Chapitre 21

Old dry winds go by
Lone air comes quietly


Azura se réveille le dernier. La chaleur du soleil sur sa peau dissipe peu à peu les brumes du sommeil, et, peu habitué à trouver sa chambre ainsi baignée de lumière, le garçon met un moment à la reconnaître. Il cligne des yeux jusqu'à rendre sa vision plus nette. Face à lui, Gaël accueille son retour avec un sourire.


« Hey » souffle-t-il.


Azura prend tout à coup conscience du contact de la couette sur sa peau nue. Il se recroqueville sur lui-même par réflexe et se frotte les paupières, encore hagard.


« Hey. »


Il contemple son voisin sans savoir quoi ajouter. Les souvenirs de leur nuit lui reviennent peu à peu, le laissant bientôt parfaitement réveillé. Allongé sur le ventre, Gaël le dévisage d'un air amusé. Ses bras se glissent sous l'oreiller.


« C'était bien, murmure-t-il. C'était plus que bien. »


Sans qu'il comprenne tout à fait pourquoi, Azura sent un poids quitter ses épaules. Ce n'est pas comme si Gaël avait eu l'air de s'ennuyer mais, même inconsciemment, le garçon craignait de l'avoir déçu. Il devrait dire quelque chose à son tour.


« Toi ... toi aussi » bafouille-t-il.


Encore trop fatigué pour le gratifier d'un de ses éclats de rire, Gaël se contente de pouffer. Il passe une main dans ses cheveux pour dégager son visage.


« Change pas, Azu. »


Il se rapproche de son ami pour l'attirer dans une étreinte. Azura, dont la joue se retrouve pressée contre sa poitrine nue, n'ose pas esquisser un geste. Les caresses et la respiration paisible de son voisin finissent tout de même par le détendre. Il ferme les yeux dans l'espoir de grappiller une ou deux heures de sommeil supplémentaires. Leur soirée sur la plage l'a vidé jusqu'à l'os.

Il se sent sombrer à nouveau, mais, juste avant de franchir le point de non-retour, ouvre brutalement les yeux.


« Le concours de bouffe, se rappelle-t-il tout à coup. Faut qu'on aille acheter les ingrédients avant qu'April's ferme.

- Oh ... »


Gaël plisse le nez, déçu. Il l'avait oublié lui aussi.


« On peut pas juste être les juges ?

- Eh, si tout le monde se dit ça, y aura rien à juger. Debout, feignasse. »


Peu désireux de se faire à nouveau ramper dessus, Gaël s'exécute avec un râle. Il prend une douche rapide et enfile une tenue de jogging dont Azura n'a pas usé depuis des années (leurs vêtements de la veille sont encore enduits de sable). Même habillé comme un sac, son ami le trouve à tomber par terre.

Ils passent à April's remplir un panier d'ingrédients presque choisis au hasard. En s'arrêtant au rayon d'aide à la pâtisserie, Azura avise une boîte de préparation pour gâteaux qu'il ne peut s'empêcher de lorgner. Il ose ? Ce n'est pas comme si quiconque lui en voudra, si ?

Il fait tomber le carton dans son panier sous le regard critique de Gaël et hausse les épaules.


« Et tu me traites de feignasse, déplore son ami.

- Eh, c'est la seule façon de m'assurer que je ferai pas de morts. Me dis pas que t'as oublié la dernière fois où j'ai voulu cuisiner ? Indice : arrêt maladie.

- C'est ta mère qui a fait une indigestion, pas nous. On doit avoir les intestins plus robustes à force d'avaler des saloperies. »


En même temps qu'il le réprimande, Gaël parcourt le rayon des yeux. Il y trouve son bonheur avec une petite exclamation victorieuse.


« Tiens, dit-il en jetant un paquet de pépites de chocolat par-dessus la préparation, fais plutôt des cookies. C'est facile et pas cher.

- Si tu le dis, cède Azura.

