Chapitre 25

I'm dreaming of strangers kissing me in the night
Just so I can feel something


« Jack est mort. »


Azura, qui se préparait à mordre dans un délicieux sandwich poulet-curry, interrompt son geste pour lever deux yeux ronds vers Morgane. La jeune fille croise les bras devant elle comme pour se protéger de la brise maritime. Son regard erre sur l'horizon.


« Je l'ai appris ce matin, poursuit-elle. Je ... je savais pas trop comment vous l'annoncer. »


Elle prend une profonde inspiration et baisse la tête. Azura laisse son sandwich retomber sur ses genoux. À côté de lui, Gaël suspend sa respiration.


« Mais ... pourquoi ? Ils avaient l'air de dire que ... »


Azura déglutit sans finir sa phrase. Quelque part au fond de lui, il était certain que Jack se réveillerait. Qu'il ouvrirait les yeux un jour ou l'autre pour retrouver sa famille et enfin laisser toute cette histoire derrière lui. Il serre le poing, impuissant. Pourquoi Johnny Gunn doit continuer de faire des victimes même après s'être mis un pistolet dans la bouche ?


« Gina m'a dit qu'il y a eu un problème avec son masque à oxygène, explique Morgane d'une voix tremblante. Natasha va certainement poursuivre l'hôpital en justice. »


Gaël essuie un frisson. Il se rapproche d'Azura dans un parfait mutisme, le regard bas, et se presse contre son bras pour chercher sa chaleur. Un silence grave tombe sur les trois adolescents. Un appareil défectueux aurait tué Jack ? Vraiment ? Azura ferme les yeux, écrasé par un profond sentiment d'injustice. Il espère que sa femme gagnera le procès si elle décide d'aller jusque là.


« Et ... euh ... balbutie Morgane, visiblement chamboulée. Elle m'a aussi dit que ça ferait plaisir à sa famille si on pouvait venir à l'enterrement. C'est jeudi.

- T'es sûre ? C'est pas comme si on le connaissait tant que ça.

- J'en sais rien ... C'est juste ce que pense Gina. »


Morgane plie les genoux contre sa poitrine pour amoindrir ses frissons. Le vent leur paraît plus froid tout à coup.


« Oh, et tant que j'y pense ... Tiens, fait la jeune fille en sortant le carnet kaki de son sac de cours. À ton tour de te creuser la tête.

- Merci. »


Azura en ouvre une page au hasard avant de le glisser entre deux cahiers. La suite ininterrompue de chiffres ne l'inspire pas plus qu'une semaine plus tôt.

L'enterrement de Jack semble se dérouler hors du temps. Le trio préfère se tenir à l'écart, à la limite entre l'église et la cour extérieure, pour suivre la cérémonie sans s'y imposer. Azura a beau la chercher, il ne trouve la tête brune de Tori nulle part. Il n'irait pas jusqu'à dire qu'il s'inquiète, mais ... qu'entendait-il, l'autre fois, par on ne se reverra plus ainsi ? Qu'il ne reviendrait pas à la Petite Sirène, tout simplement ? Ou ...

Azura baisse les yeux sans prêter plus d'attention à la cérémonie. Le détective ne lui a pas fait l'impression de quelqu'un qui se laisserait aller au désespoir. Il doit se trouver dans les premiers rangs, près de la femme et des enfants de Jack, loin du regard des adolescents.

Puisqu'il a tout de même besoin d'une distraction, Azura passe la soirée à étudier le carnet de Morgane en compagnie de Gaël. Il s'assoit en tailleur sur la banquette et prépare un vieux cahier à spirales pour prendre des notes pendant que Gaël se penche sur les pages ouvertes.


« Morgane nous a laissé des indications, remarque-t-il. Regarde. »


Il s'empare d'un post-it rose pour le montrer à Azura. La jeune fille s'est déjà pas mal creusée, notant, entre autre, que 0 n'est pas égal à un espace et que les chiffres les plus récurrents ne correspondent pas aux lettres les plus employées de l'alphabet. À partir de là, elle a pu tirer une brève conclusion - soit sa mère utilise des mots très compliqués, soit le code est beaucoup plus complexe qu'ils l'imaginaient. Azura penche pour la seconde option.

Découragé d'avance, le garçon sent une ceinture ardente se serrer autour de son crâne au bout d'à peine une demi-heure de travail. Il retire ses lunettes et se masse le front pour atténuer la douleur. Ils n'iront pas bien loin à ce rythme.


« Tu veux que j'emmène le carnet chez moi demain ? » propose tout à coup Gaël.


Surpris par la demande de son ami, Azura sonde les contours troubles de son visage sans lui répondre. Il remet ses lunettes après les avoir frottées sur son pyjama.


« Tu veux t'en occuper ? T'es maso, maintenant ?

- Je suis surtout le plus intelligent de nous trois, rétorque Gaël avec un clin d'œil. Et je m'ennuie un peu, le soir. »


La moue sceptique que lui adresse Azura le fait sourire. L'autre garçon aimerait être pris d'un éclair de génie, le genre assez fulgurant pour le laisser bouche bée, mais n'aperçoit aucun nuage à l'horizon. Gaël a raison et ils le savent tous les deux. Azura accentue sa moue avant de lui tendre le carnet refermé.


« Merci. Dis, enchaîne son ami, t'as revu O'Malley récemment ?

- Non, répond Azura en fronçant les sourcils. Je comptais le faire, mais je vais plutôt espérer qu'elle m'oublie.

- OK. Tant mieux. Je préfère te savoir loin d'elle. »


Gaël a un sourire rassuré qu'Azura peine à lui rendre. Le garçon n'est pas au courant, mais il craint toujours de la voir mettre ses menaces à exécution. La Fouine n'est pas du genre à lâcher l'affaire.




La vieille voiture d'occasion de Tori s'arrête sur le trottoir bordant la résidence de Lauren avec un couinement inquiétant. Les deux détectives gardent la tête baissée, chacun plongé dans des pensées plus sombres les unes que les autres, avant de la relever à l'unisson vers les appartements. Lauren a beau être sortie de l'hôpital, ses béquilles lui sont encore indispensables pour se mouvoir normalement. Incapable de conduire, la brune dépend de la charité de ses collègues pour se rendre au travail ou, le cas échéant, aux funérailles d'un de ses plus chers collègues.

Elle déteste ça.


« Merci. »


Tori ne relève pas son remerciement. Pas même d'un hochement de tête. Ses yeux éteints contemplent quelque chose d'invisible dans un recoin sombre du tableau de bord. Croisées sur ses genoux, ses mains blanches ne sont animées par aucun tic. Aucune émotion. Inquiète, Lauren fronce les sourcils.


« Ça va aller ? »


Tori n'assimile pas immédiatement sa question. Il tourne la tête vers elle, le regard bas, trop bas pour croiser le sien, et sonde longtemps le vide avant de la secouer. Sa voix est moins qu'un murmure.


