Chapitre 27
Where do failed imposters go?
Azura a encore les tempes battantes lorsqu'il arrive chez Gaël. Il reprend son souffle devant l'entrée, les mains sur les genoux, et jette un œil empreint d'anxiété derrière lui. Son air affolé lui a valu de se faire dévisager par les quelques passants qu'il a croisés, mais aucun d'entre eux ne l'a suivi ou même ne semble plus intéressé que ça par ce qui lui arrive. Il déglutit, un brin soulagé. Attirer les poursuivants d'Olga chez son ami est la dernière chose dont il ait envie.
Il appuie sur la sonnette en régulant son souffle. Puisque celle-ci n'a pas l'air de fonctionner, le garçon donne trois petits coups de poing sur la porte. Personne ne vient lui ouvrir. Il recule d'un pas et lève le nez vers la fenêtre de la chambre de Gaël pour l'appeler.
« Gaël, tu peux m'ouvrir ? C'est moi. »
Il se pince les lèvres en se rappelant l'agression de son ami. Peut-être est-il encore au poste de police. Peut-être même qu'il ne va pas du tout rentrer ce soir.
Il baisse la tête, prêt à faire demi-tour, lorsque la porte s'ouvre sur la mine confuse de Joy. Leurs yeux se rencontrent et s'écarquillent sans qu'ils trouvent quoi dire. Azura en particulier ; la femme a tellement changé qu'il l'aurait à peine reconnue s'il l'avait rencontrée ailleurs. Elle qui, avant son départ, rayonnait de douceur et de joie de vivre, a les traits tirés par la fatigue et doit peser dix kilos de moins. Ses cheveux, autrefois dotés des mêmes teintes chaudes que ceux de son fils, sont ternes et décoiffés. Azura est parti quatre ans ; Joy paraît en avoir pris quinze.
« Joy, souffle-t-il en s'avançant d'un pas.
- Azura ? Qu'est-ce que tu fais là ? Quand est-ce ... quand est-ce que tu es revenu ? »
Pris au dépourvu, le garçon oublie un instant ses malheurs. Gaël ne l'a pas mise au courant ? Leur relation doit être plus tendue qu'il l'imaginait.
« En novembre. Je peux ... je peux entrer ? »
La bouche de Joy forme un oh silencieux, comme si elle réalisait tout juste l'avoir laissé à la porte. Elle l'ouvre en grand et s'éloigne dans le couloir pour le laisser entrer.
Azura s'essuie les pieds sur le tapis, retrouvant peu à peu son calme. Il va bien. Personne ne l'a suivi. Personne ne sait que l'ordinateur d'Olga est en sa possession. Pour le moment, il est sauf.
Il lève les yeux de ses chaussures et croise le regard décontenancé de Joy. Aucun d'entre eux ne sait comment saluer l'autre. Azura serait bien venu avant, mais ...
« Gaël, euh ... Gaël est pas là ? » demande-t-il.
Joy le dévisage en silence, une main près de la bouche et l'autre sur le coude, l'air aussi perdue que lui.
« Il doit être avec cet homme, murmure-t-elle finalement. Qu'est-ce qui t'arrive, mon lapin ? Tu as l'air d'avoir couru un marathon avec la mort. »
Elle s'avance pour lui caresser les cheveux, le geste moins tendre que quatre ans plus tôt. Azura baisse la tête. Il voudrait qu'elle le prenne dans ses bras, comme Holly l'a fait il y a quelques jours, mais n'est pas sûr que la situation soit appropriée.
« On peut dire ça. Je ... je peux rester jusqu'à demain ? S'il vous plaît.
- Bien sûr, Azura. Tu es ici chez toi. Tu veux que je te prépare quelque chose ? »
Il répond par la négative, peu désireux d'avaler quoi que ce soit après ce qu'il a vécu. Joy l'entraîne tout de même dans la cuisine. Un poste de radio, posé sur le plan de travail, laisse entendre une mélodie pop discrète que le chant des oiseaux recouvre presque entièrement. Azura s'assied à table et remarque avec un pincement au cœur que le nombre de chaises est passé de quatre à deux. Ray et lui ont laissé derrière eux un véritable gouffre.
« Alors, mon chéri, dit Joy en lui servant un verre d'eau, dis-moi ce que tu deviens. Où est-ce que tu vis en ce moment ? Tes parents sont avec toi ?
- Non, répond Azura, heureux de pouvoir se concentrer sur autre chose que cette odeur de mort qui semble toujours le poursuivre. Je suis revenu tout seul. C'est ma tante, Holly, qui me laisse rester chez elle.
- Tu es tout seul ? Qu'est-ce qui s'est passé ?
- J'ai été viré de mon lycée et ceux aux alentours voulaient pas de moi. Du coup, vu que j'ai de la famille ici ... Gaël vous en a jamais parlé ? »
Tout de même surpris par le silence de son ami, Azura décide de poser la question. Joy se gratte nerveusement le cou. Son geste attire l'attention du garçon sur sa peau rugueuse et rougie.
« Gaël ne me parle plus de grand chose, déplore-t-elle à mi-voix. Oh, qu'est-ce qui est arrivé à ton pull ? »
Ses yeux écarquillés se posent sur la tache noire de son sweat. Azura suit son regard et retient une grimace. Voilà pourquoi l'odeur se montre aussi persistante.
« J'ai ... Ils faisaient des travaux sur le chemin et un de leurs produits m'a aspergé, improvise-t-il. Ça pue vachement.
- Tu peux pas rester comme ça, mon lapin. Va chercher des vêtements à l'étage. Je vais faire une lessive.
- Je peux ?