- Je le dis. Et puis, je peux quand même pas te laisser t'humilier comme ça. Pas toi. »


Il pose une main sur son cœur pour donner à ses propos un air plus dramatique. Azura camoufle un sourire. Voilà qu'il commence à adopter les manies de Morgane.

Ils arrivent chez Holly les derniers, mais personne ne leur en tient rigueur. Morgane, dont les yeux sont aussi rouges de sang et les cheveux aussi mal coiffés que les leurs, les accueille avec enthousiasme.


« On n'attendait plus que vous ! dit-elle en fermant la porte derrière eux. Prêts pour la journée la plus diététique de votre vie ?

- Si on s'en sort tous, je veux bien me convertir. »


Elle balaie d'un sourire la remarque d'Azura. La pauvre ne sait pas encore ce qui l'attend.

Les garçons posent leurs sachets de courses sur la table ronde de la cuisine, déjà couverte d'ingrédients à ne plus en distinguer la nappe. Allongé sur un canapé du salon, Ryan leur adresse un signe du bras. Cherry est déjà aux fourneaux.


« Je croyais qu'on nous attendait » commente Gaël.


La jeune femme se retourne, surprise. Elle glisse dans sa bouche un pouce enduit de chocolat liquide.


« Ah bon ? J'ai pas été prévenue.

- J'ai pris des sandwichs au traiteur au cas où quelqu'un a faim de vraie nourriture, intervient Holly en entrant dans la pièce. Salut, les jeunes. »


Elle caresse amicalement la tête de Gaël, qui en ronronne presque de joie. Azura est le premier surpris d'avoir droit à une tape sur l'épaule.


« Nana est pas là ? remarque-t-il peu après.

- Elle dort, répond Morgane. J'ai pas voulu la réveiller, surtout si c'était pour qu'elle se comporte comme elle l'a fait hier.

- En fait, balbutie Ryan, c'est plutôt moi qui ...

- T'as rien à te reprocher, le coupe la jeune fille. C'est elle qui arrête pas d'orienter les conversations sur ce genre de truc pour se donner des airs de dure à cuire. Regardez-moi, poursuit-elle d'une voix fluette, tout filtre détruit par ce qu'Azura soupçonne être un ou deux verres de cidre, je m'appelle Nana, j'ai huit ans et j'ai mieux vécu la mort de ma mère que ma sœur ! Je suis tellement badass ! Je sais même pas ce que ça veut dire, mais je le suis quand même ! Donnez-moi de l'attention ! »


Elle gesticule violemment avant de s'arrêter. Un silence médusé s'abat sur le petit groupe. Morgane balaie l'incident d'un geste de la main et, plus naturelle, incite tout le monde à se mettre au travail.

La préparation est un désastre. La cuisine, trop petite pour autant de personnes, se retrouve saupoudrée de farine jusqu'au plafond. La température du four ne cesse d'aller et venir. L'esprit encore occupé par la préparation de ses cookies, Azura ne sent pas immédiatement l'odeur de brûlé qui s'en échappe. C'est Morgane qui le met sur la piste.


« Mes meringues ! s'exclame-t-elle en se ruant vers le four.

- Merde, quelle conne, se maudit Cherry. J'ai déjà foutu la confiture à l'intérieur alors qu'il fallait pas. »


La jeune fille entrouvre la porte battante pour s'en éloigner aussitôt. Un nuage de fumée vient embuer les lunettes d'Azura. Méfiant, le garçon fait un pas de côté.


« Merde, merde, merde de merde et merde merde triple merde, médite Cherry en plongeant au secours de son gâteau.

- Mes meringues ... »


Inquiète, Morgane s'accroupit devant la vitre pour surveiller son travail. Elle hoche la tête, rassurée. L'odeur provenait du papier cuisson. Les meringues ont survécu.

Azura glisse ses futurs cookies au-dessus du gâteau de Cherry une fois la confiture secourue. Il contemple son œuvre avec soulagement, les poings sur les hanches, pas mécontent d'en avoir terminé. Ça a l'air pas mal.