« Je veux juste que ça s'arrête.

- De quoi ?

- Tout. »


Le visage de Tori est agité d'un soubresaut qui disparaît aussi vite qu'il se manifeste. Peu habituée à ce genre de confession, Lauren se contente de l'observer en silence. L'enterrement de Jack n'a pas dû aider, mais elle a l'impression que la souffrance de Tori se nourrit d'autre chose. Quelque chose de beaucoup plus ancien qui ne remonte que très rarement à la surface et dont la plupart des gens se contentent d'être témoins sans vraiment le remarquer.

Le grand vide. Le trou au centre de tout ce qui existe.

Gina est seule à avoir pleuré à l'annonce de la mort de Jack. Tori n'a affiché que ce masque de mort auquel Lauren fait face en ce moment. Jour après jour, le jeune homme périt sous le regard indifférent de ses collègues, comme une étoile dont l'atmosphère se répand dans l'espace jusqu'à ne laisser derrière elle qu'un noyau froid et rabougri. Et Lauren ignore comment redonner vie à un astre déclinant.


« Je pensais qu'il pourrait me guérir, chuchote le détective à un interlocuteur invisible - Lauren le soupçonne de ne s'adresser qu'à un visage flou sur lequel il ne parviendrait pas à mettre de nom même s'il essayait. Que si j'arrivais à le faire avec lui, ça ... ça voudrait dire que j'avais une chance.

- Te guérir de quoi ? »


Mollement, Tori hausse une épaule et tourne la tête vers la fenêtre. Bien. Au moins, il a entendu sa question.


« T'as jamais l'impression que cet endroit est hanté ?

- Tout le pays est hanté, Tori. Ce sont des terres volées. Te guérir de quoi ?

- Il m'a sali. À chaque fois ... »


Sa voix s'éteint en même temps que sa pensée. Dépassée, Lauren se pince les lèvres. De qui parle-t-il ? De Jack ? Mais Jack ne salirait jamais qui que ce soit, et encore moins Tori. Enfin ... au moins faut-il qu'elle confirme ce qu'il entend par-là. Elle prend une grande inspiration et pose la question, appréhendant la réponse.


« Rien ... c'est rien. »


Une pointe d'amertume, minuscule mais suffisante pour figurer sur le radar de Lauren, transpire dans ses paroles, mais le soulagement d'enfin détecter une trace d'émotion chez son collègue n'est rien comparé à la boule qui se forme dans sa gorge. La respiration de Lauren se bloque comme si la femme était sur le point de se noyer. Rien. C'est ce qu'a dit cette jeune femme chez laquelle ils ont été dépêchés alors qu'elle avait encore le bleu aux yeux, son petit ami maugréant insultes et menaces près des fourneaux, cinq jours avant qu'on retrouve son corps meurtri dans les bois. Rien. Rien du tout, merci.

C'est ce qu'ils disent tous. À croire qu'ils se sont passés le mot.


« Cette personne est encore dans ta vie ? »


Tori demeure immobile un moment avant de secouer la tête, dont Lauren ne voit toujours que l'arrière. Bien. Si cet enfoiré, qui qu'il soit en réalité, gravitait toujours autour de son collègue, elle se serait fait un plaisir d'arracher chaque partie de son être avec laquelle il l'a souillé avant de l'étouffer avec.

Elle aimerait le lui dire. Elle aimerait pouvoir traduire ce qu'elle ressent correctement. Mais elle a beau les chercher, les mots continuent de la fuir comme ils l'ont toujours fait. Alors elle reste assise en silence, les yeux baissés vers ses genoux, en compagnie d'un homme dont elle ignore si elle est l'amie et dont elle ne peut pas toucher l'épaule sans lui causer un violent stress post-traumatique. Le calme de la nuit, seul réconfort, les enveloppe comme une présence bienveillante. Une présence qui empêche leur bulle d'éclater.


« J'avais déjà des pensées suicidaires avant. C'est de ça qu'il a profité.

- Quelqu'un sait ?

- Seulement toi et un lycéen qui a déjà beaucoup trop de problèmes. »


Il s'arrête là. Lauren se garde de demander s'il s'agit d'un des trois gamins impliqués dans l'enquête. Tori ne fréquente personne d'autre. Il ne leur a même jamais montré de photo de sa petite amie. N'est-elle qu'un alibi, elle aussi ? Un voile jeté sur sa solitude, comme ce chat l'est pour les cicatrices ?


« Tu sais ce que j'ai fait pour le remercier ? poursuit le détective avec un rire amer, uniquement empreint d'un dégoût dont il est la propre cible. Des avances à son petit ami. Des avances à un lycéen trop candide pour les comprendre. Qu'est-ce qui m'arrive, Lauren ? Qu'est-ce que je vais devenir si ça continue à empirer ? À chaque fois que quelqu'un a l'air de s'intéresser à moi, je ... »


Sa voix se brise sans que ses yeux brillent pour autant. Il inspire profondément, les mâchoires tremblantes, et fait tomber son regard sur sa collègue. Une lueur dérangeante scintille loin à l'intérieur, mais Lauren préfère encore ça au vide qui l'a précédée.


« Et toi ? Ça te plairait, non ? Si tu fermes les yeux, je suis sûr que tu prendras ton pied.

- Non, Tori. Pas ce soir. Pas tant que je serai avec Matty.

- Tu veux dire que t'aurais accepté dans d'autres conditions ?

- J'en sais rien. C'est pas la question. »


Mortifié par son attitude, Tori se pince les lèvres. Il s'essuie les joues bien qu'aucune larme n'y coule et émet une fois de plus ce rire amer que Lauren espère ne jamais entendre une troisième fois.


« Désolé, souffle-t-il. Je sais pas ce qui me prend.

- C'est oublié.

- Ça t'arrive d'avoir peur de devenir quelqu'un d'autre ? Quelqu'un d'horrible ?

- Mes parents. »


Tori reste coi avant de la remercier d'un signe de tête. Il se cache les yeux d'une main, les traits tirés par la honte. Lauren le dévisage avec une préoccupation que seuls quelques élus sauraient deviner.


« On n'est pas eux, Tori. On n'est pas destinés à devenir les gens qui nous ont pourri la vie. »


Le plus jeune se pince les lèvres. Lauren devine qu'il cherche des arguments à lui opposer mais, même s'il en trouvait, elle ne le laisserait pas les exprimer. Elle en a vu assez. Entendu assez. Assez de victimes prenant le blâme sans même qu'on le leur tende. Elle ne laissera pas son collègue en devenir une de plus.


« Tu dors chez moi ce soir » décide-t-elle.


Même cette déclaration ne suffit pas à rendre Tori plus vivace. Sa main se décolle lentement de ses yeux en même temps qu'il les tourne vers elle, persuadé d'avoir mal compris.


« Quoi ?

