Chapitre 28

I'm done, with the damage done
And the light won't find me, whatever you say


Morgane a fait de gros progrès dans la traduction des photocopies du carnet quand, le mercredi, les trois adolescents pénètrent une dernière fois dans la résidence de la journaliste. Azura salue le portier de l'air le plus innocent possible. Celui-ci s'écarte pour les laisser passer, toujours aussi impassible.

Arrivé au quatrième étage, Azura sent une boule se former dans sa gorge. Que vont-ils trouver de l'autre côté de la porte ? Le corps d'Olga, abandonné depuis une demi-semaine ? Ou un appartement vide dans lequel personne n'a jamais semblé vivre ?

Dire qu'il lui est arrivé de souhaiter que l'enquête reprenne, alors qu'il écoutait les leçons insipides de ses professeurs. A-t-il seulement pensé aux conséquences que cela entraînerait ? Non. Il s'est contenté de fantasmer sur le retour du corbeau comme un enfant capricieux en manque de sensation forte, sans accorder une seule pensée à la traînée de corps que celui-ci a déjà laissée derrière lui.

Olga O'Malley était sa dernière victime. Cette fois-ci, ils serreront les poings quitte à s'en faire saigner si cela l'empêche de leur filer entre les doigts. De ça, Azura s'en fait la promesse.

Il pose une main sur la porte et déglutit. Celle-ci est encore ouverte. Le trio retient sa respiration et s'engouffre dans l'appartement.

L'odeur nauséabonde s'est atténuée sans tout à fait disparaître. Écœurée, Morgane se couvre la bouche. Gaël prend les devants et part explorer la pièce où la femme s'est effondrée, Azura sur les talons. Ils s'immobilisent près de la table ronde et balaient la moquette des yeux.

Rien. Rien du tout.

Juste une flaque noire incrustée dont doit provenir l'odeur. La couleur s'est un peu éclaircie, comme si on avait essayé de la nettoyer sans y parvenir. Azura se pince les lèvres. Ils sont arrivés trop tard.


« Merde, souffle-t-il. Ils ont dû la cacher ailleurs.

- C'est peut-être la police qui l'a emmenée ? suggère Gaël. Si quelqu'un l'a trouvée et les a prévenus, c'est possible qu'ils aient demandé aux témoins et à la presse de garder le silence pour pas affoler la population.

- Si tous les journalistes sont aussi obstinés que la Fouine, je vois mal la police arriver à les contenir.

- La police ... »


Intrigués par le murmure de leur amie, les deux garçons tournent la tête à l'unisson. Morgane a baissé la tête et sonde pensivement le vide.


« Ça vous paraît pas bizarre que Johnny Gunn se soit suicidé s'il avait rien à se reprocher ? » demande-t-elle.


Azura hausse les sourcils. Il était tant remué par la mort d'Olga qu'il en a oublié le suspect précédent. Morgane marque un point.


« C'est vrai, admet-il. Vous croyez qu'il a été tué ? Il doit y avoir un enregistrement, non ?

- Ils ont pas de caméras dans le commissariat, lui rappelle Gaël. Gina s'en est plainte l'autre fois.

- Mais pourquoi ? C'est bizarre, non ? On a une fac et un grand magasin. La fondation Everett aurait pu donner un peu d'argent aux flics pour qu'ils installent des caméras. Ils y sont légalement obligés, en plus. »


Gaël hausse les épaules en signe d'ignorance. Quelque chose dans tout ça n'est pas net. L'absence de surveillance doit jouer en faveur des coupables, et si les Everett n'ont jamais rien fait pour y remédier ...


« On sait que quelqu'un dans la police a fait disparaître le travail de ma mère, reprend Morgane. Et ceux qui ont interrogé Johnny Gunn ...

- Jack et Tori, complète Azura. Mais Jack est ... »


Il baisse les yeux, l'estomac noué. Pauvre homme. Lui non plus ne méritait pas ça.


« Alors il reste Tori. »


La voix de Morgane ramène brusquement le garçon à la réalité. Il secoue les mains devant lui, les orbites rondes.


« Quoi, tu déconnes ? Tu vois Tori tuer un type ? Deux ?

- Y avait que Jack et lui dans la pièce, explique la jeune fille. Il connaissait assez bien ma mère pour savoir où elle en était dans son enquête. Et puis, sa belle-mère est une des victimes des morts subites.

- Mais Tori ... »


Azura laisse sa voix mourir. Que sait-il du détective, après tout ? Il l'a toujours trouvé gentil, drôle, un peu mignon aussi, mais si tout ça n'était qu'un rôle ? Il lui a paru vraiment perturbé la dernière fois qu'ils se sont vus - juste avant la mort de Jack. Un peu comme s'il prévoyait quelque chose de terrible.


« Il est flic, ajoute Morgane. Il sait comment nettoyer une scène de crime.

- Tu crois qu'il aurait tué Gunn et son partenaire ? interroge Gaël d'une voix tremblante. Et qu'il serait venu emporter la Fouine après ce qui lui est arrivé ? C'est ... c'est impossible. Il est pas assez ... Non ...

- Ça me paraît plausible, fait l'adolescente en posant une main rassurante sur le bras de son ami. Pas vous ? »


Azura réfléchit en silence. Ils se disaient que le corbeau était un tueur à gages ; peut-être demande-t-il des services à ses clients de temps à autre. Même s'il s'agit de la vérité, Tori n'a pas pu faire une chose pareille de son plein gré. Il n'arrive pas à le concevoir.


« Plus ou moins, avoue-t-il à contrecœur. Mais qu'est-ce qu'on va faire ? C'est pas comme si on avait une preuve contre lui.

