquisse un sourire éreinté. Il fait glisser une ultime caresse sur la joue de son ami avant de se tourner vers le dernier membre du trio.
« Et toi, Morgane ? Qu'est-ce que tu fais ?
- Ma priorité absolue, c'est de déchiffrer le journal de ma mère. Il y a ... Quelque chose me chiffonne. »
Azura l'interroge du regard. Celui de la jeune fille est aussi dur et insondable qu'un barrage d'acier.
« Je t'en dirai plus quand j'aurai des certitudes, murmure-t-elle.
- Très bien, cède le commissaire. Faites ce que vous voulez mais arrêtez de me faire perdre mon temps. Rob, ramène ces deux jeunes chez eux. Lauren, Morris, le téléphone de Tori est sur la table de la salle d'interrogatoire. Azura, tu viens avec moi sans traîner. »
Le commissaire se remet en route à peine sa phrase terminée. Refusant de se laisser distancer, Azura trottine à sa suite. Il jette un dernier regard derrière lui, mais les portes du commissariat se referment avant qu'il puisse rencontrer celui de ses amis.
L'immeuble dans lequel vit (vivait) Tori est un immense bloc de béton gris situé à la frontière entre la civilisation et le quartier désaffecté de Sunnyside. Du trottoir, Azura distingue le toit de l'hôtel où Gaël et lui ont créé quelques-uns de leurs meilleurs souvenirs. La proposition de son ami lui revient en tête et le garçon la secoue comme pour l'en chasser. Il n'abandonnera pas la ville. Il n'abandonnera plus personne. Jamais.
L'index tendu du commissaire se pose tour à tour sur les quatre chiffres de sécurité. Aussitôt, la porte de la résidence s'ouvre avec un bip discret.
Tori réside (résidait) au quatrième étage. L'homme et le garçon gravissent les escaliers sans un mot. L'air est étouffant. Azura sent la sueur coller à sa nuque à peine le deuxième étage atteint. William enfile une paire de gants, ouvre la porte qui les intéresse (la 404) et entre sans plus de cérémonie. Azura hésite avant de l'imiter. Il s'essuie le front, rassemble son courage (et sa rage, surtout sa rage) et pénètre à sa suite.
Le vide est la première chose à le choquer.
Bien sûr, l'appartement n'est pas vraiment vide. L'entrée donne sur une pièce blanche parfaitement carrée où sont disséminés un lit simple défait, un coussin, une table basse surmontée d'une canette de bière au citron et d'une photographie encadrée (Azura n'a pas besoin de la détailler pour deviner qu'il s'agit de Tori et Ken avec dix à douze ans de moins), une poubelle pleine et une télévision. Le commissaire balaie la canette et la photo d'un revers de la main pour renverser le contenu de la poubelle sur la table tandis que le regard médusé d'Azura fait le tour de l'endroit. Il n'arrive pas à imaginer que quelqu'un puisse (ait pu) vivre ici.
Tu veux qu'on monte ?
Il avise le lit et se rappelle furtivement les avances de Tori lors de cette matinée à la Petite Sirène. Le garçon les comprend tout juste. Que penser de ça ? À quel point doit-on se sentir seul, confus, désespéré pour faire une telle demande à un lycéen ? Peut-être qu'il voulait juste oublier. Ou peut-être qu'il lui plaisait. Est-ce qu'il aurait accepté, s'il avait compris, s'il avait su comment tout ça se terminerait ? Est-ce qu'ils l'auraient vraiment fait ? Il ne peut pas prétendre ne jamais avoir été attiré par Tori, mais ...
Azura secoue la tête pour en chasser ces questions aussi inutiles que dérangeantes. À la place, il reporte son attention sur le commissaire. Celui-ci épluche les papiers froissés qui peuplaient la poubelle un instant plus tôt. Azura s'assied en tailleur face à lui pour l'aider.
« Pourquoi 1206, au fait ? demande-t-il dans le silence.
- L'anniversaire de son frère.
- Oh. »
Puisque William n'a pas l'air de vouloir s'étendre, Azura s'affaire à sa tâche sans insister. Bien sûr. Si Tori est allé jusqu'à abattre son partenaire pour protéger son frère, bien sûr qu'il choisirait ces chiffres comme mot de passe.