Il détache les yeux du four pour trouver Gaël en train de remuer une pâte liquide près du plan de travail.


« Ça va ? s'enquiert-il. Tu devrais pas te presser un peu ? Y a presque plus de place dans le four. »


Son ami secoue tranquillement la tête.


« Pas besoin du four, dit-il. J'attendais juste que vous ayez terminé pour être au calme.

- Sérieux ? Tu vas faire quoi ?

- Des pancakes. »


Avec un sourire, il désigne la poêle déjà prête à l'emploi. Bien sûr. Pendant que leurs créations se partagent le four, son ami a le champ libre. Azura s'en veut presque de ne pas avoir eu l'idée lui-même.


« Tricheur, le taquine-t-il.

- Eh, techniquement, c'est un gâteau. Un gâteau qui se fait dans une poêle. D'où le nom.

- Admettons. Et toi, Holly ? »


Il pivote vers sa tante, assise aux côtés de Ryan à la table de cuisine déjà plus dégagée. Une cuillère en bois tourne sans relâche dans une pâte au bon parfum d'orange.


« J'attends que le four se libère, dit-elle simplement. Pas la place, sinon. C'est bizarre, elle me semble un peu ...

- J'ai fini ! s'exclame tout à coup Ryan, la faisant sursauter. J'espère qu'il y a encore un coin pour moi.

- T'as fait quoi ?

- Vous verrez bien. C'est une recette top secrète made in moi. »


Azura hausse un sourcil sceptique. Debout en retrait dans la pièce, Fatima les observe le rire aux lèvres. Elle grignote sans bruit son sandwich végétarien.

Une fois mis face à leurs créations, le garçon regrette amèrement de ne pas avoir rédigé son testament. Ils contemplent les plats tour à tour, assis en cercle autour de la table, les mains jointes devant la bouche comme pour imiter une prière. Personne n'ose émettre la moindre proposition.


« Mes meringues ... » gémit Morgane.


La jeune fille en saisit une pour la serrer entre ses doigts. L'extérieur, complètement cramé, se fissure pour laisser couler l'intérieur encore liquide. Elle baisse la tête, abattue. Ses longs cheveux blonds se ferment devant son visage comme un rideau. Méfiant, Gaël tâte un de ses pancakes d'un doigt ganté. Il les avait promis doux et moelleux comme un nuage, mais le gâteau a la texture d'une éponge. Azura pose un regard dépité sur son propre dessert. Les cookies ont brûlé au point d'être confondus avec des palets au chocolat.


« Mes cupcakes ont l'air plutôt réussis, note Holly, le menton dans la main.

- Y a mes muffins aussi ! ajoute Ryan. Allez, mon pote, toi le premier. »


Le garçon s'empare d'un muffin pour le fourrer dans la bouche d'Azura. Les protestations étouffées de celui-ci meurent avant de franchir ses lèvres. Il serre les dents presque à contrecœur, laissant un discret arôme de vanille se répandre dans son palais.


« Alors ? le presse son ami.

- C'est b... »


Il porte une main à sa bouche avant de pouvoir finir sa phrase. Il vient de manquer de se péter une dent.


« C'est dur ! fait-il, les yeux fermés de douleur. Qu'est-ce que t'as foutu dedans ?

- Les bonbons qu'on a gagnés hier. T'en penses quoi ?

- T'es sûr de vouloir savoir ?

- Oh, allez, fais pas ta drama queen. Ça peut pas être aussi dégueu ! Deux bonnes choses mises ensemble, ça donne forcément un truc encore meilleur. »


Ryan prend un autre muffin pour prouver sa théorie. Il mâche d'abord avec attention, les sourcils arqués par une agréable surprise, avant de se heurter au même problème qu'Azura. Ses yeux se ferment à leur tour ; le jeune homme crache dans sa main une pastille sucrée privée de ses couleurs.


« Ah, putain, t'as raison, fait-il.

- Parce que t'en doutais ?