- J'ai peut-être une idée pour lui mettre la pression, dit Morgane. Qu'est-ce que vous en pensez ? Vous êtes partants pour aller le voir maintenant ?

- Maintenant ? répète Gaël, désemparé. Mais ... »


Morgane tourne un regard surpris vers son ami.


« Sauf si vous avez quelque chose d'urgent de prévu, précise-t-elle. Au pire, on n'est pas obligés d'y aller tous les trois.

- Je suis dispo, signale Azura. Je préfère tirer ça au clair tout de suite.

- Moi ... moi aussi, fait Gaël après quelques secondes d'hésitation. C'est juste que ... »


Il pose une main sur son bas-ventre, le front plissé de douleur. Morgane fronce puis arque les sourcils en comprenant.


« Oh ... Tu peux rentrer, si tu veux. On te rejoindra à la Petite Sirène. Sinon, j'ai ce qu'il faut dans mon sac.

- Ça devrait aller tant qu'on marche pas trop vite. »


Azura lui tape l'épaule pour l'encourager. Il préfère avoir Gaël à ses côtés lorsque la vérité éclatera.

Avant de partir, le garçon tient tout de même à vérifier les autres pièces. Le dressing de la journaliste comporte un énorme trou dans son contenu, comme si on avait voulu simuler un départ. Azura serre les dents. Il ne tenait pas la Fouine dans son cœur, mais qu'on cherche à la faire disparaître ainsi est révoltant.

Ils se mettent en route vers l'arrêt de bus le plus proche, le pas lent. Aucun d'entre eux ne lâche un mot de tout le trajet. Azura regarde le paysage gris défiler, le menton dans la main, imité par Morgane qui leur fait part de son plan. Gaël est crispé sur son siège comme s'il se préparait à l'impact. Préoccupée par son état, son amie lui frotte occasionnellement le dos. Les battements de leur cœur résonnent comme autant de tambours dans leur poitrine. Celui d'Azura, en particulier, est sur le point de briser sa cage thoracique pour s'en libérer. Il ne peut pas, ne veut pas croire en ce qu'ils comptent pourtant prouver. Aucun ne le peut.

Un imperceptible tremblement secoue son menton. Il donnerait n'importe quoi pour que ces derniers jours ne soient qu'un long et pénible cauchemar. Pour se réveiller dans une ville paisible, débarrassée de la menace du corbeau, et revoir la Fouine harceler Tori jusqu'à ce qu'il décide de cracher des informations sans importance avec l'air maladroit que le garçon appréciait tant.

Il a été idiot.

Le ciel gris surplombant le commissariat dote celui-ci d'un aspect menaçant. Les trois adolescents s'échangent un dernier regard avant d'y entrer. Azura aimerait empreindre le sien de plus de détermination.


« Eh, les jeunes, les accueille Gina, un café à la main et en pleine conversation avec Jamie la standardiste. Vous passez nous dire bonjour ? Ça fera plaisir à Lauren, tiens. »


Elle lève son gobelet vers eux pour les saluer. Mal à l'aise, Azura déglutit. Il ne sait pas s'ils devraient être heureux de la croiser ou non.


« Salut, Gina, fait Morgane d'un ton plus morne qu'elle le souhaitait. On ... on passait voir comment tout le monde allait. Lauren et Tori sont là ?

- À l'arrière en train de s'occuper de la paperasse, explique Gina en pointant le couloir du pouce. Tori est trop fragile pour retourner sur le terrain pour le moment, et Lauren ... bah, vous savez pourquoi. Vous devriez voir sa tête quand elle travaille, pouffe la femme. J'ai presque envie de l'encadrer.

- C'est bien qu'elle ait repris le boulot. Tu crois qu'on peut aller leur parler ? »


Jamie ouvre la bouche pour les en dissuader, seulement pour se voir devancer par Gina.


« Bien sûr. Ça leur fera plaisir. Surtout Tori, il en a bien besoin. »


Elle leur intime de les suivre d'un geste de la main et s'engage dans le couloir. La détective suivie des trois adolescents déboulent dans une gigantesque pièce où s'alignent des bureaux surmontés de montagnes de papiers. Azura ne sait plus où donner des yeux. Il n'avait jamais vu l'intérieur d'un commissariat en vrai en dehors de la salle d'interrogation et, bien que quasiment déserts (seuls deux hommes installés à deux bureaux qui se font face se disputent une partie de cartes), les lieux l'impressionnent. Ils n'avaient pas dépassé l'accueil la dernière fois.


« Eh, Rob, les hèle Gina, tu sais où sont Lauren et Tori ?

- Derrière, en train de chercher je sais plus quel dossier sur je sais plus quoi, répond un des deux hommes (celui dont les cheveux paraissent le plus gris). Enfin, ça, c'est ce qu'on dit tous quand on veut s'isoler un peu, ajoute-t-il avec un rire gras.

- Lauren a un petit ami, lui rappelle Gina en fronçant les sourcils. Ou on t'a encore effacé la mémoire ? »


Le voisin de Rob part dans le même rire que son collègue. Gina les dépasse en secouant la tête, l'air néanmoins amusée. Azura presse le pas derrière elle.

La détective les fait entrer dans une pièce où, sur des étagères métalliques, s'empilent des tas de cartons semblables à des boîtes à chaussures. Tori tente d'en attraper un sur la pointe des pieds. Derrière lui, Lauren lui tapote le creux du dos avec une de ses béquilles.


« Allez, l'encourage-t-elle d'un ton étonnamment doux, t'y es presque. Oblige pas ta collègue handicapée à entrer dans le feu de l'action.

- Je l'ai. »


Le jeune homme tire une boîte de sous deux autres boîtes, qui lui tombent sur la tête. Il serre les dents et se frotte le crâne. En se retournant, il avise la mine moqueuse de Gina et rosit de honte.