- Je te laisse pas seul dans un état pareil. Y a un canapé et un grand lit. On fait comme tu veux. »


Elle quitte le véhicule au milieu de sa phrase pour inciter son collègue à faire de même. Bien qu'un peu dépassé par la tournure des événements, celui-ci l'imite sans grande conviction.

Les béquilles de Lauren rendent le chemin jusqu'à l'ascenseur inutilement long et douloureux. Elle serre les dents à chaque pas, si tant est qu'on puisse qualifier ses claudications de pas, et frappe le bouton d'un coup de poing comme pour se venger de la souffrance provoquée. Tori reste derrière elle par peur de la voir trébucher. Cette simple attention réchauffe le cœur de la jeune femme.

Elle garde les yeux baissés lors de leur ascension, les laissant quelques fois glisser en direction de son collègue sans que celui-ci le remarque. Une pensée digne d'une écolière de huit ans démange l'arrière de son esprit depuis quelques minutes.

Elle a envie de lui prendre la main.

Un instinct stupide, motivé par une pitié mal placée dont Tori ne voudrait pas, qu'elle écrase métaphoriquement du talon avant de le jeter sous le tapis. Ils ne sont même pas si proches. Pas amis, pas vraiment. Lauren n'a pas intégré les forces de l'ordre dans le but dérisoire de s'en faire mais pour mettre son caractère au service d'une bonne cause. Une cause juste.

Sauf qu'elle a tout de même très envie de lui tenir la main à ce moment précis.

Une moue agacée, trop rare pour que quiconque excepté Gina puisse se vanter d'en avoir été témoin, étire les lèvres sombres de Lauren. Elle déteste ça. Elle déteste être aussi profondément touchée par la détresse des autres. Parfois, sentir tout ce chagrin fourmiller autour d'elle lui donne envie de prendre la fuite comme le ferait un nid de guêpes.


« Te suicide pas en nuit, lance-t-elle en même temps que résonne le ding des portes de l'ascenseur.

- Je te ferais jamais ça. »


Les yeux vert d'eau sont encore loin d'avoir retrouvé leur éclat, mais le sourire en coin qu'il se force à esquisser suffit à faire retrouver à Lauren un semblant de tranquillité.

Tori s'enfonce tout habillé dans un bain chaud tandis que sa collègue se démaquille en culotte et débardeur après avoir mangé un morceau. Une fois sa tâche accomplie, Lauren se détourne du miroir avec un air circonspect. Tori n'a même pas enlevé son manteau. Les pans humides flottent à la surface de l'eau comme des feuilles de nénuphars, cernant le jeune homme encapuchonné d'une teinte jaunâtre presque maladive.


« C'est aussi relaxant qu'on le prétend ? s'enquiert-elle.

- Oui. »


Lauren se contente de cette réponse.

La nuit vient trop vite. Ils s'échangent à peine quelques phrases, recroquevillés sur le canapé, les yeux rivés à un écran qu'ils ne regardent pas, jusqu'à ce que le son de la pluie contre les vitres les sortent de leur torpeur. L'un comme l'autre préférerait mourir plutôt que sauver les apparences en parlant de la météo - ou, pire, des funérailles.

Un bras posé le long de l'appuie-tête, Lauren jette un regard distrait aux fenêtres. À quoi pensait-elle avant de tourner la tête ? Impossible de s'en rappeler. L'obscurité s'est lentement mais sûrement installée dans l'appartement, dotant les lieux d'un aspect onirique qui ajoute encore à sa confusion. Elle ne se sent pas éveillée.

Tori se penche en avant pour éteindre la télé avec un mince soupir. Il respire faiblement, les paupières lourdes, flottant dans le tee-shirt trop grand de Matty. Ils ressemblent à des adolescents, tous les deux. Des adolescents tristes et maladroits prisonniers d'une vie trop longue pour eux.

Une brève grimace plisse les traits de la brune. Lauren, l'adolescente, est morte. Elle l'a enterrée de ses propres mains et en revisite parfois la tombe sous la forme de journaux intimes. Lauren, quatorze ans, dévouée à l'autorité parentale, suivant leurs principes comme d'autres suivraient de saintes écritures. Lauren, dix-huit ans, pensant trouver sa force dans des rapports sans lendemain comme ces femmes de la télé. Lauren, vingt ans, qui réalise avoir un cœur lorsqu'elle le découvre en morceaux. Ses héroïnes favorites l'accuseraient de l'avoir caché entre ses cuisses.

Lauren Diaz essuie sa larme sur la paume de sa main. Elle n'est pas une énigme. Elle n'est qu'une enfant prisonnière d'une cage en forme d'adulte, en train de se mordre le poing de peur qu'on l'entende crier.

Elle en a assez de mordre. Elle veut lâcher prise et se laisser couler au fond d'un océan de chagrin.


« On devrait dormir » s'entend-elle dire.


Sa voix est trop grave, son ton trop monocorde. Les yeux de Tori s'arrondissent brièvement sous la surprise, sous l'inquiétude peut-être. Il hoche la tête.

Le trajet jusqu'à sa chambre suffit à raviver la douleur de ses membres. Lauren a l'impression qu'une meute de chiens enragés est en train de lui dévorer les mollets.

Elle se laisse tomber sur son lit, qui l'accueille avec un rebond moelleux, et jette rageusement ses béquilles au sol. Un cri étouffé provenant de l'étage du dessous répond au bruit du choc. Tant pis. Les Crawford n'ont jamais fait l'effort d'être discrets de toute façon.

Elle étend ses jambes devant elle avec une grimace, peu désireuse d'éteindre la lumière tamisée des lampes de chevet tout de suite. Sa langue a tendance à se délier dans le noir.


« Tu m'as jamais dit que tu portais des lentilles » fait-elle à la place.


Du menton, elle désigne l'étui posé du côté de Tori. Celui-ci détache son regard de la fenêtre pour suivre le sien.


« J'aurais dû ? C'est pas le sujet de conversation le plus palpitant jamais inventé.

- Je veux connaître tous tes secrets, monsieur Fairfield. Tous. Tes. Secrets.

- C'est pas un secret, répond-il en contournant une pile de vêtements pour rejoindre sa partie du lit. Je me suis juste tué les yeux à force d'étudier quand j'étais plus jeune. »


Il s'assied en tailleur près de sa collègue, qui s'appuie sur un coude pour le regarder. Elle fronce les sourcils.


« Je te prenais pas pour quelqu'un de studieux.

- Merci beaucoup, ironise Tori. Je te prenais pas pour quelqu'un d'aussi peu organisé. »


Ils s'échangent un sourire en coin avant de replonger dans un silence que Lauren n'est pas encore prête à laisser s'installer.


« Alors, insiste-t-elle, c'est quoi la grande histoire ? Tu t'es donné à fond pour suivre les traces de ton père ?

- Non, pas du tout. Plutôt l'inverse.

- Tu te donnais à fond pour fuir son héritage ? »


Tori secoue la tête. En réfléchissant, il froisse une pointe de cheveux entre ses doigts. Lauren les a toujours aimés - ses cheveux, pas ses doigts. Si noirs, si nombreux, si mal coiffés. Exactement comme les siens.


