Chapitre 26
And then it's just too much, the streets, they still run with blood
A hundred arms, a hundred years, you can always find me here
Par chance, la Fouine semble assez satisfaite du trouble qu'elle a causé pour ne plus harceler Azura durant quelques jours. Malgré tout, ses propos de leur avant-dernière rencontre triturent toujours l'adolescent. Jason Myers aurait-il vraiment disparu ? Gaël prétend l'inverse, mais Olga est une journaliste. Elle doit avoir ses sources, non ?
Laissant la curiosité prendre le pas sur son dédain pour elle, Azura se retrouve de nouveau au sous-sol de la mairie en fin de semaine (seul, cette fois). Il feuillette les journaux d'époque à la recherche d'un article bien précis. En le dégotant, sa gorge se serre comme si quelqu'un avait refermé ses mains autour d'elle.
Mort d'un agent de police de Sunnyside
Le policier Ray Whitefeather, 42 ans, est décédé cette nuit des suites d'une attaque à main armée, laissant derrière lui son épouse et leur enfant seulement âgé de 14 ans. Le suspect Jason Myers, poursuivi pour trafic de substances illicites, n'a pas encore été appréhendé ...
Azura se pince l'arête du nez en stoppant sa lecture. Lire cet article lui donne l'impression de forcer l'intimité de Gaël. De toute façon, il n'a pas besoin d'en savoir plus.
Il passe à la suite, épluchant minutieusement les articles jusqu'à trouver son bonheur. À peine quelques lignes, en fin de journal. Le garçon plisse les yeux pour mieux les lire. Disparition du suspect dans l'affaire du trafic de drogues ... Aussi responsable du meurtre du policier Ray Whitefeather.
Il l'a.
Azura se redresse sur sa chaise, plus attentif. Myers a vraiment disparu. Comme le prétendait Olga, le type s'est volatilisé comme s'il n'avait jamais existé. Il n'a rien dit, rien emmené, et personne ne l'a aperçu dans les transports en commun malgré le fait qu'il n'ait pas utilisé sa voiture. Peut-être qu'un complice l'y a aidé ? Mais dans ce cas, ils auraient découvert de qui il s'agissait non ? Les policiers de Sunnyside ne sont pas incompétents (enfin, pas à ce point).
Azura expire et se laisse glisser en arrière. Cet enfoiré pourrait tout aussi bien être en train de couler des jours paisibles en chemise hawaïenne sur une île paradisiaque. Pas étonnant que Gaël préfère le croire mort. Et puis, il n'avait certainement pas envie de s'étendre sur le sujet.
Il tressaillit. Comme si, décidément, penser à quelqu'un suffirait à l'invoquer dans cette ville, son portable se met à vibrer. L'écran affiche le nom de Gaël. Puisqu'il est seul encore une fois, Azura prend l'appel aussitôt.
« Ça va ?
- Azu ! »
Le garçon écarquille les yeux. Son ami paraît paniqué.
« Azu, j'ai ... j'ai ... je suis désolé, Azu ! J'ai perdu le carnet !
- Quoi ? »
Il cille sans comprendre. Sa voix entrecoupée de sanglots rend ses paroles difficiles à comprendre, mais il parle bien du carnet de Morgane ? Comment a-t-il pu le perdre ?
« Calme-toi, Gaël. C'est rien. Raconte-moi ce qui s'est passé.
- J'étais ... j'étais en train de rentrer chez moi et ... y a des types, je sais pas qui c'est, ils ont commencé à me parler. Ils devaient croire que j'étais pété de thunes ou un truc du genre. Ils se sont mis en colère et ... et ils ont commencé à me pousser. Je suis tombé par terre et ils en ont profité pour prendre mon sac. Ils se sont enfuis avec et j'ai pas su les rattraper. Je ... je suis tellement désolé, Azu, j'ai ... j'ai tout gâché.
- Ils t'ont frappé ? répète Azura, la respiration suspendue. Tu vas bien ? Tu veux qu'on aille à l'hôpital ?
- Non, je ... Ça va. J'ai eu plus peur que vraiment mal. Mais ... le carnet ... »
Gaël renifle bruyamment. Il n'a pas besoin d'en dire plus pour qu'Azura comprenne. Le garçon devait garder le livret dans son sac pour s'y pencher à la première occasion venue.
« C'est rien, ça va aller, le rassure Azura en se remémorant ce que la jeune fille lui a confié. Morgane a fait des photocopies. On n'a plus le carnet de sa mère, mais on a toujours le contenu. C'est le principal. »
Les pleurs de Gaël cessent aussitôt. Il s'écoule un silence stupéfait avant qu'il reprenne la parole.
« Ah bon ?
- Elle me l'a dit par SMS, confirme Azura, alors t'en fais pas pour ça. C'est pas ta faute. »
Le calme s'étire un peu avant que Gaël expire, soulagé.
« Je ... D'accord. Merci, Azu. Désolé de t'avoir embêté avec ça.
- Tu m'embêtes pas, idiot. Tu veux que je vienne avec toi faire une déposition à la police ?
- Non ... Je vais appeler Maxwell pour qu'il m'emmène. Ça va aller. Ça résonne quand tu parles, remarque-t-il après une pause. T'es pas chez toi ?
- J'avais envie de traîner un peu avant de rentrer, répond Azura avec nonchalance. Mais ça commence à cailler.
- Attrape pas froid. Au fait, la Fouine t'a pas recontacté depuis la dernière fois ?