« Vous êtes là depuis longtemps ? demande-t-il.

- Juste assez longtemps pour te voir te ridiculiser, réplique sa collègue. Regardez qui vient vous voir. »


Elle se décale d'un pas et les désigne d'un geste théâtral du bras. Les traits du détective s'affaissent en remarquant les trois adolescents. Visiblement, il tenait à sa tranquillité.


Il est en deuil, se convainc Azura. C'est normal qu'il ait envie de voir personne.


« Salut les mouflets, les accueille Lauren. Qu'est-ce que vous nous voulez cette fois ?

- On est juste venus voir comment vous allez, se renfrogne Azura. Pas la peine d'être aussi aimable.

- Pas de lettre ou de théorie du complot à nous exposer ?

- Aucune, sourit Morgane.

- OK. Alors vous aurez pas de béquille au cul. »


Lauren soulève une de ses cannes pour illustrer ses propos avant de se retourner vers Tori. Le sourire de Morgane se dissipe aussitôt qu'il n'a plus de témoin. Pas étonnant ; avec ce qui est arrivé à Olga, aucun d'entre eux n'a très envie de rire. Auraient-ils seulement une chance d'être crus s'ils l'amenaient sur le tapis ? Le corps a disparu et Azura croit moyennement à la théorie de Gaël. Si la police l'avait récupéré, ils ne cacheraient pas la réouverture de l'enquête à la population.


« Vous cherchiez un dossier sur quoi ? s'assure tout de même Azura.

- Sur les animaux disparus, répond Tori de sa voix traînante. Ça s'est pas arrêté, ça. On commence à soupçonner un kidnapping en série.

- Un kidnappeur d'animaux ? répète Gaël, incrédule. Ça existe ?

- Les gens volent tout et n'importe quoi pourvu qu'ils en tirent un peu de blé, explique Lauren. J'ai une tante qui a acheté un bébé husky pour presque 2000 dollars.

- C'est pour ça que t'es allé chez la Fouine ? »


Morgane tourne une mine interrogatrice vers Tori. Impressionnés par la capacité de leur amie à saisir toute occasion, les deux garçons écarquillent les yeux. C'est parti pour le bluff.


« Quoi ? balbutie le détective. De quoi vous parlez ?

- Je vous ai vu entrer chez elle samedi soir, ajoute Azura. Je vous ai fait signe, mais ...

- Qu'est-ce que quoi ? fait Gina avec des yeux ronds. Je pensais que tu passais la soirée chez ta copine. Attends, à moins que ... »


Le lien se fait dans la tête de la femme, qui taquine bientôt son collègue à grands coups de coude. Azura s'attendait à voir celui-ci balayer l'hypothèse d'un éclat de rire, mais il se contente de secouer la tête en silence - et d'un air plus inquiet qu'affligé. Lauren fronce les sourcils en silence.


« Je croyais que ta copine vivait hors de Sunnyside, poursuit Gina, mais c'était des salades, c'est ça ? Ça a toujours été la Fouine ? Seigneur, Tori, t'as pas honte de fricoter avec l'ennemi ? »


Tori serre la boîte à chaussures contre lui comme pour faire barrage à ses reproches. Ces derniers ont l'air de lui taper sur le système. Il fusille brièvement les adolescents du regard avant de revenir à ses collègues. Le cœur d'Azura lui tombe dans les chevilles. Même si Tori n'a rien à voir avec tout ça, il est en train de battre leur amitié à grands coups de bâton. Enfin, leur amitié ... Ce truc qu'ils ont et qui le fait se sentir spécial, en tout cas.


« Je fais rien de tout ça, grogne-t-il. J'y allais pour récupérer quelque chose qu'elle me devait, c'est tout.

- Qu'elle te devait ? répète Lauren, perturbée. Tu lui as pas fait passer d'infos, j'espère ?

- Bien sûr que non, pour qui tu me prends ? Bon, on va l'étudier ce dossier oui ou non ? »


Tori les bouscule pour les dépasser, un brasier au fond des yeux. La respiration d'Azura se suspend si brutalement qu'il manque de s'étouffer, ratant le regard à la fois entendu et horrifié que lui lance Morgane. Non. Il ne peut pas être passé chez Olga samedi soir. Car s'il l'a fait, cela voudrait dire que ...

Un filtre flou se superpose à son regard bas. En voyant ses amis bouger, Azura s'oblige à revenir sur terre. Ils emboîtent le pas à Tori, précédés par ses collègues, et le rejoignent dans l'espace ouvert où les deux hommes jouent toujours aux cartes. Tori dépose la boîte à chaussures sur un bureau déjà couvert de papiers. La force avec laquelle il l'y jette fait s'envoler un post-it.


« On voulait pas créer de problèmes, s'excuse Morgane. Je posais juste la question parce que la Fouine a disparu et qu'on commence à s'inquiéter. »


Debout près de son collègue, Gina fronce les sourcils.


« Comment ça, disparu ?

- J'étais en contact avec elle pour un truc qui a rien à voir avec les morts subites, explique Azura d'une voix mal assurée, et depuis quelques jours elle répond plus à mes appels. On est allés voir chez elle mais y avait personne. J'ai peur qu'il lui soit arrivé quelque chose. »


La détective croise les bras, le front plissé dans la réflexion. Lauren scrute le sol d'un air préoccupé. Toujours penché sur son carton, Tori balaie leurs inquiétudes d'un soupir dédaigneux.


« Elle est partie faire un tour, la belle affaire. Elle reviendra.

- Mais vous trouvez pas ça bizarre qu'elle me réponde pas ? insiste Azura. Elle perd pas une occasion d'essayer de me sortir les vers du nez, d'habitude.