Le garçon s'empare d'une enveloppe encore scellée pour la détailler. L'adresse inscrite correspond à l'appartement, mais pas le nom du destinataire. Tori n'a pas pris la peine de l'ouvrir ou de la renvoyer. Il l'a simplement jetée sans même la rouler en boule. Aucune curiosité, aucune envie de rendre service. Juste l'indifférence la plus profonde.
Azura décide de le faire à sa place. Il ne s'agit que d'une facture d'électricité.
Il la laisse sur le côté avec les papiers déjà triés et passe à la suite. Des emballages plastiques, des canettes vides, des reçus d'April's, plus de canettes vides, et le programme télé du mois passé. Rien d'important. Même le cadre de la photo de Ken et lui ne renferme rien de suspect. Azura espérait mettre la main sur une lettre des Everett mais, visiblement, Tori devait à son corbeau bien plus que de l'argent.
Peut-être qu'ils n'ont rien à voir avec tout ça. Peut-être qu'il s'est juste monté la tête. S'ils abritaient Jason Myers pour l'aider à échapper à la surveillance de la ville, Gaël aurait bien fini par le remarquer.
Azura se traîne instinctivement jusqu'au lit pour regarder en-dessous. En lieu et place du vide poussiéreux auquel il s'attendait, le garçon trouve une boîte à chaussures aux couleurs passées qu'il s'empresse de tirer vers lui. Il ouvre le carton, le cœur battant, bientôt rejoint par le commissaire et ses remarques inaudibles. Le sang frappe les tympans d'Azura comme un tambour. Il pose le couvercle de la boîte à côté de lui, les mains tremblantes d'appréhension.
Des cartes postales.
Il bat des cils, confus, tandis que William s'empare de la plus récente et la retourne sans prêter attention au paysage qu'elle dépeint.
Cher Tori,
Papa est mort et l'univers peut aller se faire foutre.
P.S : je crois que j'ai figé le temps quelques secondes hier. J'ai dû abuser de l'herbe.
« C'est de qui ? »
La question d'Azura ne récolte qu'un grognement impatient. Les lettres ne sont pas signées.
Ils les épluchent ensemble, partageant une frustration attisée par chaque message anonyme. Cette personne, qui qu'elle soit, écrivait à Tori comme elle aurait écrit à son journal. Azura se demande s'il arrivait au détective de lui répondre.
« Ah ! » fait soudainement le commissaire.
Il sort une photo de la boîte et la tient à hauteur d'yeux pour l'étudier. Son regard marron-vert se plisse, mais ne trahit aucune reconnaissance. Azura se penche pour la détailler à son tour. La fille sur la photo doit avoir son âge. Elle arbore une coiffure atroce, le genre de coupe courte et bourrée de gel qu'adoptaient les gothiques deux ou trois siècles plus tôt, et a maquillé ses yeux déjà sombres de noir. Un anneau métallique fait le tour de sa narine gauche. Son visage, parsemé de taches de rousseur, serait plutôt avenant sans ce look atroce et les mèches noires qui lui tombent sur le front. Elle sourit au photographe, penchée sur une table ronde qui ne laisse voir que son buste, et a jeté un bras autour des épaules d'un adolescent dont la ressemblance avec Tori le perturbe avant qu'Azura réalise qu'il s'agit simplement de lui. Tori, à son âge. Tori lycéen. Heureux, ou tout au moins vivant.
« Vous savez qui c'est ? » demande-t-il à l'intention du commissaire.
Celui-ci n'émet qu'on grognement inintelligible accompagné d'un froncement de nez. Au dos de la photo se trouve une date remontant à un peu plus de dix ans à laquelle quelqu'un, sans doute Tori, a ajouté une note. Dernière soirée avec Amanda. En dessous de celle-ci se trouve une trace de stylo, comme s'il avait voulu ajouter quelque chose avant d'y renoncer. William et Azura la contemplent en silence. Comprenant que l'homme n'a aucune intention de le briser, le garçon s'en charge à sa place.
« C'était sa copine ? Il lui est arrivé quoi ? »
Le commissaire bat des cils pour sortir d'une réflexion profonde. Il bafouille une phrase dont Azura ne tire aucun sens, secoue la tête et finit par hausser les épaules. Il ne sait pas. Il ignore qui est cette Amanda dont son fils aîné garde précieusement les lettres dans une boîte à chaussures.
Merde. Est-ce qu'une seule personne, dans cette ville, savait quoi que ce soit à propos de Tori ?