- Non. Je crois que ça lui a suffi de nous balancer à Holly en espérant foutre la merde. On devrait plus en entendre parler.
- OK. Tant mieux. »
Gaël a une expiration soulagée. Débarrassé de l'anxiété liée à la disparition du carnet, son ami semble déjà aller beaucoup mieux.
« Merci d'être là, Azu. Je ... je ... t'aime ... On se voit demain, ajoute-t-il précipitamment.
- Je t'aime aussi. À demain, mon lapin d'amour en sucre. »
Il fait claquer ses lèvres dans le vide. À l'autre bout du fil, Gaël part dans un éclat de rire cristallin où se devinent quelques relents d'embarras.
Azura raccroche avec un sourire fragile. Si Gaël prétend qu'il n'y a pas de raison de s'inquiéter pour lui, il ne devrait pas le faire, mais son ami a toujours minimisé ses malheurs. Enfin, au moins, Maxwell sera là pour veiller sur lui.
Piqué par une jalousie absurde, Azura laisse sa bouche dessiner la moue contrariée en laquelle elle veut se tordre. Il n'était pas envieux de Ray, à ce qu'il sache. Il ne va pas criser aujourd'hui.
Il remet les journaux à leur place mais, alors qu'il se préparait à partir, se rappelle tout à coup des vieilles rumeurs dont lui a fait part la Fouine au Soleil Couchant. De la sorcellerie ... Est-il judicieux de chercher à en savoir plus ? Il n'a pas encore commencé qu'il a déjà l'impression de perdre son temps rien qu'à y réfléchir.
Il hésite, fait quelques pas vers la sortie, et finit par céder à la curiosité. Azura ne peut pas prétendre ne jamais avoir été intéressé par l'occulte. Il est capable de tuer par la pensée, bordel de pute ; quel genre d'hypocrite serait-il s'il n'accordait pas la moindre chance à cette théorie ?
Mais quand même, des sorcières ...
Il soupire et part chercher l'aide d'une employée de la mairie, qui lui conseille de se rendre à la bibliothèque pour consulter d'anciens journaux et livres d'histoire. Celle-ci se situant à moins de dix minutes de marche, Azura décide de tenter sa chance. La bibliothèque de Sunnyside ... Depuis combien de temps n'y a-t-il pas mis les pieds ? Il se demande si elle a changé.
Il arrive devant le grand bâtiment de pierre trois chansons plus tard et réalise que, contrairement à beaucoup d'infrastructures de la ville, celui-ci s'est contenté de vieillir sans se métamorphoser. La façade mal entretenue lui confère un air sinistre appuyé par les saules pleureurs décharnés qui l'encadrent. Azura hésite un instant avant de s'engager dans la cour vide. Cet endroit lui donnait des cauchemars étant petit. Il est presque sûr qu'il lui en donnera au moins un cette nuit.
Il pousse la porte battante et s'essuie les pieds sur un vieux tapis marron. La capuche de son sweat goutte dans son dos lorsqu'il la retire. En embrassant les lieux du regard, Azura croit halluciner. La bibliothèque est vide. Il n'y distingue pas une âme, que ce soit dans les rayonnages parallèles ou les tables de lecture de l'étage. Glauque. Mais pas étonnant.
Il est sur le point de prendre ses jambes à son cou, voyant dans ces absences un signe de laisser tomber, quand il remarque une présence derrière le comptoir d'accueil. Quelqu'un se trouve bien là, le nez plongé dans un magazine de potins de stars. Ses jambes vêtues de jean sont croisées sur le bureau. Azura s'approche timidement.
« Euh ... bonjour » s'annonce-t-il.
La personne sursaute, faisant à son tour tressaillir le garçon. Lisait-elle vraiment ou piquait-elle un somme en toute discrétion ? Difficile de lui en vouloir, avec cette foule.
Elle se redresse, révélant à Azura les traits presque androgynes d'une jeune femme approchant la trentaine. Sa chevelure ondulée, bien qu'entretenue et peignée avec soin, est d'un blond si terne qu'il tire vers le gris. La chemise canadienne surmontant le jean est si peu bombée qu'Azura croit un instant s'être fourvoyé sur son genre.
« Bonjour, le salue une voix néanmoins féminine. Tu t'es perdu ? La mairie est à trois rues d'ici, après les lotissements de bourges. Tu vois desquels je parle ?
- O-ouais, répond le garçon, perturbé par un il-ne-sait-quoi dans la gardienne des lieux. J'en reviens. C'est bien la bibliothèque de Sunnyside ?
- La seule et l'unique.
- Alors je suis au bon endroit. »
Les traits tirés d'ennui de la jeune femme s'éclairent aussitôt. Ses grands yeux allongés semblent s'illuminer ; leurs teintes orangées, presque rougeoyantes, transpercent l'adolescent. Gaël. Voilà ce qui perturbait tant Azura ; le visage de son interlocutrice, à peu de choses près, ressemble trait pour trait à celui de son ami.
Elle bondit de son siège et le rejoint pour lui serrer la main, accentuant l'impression au point de la rendre malaisante. La finesse de ses traits, la ligne élancée de sa mâchoire, sa peau veloutée, d'une blancheur sans défaut pareille à celle d'un fantôme, jusqu'à ses petites lèvres en cœur et la courbe bien dessinée de ses sourcils, lui donnent l'impression d'avoir affaire à une vision.
Azura se secoue intérieurement. Cela n'a rien d'extraordinaire. Les gens se ressemblent, parfois. Combien de fois a-t-il cru apercevoir un visage familier dans la foule de la ville avant de réaliser qu'il s'agissait d'un inconnu ?