- Son téléphone est peut-être en panne.

- Pourquoi elle l'aurait pas changé ? Ça fait déjà une demi-semaine.

- Et puis, ajoute Morgane, elle aurait pu passer au bar pour nous prévenir. C'est une habituée des lieux.

- Qu'est-ce que j'en sais ? fait Tori, perdant patience. Elle a peut-être décidé de quitter la ville sur un coup de tête.

- Mais si elle manque à l'appel depuis samedi, vous êtes l'une des dernières personnes à l'avoir vue. Elle vous a dit quelque chose de bizarre ? Peut-être que ...

- Vous vous inquiétez pour rien ! Elle a pris ses affaires, non ? C'est qu'elle va bien. Sujet clos. »


Les trois adolescents retiennent leur souffle. Sous la réalisation, les épaules tendues de Tori s'affaissent doucement. Ses collègues tournent vers lui un regard miné d'incompréhension.


« On n'a jamais ... dit qu'elle avait emmené ses affaires ... murmure Azura après un trop long silence, lequel l'a mené au bord des larmes.

- Tu sais quelque chose sur sa disparition, Tori ? »


Le visage de Lauren se pare d'une expression à la fois sévère et déçue, comme celle d'un parent faisant face aux méfaits de son enfant. Celui de Tori se déchire d'un sourire malaisé. Un rire jaune, terriblement nerveux, l'agite de petits soubresauts. Il s'appuie des mains contre le bureau pour se redresser.


« Ah, fait chier » soupire-t-il.


Il avise le gobelet de café au sommet d'une montagne de fiches et s'en empare pour le porter à ses lèvres, comme s'il se résignait. Azura l'observe avec peine. Les larmes contenues dans ses yeux s'écoulent sans bruit sur ses joues. Il ne peut pas croire qu'ils aient eu raison. Que Tori ait pu faire disparaître le cadavre d'une femme et continuer sa vie comme si rien n'était arrivé. Comment en est-il arrivé là ?


« En fait, je vais vous dire ... »


Il se retourne lentement, une main levée en signe de paix, sous le regard vigilant des deux autres détectives. Celles-ci n'ont pas le temps de réagir. Tori projette son gobelet brûlant sur le visage de Gina, qui ferme les yeux et s'éloigne par instinct, et bouscule Morgane pour la dépasser. La jeune fille tombe à la renverse. Impuissante, Lauren esquisse quelques pas avant de s'immobiliser. Elle fusille ses deux autres collègues du regard, les mâchoires serrées de frustration.


« Vous, là, rattrapez-le !

- Bordel ! jure Gina, au même moment. Rob, Morris, empêchez-le de sortir !

- Quoi ? Qui ça ? »


Absorbés par leur partie de cartes, les deux hommes de tout à l'heure semblent tout juste se rendre compte que quelque chose ne va pas. Gina se lance à la poursuite de son collègue avec un soupir exaspéré. Sous l'impulsion, Azura l'imite. Ils se retrouvent tout deux dans le couloir et dépassent le regard médusé de la standardiste tandis que Tori ouvre la double-porte d'entrée d'une poussée d'épaule. Azura et la détective mettent pied dehors une seconde plus tard.


« Stop ! Plus un geste ! »


Azura écarquille les yeux. Debout juste derrière la sortie du commissariat, Tori a sorti son revolver et les tient en joue. Le garçon se fige sur place. Il remarque à peine que Gina passe devant lui pour le protéger.


« Tori, parle-moi, tente-t-elle. Qu'est-ce qui t'arrive ?

- Rien ! Foutez-moi la paix et laissez-moi partir ! »


Il recule d'un pas, dos à la route. Son regard les quitte un instant pour vaciller sur les voitures derrière lui. Gina en profite pour risquer un pas en avant.


« Vous faites chier, souffle Tori sans le remarquer. Vous pouviez pas vous mêler de ce qui vous regarde ? Je vais être le prochain sur la liste à cause de vous.

- De quoi tu parles ? Quelle liste ? s'enquiert Gina.

- On peut t'aider, Tori. Tu dois juste nous dire ce que tu sais. »


La proposition désespérée d'Azura cause un nouveau fou rire chez le détective. Il hoquette sans joie, son avant-bras libre sur l'estomac.


« M'aider ? T'es con ou quoi ? Y a pas d'aide quand on joue contre des types pareils. »


Tori soupire pour se calmer. Azura ne peut pas prétendre savoir ce qui se passe dans sa tête en ce moment mais, à la façon dont son regard tombe à nouveau au sol, comprend à quel point il doit regretter.


« C'est rien, marmonne le détective, presque pour lui-même. C'est rien, je vais tout arranger. »


L'arme cesse de les fixer des yeux pour pivoter sous le menton de Tori. Azura sent un courant glacé lui traverser le corps.


« C'est mieux comme ... »


Gina est sur lui avant qu'Azura puisse réagir. Elle profite de l'inattention de son collègue pour se jeter sur lui de toutes ses forces et parvient à le plaquer au sol avant qu'il soit trop tard.

Le revolver demeuré inutile glisse vers la route. Azura le suit des yeux avant de revenir aux détectives. Gina s'est agenouillée près de Tori et aide ce dernier à s'asseoir. Le jeune homme se frotte l'arrière du crâne, visiblement douloureux, et croise un instant le regard d'Azura. Il le détourne aussitôt, trop honteux pour le soutenir.