« Allez, décrète finalement William. Au travail. »
Il renverse le carton sans aucune délicatesse et poursuit sa lecture. Comprenant qu'il ne s'étendra pas sur le sujet (qui admettrait ignorer jusqu'à l'identité de la plus précieuse amie de son fils?), Azura l'imite comme un automate. Si Tori n'a pas vu cette fille depuis dix ans, elle n'a aucune chance d'être mêlée aux morts subites.
Azura voit juste. Lire ces lettres ne leur apporte rien, sinon une connaissance presque invasive du vécu d'Amanda.
Le commissaire soupire et poursuit l'investigation sans se laisser décourager. Il toque contre les murs, vérifie le matelas et chaque latte du plancher, retourne la taie d'oreiller et les vêtements du placard (Tori ne devait pas posséder plus de cinq tenues différentes, soit trois de plus qu'Azura), puis, les mains toujours vides, passe à la cuisine. Azura déglutit en découvrant la pièce plongée dans la pénombre. Son malaise se dissipe à peine lorsque le commissaire enclenche l'interrupteur. L'endroit paraît ... mort. Bien plus encore que celui qui lui servait de chambre. Puisque seule la poubelle renversée témoigne qu'il y ait jamais eu signe de vie ici, le commissaire se dirige directement vers celle-ci. Même l'évier est vide. Seul un carton de nourriture chinoise à moitié entamé gît sur le plan de travail. Azura n'ose pas s'en approcher. Quant au frigo, il ne contient que d'autres canettes et un carton de pizza.
Ils s'accroupissent devant l'unique centre d'intérêt de la pièce. Azura ne comprend pas ce qu'ils y trouvent. Des tupperwares, des tupperwares et encore des tupperwares. Tous pleins. Il plisse le nez en découvrant des lasagnes fraîches, gratinées et parfaitement cuites.
« Qu'est-ce que ...
- Sa voisine. »
Il tourne les yeux vers le profil du commissaire, qui semble avoir appréhendé sa question. L'homme secoue la tête, un soupir entre les lèvres.
« Je me souviens lui avoir dit ... Je lui ai dit qu'il allait bien devoir finir par les manger, tous ces trucs qu'elle lui prépare. Ou par les jeter. On dirait qu'il a fait son choix. »
Azura revient au contenu dispersé en plissant le front. Cela paraîtrait ridicule hors contexte mais, dans la situation actuelle, ce choix lui paraît déprimant.
« C'est pas la seule chose qu'il ait jetée » remarque-t-il ensuite.
Il plonge le bras au fond de la poubelle renversée et en tire un cadre photo au verre brisé. Il n'a pas besoin de le retourner pour savoir ce qu'il va y trouver. Jack, bien sûr. Jack, Natasha (l'air tellement moins fantomatique qu'aujourd'hui qu'Azura la reconnaît à peine) et leurs deux gamines dont l'une s'accroche à la ceinture de Tori comme pour l'empêcher de fuir. Azura ignore où ils se trouvent, quelque chose comme un parc ou un zoo, mais le détective n'a pas l'air ravi d'y être. Il a détourné le regard et sonde un point sur le côté avec une moue agacée. Le bras musclé de Jack autour de son cou est la seule chose à le maintenir en place.
Azura se demande s'il a toujours su qu'il devrait l'abattre un jour. Si Jack est celui qui lui a éclaté la tête contre la table en acier et cerclé son regard de jaune. S'il l'a détesté, à l'instant où son arme s'est retournée contre lui.
Il se masse les paupières, deux larmes aux coins des yeux. Pas maintenant. Pas maintenant.
« Je crois que Jack était son seul ami, murmure William en s'emparant du cadre. Actuellement, en tout cas. »
Le silence qui suit ne fait rien pour aider Azura à se calmer. Il avale tout de même son chagrin et, les yeux brillants, s'apprête à se relever à la suite du commissaire. Sauf que celui-ci ne bouge pas de sa place.
« J'aurais dû comprendre ... »
Azura émet un son interrogateur écrasé par le calme plat de l'appartement. Il ajuste sa posture pour récolter des genoux moins douloureux et observe patiemment le profil de William.