- Bien sûr. Gaël serait d'accord aussi. Ça vous a jamais dérangé de partager vos tenues, si ? »
Un sourire nostalgique se peint sur le visage de la femme. Azura la remercie et lui confie son sweat avant de s'éclipser. Joy a raison ; il ne peut pas rester là-dedans. L'odeur s'est imprégnée jusque dans le tissu de son pantalon.
Les marches étroites de l'escalier grincent plus que dans ses souvenirs. Une fois arrivé dans le couloir, Azura n'a pas besoin de réfléchir pour situer la chambre de Gaël ; première porte sur la droite. Il y pose une main et se mord les lèvres. Son ami ne l'y a pas invité. Mais ça devrait aller, non ?
Il regarde derrière lui sans arriver à s'en convaincre. La peinture écaillée des murs, les photos de famille disparues. Les portes ouvertes où ne se devinent que les ténèbres.
Il sort son téléphone de sa poche pour lui envoyer un message. Ses pouces tremblent sur l'écran.
À: Gaël
gaël je peux rester chez toi ce soir ?
j'ai un très très gros problème
olga o'malley est morte
Il se mord la joue en attendant la réponse. Celle-ci arrive suffisamment tard pour qu'Azura commence à se sentir bête de faire les cent pas dans le couloir.
De: Gaël
????????????
qu'est-ce qui s'est passé ?
bien sûr tu peux rester. maman devrait te laisser tranquille
À: Gaël
tu me sauves la vie
je te raconterai quand tu rentreras
c'est juste dingue mais je pense pas que ce soit vraiment fini
De: Gaël
je rentre demain le plus tôt possible
fais attention à toi azu
À: Gaël
promis
Azura soupire de soulagement. Parler à Gaël l'aidera à mettre de l'ordre dans tout ça.
Il pousse la porte de sa chambre, qui s'ouvre avec un grincement sonore. L'endroit est tel que sa mémoire l'a laissé. La fenêtre, à gauche du bureau où s'étalent ses possessions les plus précieuses, est toujours drapée d'une tenture aux couleurs pastels faisant office de rideau. Une couverture entourée de draps a été jetée en boule au bout du petit lit dans lequel ils seraient aujourd'hui bien en peine d'entrer tous les deux. Des CD, livres et quelques cartons encerclent un mont de vêtements sales dans le coin de la pièce. Azura les dépasse pour en chercher des propres. Il s'approche du bureau en enjambant les bricoles disséminées un peu partout et esquisse un sourire en reconnaissant Gogo. Il tire sur l'écharpe jaune, amusé. La peluche est comme neuve. Gaël doit en prendre le plus grand soin.
À côté du chat à la grosse tête, Azura retrouve la trousse qu'il lui a offerte le jour de ses six ans. Ses doigts effleurent la surface du tissu. Asura + Gael. L'inscription est presque passée, mais pas encore invisible.
Son cœur se serre en découvrant les objets suivants. La photo encadrée qu'il lui a offerte à Noël et, près de celle-ci, celle qu'ils ont tirée devant la maison le jour de son huitième anniversaire. Gaël a tenu à se déguiser pour l'occasion ; le garçon arbore fièrement son costume princier, cape et épaulettes comprises. Sourire aux lèvres et poings sur les hanches, son ami ressemble à un super-héros. Azura, lui, a choisi un déguisement de cambrioleur (à croire qu'il avait déjà des tendances délinquantes à l'époque). Ray et Joy se tiennent de part et d'autre des deux garçons, l'air aussi fiers qu'eux. La photo a inauguré l'appareil sur pied qu'ils avaient acheté quelques semaines plus tôt.
Ray. Si seulement il pouvait voir à quel point il lui manque.
Azura détaille la prochaine photo d'un regard lourd. Il s'attendait à trouver Maxwell quelque part mais, en même temps, ne peut s'empêcher d'être surpris. Gaël a l'air aussi ravi que l'homme a l'air contrarié. Rien d'étonnant à ça ; vu le cadre et les contours flous des sujets, on dirait que Gaël s'est jeté sur lui une demi-seconde avant que le photographe appuie sur la détente. Derrière eux, Azura devine la silhouette blanche d'un bateau de croisière. Il n'a pas besoin de se demander quand cette photo a été prise.
Et l'objet suivant ...
Il cligne des yeux. Qu'est-ce que c'est que ça ?
Sur le coin gauche du bureau, à l'opposé de la grande roue de Devil's Rock, est posée une figurine à la forme si complexe qu'Azura ne l'identifie pas immédiatement. Pourtant, il la connaît bien. Il s'agit d'une figurine du corbeau - de Karasu, l'antagoniste principale des trois premières saisons de leur série favorite qui finit par retourner sa veste et rejoindre les protagonistes en découvrant les véritables intentions de son employeur. Sa tenue sombre, rayée, chaotique, est semblable à une tenue de prisonnier. L'impression est accentuée par les chaînes déployées tout autour d'elle. L'adolescente a une main posée au sol ; ses gants griffus, métalliques, bénéficient d'une finition impressionnante. Azura peut en voir les jointures. Il remonte jusqu'au visage pour y découvrir un sourire narquois terriblement expressif. Ses cheveux noirs, libérés par son casque brisé, volent derrière elle, se confondant avec l'ombre de son propre compagnon surnaturel. Azura expire doucement. Il comprend, maintenant, pourquoi le double-épisode du bateau est le favori de Gaël. Il n'avait aucune idée que son ami aimait tant le corbeau. Est-ce qu'il l'a faite importer du Japon, elle aussi ?