« C'est fini, Tori, dit sa collègue. Tu vas nous parler maintenant. »




La minuscule salle d'interrogatoire du commissariat de Sunnyside peine à contenir près d'une dizaine de personnes. Gina, Lauren et les deux policiers jouant aux cartes se tiennent debout en compagnie des trois adolescents. Appuyé contre le mur, Gaël se masse toujours le bas-ventre. Azura préfère rester près de lui. Il frotte le bras de son ami en détaillant du regard l'homme qui les a rejoints en urgence ; le commissaire en personne, assis en face de Tori qui paraît à présent tout ratatiné. Contrairement à ce à quoi s'attendait Azura, le commissaire (William Fairfield, si sa mémoire ne lui joue pas de tours) n'émet pas d'aura malveillante. Plutôt celle d'un homme digne, incorruptible, refusant de ployer sous le chagrin causé par la mort successive de ses deux femmes. Son regard lourd de questions sonde celui de son fils, qui demeure soigneusement rivé à ses mains. Tori a croisé les pieds sur la table et basculé sa chaise en arrière. Malgré sa posture nonchalante, le détective n'a pas l'air détendu pour un sou. Ses mâchoires sont crispées ; ses mains, croisées et immobiles sur ses genoux (les cicatrices, cette fois encore rouges, de la gauche sont dissimulées par la présence de la droite). Même sa respiration paraît fébrile.

Le commissaire ferme les yeux et prend une grande inspiration.


« Rob, Morris, vous n'avez rien à faire ici, dit-il (sa voix est aussi grave et bien articulée que l'imaginait Azura). Retournez à votre travail.

- Quoi ? Mais ils ... proteste Rob en pointant les adolescents du pouce.

- Tout de suite. »


En dépit du ton calme, presque funeste, du commissaire, ses subordonnés se gardent bien de lui faire répéter son ordre. Les deux hommes quittent la pièce sans un mot de plus et referment soigneusement la porte. Azura s'apprête à faire de même.


« Vous pouvez rester, les enfants. »


La voix du commissaire est cette fois empreinte d'un semblant de bienveillance. Le garçon regagne sa place, les lèvres pincées. Une partie de lui aurait préféré ne pas assister à ça.

Une nouvelle expiration franchit les lèvres de William Fairfield. Il joint les mains devant lui, comme pour prier, et reprend la parole.


« Dites-moi comment on en est arrivés là, requiert-il. N'omettez aucun détail, s'il vous plaît. »


Azura interroge ses amis du regard. Cette fois, ils ne peuvent plus mentir.

Alors ils commencent à lui raconter. Leur quête de vérité, leurs doutes concernant Burk, les recherches qu'ils ont continué de mener après sa mort, la lettre de menaces suivie de l'arrestation de Johnny Gunn et de la longue période de calme entraînée par sa mort, et, enfin, du sort d'Olga O'Malley et de ses dernières paroles à leur intention. Morgane se charge de la plupart du récit, laissant parfois Azura (ou, plus rarement, Gaël) le compléter à sa place. La jeune fille a beau être au moins aussi bouleversée que ses deux amis, elle n'en laisse rien paraître.

Un long et pénible silence accueille leurs aveux. Azura sent le regard de Lauren et Gina peser sur sa nuque comme deux icebergs. Elles doivent leur en vouloir d'avoir continué de fureter après leur avoir promis l'inverse.


« Ce carnet que tu as trouvé chez toi, reprend calmement William, il serait possible de le voir ?

- J'en ferai des copies, promet Morgane. On a égaré l'original.

- Et l'ordinateur de la journaliste ?

- On l'a déjà ouvert, explique Gaël, les dents toujours serrées de douleur. Tous les fichiers qui n'ont pas disparu sont corrompus.

- Je vois. Et vous dites que mademoiselle O'Malley cherchait à se renseigner sur ce Jason Myers ?

- C'est ça, confirme Azura. Vous en pensez quoi ? »


Le commissaire prend une minute pour réfléchir. Il se lève de sa chaise et avance dans la pièce, les mains croisées dans le dos. Tori le suit du regard avec l'air de se demander ce qu'il fait.


« La police de Sunnyside tente d'appréhender celui que vous appelez le corbeau depuis bientôt cinq ans, dit-il. Nos enquêteurs ont suivi toutes les pistes, interrogé tous les témoins sans cesser de piétiner. Même son profil psychologique demeure un mystère. Bien sûr, connaissant le passif et la situation actuelle de Jason Myers, vous devez déjà savoir qu'il a fait partie des premiers suspects. Il s'agissait aussi de la théorie de ta mère, Morgane. »


Les sourcils froncés de William pivotent vers la jeune fille. Choquée, celle-ci écarquille les yeux.


« Et ça a donné quoi ? demande-t-elle.

- Rien du tout. Jason Myers demeure introuvable et ces meurtres presque surnaturels continuent. Mais nous avons tous de bonnes raisons de croire qu'Abigaëlle a été assassinée pour s'être trouvée sur la bonne piste.

- Surnaturels ... »


De nouveau, Azura interroge ses amis du regard. Morgane hoche la tête pour l'encourager ; Gaël secoue la sienne pour le dissuader. Devrait-il leur dire ? Ils sont tous dans le même camp, à présent. La police n'arrivera jamais à appréhender qui que ce soit s'ils s'obstinent à chercher un empoisonneur.


« J'ai autre chose à vous dire, décide-t-il. Ça va vous sembler impossible, mais vous devez me croire. »


Il leur fait part de son don et de l'accident de Campbell sous les regards incrédules, sous le silence médusé qui s'étirent bien au-delà de son explication. Étonnamment, Tori est le premier à prendre la parole.


« T'es sérieux ? »


Les regards se tournent vers lui. Azura est presque reconnaissant de ne plus être dévisagé.


« Tu as retrouvé ta voix ? demande le commissaire sans une once de méchanceté. On va pouvoir passer à l'interrogation ?