« Ça a dû se passer à l'école de police ... Quelque chose a dû ... »
Le garçon renifle comme pour lui rappeler sa présence. Comme surpris par celle-ci, le commissaire tourne tout à coup la tête dans sa direction. Si les émotions d'Azura ne s'étaient pas figées en même temps que Tori, ce geste l'aurait probablement effrayé.
« Tu connaissais mon fils, Azura ? De quoi vous parliez entre vous ?
- De pas grand chose. Parfois de l'enquête, parfois de famille. Il disait qu'il voulait pas être agent de police.
- C'est vrai. C'est moi qui lui ai proposé. »
William revient à la photo et secoue imperceptiblement la tête. Azura peine à faire sens de ses paroles. Qu'aurait-il dû comprendre ? Il a d'abord pensé qu'il faisait allusion à la situation de Ken, mais ...
« Qu'est-ce qui s'est passé à l'école de police ? »
La question n'arrache à son voisin qu'une flopée de battements de cils. Sa tête pivote de nouveau de droite à gauche, comme s'il renonçait à trouver la réponse avant même d'avoir commencé à la chercher.
« Je ne sais pas ... Quelque chose. Quand il est revenu, il était comme un étranger. Il avait la tête dans les nuages la plupart du temps. Ses yeux étaient toujours dans le vide, et il avait ce sourire ... J'ai mis ça sur le compte du boulot, au début. C'est dur de passer du statut d'étudiant à celui de salarié. Puisqu'il ne se remettait pas, j'ai commencé à blâmer la mort de sa mère. Et quand j'ai entendu ce qu'il a dit sur Miriam tout à l'heure, j'ai cru que c'était à cause d'elle. Mais maintenant, je me souviens ... Il m'appelait de l'école, parfois. Il me parlait de cette brèche ... de ce trou qu'il avait dans le ventre et qui allait finir par l'engloutir tout entier. Il a commencé à détester le contact autant que Ken. La première fois que Jack a voulu ... Je veux dire, c'était rien du tout, juste une accolade entre collègues après leur première affaire résolue ensemble ... Tori était tellement fier, mais ensuite ... On ignorait tous ce qui lui a pris, mais il a vomi sur le coup. Il ne réagissait pas comme ça avant. Quelque chose ... quelque chose a dû lui arriver. Il a essayé ... il essayait de m'en parler avec ses mots, mais j'ai ... »
Le discours décousu du commissaire s'interrompt lorsque celui-ci se pince l'arête du nez. Azura l'écoute le cœur battant. Le même goût de bile envahit sa gorge que lorsque Gaël lui a confié ses soucis concernant Hank - ce sac à merde qui a bien failli le traumatiser à vie. Il veut savoir. Il ne veut rien savoir. Il veut connaître Tori autant qu'il veut rester loin de cette brèche que le jeune homme portait en lui. Il a l'impression que si le commissaire formule concrètement ses doutes, il y tombera à son tour pour ne plus jamais refaire surface.
Il ne veut pas comprendre le soulagement de ces yeux morts.
William doit ressentir la même chose, car il abandonne son récit avec un soupir. Il se redresse, bientôt imité par Azura, et prend une grande inspiration.
« On trouvera rien ici, décrète-t-il. Mon fils était un fainéant, mais pas un idiot. Notre meilleure chance, c'est encore son téléphone. »
Heureux d'en rester là, Azura hoche la tête et s'engage à sa suite. Il le laisse fouiller la minuscule salle de bain seul (il ne ferait que l'encombrer) et, sans rien avoir découvert, les deux enquêteurs quittent l'appartement dans le même calme funeste que celui dans lequel ils y sont entrés.
Pour tomber nez à nez avec la voisine aux tupperwares.
Celle-ci semble aussi surprise qu'eux. Azura recule même d'un pas, se heurtant à la porte close de l'appartement 404. Quand Jack a mentionné la mystérieuse bienfaitrice aux bons petits plats, il s'est imaginé une belle jeune femme aux cheveux longs et aux tee-shirts moulants. Pas une grand-mère cambrée sur laquelle ils sont obligés de baisser les yeux.