« Un être humain en chair et en os, ici de sa propre volonté ? s'émerveille l'étrange jeune femme. Est-ce que je rêve encore ?
- Non, se force à sourire Azura en lui rendant sa poignée de main. C'est pour un devoir.
- Qu'est-ce que tu cherches ? Attends, tu as une carte ? Comment tu t'appelles ?
- Azura Vaswani, se présente celui-ci. Je suis pas enregistré.
- Tu voudrais l'être ? »
Il a d'abord l'intention de refuser, mais le regard plein d'attente de l'employée finit par avoir raison de lui. Une carte ne coûte pas si cher et peut toujours s'avérer utile, et puis, la femme semble désespérée de lui rendre service. Azura accepte et se détend un peu.
« Ramène une photo et un justificatif de domicile la prochaine fois, dit-elle après avoir entré les informations requises dans son PC, on finalisera ton inscription. J'ai bien peur que tu ne puisses pas emprunter quoi que ce soit en attendant. Alors, dis-moi en quoi je peux t'aider. »
Elle lève ses yeux perçants vers lui sans lever le menton, donnant à sa demande des allures d'ordre. Azura s'oblige à soutenir son regard. Cette femme n'émet aucune aura malveillante, il le sent, alors d'où provient ce frisson serpentant sur son dos ?
« Je cherche des trucs en rapport avec l'histoire de la ville, explique-t-il d'une voix encore peu assurée. Des livres ou des journaux qui retraceraient les événements un peu étranges qui s'y seraient produits.
- Quel genre d'événements ?
- De la ... sorcellerie ? Quelque chose comme ça. »
La stupéfaction fige un instant le visage de sa voisine. Pas le même genre de stupéfaction, cependant, qu'aurait quelqu'un sur le point de lui rire au nez.
« Je peux me permettre de te demander quel genre de devoirs ils vous donnent à l'école ? » s'enquiert-elle.
Azura fait mine de réfléchir. Sunnyside est une petite ville ; cette femme a peut-être un frère ou une sœur fréquentant le même établissement que lui, voire la même classe. Son mensonge ne fera pas long feu dans ce cas.
« En fait, avoue-t-il, c'est aussi pour ma curiosité personnelle. J'ai dit devoir, mais ce serait plutôt de la documentation pour le débat de la semaine prochaine. Je fais partie du club.
- Vraiment ? Ils se permettent d'animer un débat sur un sujet ayant coûté la vie de plus d'une centaine d'innocents ?
- Pas tout à fait, nuance Azura en sentant l'autre se refroidir. C'est surtout sur l'histoire de la ville. Il y a eu des rumeurs de sorcellerie dans le coin, non ? C'est une am... une connaissance journaliste qui me l'a dit, et elle aurait pas sorti ça de nulle part. »
L'admettre est presque douloureux. En face de lui, la raideur laisse place à une surprise plus douce. La femme se détend et fait rouler ses épaules. Ses bras se croisent sur son estomac.
« Non, elle n'a pas sorti ça de nulle part. Malheureusement, ajoute-t-elle avec une maigre contrariété, les informations sur le sujet se sont perdues au fil du temps. Il ne reste aujourd'hui que des rumeurs.
- Je peux regarder quand même ?
- Bien sûr. Laisse-moi aller te chercher les microfilms. »
Elle s'éclipse dans l'arrière-salle avec un sourire en coin et, après moult jurons et bruits de collision, revient armée d'une boîte en carton qui n'a pas dû être ouverte depuis au moins un millénaire. Azura la suit jusqu'aux machines permettant de visualiser ce qui l'intéresse, observant le dos de son guide avec curiosité. Celle-ci se déplace par petits pas inaudibles. Ses baskets en tissu effleurent à peine le sol, lui donnant l'impression de flotter au-dessus de lui - comme un fantôme, ne peut s'empêcher d'ajouter Azura en esprit.
« Voilà, annonce-t-elle une fois arrivée à destination. Tu sais comment t'en servir ? Il y a un schéma explicatif juste à côté. Sinon, appelle-moi. En fait, enchaîne-t-elle avec moins d'engouement, sens-toi libre de m'appeler même si tu n'as pas besoin de moi. Je m'ennuie à mourir là-dedans.
- Ça marche. Merci, madame.
- Appelle-moi Iza, comme tout le monde. Ce sera plus agréable pour nous deux. »
Elle lui adresse un sourire doux avant de tourner les talons pour retourner à son poste. Azura la regarde s'éloigner, pensif. Si ce Maxwell est vraiment le père de Gaël, y a-t-il une chance pour que son ami ait des demi-frères et sœurs à Sunnyside ? Joy ne peut pas avoir été la seule. Il mettrait sa main à couper qu'au moins une autre personne dans cette ville soit le rejeton illégitime du cadet des Everett. Peut-être cette Iza.
Enfin, tout ça le regarde-t-il vraiment ?
Il s'étire avant de s'attaquer au premier microfilm. Le travail l'attend. Mais, une fois mis face à la compilation d'articles de journaux locaux et d'extraits de livres d'histoire daignant s'intéresser à Sunnyside (deux, pour être précis), Azura ne parvient qu'à soupirer. Que cherche-t-il, au juste ? Des preuves d'activité surnaturelle illégale dans la région ?
Second soupir. Autant commencer par le commencement.