Il secoue la tête en se promettant de le charrier à la première occasion venue et part ouvrir la petite penderie du fond. Sweats, tee-shirts et pulls s'alignent sur les porte-manteaux. Azura choisit un sweat à capuche noir frappé d'un crâne d'oiseau. Il n'a pas vraiment le loisir de choisir un pantalon ; il se contente de parcourir les tiroirs en osier à la recherche de celui qui lui ira, ni trop serré aux mollets ni trop ample aux hanches. Il trouve son bonheur en la présence d'un jean fin déchiré aux genoux. Le miroir sur pied, près du lit, lui renvoie un reflet satisfaisant. Il hoche la tête pour lui-même et ouvre la porte de la chambre, se retournant pour embrasser l'ensemble du regard. Jamais on ne penserait qu'elle appartient à un adolescent de dix-huit ans. Plus encore qu'avant son départ, l'endroit ressemble à la tanière d'un jeune enfant.
Il redescend dans la cuisine et hume son parfum. Malgré son refus, Joy est en train de préparer ce qui ressemble à des pancakes. Azura prend place à côté d'elle pour lui donner un coup de main. À présent revêtu d'une tenue propre, le garçon sent son estomac se creuser.
« Merci, mon lapin, dit-elle en le voyant battre les blancs d'œufs. Tu vas devoir être indulgent. Ça fait si longtemps que je n'ai pas préparé de dessert ...
- Gaël s'est mis au régime ? »
Joy secoue la tête sans répondre. Un minuscule soupir s'échappe d'entre ses lèvres. Azura pince les siennes. Il aimerait bien savoir comment leur relation a pu se dégrader à ce point, mais son ami ne lâchera rien.
« Qu'est-ce qui s'est passé ? demande-t-il à Joy. Pourquoi vous vous évitez ? »
Car la situation ne fait aucun doute ; Gaël n'est jamais chez lui, n'a même pas partagé avec elle le retour d'Azura, et, à l'entendre, on croirait parfois qu'il a perdu ses deux parents.
Il interroge Joy du regard sans cesser de battre les œufs. Celle-ci fronce deux sourcils peinés.
« C'est de ma faute, répond sa voix fantomatique. Je crois que je fais de mon mieux, mais je finis toujours par le blesser. Parfois ... parfois même physiquement. Je me demande s'il ne se porterait pas mieux sans moi. »
Azura sent une boule se former dans sa gorge. Physiquement ? Il se rappelle le sang sur les cheveux caramel, ce jour au bord de la plage. Il se rappelle comment leur ami a prétendu être tombé dans les escaliers. Il savait qu'il mentait (Gaël n'est pas empoté à ce point) mais était loin d'imaginer que Joy se trouvait à l'origine de la blessure. Comment cela a-t-il pu arriver ? Il ne doute pas qu'il s'agisse d'un accident, mais ...
« Je pense pas qu'il se porterait mieux sans vous, dit-il. Mais, euh ... vous vous êtes disputés ? Pourquoi vous dites que vous l'avez blessé ? »
La cuillère s'immobilise dans le saladier. Les épaules de Joy s'affaissent encore plus qu'elles l'étaient déjà, ce qu'Azura pensait impossible. Ses yeux pensifs passent d'un gaz à l'autre.
« Tu as déjà eu l'impression d'être extérieur à toi-même, Azura ? De te regarder agir comme si tu étais spectateur de tes propres actions ? Il y a des jours où je me vois faire du mal à mon bébé, raconte-t-elle après que le garçon a hoché la tête. Des jours où ... où je me vois avoir envie de lui faire du mal. Alors oui, je pense qu'il se porterait mieux sans moi. »
Azura pâlit. Il ne pensait pas qu'ils en étaient arrivés à ce point. À ce rythme, ne risquent-ils pas de commettre l'irréparable un jour ou l'autre ? Gaël ne doit pas rester ici. Il serait plus en sécurité chez les Everett, ou dans le grenier de la Petite Sirène. Azura lui en touchera deux mots demain.
« On se bouffe la vie, poursuit Joy pour l'oreille sourde du garçon. Quand j'ai rencontré quelqu'un, Gaël l'a fait fuir en l'espace d'un mois parce qu'il ne supportait pas l'idée qu'on remplace son père. Et pourtant, il est toujours fourré chez cet homme. Alors j'ai ... je crois que j'ai commencé à le haïr. C'est horrible, non ? D'en arriver à haïr son propre enfant.
- Si vous le détestiez à ce point, tente Azura, vous diriez pas qu'il se porterait mieux sans vous. Au contraire, vous y penseriez même pas.
- Oh, mais je dois te faire peur avec mes histoires. Allez, parle-moi de toi. Qu'est-ce que tu as fait, pendant quatre ans ? »
Joy pose la question sans détacher les yeux de la pâte liquide qu'elle est en train de battre. Azura cherche ses mots, mal à l'aise. Son intervention s'est vue totalement ignorée.
Il lui parle de la mégapole, du lycée surpeuplée, de l'odeur d'orage qui semble toujours y régner. De l'appartement où il ne peut pas éviter sa mère. Des photos que lui envoie parfois son père lorsqu'il n'oublie pas son existence. De Ryan, de Fatima, de sa moyenne moyenne, de l'exposé désastreux de fin d'année, de l'incident qui lui a valu d'être expulsé l'année suivante. Il enchaîne sur son arrivée ici, le grenier d'Holly, les personnalités dissonantes de Cherry et de la Fouine, sa surprise en apprenant qu'une fac et un April's avaient germé quand il avait le dos tourné, et, enfin, sur ses retrouvailles mouvementées avec Gaël et sa rencontre fortuite avec Morgane (bien sûr, il se garde bien de mentionner les tendances suicidaires de la jeune fille et l'implication de leur groupe dans l'affaire des morts subites).