« Oh, fait-elle avec un large sourire sans dents, je croyais que mon Tori était rentré à la maison. Vous êtes des amis à lui ? Vous êtes un peu jeune pour être un ami à lui, remarque-t-elle en tournant ses yeux clairs vers Azura. Et vous, vous êtes un peu vieux. Est-ce qu'il vous a demandé d'arroser ses plantes ? De nourrir son chat ? Oh, je sais, il vous a demandé de venir me voir, c'est ça ? Je m'ennuie tellement quand mon Tori n'est pas là. Il doit le savoir. C'est un ange, vous savez. »
Le sourire mou s'élargit. Azura et William s'échangent un regard à la fois confus et éprouvé. Tori n'a (n'avait) ni plantes ni chat. Soit cette femme perd la boule, soit elle n'est jamais entrée chez lui et avale comme des pilules une vie qu'il s'est créée de toutes pièces. Ils favorisent tous les deux la seconde hypothèse.
« C'est ça, confirme le commissaire sans rien laisser paraître. On vient de finir l'arrosage. En parlant de Tori, vous auriez une minute pour répondre à quelques questions ?
- Bien sûr ! répond la petite vieille, heureuse, comme toutes les petites vieilles du monde, de tuer le temps en papotant avec le premier venu. Qu'est-ce que vous voulez savoir ? Il n'a pas de problèmes, j'espère ? Il est si gentil avec moi, vous savez, toujours en train de m'écouter déblatérer mes problèmes quand il a tellement à faire. Oh, mais j'y pense, vous êtes de la police ? Alors vous devez être ses collègues ! Mon Tori est tellement travailleur, vous savez, une fois il a même ... »
Ils l'écoutent déballer ses connaissances sur un Tori qui n'a jamais existé, pas plus que ce chat (son alibi pour les cicatrices) ou ces foutues plantes. Azura sent chaque mot puiser dans ses maigres réserves de patience. William doit ressentir la même chose, mais est beaucoup plus doué (ou expérimenté) pour ce qui est de le cacher.
Bien sûr, la petite vieille ne leur apprend rien de nouveau. Tori n'a jamais reçu quiconque (même pas cette petite amie que personne n'a jamais aperçue), ne fréquentait que des gens biens sous tout rapport (sans doute ces collègues avec lesquels il n'avait aucune affinité et ne passait pas une seule seconde de son temps libre) et n'a jamais tenu de propos inquiétants (surtout pas quand il lui parlait encore de Jack plusieurs jours après sa mort). Azura a envie de crier. Il sait qu'elle n'y peut rien, mais la façon dont cette mamie s'est entichée d'un simple masque l'emplit de fureur. Un masque sous lequel elle n'a jamais cherché à regarder. Est-ce que Tori se foutait d'elle ? Est-ce qu'il appréciait simplement le reflet qu'elle lui renvoyait, elle qui n'apprendrait jamais qui il était vraiment ? Dans ce cas, pourquoi cherchait-il la compagnie d'Azura ? Pour se foutre de lui à son tour ?
Comme si t'avais une chance de le découvrir un jour. Il est mort. Il est mort parce que t'as pas été foutu de résoudre cette affaire à temps.
« Qu'est-ce qui t'arrive, mon lapin ? »
Azura bat des cils. Ses yeux, douloureux à force d'être grands ouverts, sont trempés de larmes.
« Il a des allergies, improvise William tandis qu'Azura s'essuie d'un coup de manche. Rien d'autre ne vous vient à l'esprit concernant Tori ?
- Bien sûr que si ! Je suis loin d'avoir fini, voyons. »
Elle leur tient la grappe encore dix minutes (ressenti : dix heures) sur des conneries sans importance ni véracité avant d'enfin capter leur attention. Azura et William, qui commençaient à trépigner, suspendent leur souffle à l'unisson.
« La seule fois où je l'ai vu se mettre en colère, c'était ... Oh, non, attendez, je ne l'ai pas vraiment vu. Juste entendu. J'étais à peine née quand ils ont construit cette immeuble, vous savez ? On devait peu se soucier de l'insonorisation, à l'époque. Je l'ai entendu crier à travers le mur. Pas longtemps, juste le temps de deux ou trois phrases, mais je me suis inquiétée, vous savez ? Je suis allée toquer à sa porte, mais il ne m'a jamais ouvert ni même répondu. J'ai eu vraiment peur qu'il lui soit arrivé quelque chose, mais le lendemain tout est redevenu normal. Mon Tori était toujours mon Tori.
- Vous avez vu quelqu'un sortir de chez lui ? s'enquiert William.