Sunnyside a été fondée au dix-septième siècle, en 1696 pour être précis (soit quatre ans après ces fichus procès de Salem, qui ne se sont pas déroulés si loin d'ici), mais le plus vieil article de journal la concernant remonte à 1843 ; en d'autres termes, il peut déjà se fourrer un siècle et demi dans le fion. Ce simple fait suffit à le décourager. Qu'est-il arrivé au reste ? Sunnyside n'aurait tout de même pas subsisté aussi longtemps sans ces délicieux ragots dont elle se repaît encore aujourd'hui ? Si elle était née à l'époque, la Fouine se serait probablement suicidée d'ennui.
L'imaginer passer à l'acte arrache un sourire narquois à l'adolescent. Ses yeux parcourent le contenu des livres d'histoire en diagonal ; la ville y est tout juste mentionnée lorsqu'il s'agit de dresser un portrait du développement industriel de la côte est (enfin, dans leur cas, du non-développement). Azura étouffe un bâillement de sa main libre et se permet un moment de doute. En admettant que ces rumeurs soient vraies, a-t-il une chance d'en trouver la confirmation là-dedans ? Il n'imagine pas les journalistes de l'époque se pencher là-dessus. Non, ce dont il aurait besoin, ce serait d'un passionné. Une sorte de fan hardcore de Sunnyside qui pourrait l'éclairer sur ces rumeurs. Le problème, c'est que vivre à Sunnyside et en être fan vont rarement de paire.
« Alors, tu as trouvé ce que tu cherchais ? »
La voix lointaine, presque désincarnée, de la bibliothécaire fait sursauter le garçon (qui à son tour fait tressaillir l'intruse). Ils s'accordent tout deux une seconde pour se remettre.
« Pas du tout, avoue Azura. Il est arrivé quoi au reste des journaux ? Y en avait pas avant ?
- Je te l'ai dit, la plupart des informations ont fini par se perdre. Soit il n'y avait pas de presse à l'époque, soit on ne pensait pas à la conserver. Sunnyside n'a jamais brillé par son génie. »
Azura étouffe un ricanement. Malgré sa déception, la remarque l'amuse. S'il voulait une preuve que vivre à Sunnyside et l'aimer était impossible ...
« Tu cherches la trace d'événements semblables à ceux qui se produisent aujourd'hui, n'est-ce pas ? Ou plutôt ... qui se produisaient jusqu'à il y a peu. »
L'amusement d'Azura éclate aussitôt. Est-il si transparent ? Il pensait être plutôt convaincant, avec cette histoire de devoir.
« Oui, répond-il, libéré de l'appréhension et de la peur par la mort de Johnny Gunn. Ils ont beau parler de poison, je ... j'ai l'impression qu'il y a quelque chose de beaucoup plus mystérieux là-dessous.
- Qui sait ? »
Iza a un rire doux, l'air pas plus intriguée que ça par la question. Azura décide de la pousser un peu plus.
« Vous en pensez quoi, vous ? Vous étiez là quand ça a commencé ?
- Je suis là depuis toujours. Quant à ce que je pense ... ça n'a aucune importance. Seuls comptent les faits. »
L'adolescent hoche la tête pour faire mine d'être d'accord avec elle. En réalité, il trouve ces gens dénués d'opinion agaçants et ennuyeux à mourir, mais quelque chose lui dit qu'Iza ne veut simplement pas divulguer la sienne.
« Tiens, je te l'offre, dit-elle en lui tendant un paquet de biscuits à tremper dans du Nutella. J'ai entendu ton estomac gargouiller tout à l'heure.
- C'est pas interdit de manger dans une bibliothèque ?
- Et qui est là pour s'en plaindre, au juste ? »
Azura regarde derrière eux, puis au rez-de-chaussée en contrebas. Ils sont aussi seuls qu'à son arrivée.
« Pas une seule inscription depuis la rentrée scolaire, déplore Iza en s'asseyant sur une table de lecture (en la voyant faire, Azura décide de l'imiter). On est trois employés à faire tourner cet endroit et les deux autres n'arrêtent pas de me planter. Je finis toujours par hériter de leur planning, je n'ai même plus le temps d'arroser mes plantes.
- Vous avez de la famille ?
- Heureusement, non. »
Azura sourit en engloutissant son troisième biscuit. Sa tête est gonflée comme une pastèque à force de parcourir livres et articles ; un peu d'interaction humaine ne lui ferait pas de mal.
« Vous croyez en la magie ? demande-t-il ensuite.
- Je te l'ai dit, ce que je crois ne ...
- Mais vous croyez bien quelque chose, non ? C'est impossible de pas avoir d'opinion sur quoi que ce soit, à moins d'être la personne la plus chiante du monde.
- Et si la personne la plus ennuyeuse du monde se tenait devant toi ? »
Les sourcils arqués d'Azura pivotent dans sa direction. Iza balance ses jambes dans le vide, tout sourire. Sa voix paraît toujours provenir d'un endroit lointain, un endroit où le commun des mortels n'aurait pas le droit de se rendre. À vrai dire, maintenant qu'il y pense, cette voix paraît bien plus âgée que la femme à laquelle elle appartient. Pas à cause de ses intonations, encore moins à cause de ce qu'il entend (son timbre est clair et articulé, comme celui qu'aurait toute jeune femme épanouie de près de trente ans), mais quelque chose en elle est au moins aussi ancien que l'humanité dont elle semble détenir toutes les connaissances.
Non, il ne croit pas une seconde avoir affaire à la personne la plus chiante du monde.