« Je disais à ma mère que je lui décrocherai une étoile pour éclairer ses nuits, se rappelle le plus jeune. Elle avait peur du vide, alors quand elle a appris que je voulais aller dans l'espace ...

- Tu ...

- ... voulais devenir astronaute, ouais. Mais tu sais comment ils sont. Pas de place pour moi, seulement pour l'élite. »


Il se met en position demi-assise, comme sa collègue, et tire la couverture sur ses jambes avant de poser sa tête contre le mur avec un soupir. Pour son prix, l'appartement est plutôt bien isolé, mais Tori semble frigorifié.


« T'imagines comment ils doivent se sentir, là-haut ? poursuit-il en dessinant un ciel imaginaire du plat de la main. On regarde le ciel et on se dit que les étoiles doivent être mortes, mais pour eux ...

- C'est peut-être nous, les étoiles mortes. »


Il approuve en silence les propos hasardeux de sa voisine. Doucement, sans aucun bruit, il s'enfonce dans le lit jusqu'à s'y allonger. Lauren ne bouge pas d'un cil.


« C'est pour ça que tu voulais t'envoler ? Pour avoir l'impression que le monde est mort ?

- Je sais pas. Peut-être. »


Il se pince les lèvres, les traits tirés par une douleur fugace. Lauren croit même l'avoir imaginée.

Elle déplie le coude pour s'allonger à son tour, peu à l'aise à l'idée de rester ainsi, et tend la main vers celles du jeune homme sans oser l'y poser. Elles montent et descendent au rythme de sa respiration, sagement croisées sur son ventre. Lauren se contente de froisser le drap à quelques centimètres d'elles.


« Je veux pas continuer à vivre si ça fait toujours aussi mal, murmure Tori, mais j'ai peur de mourir dans ce trou. Je voudrais juste ... être quelqu'un d'autre. Fermer les yeux et me réveiller ailleurs.

- T'as tout le temps du monde pour partir d'ici. On n'a même pas trente ans.

- Je sais pas quoi faire. Ma vie est ... un tel bordel. C'est même pas drôle. »


Lauren se mord une lèvre à son tour. Tori est sur le point de lui claquer entre les doigts. Bien sûr, perdre deux collègues en l'espace de six mois n'a pas arrangé les choses, mais le désespoir est si profondément enraciné en lui qu'elle ne peut s'en prendre qu'à la surface. C'est comme couper une mauvaise herbe en sachant qu'elle reviendra plus robuste encore l'année prochaine. Un effort dérisoire, dirait son père. Le gâchis d'une énergie trop précieuse pour être consacrée aux autres.

Elle pose sa main gelée sur les siennes, l'estomac picoré par l'incertitude. Par l'impression d'en faire trop peu, trop tard. Trop mal. Tori accueille son geste avec un sourire amer.


« Regarde-nous, dit-il d'une voix rauque. Lauren Diaz et Tori Fairfield qui parlent de sentiments. Les autres paieraient cher pour voir ça.

- Qu'ils aillent se faire foutre. On s'en sort super bien. »


Un rire bref, presque nerveux, secoue brièvement son collègue. Lauren parvient à sourire sans trop se forcer. Son semblant de joie s'efface lorsque son pouce rencontre les reliefs des cicatrices.


« Et toi, alors ? demande Tori en se tournant vers elle. Des secrets à raconter ? »


Il prend sa main entre les siennes, guettant sa réponse avec impatience. Lauren esquisse une moue songeuse. Son comportement et son apparence attisent la curiosité, elle en est consciente, mais son jardin secret n'est pas plus fleuri que celui d'un autre.


« Je suis Capricorne, dit-elle. Waouh.

- Je l'aurais deviné tout seul. C'est la chose la moins intéressante que tu pouvais me dire.

- Le reste te plomberait le moral.

- Eh, je viens de m'épancher devant toi et mon moral est déjà en sous-sol. Ça peut pas être pire, si ? T'as jamais ce genre de conversation avec Matty ? »


Elle hausse une épaule, hésitante. Le prénom de son petit ami lui laisse un arrière-goût désagréable dans la gorge. Que sont-ils en train de faire, au juste ? Que foutent-ils allongés côte à côte, se tenant la main comme deux adolescents trop prudes ?


« Pas vraiment, avoue-t-elle malgré ses doutes. Il essaye, mais ... Je sais pas, j'ai pas envie de me servir de lui comme d'un journal. Ça gâcherait tout.

- C'est pas le but d'une relation de pouvoir tout se dire ?

- Je sais pas. J'en sais rien. On ... »


Ses yeux noirs basculent dans le vide. Une vague de tristesse sans nom s'écrase sur la berge de son esprit. Sa relation avec Matty lui tient à cœur ; de ça, elle en est sûre. Mais où se dirige-t-elle en réalité ? Ils se sont promis de déposer leurs problèmes à la porte lorsqu'ils se voient. De ce fait, chacun ignore tout des soucis de l'autre. Lauren n'ose même pas aborder le sujet du travail de peur de faire éclater la bulle dans laquelle ils se réfugient.

Leur relation n'est que ça. Une bulle - douce, agréable, mais aussi fragile et incompatible avec les circonstances extérieurs. Une bulle que Lauren est sur le point de faire éclater.


« J'ai juste ... besoin d'être triste. Je suis ... je suis pas ce de quoi j'ai l'air. »


Le regard de Tori s'arrondit de surprise. Lauren réalise à son timbre qu'elle s'est aventurée trop loin. Elle s'essuie les joues, honteuse de trouver sa paume moite, et suspend sa respiration lorsque la main de Tori se serre autour de la sienne.

Elle aurait aimé pouvoir répondre à sa propre question par l'affirmative, lorsqu'elle s'est demandé s'ils étaient amis. L'un comme l'autre aurait bien besoin d'en avoir un. Mais ils ne sont que deux âmes froides unies par une proximité forcée - celle de leur job, du placard du commissariat, des bancs de l'église, de son lit. Deux âmes froides à la recherche d'un refuge où passer l'hiver.


« On pourrait être tristes ensemble, lui souffle Tori. Deux négatifs forment toujours un positif, non ? Peut-être qu'on pourrait être heureux. »


Dans un glissement de draps, il se rapproche de Lauren. Celle-ci secoue la tête pour le repousser. À quoi bon parler de bonheur alors qu'ils ne se feraient que du mal ? Elle ne peut pas le guérir. Elle n'est pas assez forte pour deux.


« On devrait dormir » répète-t-elle.


Elle s'efforce d'ignorer la déception sur le visage de Tori lorsqu'elle se retourne pour éteindre la lumière. Dans la pénombre, Lauren a l'impression de ne voir le monde qu'en noir et blanc.