- Au moins, on peut enlever les bonbons » déplore Morgane.


De sa fourchette, la jeune fille fait tourner dans son plat la meringue ouverte. Fatima prend son courage à deux mains pour en goûter une, la gobant toute entière avant que Morgane puisse l'en empêcher. Elle mâche à peine avant d'avaler. Ses cils, au coin desquels se forment deux larmes, tremblent dans l'effort fourni pour contenir sa grimace.


« Moi, je trouve ça bon » dit-elle d'une voix un peu trop rauque.


Azura supprime un rire. Morgane est si touchée qu'on la dirait prête à fondre en larmes. Pendant que leur amie serre la jeune fille dans ses bras, Holly prend le risque de s'aventurer dans l'assiette de Gaël. Sa fourchette s'enfonce dans la pâte avec un bruit mouillé. Elle fait tourner le morceau dans sa bouche, longtemps, avant de l'avaler avec la même expression que Fatima.


« J'ai l'impression de manger une omelette à l'eau. »


Dépité, Gaël baisse la tête. Ses lèvres dessinent une moue vexée qui disparaît presque aussitôt.


« Je t'apprendrai, le rassure Holly. Ça me donnera une excuse pour t'avoir à la maison.

- Mais c'est bon, une omelette » marmonne Azura, confus.


Il tire un morceau du pancake entamé et le regrette aussitôt. Il a l'impression d'avoir une éponge dans la bouche. Une éponge énorme, imbibée d'eau, à laquelle on aurait fait adopté le goût d'œuf il ne sait trop comment. Azura doit prendre sur lui pour ne pas recracher.


« Je ... je trouve que ça va, moi, tousse-t-il.

- T'es le pire acteur de cette table, Azu, sourit Gaël. Fais voir tes cookies, qu'on rigole pas toujours des mêmes. »


Le garçon contemple son œuvre avec un sourire désolé. Il tend les doigts pour attraper un biscuit, mais, aussitôt soulevé de l'assiette, celui-ci tombe tout bonnement en cendres.


« T'es sûr ? »


Gaël émet un étrange son nasal qui évolue bientôt en éclat de rire communicatif. Azura se tient le front d'une main, les yeux clos, les épaules secouées de hoquets. Une larme coule sur sa joue. D'embarras, il secoue la tête en la séchant. Même lui ne se croyait pas capable de rater quelque chose à ce point.


« Bon, fait Holly en s'essuyant le coin des yeux, si vous permettez, mes cupcakes et le gâteau de Cherry attendent toujours. Vous devriez pas risquer grand chose avec. »


Azura se penche en avant pour piocher dans un vieux présentoir à cupcakes. Son estomac est douloureux d'avoir autant ri. Il libère le gâteau de sa coupelle, séduit par les promesses alléchantes de l'odeur d'orange et du glaçage au chocolat, mais déchante aussitôt. La pâte dure s'effrite entre ses doigts, tombant dans son assiette comme des flocons de sable.


« Mais ... qu'est-ce que ... »


Holly fait glisser l'assiette jusque sous ses yeux comme pour l'examiner. Désarçonnée, la femme fronce les sourcils. Azura la dévisage en quête d'une réponse. Elle secoue la tête, prête à avouer qu'elle n'en a aucune, lorsque ses traits s'illuminent sous la réalisation. Elle pivote vers la gazinière, où une casserole pleine attend toujours son heure.


« J'ai oublié de verser le beurre. »


Cette fois, Cherry est la première à ricaner. Son rire se communique aux garçons, dont les hoquets synchronisés font glousser Fatima. Bientôt, la table est en proie à un nouvel éclat de rire généralisé. Leurs joues semblent sur le point de prendre feu. Ils vont mourir avant de se remettre.