« Je peux savoir ce qu'a dit ton amie journaliste, au juste ? s'enquiert Iza après l'avoir longuement dévisagé. Je t'avouerai que cette histoire attise ma curiosité à moi aussi.
- Elle a dit qu'il y avait des rumeurs, mais qu'il s'agissait pas de sorcellerie au sens commun du terme. Elle a parlé de ... communication avec les animaux et de manipulation des éléments. Alors évidemment, avec ce qui s'est passé, je me disais que c'était peut-être lié. Les poissons qui meurent et les gens qui font pareil ...
- Pas trop déçu d'être tombé dans une impasse ?
- Je m'en remettrai. »
Il se force à sourire mais, au fond, ressent un tas d'émotions contradictoires. La piste de ses parents ne l'a mené nulle part ; en suivant celle donnée par Olga, Azura espérait surtout en apprendre plus sur lui-même. Pourquoi a-t-il contracté le même pouvoir que Johnny Gunn ? Sa famille et lui n'ont aucune chance d'être liés par quelque moyen que ce soit.
« Peut-être que ça peut être transmis par le sang ? »
Il réalise trop tard s'être posé la question à voix haute. Iza le fixe un instant, surprise, avant d'émettre ce rire effacé dont elle a le secret.
« Tu veux dire, est-ce que les enfants de parents dotés de pouvoirs surnaturels le sont aussi ? Probablement.
- Et en cas de don ? poursuit-il, incapable de s'arrêter. Si, admettons, une sorcière ou un sorcier ou peu importe comment on les appelle aujourd'hui, décide de donner son sang et qu'une personne ordinaire en hérite, est-ce qu'elle développera des pouvoirs ?
- C'est une question très spécifique. On dirait presque que tu parles de toi. »
Le sang se fige dans les veines d'Azura. Le corbeau est mort, mais que penserait-on de lui si l'on découvrait qu'il était capable des mêmes horreurs ?
« Non, bien sûr que non, balaie-t-il d'un rire. C'est juste une question qui m'est venue comme ça, à force d'y réfléchir. Je me demande s'il y a encore des gens pareils à Sunnyside.
- En supposant qu'il y en ait eu un jour.
- Des rumeurs pareilles peuvent quand même pas être infondées.
- Celles qui ont engendré la mise à mort d'une centaine de personnes l'étaient. On s'accusait mutuellement de pactiser avec le diable, de forniquer avec des animaux ou d'envoûter son voisin à cause de ce qu'on pense être aujourd'hui des hallucinations. Il a suffi d'une étincelle religieuse pour mettre le feu aux poudres, et on connaît les ravages que ce feu a semé.
- On dirait presque que vous étiez là pour le voir. »
L'expression d'Iza se suspend dans le temps avant qu'elle éclate de rire. Azura voulait lui retourner sa pique, mais il n'a aucune idée de s'il y est parvenu ou non.
« Et si c'était le cas ? reprend-elle une fois calmée. Tu me croirais si je prétendais avoir 183 ans ? »
Azura se fige à son tour. Les yeux d'Iza le transpercent comme du beurre chaud. Elle le dévisage, un sourire énigmatique aux lèvres, comme si elle était à la fois joueuse et très sérieuse.
« C'est grotesque, lâche-t-il enfin. Et puis, il faudrait revoir vos mathématiques. Les procès de Salem ont eu lieu il y a plus de 300 ans.
- Tu as raison, sourit sa voisine. Mais c'est presque mon âge, tu sais. À 150 ans près. »
Azura esquisse une moue faussement blessée. À force de se monter la tête avec ces conneries, il s'est laissé avoir. Cette Iza commence à lui plaire.
« J'ai quand même l'impression que vous me dites pas tout, lui reproche-t-il tout de même. Si vous savez quelque chose, j'ai ... j'ai besoin de savoir. Je garderai mes sources anonymes si vous voulez, ça m'est égal, je cherche juste à ...
- En savoir plus sur toi ou un proche, j'imagine. Ne t'en fais pas, poursuit-elle devant la mine effarée d'Azura, je garderai le secret. C'est pas comme si quelqu'un allait me le demander de toute façon. »
La bouche du garçon s'ouvre et se referme à plusieurs reprises. Il réalise alors à quel point il a la gorge sèche. La faute au Nutella, sans doute.
« On se sent seul à force de se sentir spécial, tu ne trouves pas ? » demande tranquillement Iza.
Azura, qui doute de parvenir à la faire changer d'avis en ce qui le concerne, se contente d'acquiescer après un silence contemplatif. Cette femme n'a pas de famille, visiblement peu ou pas d'amis et l'enquête sur les morts subites a été bouclée ; que risque-t-il à se confier à elle ? Il peut toujours passer certains détails sous silence. Elle n'a pas besoin de savoir qu'il a tué un homme rien qu'en le voulant pour partager ses connaissances avec lui.
« Vous l'êtes aussi ? s'enquiert-il, espérant faire appel à sa solidarité. Spéciale ?
- Oui. Mais pas comme tu l'entends.
- Comment, alors ? Vous êtes qui ?
- Juste la bibliothécaire. Je guide ceux en quête de savoir.
- Alors dites-moi ce que vous savez. J'ai besoin de réponses.
- Tu as déjà envisagé qu'il n'y en a peut-être pas ?
- Oui, rétorque Azura, la mine sombre. J'ai envisagé le hasard, le destin, le jeu divin et le néant. On peut pas vraiment dire que ça me convienne. »
Iza le contemple avec un sourire songeur - ou peut-être désolé. Sa chemise canadienne trop ample l'enveloppe comme un drap, lui conférant plus que jamais une apparence d'outre-monde.