Elle s'assure que Tori ait déjà trouvé le sommeil avant de se permettre de fermer les yeux. Elle s'attendait à l'inverse, mais le jeune homme a sombré en quelques minutes. Lauren soupire avant de faire de même de son côté du lit. Après une courte hésitation, elle s'empare d'un traversin abandonné sur le sol pour le placer entre eux.

Elle prend soin de lui tourner le dos et joint les mains sous sa joue pour chercher le sommeil, seulement bercée par la pluie, le silence, et les gémissements nocturnes de Tori qui s'insinuent jusque dans ses cauchemars.

Au matin, Lauren ouvre les yeux sur un appartement vide et étrangement ensoleillé. L'alarme de son réveil numérique a été désactivée. À côté de celle-ci l'attend un mot griffonné au stylo-bic sur un post-it dont elle comptait se servir comme billet de courses.


J'ai demandé à mon père de t'accorder un jour supplémentaire. Je me souviens pas vraiment de ce que j'ai dit ou pas hier soir, mais désolé si tu en as trop entendu. Désolé pour tout.

Tori.

P.S : tu dis des trucs vraiment flippants dans ton sommeil.


Tori a raturé la première lettre de son prénom avant de l'inscrire pour de bon, jugeant sans doute la précision inutile avant de décider l'inverse. La pensée amuse Lauren sans pour autant la faire sourire. Des trucs flippants ? Les menaces de mort marmonnées à l'intention de parents imaginaires sont loin d'être les mots les plus flippants prononcés cette nuit.

Elle s'empare du téléphone posé juste à côté d'elle pour y chercher le nom de son collègue.


À: Tori

     tu aurais pu rester


Son pouce plane au-dessus du bouton d'envoi sans s'y poser. Ni l'un ni l'autre ne sont friands de mensonges.

Elle efface le message et laisse sa tête retomber sur l'oreiller, reconnaissante de pouvoir savourer un nouveau sommeil sans pour autant le trouver.




Tori ignore comment il est parvenu à maintenir sa façade une journée entière. Peut-être n'est-il pas aussi doué qu'il le croit ; peut-être ses collègues sont-ils simplement trop abrutis par la mort de Jack pour remarquer que quelque chose ne va pas. Le fait est qu'en poussant la double-porte du commissariat vers l'extérieur, la solitude pourtant bienvenue revêt des airs surréalistes. Pas une âme, pas un grillon ne crisse aussi loin que porte son ouïe. Les seuls véhicules présents sont immobiles à l'arrière du bâtiment. Tori lève la tête vers les cieux orangés, vers les rayons éblouissants d'un soleil trop bas. L'heure dorée.

Il a l'impression d'être seul au monde.

Une terreur irrationnelle, incontrôlable, emplit sa gorge de remontées acides. De justesse, Tori retient un haut-le-cœur. Son bras tremble sur son estomac.

Il a besoin d'espace. Il a besoin de se sentir exister quitte à se consumer sous le regard du firmament comme une fourmi sous une loupe.

Trouver le chemin de la décharge, peu importe où l'on se trouve, n'est pas difficile pour quiconque connaît un tant soit peu la ville. Il suffit de longer les vieux chemins de fer en direction de l'est jusqu'à ne plus le pouvoir. Des adolescents joueurs utilisent parfois les trains marchands comme moyen de transport, sautant dans les wagons ouverts en espérant se réveiller ailleurs. La plupart d'entre eux reviennent le jour-même ou ne reviennent pas.

C'est ce qu'a fait Amanda, le lendemain de la remise des diplômes.

Tori descend des rails sur lesquels il marchait en équilibre précaire. L'amalgame monstrueux de bois, de plastique, de ferraille et de composants électroniques se tient toujours au même endroit, inchangé, inchangeable, à l'instar d'une divinité ancienne surveillant la ville de son œil aveugle.

Si Sunnyside était en vie, cette décharge serait sa brèche.

Le bus calciné, aux vitres inexistantes, repose entre les chemins de terre comme la carcasse assombrie d'une baleine échouée. Tori pose la main à plat sur le flanc de la carrosserie et ferme les yeux. Cette chose, autrefois maniée par un homme au sommeil trop léger, trop rare ou trop agité, a répandu les tripes de sa mère sur le béton mouillé des routes de Sunnyside pour les mélanger aux os et organes d'une demi-douzaine d'inconnus. Ils n'ont rien eu à enterrer. Pourtant, c'est en son ventre que Tori se réfugie lorsqu'il découche. C'est entre ces morceaux de tôle qu'il laissait les allumettes se consumer entre ses doigts dans l'espoir de ressentir quelque chose, n'importe quoi, alors qu'il n'était encore qu'un adolescent.

Il laisse tomber son front à côté de sa main, les dents serrées par un cri qu'il est le seul à entendre. Il a été heureux, pourtant. Heureux de partager sa soirée avec une des rares personnes à encore compter pour lui. Mais à quoi bon toucher le bonheur du doigt pour le voir s'effriter aussitôt ? Lauren a beau ne rien laisser paraître, il sait que son comportement n'a rien éveillé d'autre en elle que de la pitié vaguement teintée de frayeur. C'est tout ce dont il se souvienne, en tout cas.

Une grimace dégoûtée se peint sur son visage. Il le devrait, mais il n'arrive pas à s'estimer chanceux que Lauren ait repoussé ses avances. Que seraient-ils devenus ensemble ? Il tient trop à elle pour la laisser gâcher sa vie en partageant la sienne. Il veut juste ...

Ses mains se joignent devant sa bouche pour retenir un sanglot qui ne vient pas. Il veut juste quelqu'un pour le serrer dans ses bras. Quelqu'un pour créer de nouveaux souvenirs et remplacer ceux qui s'imposent à sa conscience chaque fois qu'il ressent pour quiconque un semblant de désir. Ce visage en qui il avait pourtant placé toute sa confiance, cette main plongée en lui pour arracher ce qui ne repousserait jamais. Pourtant, Tori n'a pas crié. Pas même lorsque l'odeur métallique de son propre sang s'est mélangée à celle, oppressante, du tabac et des produits chimiques consommés par son agresseur jusqu'à manquer de le faire vomir dans sa propre bouche. La marée était trop violente, le choc trop soudain pour lui permettre de réagir. À quoi bon le faire ? Il a passé sa vie à hurler sans que personne ne l'entende.

Ses dents serrées peinent pourtant à contenir sa douleur lorsqu'il cogne le flanc du bus du plat de sa main. Le bruit du choc éloigne les souvenirs comme une nuée d'oiseaux peureux. Alors il recommence, encore et encore, le poing serré, jusqu'à en avoir mal, jusqu'à manquer de se briser les os et sentir sa peau se craqueler sous les coups. Jusqu'à hurler.

Il veut juste que ça s'arrête.

La douleur.

Le vide.

Tout.


« Tori ? »


Un sursaut. Le poing qu'il avait serré dans ses cheveux se détend tandis qu'il ouvre les yeux. Il tourne la tête, à peu près sûr d'avoir lui-même imaginé cette voix, et sent un poids quitter son cœur en croisant le regard caramel bien réel de Gaël Whitefeather.