« Hm, et après ? Encore, encore ! »
Joy se permet un sourire. Elle regarde Azura dévorer ses pancakes d'un œil vif, éclairé par l'intérêt. Alors il lui parle de Noël, de Devil's Rock, de la délicieuse tartiflette partagée autour de la table ronde de sa tante, de Gaël et Cherry en train de se dandiner sur la bande originale de Pulp Fiction. Des cadeaux qu'ils se sont échangés ensuite. De leur virée sur la plage le premier week-end du printemps, du concert, des cracheuses de feu, du concours de cuisine qui a suivi et de ses résultats catastrophiques. Les yeux de Joy se parent d'humidité à la mention du bonheur de son fils. Le soleil décline doucement tandis qu'elle lui en demande toujours plus. Azura raconte les dernières bourdes des profs, à quel point les nouveaux films de sa saga favorite sont tombés bas, et conclut sur un reportage improbable aperçu à la télé. Joy semble en attendre davantage, mais prend conscience de l'heure en voyant le garçon bâiller à s'en décrocher la mâchoire.
« Désolée, mon lapin. Je te fais parler depuis tout à l'heure. »
Azura accepte avec soulagement le verre d'eau qu'elle lui tend et lui souhaite bonne nuit. Les émotions de la journée l'ont épuisé et sa solitude a beau lui faire terriblement de peine, il préfère ne pas rester avec Joy plus longtemps. Comment peut-elle parler de Gaël ainsi ? Il ne la reconnaît plus.
Azura s'enferme dans la chambre de son ami et se laisse tomber sur son lit les bras en croix. Le matelas moelleux lui arrache un élan de nostalgie. Sur sa table de chevet, la veilleuse ronde veille toujours sur son sommeil. Azura l'allume et regarde les étoiles défiler sur le plafond. Son cœur bondit dans sa poitrine en reconnaissant sa constellation. Bien sûr. La lampe est toujours la même ; la position des étoiles n'aurait aucune raison d'avoir changé.
Il contemple la constellation Azura le dépasser et décide d'aller fermer le volet. Celui-ci est étonnamment dur. Gaël ne doit pas le faire souvent.
Il s'arrête par le mont de vêtements en retournant vers le lit. Par terre, les livres favoris de son ami attendent leur heure. Sleepers, Mystic River, Le Silence des Agneaux. À croire que son goût pour l'organisation a déserté Gaël en même temps que le reste.
Azura s'empare du premier, le seul qu'il n'ait pas encore lu, et part se réfugier sous les draps. En tendant la main pour allumer sa lampe de chevet, le garçon s'arrête. Une petite photo d'à peine dix centimètres sur quinze est accrochée près des oreillers. Ray, Gaël et lui, à l'orée du bois de Sunnyside où le garçon a tenu à se rendre pour son quatorzième anniversaire. Le dernier qu'ils aient passés ensemble.
Azura avale la boule qui se forme dans sa gorge et commence à lire. Mais le roman, trop dur, trop glauque, ne fait qu'ajouter de l'huile sur le feu. Pourquoi Gaël lit-il ce genre de chose ?
Il renonce peu après avoir commencé et part se coucher, l'esprit toujours occupé par la mort brutale d'Olga. Sa nuit est courte et peuplée de cauchemars.
« Azura ! »
Gaël se jette dans ses bras avant même de refermer la porte de sa maison. Dans le couloir, Azura bascule. Il est levé depuis peu et encore en pyjama. La force avec laquelle son ami le serre contre lui est un peu trop intense pour cette heure de la journée.
« Ça va ? poursuit Gaël en lui caressant les joues. Tu vas bien ? Qu'est-ce qui s'est passé ? »
Il l'embrasse, heureux de le voir sauf, et le laisse chercher ses mots. Ses yeux brillants d'inquiétude papillonnent entre les iris sombres d'Azura. Celui-ci se pince les lèvres.
« Y a ... beaucoup de choses dont il faut qu'on parle. On devrait monter. »
Gaël hoche la tête. Il glisse sa main dans la sienne pour l'entraîner à l'étage mais, sur la route, se heurte au regard hésitant de sa mère et s'arrête brusquement. Joy le dévisage en se triturant les cheveux.
« Gaël ... »
Elle s'avance vers lui, le pas lent, et tend une main pour caresser les pointes de la chevelure caramel.
« Ils sont beaux, tes cheveux. Tu les as lavés ? »
Gaël se dégage avec hargne. Azura en tressaillit. Il la fusille du regard, muet, et tire son ami dans les escaliers. Celui-ci trébuche à sa suite. Gaël claque la porte de sa chambre derrière eux avant de la fermer à clef. Il expire lourdement en se tournant vers Azura, la mine contrariée.
« On devrait être tranquilles, dit-il. Qu'est-ce qui t'es arrivé ? Comment tu ... Comment Olga peut être morte ? »
Gaël pose une main sur son épaule pour l'inciter à s'asseoir. Azura s'exécute, craignant, dans le cas contraire, que ses jambes se dérobent sous le coup de l'émotion. Il prend une grande inspiration et commence à lui raconter. La mort de la journaliste se rejoue sous ses yeux avec une précision effrayante. L'espace d'un instant, Azura croit même sentir le fantôme de l'odeur nauséabonde qu'il a emmenée avec lui.
Gaël l'écoute attentivement, assis à ses côtés. Ses épaules s'affaissent au fur et à mesure que le récit avance. Quand il se termine, le garçon sonde le vide un long moment avant de prendre la parole.
« T'étais chez elle ... souffle-t-il. Mais tu vas bien ? Elle t'a pas ... Je sais pas, t'as pas reçu de ce truc noir dans la bouche ou quoi que ce soit ?