« Tu crois en la lutte entre le Bien et le Mal ? Avec des majuscules, je précise.
- Non, pas vraiment, répond Azura sans hésiter. Ça fait trop jeu vidéo pour moi.
- Tu as raison. C'est une simplification grotesque de la nature de l'univers.
- Euh ... bafouille Azura, qui sent déjà arriver la migraine. Si vous comptez me parler du cosmos et de la dichotomie du bien et du mal, je pourrais avoir une aspirine ?
- Je n'en ai pas beaucoup plus à dire, le rassure Iza avec un sourire serein. Tu dois juste comprendre que chaque être vivant porte l'univers en lui. Le bien et le mal, le néant et l'infini, l'amour et la haine, l'espoir et le désarroi, toutes ces choses sont en toi. Ce qu'elles deviennent ne dépend que de leur propriétaire. Toi. »
Elle pointe un long index manucuré vers le creux de son torse. Machinalement, Azura y baisse les yeux. Il n'y voit que le même sweat sale qu'il portait déjà trois jours auparavant.
« Et, euh ... c'est tout ? »
Iza a un petit rire cristallin. Le garçon sent une immense déception s'abattre sur ses épaules. Sa rencontre fortuite avec cette femme mystérieuse ressemblait à un autre coup du destin, mais il ne s'agissait que d'une mascarade de plus. Peut-être est-elle vraiment spéciale et cherche-t-elle à l'aider, comme elle le prétend, mais elle peut tout aussi bien se foutre de lui et de sa quête insensée. Azura penche fortement vers la seconde hypothèse.
« Je dis juste que la personne capable de tuer par l'esprit peut tout aussi bien être capable de donner ou rendre la vie de la même façon, conclut-elle. C'est vraiment si décevant ? »
Azura réfléchit à sa réponse mais, avant qu'il ait pu la trouver, son téléphone vibre de nouveau. Le garçon saute de la table où il est assis pour regarder le cadran en s'attendant à y lire un prénom familier (peut-être celui de Gaël - qui sait combien de temps s'est écoulé depuis ses dernières nouvelles ?). Celui qui s'affiche à sa place l'empêche de respirer une ou deux secondes.
Olga O'Malley.
Il serre sa main autour du portable, le front plissé de contrariété. Non mais à quoi elle s'attend ? À ce qu'il prenne l'appel et l'accueille avec le sourire ?
« Un appel important ? s'enquiert Iza. Je peux m'occuper de ranger tout ça.
- Non, ça ira. Je vais vous aider.
- On ne peut pas savoir quel appel est important si on ne les prend pas. »
Iza prononce ces mots avec son sourire habituel, celui qui suffit à faire croire au premier naïf venu qu'elle détient la réponse à toutes les questions de l'univers, mais Azura secoue la tête. Il préfère encore aider cette farceuse qu'adresser la parole à la Fouine.
Il s'étire après avoir rangé les livres demeurés inutiles. Au rez-de-chaussée, Iza remet le carton à microfilms à sa place. Azura contemple la porte ouverte, sombre, de l'arrière-salle sans savoir quoi penser de cette expérience ; l'une des plus surréalistes de sa vie, ça c'est sûr, mais que doit-il en tirer ? Iza croyait-elle à ses propres paroles ou se moquait-elle de lui ? Surtout, que sait-elle vraiment ? Il n'arrive pas à croire qu'une telle ... personne livrerait tous ses secrets aussi facilement.
Il soupire, déconfit. Sa meilleure chance se trouve encore sur Internet. Qui sait ? Les fans de surnaturel pullulent sur la toile, alors peut-être trouvera-t-il sa pépite d'or dans le tas de bouse.
« Reviens me voir quand tu auras terminé ce que tu as entrepris, lui demande Iza après lui avoir adressé un signe d'au-revoir, ou avant de quitter la ville si tu préfères. On pourra sans doute parler plus longuement à ce moment-là.
- Je sais même pas où vous vivez, objecte Azura.
- Oh, ne t'inquiète pas. On se retrouvera. Tout le monde le fait un jour ou l'autre. Tu sauras où me trouver quand tu en auras besoin. »
Elle lui adresse un dernier sourire (dont, décidément, elle ne semble jamais se départir) avant de le suivre du regard jusqu'à la sortie. En poussant la porte dans le sens inverse, Azura essuie un des plus gros frissons de son existence. Il aspire une grande goulée d'air frais sans se soucier des gouttes de pluie qui cherchent à se faufiler dans ses narines. Cet endroit - non, cette femme n'était pas normale. Ce n'est pas peu dire à Sunnyside où chaque personne qu'il rencontre redouble d'efforts pour paraître plus originale que la précédente, mais il le sent. Dans son être, son esprit, peut-être ce morceau d'univers dont elle parlait.
Attends, je lui ai même pas dit que je devais repartir de ...
Les vibrations de son téléphone font éclater la bulle de sa pensée. Ses yeux lourds se posent sur l'écran, où ils y lisent le même nom que tout à l'heure. La Fouine ne lâche pas l'affaire.
Il quitte la cour de la bibliothèque et avance jusqu'à l'arrêt de bus sans qu'elle abandonne. Dix minutes. Dix putain de minutes, et Olga ne le laisse toujours pas en paix. Il va devenir fou.