Ils se remettent, pourtant, lorsque l'oxygène commence à leur manquer. Avachis sur les chaises, le visage levé au plafond, ils respirent doucement, le silence parfois troublé par un dernier hoquet. Azura soupire, le cœur battant. Il n'avait pas ressenti une telle allégresse depuis une éternité. Est-ce à ça que ressemblera son quotidien, à présent ? Cela le ferait presque oublier l'amertume qu'il a ressentie lorsqu'il s'est enfin enfoncé dans le crâne que l'enquête était bel et bien terminée.

Presque.


« Je vous sers du jus de fruit ? » propose-t-il.


Les six autres hochent la tête sans oser reprendre la parole. Azura s'exécute, ouvrant au passage la collection de gobelets en plastique achetés plus tôt (tout comme les assiettes et même certains tabourets, car Holly n'avait jamais reçu autant de monde auparavant). Ils sirotent leur boisson entre deux bouchées de gâteau à la cerise. Le chocolat a un arrière-goût de brûlé, mais il reste le met le plus comestible de l'après-midi. Comparé aux pancakes de Gaël, c'est même un vrai délice.


« Je suppose que le prix du jury revient à Cherry » fait Ryan, une main sur l'estomac et l'air agonisant.


Ses amis hochent la tête sans discuter. Fière d'elle, la jeune femme se redresse sur son tabouret en se frottant le nez. Son sourire abandonne ses teintes sarcastiques pour en adopter de plus sincères.


« Je savais pas que tu pouvais cuisiner, dit Azura à son attention.

- Je t'engage comme pâtissière dès que j'ai ouvert mon restaurant, renchérit Morgane.

- Bah, n'importe qui saurait cuisiner en vivant avec Holly, balaie la jeune femme. J'ai pas trop de mérite.

- Au contraire, proteste Holly, tu devrais te donner plus de crédit. D'ailleurs, Cherry a une annonce à vous faire. »


Les regards surpris basculent de Cherry à Holly, puis de Holly à Cherry. Prise au dépourvu, celle-ci écarquille les yeux.


« Ici ? T'es sérieuse ? Ils savent même pas que je picole, eux deux ! »


Du menton, elle désigne Ryan et sa demi-sœur.


« Maintenant, on sait, murmure timidement Fatima.

- Une annonce ? répète Morgane. De quel genre ? »


Cherry la dévisage un instant, emplie de détresse, avant de revenir à Holly. Celle-ci hausse les sourcils pour l'encourager. La jeune femme abdique avec un soupir. Elle tourne sur son tabouret, nerveuse.


« Je ... je vais retourner suivre les groupes à la clinique, dit-elle d'une traite. Voilà. Vous parler l'autre fois, ça m'a ... ça m'a fait réfléchir. Je peux pas rester comme ça. J'ai déjà réussi à aller mieux une fois, alors ... Voilà, voilà. »


Gênée, la jeune femme fixe ses chaussures. Gaël est le premier à rompre le silence.


« C'est top, dit-il en lui touchant amicalement le bras. Je suis sûr que ça va marcher.

- C'est cool ! enchaîne Azura.

- Même super top méga giga cool ! surenchérit Morgane. Je suis fière de toi ! »


Morgane (qui, aujourd'hui, semble particulièrement propice aux sautes d'humeur) se lève de sa chaise pour aller étreindre Cherry. La force de son enthousiasme manque de renverser le tabouret. D'abord embarrassée, Cherry finit par esquisser un sourire. Azura les contemple avec attendrissement. Le corbeau est en prison, les cauchemars de Morgane ne se réalisent pas, et leur amie reprend sa vie en main. Tout va si bien qu'il a l'impression d'être plongé en plein sommeil.


« Tu vas jamais rentrer, hein ? » lui demande Ryan avant son départ.


Surpris par la question, Azura dévisage son ami sans y répondre. L'arrêt de bus près duquel ils patientent est totalement désert. Plus loin, Fatima adresse ses adieux au reste du groupe. Leurs voix distantes se mêlent au chant fluet des oiseaux. Ryan remonte son sac à dos sur son épaule pour croiser les bras.