- Non, t'en fais pas pour ça, répond Azura en secouant la tête. Mais faut qu'on se réunisse avec Morgane. Le corbeau est vivant et il en a pas fini avec Sunnyside. »
Gaël approuve en silence. Son regard choqué est perdu dans le vide. La nouvelle a l'air de lui faire le même effet qu'à lui. Qui aurait cru que les morts subites se poursuivraient après l'arrestation de Johnny Gunn ?
Le front d'Azura se creuse. Des mois après le début de leurs recherches, les voilà revenus à la case départ. La seule différence est que la police croit en avoir fini avec cette affaire. Qui sait comment ils réagiront une fois mis face au corps d'Olga ?
Il grimace puis frissonne en se rappelant la scène. Cette pauvre femme ne méritait pas ça.
Les deux garçons préviennent leur amie par SMS, peu motivés à l'idée d'y réfléchir seuls, et laissent planer sur eux un calme trouble. Ils pensaient en avoir fini avec cette histoire.
« Tu m'as dit qu'elle t'avais laissé un ordinateur ? reprend Gaël. Je peux le voir ?
- Oh, ouais. Bien sûr. »
Azura sort l'appareil de son sac pendant que son ami s'installe en tailleur au fond du lit. Il le rejoint et adopte la même position.
« Elle disait que tout son travail était dessus, raconte-t-il en l'allumant. Y compris ce qui l'a conduite à ... tu sais. Mais ... »
Il désigne l'écran d'un geste impuissant de la main. Comme il s'y attendait, un mot de passe leur barre la route. Le garçon se laisse aller contre son oreiller, les joues pincées dans la réflexion. Gaël retrouve sa bonne vieille habitude de frottement de menton.
« T'as une idée de ce que ça peut être ?
- Aucune, avoue Azura dans un soupir. Mais la connaissant, ça doit être un truc hyper compliqué. Même en retournant chez elle pour fouiller, je pense pas qu'on ait une chance de le découvrir.
- Hm ... J'ai peut-être une solution. »
Le regard qu'Azura tourne vers son voisin est d'abord surpris, puis plein d'espoir.
« Vraiment ?
- Vraiment. On a des spécialistes pour s'occuper de la sécurité informatique, au manoir. La paranoïa de Lawrence, tout ça. Ils sauront peut-être forcer l'entrée.
- Ils risquent pas de poser des questions ?
- C'est pas leur genre. Surtout si je demande à Maxwell de bien leur faire passer le message.
- Et lui, il risque pas de te poser des questions ?
- Non. Il sait que j'ai ma vie privée. »
Azura réfléchit un instant, puis hoche la tête. Ça lui paraît être le meilleur plan.
Il contemple le boîtier blanc clignotant en silence, tentant d'y entrer sans résultat les deux ou trois possibilités qui lui traversent l'esprit. Peut-être vaut-il mieux ne pas insister.
Il referme l'ordinateur pour le glisser dans son sac et lancer un sujet de conversation plus léger. Le garçon doit quasiment forcer son esprit à laisser place à de telles futilités, mais broyer du noir en silence ne les aidera pas de toute façon.
« Alors comme ça, on est fan du corbeau ? Enfin, je veux dire de Karasu, ajoute-t-il devant le regard décontenancé de son ami. J'ai vu la figurine sur ton bureau. Elle est cool.
- Oh. Euh, ouais ... »
Gaël glisse une mèche de cheveux derrière son oreille, embarrassé. Ses joues rosissent doucement.
« Ça a toujours été mon personnage favori, en fait. Je te l'ai jamais dit parce que j'avais peur que tu me trouves bizarre.
- Eh, je ne juge pas. »
Azura lève les mains devant lui comme pour montrer qu'il n'a rien à cacher. Gaël lui adresse une moue sceptique, comprenant par ce geste qu'il le juge bel et bien.
« J'aime bien les protagonistes, raconte-t-il, mais ... Je sais pas, je suppose qu'ils me parlent pas trop. Ils doivent être un peu trop parfaits.
- Eh, si même toi tu préfères les tueuses à gage aux héros de la justice ...
- Qu'est-ce que tu voulais qu'elle fasse d'autre avec un pouvoir pareil ? Et puis elle avait personne pour la guider, elle. Pas d'amis, plus de famille. Elle s'est faite entuber par le monde dès sa naissance. »
Azura hoche la tête. Son ami marque un point. Merde, maintenant qu'il y pense, sa situation lui rappelle un peu la sienne. Est-ce qu'il aurait sombré dans le noir le plus total comme elle l'a fait s'il avait été seul avec son pouvoir ? Si ses parents l'avaient fichu à la porte ou un truc du genre ? Au moins, Gaël aurait été compatissant.
« Tu vas pas me poser de questions sur maman ?
- Hein ? Pourquoi ? »
Gaël lui lance un regard appuyé, l'air de dire qu'il ne la fera pas à lui.
« Tu sais pourquoi. T'as pas dû la reconnaître quand elle t'a ouvert, si ?
- Elle a ... changé.
- Toujours aussi fan des euphémismes, à ce que je vois. Elle t'a dit du mal de moi, je parie.
- Non, ment Azura. Juste que t'avais fait fuir son nouveau jules. »
Le soupir dédaigneux de Gaël est semblable à un râle. Il fronce les sourcils, faisant grincer le lit en y ajustant sa position.
« Je l'ai pas fait partir pour la faire chier. Je l'ai fait partir parce qu'il a essayé de me grimper dessus. Faut qu'elle arrête de toujours tout ramener à elle.
- De te ... Merde, souffle Azura. Comme si t'en avais pas eu assez avec Jefferson.