Puisqu'il est seul, à bout de patience et qu'il préfère encore se passer les nerfs sur elle que psychoter sur Iza, Azura finit par décrocher. Il colle le téléphone à son oreille et expire bruyamment, exaspéré. Son accueil est semblable à un aboiement.
« Quoi encore ? Vous pouvez pas me foutre la paix ?
- Oh, Azu chou ... Pas aujourd'hui, s'il te plaît. »
Il fronce les sourcils. C'était sa réplique.
« Vous avez trois secondes avant que je raccroche, la prévient-il. Je plaisante pas.
- Oh, vous entendez ça ? Il plaisante pas. Mais j'ai bien peur que trois secondes ne soient pas suffisantes cette fois, petit cœur. »
L'irritation d'Azura laisse peu à peu place à l'incompréhension. La voix de la journaliste est moins vivace, plus traînante que d'habitude.
« Vous êtes soûle ? s'enquiert-il. Bravo le professionnalisme.
- Je serais vexée ... si je t'appelais en tant que journaliste. Mais c'est pas le cas, alors tu peux te détendre.
- Ah ouais ? Vous m'appelez en tant que quoi, alors ?
- En tant qu'amie. »
Azura n'a pas le temps de réagir qu'Olga part déjà dans un éclat de rire sans joie - pire, empli de désespoir. Quelque chose ne va vraiment pas.
« C'est pitoyable, hein ? ajoute-t-elle. Que tu sois la seule personne vers laquelle je puisse me tourner. Crois-moi, j'en suis bien consciente.
- Qu'est-ce que vous racontez ? demande Azura, de plus en plus confus. C'est quoi le problème ?
- Le problème ? Ah, le problème ... C'est que je vais bientôt mourir. »
Le garçon, qui fait les cent pas depuis tout à l'heure, s'immobilise brusquement. Il songe un instant avoir affaire à une blague de mauvais goût, mais le ton grave de la journaliste le force à écarter l'hypothèse.
« C'est quoi, cette histoire ? souffle-t-il, la gorge sèche.
- T'avais raison, au final. J'aurais dû lâcher l'affaire Jason Myers depuis longtemps.
- Le mec disparu ? Vous avez découvert quelque chose ?
- Oh, tu me crois maintenant ? Il me croit. On fait de beaux progrès, dis donc.
- Arrêtez de divaguer. Qu'est-ce que vous voulez me dire, au juste ?
- Te dire ... Je préfère te montrer. Viens chez moi, Azu chou, petit cœur. Rassure-toi, ce sera très certainement la dernière fois. »
Azura s'accorde un moment pour réfléchir. Olga étant ce qu'elle est, il devrait sans aucun doute se méfier d'elle. Mais elle a l'air sincère, et puis, ce mystère entourant Jason Myers l'intrigue lui aussi. Peut-être a-t-elle tiré le fin mot de l'histoire ? Si c'est le cas, il pourra le rapporter à Gaël et lui permettre d'être enfin en paix. Mais pourquoi prétend-elle être à l'article de la mort ? Simplement pour gagner son attention ou parce qu'elle a découvert quelque chose de grave ?
« Je peux passer, décide-t-il. Mais j'espère pour vous que ça prendra pas longtemps.
- Oh, t'inquiète pas pour ça. Même si je le voulais ... »
Elle soupire sans aller au bout de sa pensée. Azura déglutit. Si elle dit vrai ...
« Je t'attends. »
Olga raccroche sans plus de cérémonie. Azura écoute les tonalités quelques secondes avant de faire de même. Il a un très mauvais pressentiment.
Le portier de la résidence doit avoir une excellente mémoire, car il le laisse entrer sans faire de chichis. Azura grimpe les escaliers un à un, la gorge de plus en plus sèche, le souffle de plus en plus court. Quand il arrive au quatrième étage, la porte d'Olga est déjà ouverte. Elle devait vraiment l'attendre.
Azura entre dans l'appartement et plisse le nez. Une terrible odeur de cigarette, mêlée à quelques relents d'alcool, plane dans l'air. Il s'évente du plat de la main sans parvenir à la chasser. Près de la table ronde où ils se sont assis l'autre fois, Olga se sert un verre de boisson couleur bronze dont la bouteille est déjà à moitié vide.
« Azu chou, bienvenue, le salue-t-elle de la même voix éteinte qu'au téléphone. Je te sers quelque chose ?
- Non, se renfrogne-t-il. J'ai déjà perdu assez de temps avec vos histoires de sorcières, alors faites vite. »
La femme a un rire sec, blessé, comme si son refus était pire que toutes les crasses qu'elle lui a faites subir depuis leur rencontre.
« Pourquoi les gens détestent autant les journalistes ? médite-t-elle. C'est pas comme si on était si différents des détectives que tout le monde idolâtre, t'es pas d'accord ?
- Je ...
- Je vais te dire, petit cœur, ne devient jamais reporter. T'auras pas le moindre ami et même ceux que tu auras te détesteront. »
Elle secoue la tête d'un air affligé. Azura hausse un sourcil sceptique. Est-ce qu'elle espère le faire se sentir coupable ? Elle plaisante, non ?
« Peut-être que si vous espionniez pas les gens sur base d'une rumeur à la con, rétorque-t-il en se rappelant les photos de Gaël et Maxwell, ils vous détesteraient moins. Ou si vous harceliez pas une ado et une gamine qui viennent de perdre leur mère pour leur tirer les vers du nez. Ou ma tante, en pensant qu'elle a assassiné je sais plus trop quel type.