Il se détourne un instant pour s'essuyer le visage, bien qu'il n'ait pas versé une seule larme, et se redresse sans prendre la peine de ramasser son masque. Les faux-semblants n'ont jamais réussi à duper l'adolescent ; bien que fêlée, la façade derrière laquelle il dissimule ses blessures est infiniment plus convaincante que l'était celle de Tori à son âge. Peut-être est-ce la raison pour laquelle il s'est confié à lui. Parce qu'il sait que rien ne franchira jamais les murs dans lesquels il s'enferme.

Il époussette son pantalon noir et réajuste son manteau de pluie sur ses épaules. Gaël tient une batte de baseball ramassée sur place dans la main gauche. Du bras droit, il maintient contre lui un carton presque vide que Tori inspecte d'une simple œillade. Des petits feux d'artifice, du genre à pétarader au bout d'un cierge jusqu'à s'éteindre d'eux-mêmes, côtoient des bouteilles vides et néons en piteux état.


« J'ai envie de casser quelque chose » dit Gaël.


Tori hoche la tête, satisfait par cette explication simplette. Ni l'un ni l'autre n'ont jamais été friands de longs discours - ou, pire, de longues excuses creuses visant à donner à leurs émotions des allures plus conventionnelles. Gaël bout de rage en permanence. Tori tombe tête la première dans un trou noir dont il n'aperçoit pas le fond. Ils savent. Ils n'ont pas à le cacher, ici.

Gaël pose son butin sur le capot du pick-up avoisinant le bus (son ultime victime, celle qui aura au moins su arrêter sa course folle) et se penche par les fenêtres cassées pour s'emparer d'une grosse radio des années 80. Par miracle, ou par talent, le garçon a réussi à la rafistoler jusqu'à la faire fonctionner de nouveau. Il tourne les boutons au hasard jusqu'à ce que l'antenne retenue par des morceaux de ruban adhésif capte enfin la station locale. Sunny Sound doit être la seule chose que la ville n'ait pas à envier au monde extérieur. Des groupes de tous genres confondus, d'ici ou d'ailleurs, de renommée mondiale ou inconnus, occupent la fréquence en quasi-permanence, seulement interrompus lorsque l'animatrice a une annonce importante à faire concernant la ville. Inutile de préciser que cela n'arrive pas souvent.

Le bras gauche de Gaël décrit un moulinet avant que le garçon se mette à l'œuvre. Il jette les bouteilles haut dans le ciel, les accueillant à grand renfort de batte de baseball une fois revenues à sa hauteur. Tori s'assied en tailleur à côté du carton pour le regarder faire. Voir Gaël exprimer ce à quoi il a renoncé a quelque chose de cathartique.


« Attrape ça. »


Il sort un néon de sa boîte et le lance vers l'adolescent, qui recule de quelques mètres pour mieux le réceptionner. Ni l'un ni l'autre ne prend la peine de se couvrir les yeux. Tant pis s'ils se blessent. Ou tant mieux.

Tori se penche en avant pour attraper un débris de verre, juste au cas où.

Gaël le rejoint, haletant, une fois toutes les bouteilles et les lampes transformées en centaines d'éclats blancs, étincelants dans la lumière déclinante du soleil. Il jette le carton au sol et grimpe sur le capot du pick-up pour s'y allonger. Posée sur le toit du véhicule, la radio continue de fonctionner.


« Je suis désolé, pour Jack. »


Tori ne réagit pas. Il fait tourner le morceau de verre entre ses doigts, hypnotisé par les reflets rouges déjà visibles dans le creux de sa main gauche. Il ignore pour quelle raison la vue de son propre sang l'apaise à ce point. Peut-être ressent-il l'envie inconsciente de détruire quelque chose, lui aussi. Quelque chose de concret. Quitte à être condamné, autant devenir l'architecte de sa propre destruction. Ce sang qu'il fait couler a au moins le mérite d'éclairer, l'espace de quelques secondes, le fond du puits dont il ne remontera jamais.

Il s'allonge sur le dos, la tête posée contre les feuilles de métal remplaçant le pare-brise de la voiture.


« Moi aussi. »


Gaël l'imite, l'air morose. Il croise les mains derrière la nuque et regarde le jour décliner en silence. C'est fou comme le calme peut être appréciable, lorsque l'on se trouve en compagnie des bonnes personnes. Tori et lui ont déjà passé des soirées entières à observer les ligaments roses du crépuscule sans échanger la moindre phrase.


« J'aimerais pouvoir mettre ma vie sur pause » murmure le plus jeune.


Sans répondre, Tori lui adresse un regard en coin compréhensif. Lui aimerait pouvoir l'arrêter définitivement. Si cela ne risquait pas de provoquer une avalanche de conséquences désastreuses sur sa famille, il l'aurait fait depuis longtemps.

Ken. Sois fort pour Ken. Toujours Ken.

Le même discours depuis trop longtemps déjà.


« Tu vas rester là toute la nuit ? » demande-t-il à la place, trop épuisé pour mettre des mots sur ses émotions.


Gaël hausse les épaules sans détacher les yeux de la voûte céleste.


« Je sais pas. Peut-être. »


Ils patientent jusqu'à la nuit tombée. Alors, Gaël se redresse pour sortir les cierges de leur emballage. Il en prend un entre ses doigts, les lèvres étirées par une joie enfantine, et réalise un peu tard qu'il n'a pas de quoi l'allumer. Tori lui tend son briquet sans un mot. Le détective n'a jamais fumé - il se contente, contentait, de le prêter à Jack lorsque celui-ci égarait le sien. Une attention futile qui n'a pas manqué de les rapprocher.

Gaël laisse l'étincelle crépiter entre ses doigts. La lumière, seule à éclairer la nuit vide tombée sur eux, se reflète dans les yeux caramel. Tori décide de l'imiter. Il observe, le menton dans le poing, le cierge se consumer comme le faisaient autrefois les allumettes. Peut-être en sont-ils un peu trop proches pour leur propre sécurité ; peut-être les empreintes digitales de son pouce et de son index finiront-elles vraiment par disparaître. Cela leur est égal. Ils ne joueraient pas avec le feu s'ils redoutaient sa morsure.

L'angoisse de Tori retombe au fur et à mesure que les cierges se consument. Le calme plat d'une nuit à la décharge lui a toujours fait le plus grand bien. Et, bien qu'il rechigne à le laisser éclore, la lueur pétillante des feux d'artifice miniatures fait bourgeonner un sourire sur ses lèvres éreintées.

Il se sent mieux, un tant soit peu.


« Tu crois que tout ce qui nous fait souffrir a un sens ? demande-t-il lorsque, à court de cierges, ils reprennent la contemplation des trois étoiles et demie visibles dans le ciel de Sunnyside.

- Aucune idée, répond Gaël après un silence contemplatif. C'est une question pour Morgane.