- Tu l'as dit. Mais même avant ça, c'était un abruti. Il comprenait rien. Il disait que j'étais mignonne, que j'avais pas à m'habiller comme ça, que je devrais plutôt apprendre à me mettre en valeur au lieu de ... Enfin bref, tu vois le genre. Et à chaque fois que j'essayais de lui expliquer, maman me gueulait dessus parce que je le faisais pas assez gentiment. Alors quand c'est arrivé ... Je sais pas, je crois qu'une partie de moi s'en doutait un peu. J'étais terrifié, bien sûr, mais limite soulagé d'avoir enfin des faits concrets à exposer à maman. Et tu sais ce qu'elle m'a répondu ?
- Dis toujours.
- Qu'il ferait jamais une chose pareille. Que je devais me faire des idées ou inventer tout ça pour qu'elle arrête de le voir. C'est là que j'ai compris que je pouvais plus compter sur elle. Je savais plus vers qui me tourner, poursuit Gaël en se tordant les doigts, alors j'en ai parlé à Maxwell. Il m'a cru, lui. Il m'a dit qu'il laisserait plus ce détraqué s'approcher de moi. Je sais pas ce qu'il est allé lui dire au juste, mais ça lui a fait assez peur pour qu'il disparaisse dans la semaine.
- Qu'il disparaisse ? répète Azura, sourcils froncés.
- Je sais à quoi tu penses. Mais il a emmené ses affaires. Maxwell ... Mon père n'est pas un meurtrier. Il me protège, c'est tout. »
La conviction durcit le regard de Gaël. Penaud, Azura hoche la tête. Bien sûr. Il est stupide d'avoir sous-entendu une chose pareille.
Gaël se frotte l'arrière du crâne, rappelant à Azura la blessure cicatrisée il y a déjà si longtemps. Il saute sur l'occasion.
« Tu veux dormir à la Petite Sirène ce soir ? Je ... j'aime pas trop te savoir tout seul avec Joy vu son état.
- Oh, tu vois que t'as remarqué.
- Bien sûr que j'ai remarqué. Elle a même dit que ... »
Il se pince les lèvres, hésitant. Quelqu'un doit crever l'abcès.
« Elle m'a dit qu'elle te blessait, quelques fois. Qu'elle te blessait physiquement. Je ... je veux pas que tu restes ici. »
Gaël entrouvre la bouche. Son regard s'arrondit peu à peu. La nouvelle a l'air de le surprendre. Rien d'étrange à cela ; quel genre de personne avouerait frapper son enfant à quelqu'un qu'elle n'a pas revu depuis quatre ans ? Le genre qui voudrait s'arrêter sans savoir comment faire, suppose Azura.
« Elle te l'a dit ... » murmure son voisin.
Gaël baisse les yeux, songeur. Azura préférerait mourir plutôt que lui rapporter le reste de ses paroles. Jamais il ne dirait à son meilleur ami que sa mère le déteste (d'autant plus qu'il en doute fortement).
« C'est pas aussi grave que ça en a l'air, tente de le rassurer Gaël. T'en fais pas pour ça.
- Elle te frappe.
- C'est rare. Et puis, c'est pas comme si elle le faisait gratuitement. Je veux dire, se reprend-il en voyant Azura se préparer à répondre, c'est surtout quand on se dispute. Elle me gifle, ou alors elle me pousse et je tombe mal. C'est pas comme si elle venait me chercher dans ma chambre pour me mettre des coups de pied.
- T'attendais quoi pour nous en parler ? Que ça en arrive là ?
- Ça en arrivera pas là. Elle regrette, tu sais. Et puis, vu les crises que je pique ...
- Laisse-moi deviner, l'interrompt Azura, tu penses que tu l'as bien mérité. Et à chaque fois elle te promet que ce sera la dernière fois et à chaque fois tu te fais avoir et ça recommence. Je sais comment ça marche, ajoute-t-il devant l'air ébahi de son ami. Le père biologique de Ryan ... »
Il s'arrête avant d'en dire trop. Ryan lui a fait promettre de n'en parler à personne.
Visiblement perdu dans ses pensées, Gaël baisse les yeux. Azura scrute ses paupières sans ciller. Allez. Il sait que Gaël est capable de voir la vérité.
« T'as raison. Je la hais. »
Pensant avoir mal entendu, Azura cligne des yeux. Il hausse les sourcils pour encourager son ami à répéter.
« Je la hais, dit-il encore. Je t'ai raconté ça pour avoir l'air plus normal. Pour que tu t'inquiètes pas trop. Mais je la hais. À chaque fois qu'elle me touche, à chaque fois qu'elle me parle ... Parfois, j'ai envie de voir la maison brûler jusqu'à ce qu'il en reste que des cendres. De voir brûler la ville toute entière. Je hais cet endroit.
- Oh. »
Azura ne sait pas quoi dire d'autre. Gaël a plié les genoux contre sa poitrine et transperce ses draps d'un regard noir. S'il le pouvait, il les ferait prendre feu. Azura lui caresse prudemment le dos.
« Ça fait du bien de le dire, non ? »
Les yeux de Gaël sont lents à se détacher du tissu. Il les pose sur Azura et a d'abord l'air de ne pas le voir, comme s'il était encore loin, peut-être perdu dans ses rêves d'incendie. Il s'écoule plusieurs secondes avant qu'un vague sourire se dessine sur ses lèvres.
« Ouais. Carrément. Et je veux bien dormir chez toi ce soir. Tu veux faire une sieste avant de repartir ? T'as l'air prêt à tourner de l'œil. »
Azura est un peu gêné d'accepter la proposition. Son ami a raison ; vu la nuit qu'il a passée, il aurait du mal à tenir debout jusqu'au bar.