- Et mon avocat dans tout ça ? rétorque Tori, les sourcils froncés. Mais blague à part, t'es sérieux ? »


Il adopte une position plus ordinaire, se penche en avant et plante ses yeux vert d'eau dans ceux d'Azura. En dehors de ses amis, Tori semble être la seule personne de cette pièce à envisager que son récit puisse s'agir de la vérité.

Il déglutit.


« Oui. Oui, je suis sérieux. »


Tori se laisse retomber sur sa chaise et baisse les yeux, une expression indéchiffrable sur le visage. Ses deux collègues et le commissaire observent Azura avec l'air d'être un peu plus prêts à le croire.


« J'ai bien vu que t'avais quelque chose de spécial, dès la première fois qu'on s'est rencontrés, murmure Tori. Peut-être que t'aurais vraiment pu m'aider.

- Assez ! explose tout à coup Lauren. Assez de réflexions sur si oui ou non ces meurtres sont un tour de passe-passe ! Il faut que je vous rappelle pourquoi on est là ? Tori a quasiment avoué avoir fait disparaître cette pauvre connasse de journaliste ! »


Elle tape du poing sur la table, qui résonne avec force. Azura sursaute. Le bruit fait plisser le front à Gaël qui, décidément, a l'air vraiment mal en point.


« C'est vrai, soupire Gina. Tori, explique-nous.

- Oui, explique-nous, reprend Lauren, le nez plissé de rage. Explique-nous comment tu as pu nous faire ça, espèce de sale petit enfoiré ! »


Le plat de sa main s'abat là où se trouvait son poing quelques secondes plus tôt. Si elle en était capable, la détective se serait déjà jetée à la gorge de son collègue, mordant et lacérant ses chairs dans un ouragan de fureur. Azura recule instinctivement d'un pas.


« Du calme, Lauren, fait le commissaire.

- Quoi, vous allez le défendre parce que c'est votre fils ?

- Agent Diaz, si vous ne vous contrôlez pas, je vais devoir vous demander d'attendre dehors. »


D'agacement, la détective bombe le torse. Son regard assassin tombe une dernière fois sur Tori.


« C'est toi qui m'as renversée, hein ? Y a jamais eu de Johnny Gunn dans cette voiture. Et tout ce que tu m'as raconté l'autre soir, c'étaient des conneries ? Tu voulais juste tirer un coup, c'est ça ? »


Tori se pince les lèvres. Les regards et les accusations qui pèsent sur lui font trembler sa mâchoire. Il ne répond pas mais, malgré l'air détaché qu'il cherche toujours à se donner, Azura le croirait prêt à pleurer.


« Génial. Juste génial. C'est tout ce que je voulais savoir. »


Lauren quitte la pièce aussi rageusement que le lui permettent ses béquilles. Elle claque la porte derrière elle, forçant une fois de plus Gaël à serrer les paupières.


« Ça va ? s'inquiète Azura.

- Pas trop. J'ai vraiment mal et j'ai la migraine aussi maintenant.

- Tu peux aller t'asseoir, si tu veux. »


Gaël secoue la tête. Une larme brûlante naît au coin de son œil gauche. Azura n'insiste pas plus. Plus loin dans la pièce, le commissaire se passe une main sur le visage et reprend sa place face à Tori.


« Voyons un peu de quoi on t'accuse, soupire-t-il. Avec les informations mises à notre portée par ces trois jeunes ...

- Premièrement, commence Gina, tu as renversé une collègue avec l'intention de lui prendre la vie. J'imagine que tu as obligé le garagiste à falsifier ses documents pour y faire apparaître le nom de Johnny Gunn. Le suspect idéal, quand on y pense.

- Ça fait partie des choses qu'on peut faire quand on est le fils du commissaire » marmonne Tori sans croiser son regard.


William a un soupir affligé. Azura baisse la tête pour ne pas être témoin de son chagrin. L'homme lui fait de la peine.


« Qu'est-ce qui t'est arrivé, Tori ?

- Deuxièmement, poursuit Gina, puisque Jack et toi étiez seuls dans la pièce à ce moment-là, j'imagine que tu as abattu Johnny Gunn toi-même. Avant de retourner l'arme contre ton collègue ... et de l'achever dans sa chambre d'hôpital pour que la vérité meure avec lui. Comment tu as pu lui faire ça ? reprend-t-elle avec plus d'émotion. C'était ton partenaire ! Il avait deux filles !

- Comme si j'étais pas au courant. Il m'obligeait à les subir tous les soirs au dîner.

- Arrête tes conneries ! intervient tout à coup Azura, agacé par l'indifférence du jeune homme. Tu les adorais !

- T'as déduit ça de la seule fois où tu m'as vu avec elles ? Arrête d'être débile. »


Le garçon serre les dents. Les paroles de Tori sont empreintes de venin, mais il devine à son regard que le repousser n'est pas ce dont il a vraiment envie. Il tape des mains sur la table, exaspéré.


« Je peux t'aider, Tori ! Tu sais que je peux, tu l'as dit toi-même ! »


William le laisse faire pour tester la réaction de son fils. Devant le silence obstiné de ce dernier, il saisit Azura par l'épaule pour l'écarter.


« Et dernièrement ... soupire le commissaire. Tu as fait disparaître le corps d'Olga O'Malley, décédée dans les mêmes conditions que les victimes du tueur en série de Sunnyside, ainsi que les recherches d'Abigaëlle Delacroix concernant ce dernier. Tueur en série qui n'est donc pas Johnny Gunn et court toujours les rues. Ce qui fait de toi, Tori Fairfield, mon fils aîné, le complice d'un meurtrier. Tu comprends ce que ça implique pour toi ? »


Tori déglutit. Il secoue la tête, les yeux braqués au sol.