- Quels divertissements on a, à Sunnyside, à part les rumeurs ? C'est ça, la vraie question. »
Elle plonge les lèvres dans son verre en ignorant royalement les autres points qu'Azura a soulevés. Celui-ci n'est même pas surpris. Il ignore pourquoi il a voulu débattre avec elle.
« C'est pour ça que vous êtes journaliste ? poursuit-il tout de même. Pour le divertissement ?
- Je t'ai déjà dit pourquoi j'étais devenue journaliste, mon chou. Pas ma faute si tu as oublié. Mais trêve de salades. J'ai plus beaucoup de temps. »
Elle s'éloigne de la table pour aller chercher quelque chose dans la cuisine. Lorsqu'elle en revient avec son ordinateur, Azura se pince les lèvres. Les voilà enfin passés aux choses sérieuses.
« Je veux que tu emmènes ça avec toi. Ils vont venir le chercher, et puisque je dois y passer ... J'aimerais au moins sauver mon travail. »
Elle lui tend l'ordinateur sans plus de précisions. Azura le regarde comme s'il allait le mordre. Ils ? Sauver son travail ? De quoi parle-t-elle ?
« Vous étiez pas censée me montrer quelque chose ? Et pourquoi vous dites tout le temps que vous allez mourir ? Vous avez vu quoi, au juste ? Et c'est quoi le rapport avec Jason Myers ?
- Tout est là-dedans, dit-elle en posant l'appareil sur la table ronde. Quoique tu fasses, ne le montre à personne. Personne ! Surtout pas à ... »
Olga s'est retournée, sans doute pour aller chercher autre chose dans la cuisine, mais semble prise de vertiges. Elle se retient à la table pour éviter de tomber. Son souffle est court, presque inexistant, et sa main aux ongles manucurée vient se serrer près de sa poitrine. Inquiet, Azura lui pose une main sur l'épaule et la contourne pour examiner son visage.
Il retire sa main aussitôt.
Les yeux de la femme pleurent une substance noire, poisseuse, que le garçon ne connaît que trop bien. Ses traits sont tordus de douleur. Elle ouvre la bouche pour respirer, mais ne parvient qu'à émettre un bruit de noyade. Le fluide qui emplit sa gorge se déploie jusque dans sa bouche ; en le recrachant, Olga asperge le sweat-shirt d'Azura de giclées sombres. Le garçon recule d'un pas, tétanisé. Ses yeux se bordent de larmes. La journaliste tend une main devant elle, à l'aveugle à présent, et l'attrape comme pour implorer de l'aide. Par dégoût autant que par peur, Azura la repousse. L'odeur âcre, semblable à celle de la viande pourrie qu'on aurait abandonnée à la chaleur et la sécheresse depuis des jours, se superpose à celle du tabac et manque de le faire vomir. Il recule jusqu'à trouver une résistance derrière lui. Toujours debout malgré sa souffrance évidente, Olga parvient à faire un pas en avant. Et, enfin, s'effondre.
Son corps rencontre la moquette du salon avec un bruit étonnamment discret. Elle ne bouge plus d'un pouce. Paralysé tout en sentant ses membres trembler comme ils n'ont jamais tremblé, Azura contemple la journaliste avec le vain espoir qu'elle se relève. Qu'elle s'essuie la bouche et les yeux en se foutant de lui parce que, décidément, elle l'a vraiment bien eu cette fois-ci. Un long gémissement s'échappe de ses lèvres en comprenant qu'elle ne le fera pas. Il la pousse du bout du pied et doit retenir un hoquet face à l'absence absolue de résistance que lui offre le corps.
Azura serre le poing devant la bouche, les joues mouillées de larmes. Olga est morte. Olga vient de mourir sous ses yeux. Tuée, comme tous les autres, par la personne qu'ils recherchent depuis tout ce temps.
Mais c'est impossible. Le corbeau est mort.
Non. Johnny Gunn est mort.
Johnny Gunn n'est pas le corbeau ?
Bon Dieu de merde. Johnny Gunn n'est pas le corbeau.
Azura se fout une claque avant de tourner de l'œil. Il doit sortir d'ici avant que ces types dont parlait Olga viennent chercher son travail. Il ramasse son sac à la va-vite et court vers la sortie, tournant les talons au dernier moment pour récupérer l'ordinateur. En tendant la main vers l'appareil, Azura est pris d'hésitation. Olga a été tuée à cause de ce qu'elle a écrit là-dedans. Peut-être ferait-il mieux de laisser cet ordinateur à sa place.
Il secoue la tête, honteux de s'être accordé ce moment de lâcheté, et glisse le PC portable dans son sac. Il descend les escaliers quatre à quatre sans fermer la porte, toujours poursuivi par l'odeur de pourriture et la vision des yeux révulsés de la journaliste. Les larmes coulent à flot sur ses joues. Il dépasse le portier sans même le voir et se met à courir, le cœur battant dans sa gorge. Il ne peut pas rentrer chez lui. Pas comme ça, pas après ce qu'il a vu.
Azura s'arrête dans sa course. Ses yeux pivotent d'eux-mêmes vers le port et les petits bateaux qui s'y alignent. Il a besoin de quelqu'un à qui parler. D'une épaule sur laquelle s'appuyer, d'une oreille attentive qui pourra l'aider à comprendre ce qui vient d'arriver.
Il bifurque vers la maison bleue près de l'océan sans même penser au fait qu'on ne l'y ait jamais invité. Il a besoin de son ami. Il a besoin de Gaël.
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