- Elle en douterait pas une seconde.

- Probablement. C'est ce qui m'énerve le plus chez elle. »


Tori se pince les lèvres, tâtant de ses doigts son regard ecchymosé. Gaël aurait été anéanti par la mort de Jack s'il avait été à sa place. Mieux vaut ne souffrir de rien quitte à ce que rien n'ait de sens, non ?

Non ?


« Peu importe, murmure-t-il, répondant à sa propre question. On est tous condamnés de toute façon.

- Condamnés à quoi ? Johnny Gunn ne risque plus de tuer personne.

- À errer entre les murs de Sunnyside jusqu'à ce que mort s'ensuive. Cet endroit est hanté. On est peut-être déjà morts sans le savoir.

- On serait des fantômes ?

- Peut-être. Et on marcherait sur nos propres os sans le savoir.

- Hm ... »


Gaël se redresse comme un automate. Les reflets rougeoyants d'un feu de baril allumé plus tôt dansent sur ses joues pâles. La chanson actuelle, à la fois si proche et si lointaine, comme étouffée par l'épaisseur de la nuit, traverse les oreilles de Tori sans laisser le moindre souvenir. Il n'est pas d'humeur à écouter les paroles.


« Il y a des lucioles dans les bois la nuit, dit Gaël en bondissant du capot. Y en a parfois tellement qu'on peut voir leur lumière peu importe où on se trouve. Certains croient à des fantômes.

- Et ?

- Et rien. C'est juste une anecdote que j'avais envie de partager.

- Poétique.

- Oui. Certaines choses n'ont pas besoin de signification pour avoir un sens. »


En comprenant où veut en venir son interlocuteur, Tori ne peut supprimer un rire - sec, nerveux, incontrôlable. Il se demande si Gaël est le même en présence des autres adolescents. S'il fait preuve des mêmes traits d'esprit ou s'il les lui réserve par pitié ou compassion. Similaires et pourtant si différents. Il a beau se savoir condamné, Tori est reconnaissant d'avoir suivi la lumière émise par ce jeune garçon lorsqu'il en a eu l'occasion.


« Qu'est-ce que tu fais ? ricane-t-il en voyant Gaël sautiller sur place, les bras ondulant au rythme des instruments les plus rythmés de la mélodie.

- Je danse sur ma tombe. C'est bon pour le moral.

- Sérieusement ? Sur cette espèce de soupe pop-rock ?

- J'adore cette chanson. Elle me donne envie de me jeter dans une piscine tout habillé ou d'allumer un feu d'artifice en pleine forêt, pas toi ? »


Il attrape Tori par la manche avant que celui-ci puisse protester. Gaël est l'une des seules personnes dont le contact n'ait jamais rien éveillé de désagréable chez lui ; peut-être parce qu'il a failli essuyer le même traumatisme, à trop peu de choses près. Tori ne peut même plus prendre son père dans ses bras sans avoir envie de vomir. Quant à Ken ...


« Junkyard buddies ? sourit Gaël face à lui.

- Junkyard buddies.

- On se commandera des pulls assortis pour le prochain Noël, puisqu'on sera encore là tous les deux. »


Tori roule des yeux sans méchanceté. Ce gamin lui donne presque envie de vivre.

Si seulement il n'y avait pas ce trou béant, à l'intérieur. Cette gueule monstrueuse qui se repaît de son existence depuis que Tori a vu le jour. Il se demande si Gaël le ressent aussi, parfois. Le vide au centre de toute chose.

Oh, peu importe.

Gaël balance ses poignets en rythme avec les siens jusqu'à ce que Tori accepte de le faire de lui-même. Ils dansent sur leur tombe, sur leurs os, fantômes de sons et de lumières que certains ne manqueront pas de qualifier de tels, le corps et l'esprit rongés par une souffrance que l'autre ne comprend que trop bien.

Perdus.

Vivants.




Comme appâtée par le soulagement de l'un et l'appréhension de l'autre, Olga O'Malley fait un retour fracassant dans la vie des adolescents le lundi suivant. Azura rentre seul à la Petite Sirène ce soir-là. Il franchit la porte avec un sourire, heureux de retrouver son chez-lui, mais sent son visage revêtir une expression plus sinistre en reconnaissant la femme assise au comptoir. En l'entendant arriver, celle-ci pivote la tête dans sa direction pour lui adresser un rictus malveillant. Ses yeux sont camouflés derrière ses lunettes de soleil habituelles, mais Azura n'a pas besoin de les voir pour deviner la nature de ses intentions.


« Azu chou ! le salue-t-elle. C'est fou, on parlait justement de toi ! »


Le garçon déglutit. De l'autre côté du bar, Holly le dévisage d'un œil mauvais. Merde. Qu'est-ce qu'elle est venue lui raconter ?


« Bon, je vais vous laisser, poursuit la journaliste en descendant de son tabouret. Je suis sûre que vous avez plein de choses à vous dire. »


Elle récupère son sac à main et quitte les lieux, tout sourire, en bousculant Azura au passage. Celui-ci ne la voit même pas partir. Il soutient le regard assassin de sa tante sans ciller, la gorge serrée et la respiration bloquée.


« Assieds-toi, ordonne-t-elle en désignant le tabouret du centre. Faut qu'on cause. »


Intimidé par le ton sec de sa tante, Azura s'exécute dans la seconde. Il détaille rapidement les lieux sans trouver d'autre client pour lui porter secours ; ils sont seuls, et Holly semble prête à commettre un meurtre.

Elle jette son torchon en boule dans l'évier comme à chaque fois que quelque chose la contrarie et plante ses yeux acier dans ceux de son neveu. Son regard froid, impitoyable, lui donne envie de se ratatiner sur sa chaise.


« Qu'est-ce qui t'a pris de mettre ton nez dans les morts subites ? Je t'avais demandé de ne pas te mêler de ça. »


Azura entrouvre la bouche plusieurs fois sans avoir la force d'émettre le moindre son. Évidemment qu'Olga l'a balancé. Pourquoi s'est-il seulement posé la question ?


« J'étais ... j'étais curieux.

- Curieux ? répète Holly un ton plus haut. Tu as risqué ta vie et celle de tes amis parce que tu étais curieux ? Mais à quel point vous pouvez être inconscients, ma parole ?

- J'ai forcé personne ! se défend-il. C'est même Morgane qui a eu l'idée la première. Elle voulait savoir qui a tué sa mère. C'est compréhensible, non ?

- Et ça ne vous est pas venu à l'esprit de l'en empêcher plutôt que de l'encourager ? »


Azura se renfrogne. D'où lui vient cet air condescendant, au juste ? À l'entendre, on croirait qu'elle a réponse à tout.


« Johnny Gunn est mort, de toute façon, marmonne-t-il. C'est de l'histoire ancienne.

- Ne change pas de sujet. Tu as pensé à ce qui aurait pu ...

- Je change pas de sujet ! C'est grâce à nous qu'ils l'ont coincé ! »


Holly grimace comme si elle avait affaire à un imbécile.