« Faites ce que vous voulez, ça m'est égal. C'est pas comme si j'allais encore vivre très longtemps.

- Olga disait la même chose, se rappelle Azura.

- Et elle est morte. On a peut-être des dons de voyance elle et moi.

- Qu'est-ce que vous avez découvert, à la fin ? désespère le garçon. Tu sais qui se cache derrière tout ça, non ? Dis-le nous ! S'il te plaît ! »


Les regards se tournent vers Azura avant de revenir au coupable. Hésitant, celui-ci se mord les lèvres.


« Tu peux tout arrêter, Tori, ajoute le commissaire. Ça ne dépend plus que de toi. »


La demande de son père propulse des larmes dans les yeux du jeune homme, qui les retient de justesse.


« Vous êtes ... tellement naïfs. »


Sa déclaration est accueillie par un râle de douleur. Surpris, Azura pivote vers Gaël. Celui-ci est presque plié en deux. Il se tient le ventre, le teint pâle, et lève deux yeux empreints de souffrance vers son ami.


« Je ... je vais sortir, lui murmure-t-il. Passer aux toilettes et m'asseoir quelque part en vous attendant. Je tiens plus debout.

- Ça va aller ? Tu veux que je vienne ?

- Ça ira. »


Sous le regard inquiet d'Azura, le garçon s'éclipse discrètement. La porte se referme sans bruit derrière lui. Sa voix était à peine un gémissement. Gaël a toujours eu des débuts de mois difficiles, mais il pensait qu'il serait plus tranquille avec ses injections.

Azura secoue la tête et revient au détective. Le commissaire (qui, tout comme les autres, n'a rien remarqué du problème de Gaël) continue de le sonder avec son air résigné.


« Dis-nous au moins comment tu as pu en arriver là, lui demande-t-il. Je veux savoir ce qui est arrivé à mon fils. »


Tori soupire, une main sur le front. L'interrogatoire commence à entamer sa patience.


« Ils vont tuer Ken, lâche-t-il entre ses dents. Ils vont tuer mon frère si je parle trop. Alors fichez-moi la paix. Tuez-moi, même, si ça vous chante. Ça ira plus vite et ça vous détendra.

- Ken ? répète le commissaire sans comprendre. Quel rapport a Ken avec la série de meurtres ?

- Aucun. C'est pas ce que ... »


Tori se pince l'arête du nez sans finir sa phrase. Azura commence à comprendre.


« Ils te font chanter, c'est ça ? fait-il en s'avançant d'un pas. Ils ont tué quelqu'un pour toi et maintenant, tu dois faire tout ce qu'ils veulent sous peine de voir ton frère mourir.

- Tori a commandité un meurtre ? Mais ... »


Le visage miné d'incompréhension du commissaire pivote tour à tour vers son fils et Azura. La réalisation le frappe, entraînant dans son sillage un désespoir encore plus grand que celui qui accablait déjà le pauvre homme.


« Tori ... Non ... Comment tu as pu faire ça à ta propre mère ?

- C'était pas ma mère, rétorque-t-il. Juste une garce que t'as ramené un soir et qui a commencé à vouloir qu'on l'appelle maman parce que ça la faisait tremper sa culotte.

- Ne parle pas comme ça de Miriam ! Elle n'était peut-être pas ta mère, mais elle était tout de même ma femme, alors montre-lui un peu de respect !

- Comment tu oses me parler de respect maintenant ? T'étais où, quand cette pute a commencé à faire des avances à Ken ? »


Le choc coûte sa voix au commissaire. Il se laisse choir sur sa chaise, la bouche entrouverte, les yeux écarquillés. Les autres n'en mènent pas plus large. Horrifiée, Morgane se couvre la bouche. L'expression de Gina est semblable à celle de son supérieur. Quant à Azura, un tournis le fait dangereusement tanguer.


« Pourquoi aucun de vous deux ne m'en a jamais parlé ? souffle William.

- On a essayé. »


Tori garde les yeux baissés et les sourcils froncés. Son père ne sait pas quoi dire. Personne ne le sait. Appuyé d'une main contre la table, Azura s'essuie le visage. La situation de Tori s'éclaire à présent. Il savait qu'il n'était pas un monstre.


« T'as écrit cette lettre pour nous protéger, c'est ça ? demande-t-il à mi-voix. Pour protéger tout le monde. »


Comme vidé par ses aveux, Tori relève difficilement la tête vers le garçon. Son front est plissé.


« Quelle lettre ?

- La lettre de menaces que j'ai reçue chez moi, lui rappelle Azura en fronçant les sourcils. Celle qu'on a donnée à Gina et Lauren. C'est toi qui l'as déposée, non ?

- Ah, celle-là. Non, j'ai rien à voir avec ça.

- Quoi ? Mais ...

- Je suis droitier, champion. »


Tori lève la main droite, celle dénuée de cicatrices, pour accentuer ses propos. Les quatre témoins s'échangent des regards confus. Si Tori dit la vérité, alors qui a écrit cette lettre ? Qui les a vus la donner à la police ? Azura ne comprend plus rien.


« Vous avez pas l'air de me croire, remarque Tori. Donnez-moi un crayon et du papier, que je vous prouve mon innocence. Enfin ... vous voyez ce que je veux dire. »


William lui fournit ce qu'il demande tandis qu'Azura lui récite le contenu de la lettre. Tori le recopie rapidement et sans réfléchir, de la main droite puis de la gauche (cela lui arrache un bref tic de douleur qu'Azura est le seul à remarquer), avant de tendre la feuille vers l'œil expert de Gina. En effet, les deux écritures n'ont rien à voir.