- Non. Je pense que son chat avait fait une bêtise et qu'il l'a grondé, vu l'état de sa main les jours suivants ... Tori dit toujours que c'était une sale bête agressive. Je me demande encore pourquoi il le garde ... Oh mais attendez, non, ce n'est pas ça. Il avait plutôt l'air d'être au téléphone. Il a un de ces sacrés engins, vous savez ? À mon époque, les téléphones servaient juste à ...
- Téléphoner, on sait, coupe le commissaire. Vous avez compris ce qu'il a dit ? Même juste un mot ?
- Non, répond la petite vieille, un peu vexée par la sécheresse de son interlocuteur. Mon ouïe n'est plus ce qu'elle était, vous savez. Même avec cet appareil ...
- Je vois. Merci, madame. »
William ferme son calepin demeuré inutile et, bientôt imité par Azura, tourne le dos à la mamie sans plus de cérémonie. Celle-ci leur clopine après et les retient juste avant qu'ils atteignent l'escalier.
« Attendez ! lance-t-elle, tendant vers eux le tupperware qu'elle tient à la main. Vous retournez au travail voir mon Tori, n'est-ce pas ? Donnez-lui ça de ma part. J'ai mis un petit mot, il saura qu'il vient de moi, mais on ne sait jamais, avec tout ce qui lui occupe l'esprit ... Le pauvre, il faut qu'il se remplume un peu, il ressemble déjà à un clou.
- Il risque plus d'en avoir besoin, marmonne Azura.
- Comment ? »
Le garçon évite le regard clair en baissant le sien vers les marches qui l'attendent. Il n'avait pas l'intention d'être entendu.
« Il ne veut plus de ma cuisine ? poursuit la petite vieille. C'est parce que je mets trop de poivrons, c'est ça ? Il me l'a déjà reproché, un soir où il m'a tenu compagnie, mais il sait que j'ai la main lourde sur ce genre de chose. Dites-lui que je promets de faire des efforts, d'accord ?
- Il est mort ! »
Azura a quasiment hurlé ces derniers mots. Il se fige sur place, comme surpris par sa propre brutalité, avant de serrer les mâchoires et de plisser les yeux. Il dévale les escaliers deux marches à la fois, titubant parfois, trébuchant souvent, se retenant à la rampe de justesse. Il pourrait tout aussi bien tomber et se briser les os que cela lui serait égal.
Mort. Il se le répète depuis une éternité et assimile tout juste l'information.
Il ouvre la dernière porte d'un coup de pied et se précipite à l'extérieur. L'air lui manque. Il pose les mains sur les genoux, la bouche ouverte, haletant, une pierre dans l'estomac, une autre dans la gorge. L'oxygène qu'il inspire se heurte à leurs angles, à leur présence, et peine à atteindre ses poumons. Azura a l'impression d'étouffer. Plus il respire et plus il se sent prêt à tourner de l'œil.
Le cri logé au creux de son ventre finit par s'en libérer. Azura hurle de toutes ses forces, les yeux fermés, les poings serrés à s'en faire saigner les paumes. Il hurle dans le vide, contre tout, contre rien. Contre le temps et la vie elle-même. Contre lui. Surtout contre lui.
Tout ça n'est que le fruit de son souhait.
Il crie à s'en faire vomir et, une fois sa haine régurgitée, reprend son souffle en toussotant. Sa gorge est emplie d'un goût qu'il ne connaît que trop bien. Il sait ce qu'il vient de faire. Il sait et ne regrette pas.
Il s'essuie la bouche, puis les paupières, d'une manche enduite du même liquide noir que l'étaient celles du commissaire à peine deux heures plus tôt.
Morgane lève les yeux des photocopies du carnet de sa mère (non, de son carnet à présent) en entendant la pluie heurter sa vitre. Bizarre. Il pleuvine depuis ce matin, mais pas assez fort pour la déconcentrer. Est-ce que le temps s'est gâté tout à coup ?
Elle repousse sa chaise et s'étire, impatiente malgré l'épuisement. À ce rythme, la traduction du calepin pourra commencer ce soir. Le code est bientôt à sa portée. Elle le sent. Et, une fois le secret percé, elle pourra chasser ses foutus doutes une bonne fois pour toutes.
Ou les confirmer.
Une grimace déforme les traits de la jeune fille. Elle préfère ne pas envisager cette hypothèse. Que feront les autres s'il s'agit de la vérité ? Que fera-t-elle ? Elle ne peut pas confier ces informations à la police sans s'assurer qu'elles ne mettront personne en danger, mais s'il est vraiment celui qu'ils recherchent ...