« Qu'est-ce que tu vas inventer, maintenant ?

- J'invente pas. Tu te souviens de la lettre que j'ai reçue, celle qui avait pas d'envoyeur ? C'était une menace. Lauren a été renversée parce qu'on la lui a donnée. C'est comme ça qu'ils ont pu remonter jusqu'à Johnny !

- Des menaces ? Tu as pensé à ce qui aurait pu vous arriver s'ils ne l'avaient pas coincé ?

- Bien sûr que j'y ai pensé, qu'est-ce que tu crois ? crie presque Azura, à bout de patience. Je pensais qu'à ça ! J'ai même ... »


Il soupire, peu désireux de partager avec elle la véritable raison de sa dispute avec Morgane. Dire qu'il a failli perdre son amie pour la couvrir !


« L'enquête est close de toute façon, alors pourquoi tu t'inquiètes ? On a sauvé la ville. Tu devrais plutôt être fière.

- Fière ? Mais vous auriez pu mourir, sombre crétin ! Bien sûr que je m'inquiète !

- Et qu'est-ce que ça peut te faire ? T'es pas notre mère ! »


Le grincement qu'émet le tabouret d'Azura lorsqu'il se lève précède un silence électrique. Les yeux blessés, écarquillés d'Holly semblent vouloir l'étriper. Ses doigts triturent une cigarette imaginaire. Incapable de soutenir son regard plus longtemps, Azura s'en détourne pour se diriger vers le grenier. Sa mâchoire serrée le fait presque souffrir.


« Va dans ta chambre ! lance Holly sans bouger de sa place.

- C'est ce que je suis en train de faire ! »


Azura monte les escaliers en claquant des pieds. Ses poings ne se desserrent pas même lorsqu'il se laisse tomber sur la banquette. Il enlève rageusement ses chaussures avant de les lancer à l'autre bout de la pièce. Encore fumant de rage, le garçon s'allonge et serre l'oreiller vacant contre lui sans pouvoir s'empêcher d'en mordre les coins.

Crétine.

Sa colère ne se dissipe qu'après son réveil. Désorienté, le garçon interroge son téléphone du regard. 22h30. Le bar devrait être fermé ; pourtant, une odeur de tabac parfois accentuée d'un soupir parvient encore jusqu'à lui.

Il s'assied sur la banquette et se masse la nuque. Sa dispute avec Holly lui paraît insensée tout à coup. Bien sûr qu'elle s'inquiète. Mais le coupable est mort et enterré, alors pourquoi se crier dessus maintenant ? Il n'aurait pas dû perdre son calme comme il l'a fait. Bon Dieu, il s'est comporté comme un ado en pleine crise.

Il descend l'escalier en chaussettes pour trouver Holly assise sur l'une des banquettes en mousse. Elle lui tourne le dos mais, à la façon dont elle se masse le front et au filet de fumée qui s'élève de sa place, Azura devine sans mal qu'il n'est pas le seul à qui leur dispute soit restée en travers de la gorge. Il s'avance, penaud, les doigts joints devant lui.


« Pardon. »


Holly sursaute - elle ne devait pas s'attendre à ce qu'il revienne - et tourne la tête vers lui. Ses yeux sont gonflés.


« T'es flippant à arriver comme ça, lui reproche-t-elle. Achète-toi une clochette.

- Gaël dit la même chose. »


Il s'assied à côté d'elle, guettant avec appréhension un geste de sa part qui lui intimerait de ne pas le faire. Puisque ce geste n'arrive pas, Azura continue sur sa lancée.


« J'aurais pas dû te crier dessus comme ça. Je ... pardon. »


Il observe le profil de sa tante à la dérobée. Celle-ci ne semble même pas l'avoir entendu. Elle fait tomber les cendres de sa cigarette dans un cendrier et en tire une nouvelle bouffée. Azura retient sa respiration.


« Et j'aurais pas dû te parler comme à un demeuré, dit-elle finalement. Désolée. J'ai jamais su m'y prendre avec les ados.

- Tu fais de ton mieux.

- Et on voit ce que ça donne. Je suis désespérante.

- Tu l'es toujours moins que mes parents.

- C'est censé me rassurer ?

- À toi de voir. »


Holly accueille sa réponse avec un rire sec. Elle fait tomber plus de cendres de sa cigarette et, en prenant conscience du malaise d'Azura, finit par l'écraser entièrement dans le cendrier. Le garçon respire à nouveau. Il se pince les lèvres, les yeux mouillés.


« Je ... j'aimerais bien que tu sois ma mère. »


Son aveu soudain fait se hausser les sourcils d'Holly. Azura lui-même ne comprend pas vraiment ce qui lui prend. Il a envie de tout déballer, ce soir.


« Je sais ... je sais que mes parents m'aiment pas. Que je suis pas facile à vivre et que je cause que des problèmes. Mais ...

- N'importe quoi. »


Surpris, le garçon interrompt sa tirade. Holly a froncé les sourcils et sonde le vide avec sévérité.


« Quels problèmes tu leur as causés, au juste ? T'as été viré de ton lycée pour avoir frappé un prof, la belle affaire. Comme s'il y avait pas plus grave. T'es allé au lycée, au moins, contrairement à Cherry et moi. Alors à d'autres.

- Mais ...

- Ta mère est une coincée. Quand notre petite sœur - paix à son âme - faisait des gâteaux et mettait trois grains de farine à côté, elle lui hurlait dessus comme si c'était la fin du monde. J'imagine même pas ce que tu as dû vivre avec une névrosée pareille. Alors ... voilà, ce que je veux dire, c'est que tu devrais pas prendre ses propos autant à cœur. T'es un gentil gamin. Toi, Gaël et Morgane, vous êtes les ados les plus adorables que j'ai jamais rencontrés. »


Azura secoue la tête. Il s'essuie le nez, le regard bas.


« Tu dis ça juste pour que je sois pas triste.

- Non. Je suis comme Cherry, j'ai jamais ménagé les sentiments des gens. Ça doit être pour ça qu'on s'entend si bien elle et moi. »


Le rire de la femme est comme une caresse dans le silence de la nuit. Azura se pince les lèvres pour s'empêcher de pleurer, honteux d'être aussi ému par de simples paroles. Gaël et Morgane ont déjà tenu les mêmes, bien sûr, mais, de la part d'un adulte, celles-ci lui font un tout autre effet.

Un long gémissement s'échappe de sa gorge tandis qu'il se laisse tomber en avant. Son nez rencontre l'épaule d'Holly. Ses ongles s'accrochent aux mailles de son pull. Peu surprise, la femme referme ses bras autour de lui. La main qu'elle passe dans ses cheveux est si profondément apaisante qu'Azura se permet de fermer les yeux.


« Tu peux rester ici aussi longtemps que tu voudras, mon poussin, murmure-t-elle. Moi aussi, j'aurais bien aimé être ta mère. »

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