« Mais alors, qui ... ? »


La question d'Azura demeure inachevée et sans réponse. Morgane se caresse le menton, les yeux plissés dans une intense réflexion. Qui d'autre les surveille ? Si Jason Myers est vraiment le corbeau, qui sait combien d'hommes de main il possède ? Tori a peut-être raison. Ils ne font pas le poids contre des types pareils.


« Il y a quelqu'un d'autre dans la police ? demande Gina en s'avançant de quelques pas. Tori, il y a une autre taupe dans la police ? »


Le détective croise les bras comme s'il avait froid. Son regard balaie la table en acier sans s'attarder sur un point précis.


« Dis-nous au moins ça, le supplie Azura. On sait que t'es pas quelqu'un de mauvais. »


Tori lève deux yeux désabusés vers lui, comme s'il venait de dire la pire énormité du monde.


« Je viens d'avouer avoir tué deux personnes, dit-il en levant deux doigts en signe de V. Trois si on compte Miriam.

- Je sais, mais ... »


Azura se pince les lèvres. Il aurait mieux fait de se taire une fois de plus.

Un nouveau silence s'abat sur la pièce. Muet depuis un moment, William pose une main compatissante sur celle de son fils. Les lèvres de celui-ci recommencent à trembler. Le pouce de son père trace de petits cercles sur ses cicatrices. Sait-il d'où elles proviennent ? Azura a sa théorie, mais ...


« Y a pas d'autre taupe dans la police, finit par avouer Tori. Pas à ma connaissance.

- Où, alors ? s'enquiert Gina.

- J'en sais rien. Je suis juste un larbin, le type qu'on appelle pour nettoyer une scène de crime ou faire disparaître des preuves. J'ai jamais rencontré d'autres clients, mais je suppose qu'il y en a d'autres comme moi. Dans d'autres domaines, d'autres institutions, histoire qu'ils aient des yeux et des oreilles un peu partout.

- Ils ? »


Le coin de la bouche de Tori s'affaisse en une grimace. Il en a trop dit une fois de plus.


« Les mêmes ils dont parlait Olga, devine Azura.

- Ils sont donc bien plusieurs, déduit Gina.

- Peut-être, rétorque son collègue en haussant une épaule. J'en sais rien.

- Tori ...

- J'ai déjà trahi assez de monde. Je préfère mourir tout de suite plutôt que mon frère y passe aussi. »


Il lorgne l'arme de Gina, qui s'éloigne par précaution. À bout d'arguments, Azura se passe une main sur le visage. Morgane sonde toujours le vide. Quant à William, il tente une ultime approche.


« Dis-nous au moins si on est sur la bonne piste. Est-ce que Jason Myers et ses acolytes sont derrière tout ça ? »


La main blanche de Tori se dérobe à celle de son père. Il détourne les yeux mais, sur ses traits, les autres peuvent lire une certaine hésitation.


« Rien de ce que tu nous diras ne sortira d'ici, l'encourage William. Fais-nous confiance, Tori. On te protégera s'il le faut.

- On peut pas se protéger d'eux. Personne le peut. On va tous crever au fond de ce trou sans jamais avoir réussi à en sortir. »


Les yeux vert d'eau décident enfin de soutenir ceux du commissaire. Les barrières de Tori s'effondrent pour de bon, à présent, et les larmes qu'il a retenues tout ce temps coulent en silence sur ses joues. Azura sent les siennes affluer. Le désespoir du détective le touche tant qu'il le ressent comme s'il s'agissait du sien.

Tori secoue la tête et ouvre la bouche pour dire autre chose, mais ne parvient à émettre qu'un halètement de douleur. Il porte la main à son cœur et fait reculer sa chaise dans le même geste. Les pieds en acier raclent le sol avec un grincement sinistre. Azura est le premier à reconnaître les signes. Et donc le premier à s'avancer.


« Non ! »


Son cri se superpose à celui du commissaire pour ne former qu'une horrible plainte. L'homme se lève juste à temps pour rattraper le corps de son fils, dont la tête atterrit sur ses genoux. Azura ne peut plus voir son visage. Il n'en a pas besoin. Il n'en a pas envie. Il reste tétanisé, les membres gelés comme ceux d'une statue de glace, une sueur froide coulant le long de son dos. L'odeur de chair pourrie, l'odeur de mort qui accompagnait celle d'Olga O'Malley, s'abat comme un rideau sur la pièce. Une giclée noire jaillit devant le commissaire, probablement de la bouche de Tori. Le détective lève une main crispée par la douleur pour saisir le col de son père sans arriver à la refermer. William la lui attrape à la place.


« Tori, reste avec nous. Tiens bon. Gina va appeler les secours. »


L'homme jette un œil à sa subordonnée pour l'inciter à joindre le geste à la parole. Choquée, celle-ci met une seconde à se reprendre et faire ce qui lui est demandé. Elle ouvre la porte à la volée sans la refermer derrière elle. Azura n'entend pas ce qu'elle hurle à la standardiste. La mort d'Olga O'Malley se rejoue sous ses yeux. La puanteur, la substance poisseuse s'échappant de chaque orifice de son visage, les yeux qui se révulsent. La main qu'elle a tendue vers lui avant de s'effondrer.


« Tori ! »


Il n'a pas pu s'en empêcher. Azura se laisse tomber à genoux près de celui qu'il a un jour considéré comme son ami, à côté du commissaire qui lui caresse les cheveux. Le visage de Tori est déjà méconnaissable tant il est couvert de liquide noir. Malgré tout, le détective tient bon. Ses yeux encore ouverts s'arrachent à son père pour se poser sur Azura. L'effort fait tressaillir ses paupières. Il toussote, gémit, et, l'espace d'un instant, Azura est pris du fol espoir de voir les secours arriver à temps pour sauver son ami.

Tori cesse de bouger l'instant suivant.

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