« Qu'est-ce que t'en penses, toi ? »
L'adolescente tire les cheveux de la Morgane assise sur son bureau. Bien sûr, la peluche se contente de se balancer sans émettre de réponse.
Elle soupire, puis ouvre la fenêtre de sa chambre pour y faire entrer un peu d'air et sortir de l'état quasi-végétatif dans lequel l'ont plongé ses efforts et la mort du détective. Une nuée d'oiseaux s'envole comme avant une catastrophe, ajoutant encore à son malaise. Ses mains se posent à plat sur la bordure ; le bout de son nez la franchit pour humer l'odeur de la pluie.
Mais pas pour longtemps.
Morgane s'éloigne de la fenêtre avec une grimace horrifiée. Ce truc visqueux qui vient de lui tomber dessus n'a rien d'une goutte de pluie. Elle s'essuie la joue, dégoûtée, et étudie ce qui tache à présent sa main. Une substance noire étalée à la consistance répugnante et à l'odeur de chair putréfiée. Un peu comme du vieux sang.
Elle titube en arrière et lève les yeux vers l'extérieur. Ses traits s'affaissent sous le poids de la réalisation. Une averse noire comme du pétrole tombe du ciel pour s'écraser au sol. Sur le trottoir d'en face, une flaque si profondément sombre qu'elle n'oserait pas y poser le pied commence déjà à se former.
La lèvre inférieure de Morgane se met à trembler. Elle n'a jamais rêvé de ça. Elle n'en a jamais rêvé, alors pourquoi ...
Elle se laisse tomber sur les fesses, incapable de finir sa question et encore moins d'y répondre. Une bourrasque digne du milieu de l'hiver s'infiltre jusque dans sa chambre pour la faire frissonner tandis que, dehors, la mort pleut sur la ville.
Gaël franchit les quelques mètres qui séparent la voiture de police de chez lui en traînant les pieds. Littéralement. Il n'a pas le force de les soulever pour les reposer ensuite.
Il pousse la porte une première fois sans avoir pensé à l'ouvrir. Sans même un soupir, il plonge la main dans sa sacoche pour y chercher la clef de sa maison.
Sa maison. C'est ça.
Le hall d'entrée est silencieux comme il l'est d'habitude ; Gaël y laisse tomber ses affaires comme il le fait d'habitude. Joy doit être en train de dormir ou de cuver quelque part. Pour ce qu'il en a à faire.
Il se traîne dans les escaliers avec l'intention d'aller s'effondrer dans sa chambre mais s'arrête devant celle de ses parents. Un carton est posé sur le lit. Il ne la remarque pas tout de suite, mais Joy s'affaire à le remplir en débarrassant les placards de vêtements d'affaires inutiles.
Les affaires de Ray.
Gaël sent l'énergie qui lui fait défaut depuis la mort de Tori se réveiller. Il entre dans la chambre sans même annoncer sa présence et demande d'une voix hargneuse :
« Qu'est-ce que tu fous ? »
Dans le placard, Joy sursaute. Elle se tourne vers son fils et soupire, une main sur le front.
« Gaël, tu ne peux pas me le dire quand tu rentres à la maison ? Tu vas finir par me tuer.
- C'est pas ma maison, réplique-t-il, conscient des blessures provoquées par ses paroles. Qu'est-ce que tu fous ? »
Joy le jauge du regard un instant avant de se tourner vers le carton. Au sommet de celui-ci repose une chemise canadienne soigneusement pliée.
« Eh bien, je vais choisir d'ignorer ton langage et simplement t'expliquer qu'il est temps pour nous de passer à autre chose.
- En jetant les affaires de papa ?
- En les donnant. Ça fait plus de quatre ans, Gaël.
- Mais c'est tout ce qui nous reste ! T'as même commencé à planquer ses photos je sais pas où quand t'as commencé à fréquenter l'autre enfoiré ! »
Gaël ponctue ses reproches d'un regard vers les murs nus de la chambre. Joy se masse le front comme pour l'empêcher d'exploser.
« Il s'appelait Hank, lui rappelle-t-elle. Et on s'aimait.
- Tu parles ! Il t'aimait tellement qu'il a voulu se taper ton fils !