Il se glisse à nouveau entre les couvertures, heureux de compter la présence de Gaël à ses côtés cette fois-ci. Les bras de celui-ci s'enroulent autour de ses épaules. Sa joue repose contre sa clavicule. La position est tout sauf confortable et les envies morbides de son ami lui font un peu peur ; malgré tout, pour la première fois depuis plus de douze heures, Azura se sent en sécurité.
Puisque Morgane n'est pas disponible de la journée, les trois adolescents remettent leur réunion au lendemain. Ils s'installent à la Petite Sirène dans le calme du dimanche après-midi et résument la situation à leur amie. Celle-ci les écoute avec attention, les mains jointes devant la bouche, les yeux écarquillés.
« Je suis vraiment désolé pour le carnet, souffle Gaël, penaud.
- T'en fais pas pour ça, le rassure Morgane. C'est sûr qu'il va me manquer un peu mais bon, Azura te l'a dit, j'ai fait des photocopies. Et puis, je crois qu'on a un plus gros problème. »
Azura hoche la tête. Le retour du corbeau les a pris de court ; Morgane est aussi estomaquée qu'eux.
« Ça explique pourquoi mes cauchemars se sont jamais arrêtés, médite la jeune fille. Je pensais qu'ils m'étaient juste montés à la tête ... D'ailleurs, j'ai remarqué quelque chose la dernière fois. »
Les garçons, qui avaient baissé la tête à la recherche d'une hypothèse, lèvent les yeux vers leur amie. Celle-ci se redresse sur la banquette, l'air grave.
« Dans les rêves, je suis toujours sur la plage. Mais ... y a aucun son. Jamais. Comme si même l'océan s'était arrêté de vivre. Et je crois que derrière moi, il y a une sorte de lumière.
- Quel genre de lumière ? s'enquiert Gaël.
- Je sais pas trop, le genre qui devrait être rassurante mais ne l'est pas. En tout cas, c'est sûr que c'est pas le phare.
- Y a quelque chose qui me chiffonne aussi à propos d'Olga, enchaîne Azura. Je suis parti en laissant la porte ouverte hier. Quelqu'un aurait dû la trouver, non ? Pourtant, ils en parlent pas dans le journal de ce matin. »
Ils tournent la tête à l'unisson vers celui posé sur le comptoir. Il n'y est fait mention que de la rénovation du quartier fantôme, de l'intention de Lawrence Everett de se lancer en politique et d'autres conneries sans importance. Pas un mot au sujet de la journaliste. Azura ne peut pas croire que personne n'ait rien remarqué.
« Si ceux qui se cachent vraiment derrière tout ça sont un tant soit peu importants, suppose Morgane, peut-être qu'ils ont camouflé sa mort en autre chose.
- On devrait retourner chez elle pour en avoir le cœur net, propose Azura.
- Aussi tôt ? C'est trop risqué, rétorque Gaël. Imagine si les meurtriers sont encore en train de chercher l'ordinateur.
- Alors demain ? Ou plus tard en semaine ? Ils vont pas y passer des mois non plus. Et puis, je veux juste voir l'état de l'appartement. On s'éternisera pas. »
Gaël le sonde du regard avant de hocher la tête. Ils le feront cette semaine.
« Elle t'a dit quelque chose avant de mourir ? demande ensuite Morgane, les traits soucieux.
- Juste de montrer l'ordinateur à personne. Mais bon, elle devait bien se douter que j'allais vous en parler. Et que ... »
Le cœur d'Azura loupe un battement. Bien sûr. Comment a-t-il pu oublier ça ?
« Et qu'elle aurait dû lâcher l'affaire Jason Myers depuis longtemps. C'est une des premières choses qu'elle m'ait dites quand elle m'a appelé. Et si c'était lui qui se cachait derrière tout ça ? Il a disparu, après tout, ajoute-t-il devant la mine incrédule de Gaël. C'est ce que disent les journaux. La Fouine enquêtait dessus parce qu'elle pensait qu'il était mort.
- Oh ... »
Son ami s'entortille une mèche de cheveux autour du doigt. La vérité doit lui revenir, à présent. Il devait déjà savoir, au fond de lui, que la mort que Myers n'a jamais été confirmée. Comment aurait-il pu oublier ?
Azura détache les yeux de Gaël pour les poser sur Morgane. Le regard interrogateur de celle-ci traduit son ignorance. C'est vrai, ils n'ont mentionné leur rapport avec ce type qu'une seule fois et des mois plus tôt. Pas étonnant qu'il lui soit sorti de la tête. Il ouvre la bouche pour lui expliquer.
« C'est l'homme qui a tiré sur mon père, le devance Gaël. L'homme qui m'a rendu orphelin. »
La surprise se peint sur le visage de la jeune fille. Songeur, Azura se ronge l'ongle du pouce. Et si l'assassin de Ray se cachait derrière les morts subites de Sunnyside ? Un homme disparu depuis des années, reclus dans les recoins les plus sombres de la ville, devenu son faucheur sans visage ... Et ses victimes auraient à voir avec le trafic que mentionnaient les articles de journaux.
Azura serre doucement le poing. Il est encore plus déterminé qu'auparavant à attraper cet enfoiré.
« Je vais y aller, dit Gaël en se levant de sa place. Ils doivent avoir réussi à entrer dans l'ordinateur.
- Tu nous tiens au courant ?
- Bien sûr. Je t'appelle dès que j'en sais plus. »
Il embrasse Azura sur la joue et étreint brièvement Morgane. Dehors, les fines gouttes de pluie présentes depuis ce matin laissent peu à peu place à de timides rayons de soleil.