- C'était dans ta tête, Gaël. Tu faisais un cauchemar et il t'a réveillé, rien de plus. »
Gaël lève un bras au ciel pour l'interrompre. Ils ont déjà eu cette discussion des milliers de fois. S'il l'entend encore dire que cette tentative d'agression n'a eu lieu que dans sa tête, Joy risque de passer par la fenêtre pour de bon. Cet enfoiré de Hank l'a rendu incapable de sortir du manoir des Everett pendant des semaines.
« C'est ça, crache-t-il. C'est dans ma tête. Tout est dans ma tête. Quand tu m'as ouvert le crâne aussi, c'était dans ma tête ?
- Quand je t'ai ouvert le ... Mais de quoi tu parles ?
- Oh, j'oubliais, t'étais bourrée. Évidemment que tu t'en souviens pas. Ça aussi ça t'arrange bien, hein ?
- Gaël, je ...
- La ferme ! La ferme, la ferme, putain, la ferme ! »
Joy recule d'un pas. Son regard effrayé cherche celui de son fils, mais celui-ci a fermé les yeux et commencé à se lacérer le visage. Elle s'assure d'un coup d'œil qu'il porte bien ses gants et décide de le laisser respirer. Si elle fait ne serait-ce qu'un geste dans sa direction, la situation empirera jusqu'à échapper à tout contrôle. Elle le sait. Chacun porte les cicatrices de la colère de l'autre.
« Papa ! appelle Gaël entre ses larmes. Papa, je veux mon papa ! Où est-ce qu'il est ? »
Joy doit se faire violence pour ne pas le prendre dans ses bras. En même temps, quelque chose en elle lui souffle d'apprécier le spectacle. Quelque chose de monstrueux qui la pousse à croire que l'enfant bâtard en face d'elle mérite toute cette souffrance. Car cet enfant n'est pas de Ray.
« Je ... »
Joy déglutit. De toutes ses forces, elle décide de repousser le monstre en elle et de s'avancer vers son fils.
« Je suis désolée, Gaël, hoquette-t-elle en tendant les bras vers lui. Je t'aime. Je t'aime tellement, mon bébé. À moi aussi, il me manque. »
Le garçon la repousse avec violence. Son avant-bras fouette le sien avec un claquement sec qu'aucun d'entre eux n'entend.
« Non ! Tu me hais ! Je sais que tu me hais, je me haïrais aussi à ta place ! Alors arrête de mentir !
- Gaël ...
- Laisse-moi tranquille ! Salope ! Menteuse ! Pute ! Je te hais ! »
Chaque mot est un coup de poignard dans son cœur déjà meurtri. Les mains de Gaël couvrent à nouveau son visage, s'attaquant cette fois à ses yeux. Le garçon aveugle titube en arrière jusqu'à se laisser tomber sur le lit parental. Ses épaules sursautent au rythme de sanglots qu'il ne cherche pas à contenir. Devant sa bouche, ses paumes le privent d'oxygène. Ses joues sont empourprées par le chagrin ; ses cheveux, malmenés par la rage. Gaël n'arrive plus à différencier les deux émotions depuis une éternité.
« Laisse-moi ! répète-t-il. Laisse-moi ! Je veux plus te voir ! Je veux voir papa ! Papa ! »
Il ne voit pas le visage pâle de sa mère chavirer vers la sortie. Il ne voit ni le désespoir ni la résignation sordide qui l'habitent lorsqu'elle réalise qu'elle ne peut rien pour lui, qu'elle ne peut plus rien faire pour son fils, son bébé que même ces foutus médecins payés par Maxwell Everett n'arrivent pas à ramener à la raison. Pas plus qu'il ne la verra franchir la porte et quitter la ville le soir-même.
Il s'empare du carton pour le serrer contre lui et se laisse tomber sur le lit de ses parents, sur le lit de son père, pour enfoncer son nez dans la chemise canadienne. Il n'y trouve qu'une odeur de renfermé et de vieille lavande utilisée par Joy pour repousser les mites du placard.
Papa est parti.
Il plie les genoux et arrondi le dos pour se mettre en position fœtale. Ses larmes et ses cris s'écoulent entre les murs vides jusqu'à ce que l'épuisement ait enfin raison de lui.
À son réveil, Gaël est seul et une pluie noire s'abat sur la ville. Il le remarque à peine.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top