Comme promis, Gaël compose le numéro d'Azura aussitôt qu'il a l'ordinateur sous les yeux. L'appareil est posé sur une souche du gigantesque jardin des Everett et les pieds du garçon s'enfoncent dans l'herbe humide. Il contemple le ciel en attendant que son ami décroche. Loin au-dessus de lui, un corbeau traverse les cieux en hurlant. Il se pose au sommet d'un sapin et bat des ailes dans le vide pour se stabiliser. Sa petite tête noire pivote dans la direction du garçon. Gaël fronce les sourcils, mal à l'aise.
« Gaël ! le salue Azura. Alors, du nouveau ?
- Azu ... Plus ou moins. Ils ont réussi à ouvrir l'ordinateur, dans tous les cas.
- Ah ? Et alors ? »
Gaël pose un regard soucieux sur l'appareil. Une bille de contrariété se forme dans sa gorge.
« Et alors rien. Tous les fichiers ont disparu ou sont corrompus. Tu te souviens quand on a essayé de rentrer des mots de passe au hasard, chez moi ? On n'aurait pas dû. La Fouine avait peut-être installé une sorte de sécurité spéciale qui efface les données au bout de plusieurs essais ou un truc du genre. C'est la supposition de nos types, en tout cas.
- Ça veut dire que c'est encore un cul-de-sac ?
- C'est ça. Désolé pour le faux espoir, Azu. Moi aussi, ça commence à me taper sur les nerfs.
- T'excuse pas pour ça. C'est pas ta faute. »
Azura a un soupir déçu. Puisqu'il ne sait pas quoi dire, Gaël attend qu'il reprenne la parole.
« Tu veux aller au cinéma un de ces quatre ? propose tout à coup son ami. Ça nous changerait les idées, et puis ... je sais pas, ça fait longtemps et les trucs qui passent en ce moment ont l'air terribles. T'en dis quoi ?
- Bien sûr. Avec plaisir. »
Un sourire sincère étire le coin des lèvres du garçon. Passer du temps avec Azura est ce qu'il peut souhaiter de mieux.
Il raccroche peu après et laisse sa main retomber contre sa jambe. Son regard, son sourire se vident peu à peu. Il serre le poing gauche autour de la pioche de mineur dégotée dans un abri de jardin. Son cœur bat fort dans sa poitrine.
Il doit le faire. C'est pour le bien de tous.
Il avance vers l'ordinateur fermé, l'ordinateur qu'aucun employé des Everett n'a jamais ouvert, et y abat l'outil avec un cri de rage. Le pic traverse l'écran, se heurtant à un composant que Gaël ne prend pas la peine d'identifier. Il écrase l'appareil d'un pied pour en ressortir la pioche. Le deuxième coup envoie un morceau de plastique noir se perdre dans l'herbe haute. Gaël continue jusqu'à ce que ses bras le supplient d'arrêter. Il laisse tomber la pioche au sol et s'empare d'un marteau plus petit dont la tête s'abat à son tour pour finir le travail. L'œil brillant du garçon ne cille pas, vrillant l'ordinateur comme s'il avait l'espoir de le transpercer. Il en a assez. Assez de cette ville, de cette situation, de sa mère, de Lawrence. Assez de regarder ses meilleurs amis dans les yeux pour leur mentir jour après jour. Assez d'être lui.
Il ne reste déjà plus rien de l'ordinateur quand le marteau s'y abat une dernière fois. Gaël met toute sa colère dans ce dernier coup, s'imaginant briser son propre visage plutôt que les éclats de plastique. Ses bras tremblent comme des feuilles lorsque le marteau tombe à ses pieds. Il titube en arrière, les mâchoires serrées, le souffle court, les joues mouillées par deux traînées de fureur. L'appareil est en poussière. Pourtant, sa vue ne parvient pas à l'apaiser. Il aimerait le voir en cendres. Laisser les flammes s'élever et l'emporter avec elles.
Une main dans ses cheveux le fait tressaillir. Gaël rentre la tête dans les épaules, ses envies de fournaise soudainement envolées. Il se retourne sans oser croiser le regard de Maxwell.
« C'est bien, Gaël. Tu as fait ce qui fallait. »
Ses mots le réconfortent un tant soit peu. Le fossé qu'il s'est creusé dans le cœur à coups de pioche n'est pas moins profond pour autant, mais il ne s'y sent plus aussi seul.
Gaël est épuisé tout à coup. Il laisse son front tomber contre la chemise de son père et ferme les yeux, les brumes du sommeil succédant au brasier de la haine. Sa voix est semblable à un sifflement.
« Tu m'aimeras toujours ?
- Bien sûr, mon cœur. Il n'y a personne que j'aime plus que toi. »
Gaël le soupçonne de ne lui dire que ce qu'il a envie d'entendre. Pourtant, il choisit de le croire une fois de plus.
« Tiens encore jusqu'à cet été, murmure Maxwell contre sa tempe. Je te promets qu'on laissera bientôt cette ville derrière nous. »
Il sourit quand son père l'embrasse sur la joue. Faiblement. Son esprit est un tel foutoir que même la promesse faite devant ce cimetière une année plus tôt ne lui paraît plus aussi alléchante qu'auparavant. Quitter Sunnyside, juste tous les deux ... En a-t-il vraiment envie ? Fuir lui a toujours paru être la solution idéale, mais le retour d'Azura a chamboulé ses plans. Chamboulé ses certitudes. Il n'arrive plus à imaginer sa vie sans lui. À chaque fois qu'il essaye, c'est comme si une plaie saignante s'ouvrait dans son cœur.
Les lèvres de Gaël tressaillissent. Azura ... Est-ce qu'il l'aimera encore, quand il saura ce qu'il est ? Quand il apprendra ce qu'il a fait, ce qu'il fait en ce moment, ce qu'il fera encore ?
À quoi tu t'attends ? Il t'abandonnera, comme tout le monde.
Il serre les paupières sans oser y réfléchir davantage.
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