« Ma demi m'en a déjà parlé à Noël, élabore-t-il. Je l'ai pas crue sur le moment, mais ... faut croire qu'elle a plus d'instinct que moi. »


Un rire triste vient ponctuer ses paroles. Les traits d'Azura s'affaissent. Il pense à sa mère, qui n'a même pas eu la décence d'attendre les funérailles de Ray pour partir ; à leur appartement impersonnel et aux rues surpeuplées en contrebas ; au père absent dont il peine à se rappeler le visage. Aux paroles de Cherry, à Holly qui espère le voir rester malgré leurs débuts houleux. À Morgane, à qui il a sauvé la vie. À Gaël. Toujours à Gaël.

Il secoue la tête, les lèvres pincées.


« Non, avoue-t-il à mi-voix. J'ai pas l'intention de rentrer. Je ... je voulais te le dire plus tard. Genre cet été. »


Ryan hoche la tête avec l'air de chercher ses mots. Azura est prêt à se cogner la tête dans le mur pour trouver les siens. Il ne voulait pas lui annoncer ça comme ça. Il ne sait pas comment il le voulait exactement, mais pas comme ça.


« Ouais, fait Ryan en se frottant le nez, je comprends. T'as ton amoureux, tes potes et une tante cool ... J'aurais pas envie de rentrer non plus, à ta place. »


Chagriné, Azura baisse les yeux. Un nouveau silence s'abat sur les deux garçons. Finalement, le visage du blond se fend d'un large sourire.


« Faudra qu'on se prenne un abonnement TGV. J'ai pas l'intention de te laisser disparaître avec mon DVD. »


Azura renifle bruyamment. Il s'essuie les yeux d'une manche de jogging avant de hocher la tête, le bout des cils déjà humide. L'étreinte douloureuse de Ryan lui semble trop courte.

Le bus s'éloigne dans le soleil couchant, mais Azura regarde encore la route bien après qu'il ait disparu.




« Allez, ouvre la bouche ! »


Les joues rouges de honte, Azura finit par céder à la demande de Gaël. Tout sourire, celui-ci glisse une cuillère entre ses lèvres. Le mélange chocolat-cerise éclate aussitôt dans son palais. De plaisir, il ferme les yeux. Les restes du gâteau de Cherry lui paraissent encore meilleurs que l'original.


« Merci de m'avoir forcé à faire la popote avec tout le monde, dit Gaël en continuant de le nourrir. Je me suis bien amusé. »


Azura arque un sourcil. Il l'aurait deviné. Agenouillé sur le lit du grenier, Gaël irradie tant le bonheur qu'il en devient presque palpable. Il ne l'avait pas vu rire autant depuis une éternité.


« On remettra ça. »


Gaël hoche la tête sans se départir de son sourire. Le film de Ryan n'a pas manqué d'ajouter à son hilarité et, même si la nuit est déjà tombée, le garçon ne montre pas le moindre signe de fatigue. Son pantalon de jogging a rencontré le sol aussitôt le bar fermé à clef. Il le prétendait trop serré, mais Azura le soupçonne d'avoir une certaine idée en tête.


« Vous vous êtes dits quoi, avec Ryan ? »


La question tire le garçon de ses rêveries. Il détache les yeux des jambes de Gaël pour les ancrer aux siens. Ceux-ci revêtissent un air innocent, mais il sait bien que la réponse l'intrigue.


« Je lui ai dit que je rentrerai pas. »


Le cœur d'Azura bat fort dans sa poitrine. Surpris, Gaël cligne des yeux. Il pose l'assiette de gâteau sur la banquette pour mieux l'écouter.


« Y a rien qui m'attend, là-bas, poursuit-il. J'ai pas envie de vivre avec quelqu'un pour qui je suis un poids ou un meuble.

- T'es pas un poids, Azu.

- Pas pour toi. Mais ... »


Azura s'interrompt. Il ne lui a jamais fait part des problèmes d'estime semés en lui par le comportement de ses parents. Peut-être est-ce le moment.


« Même avant tout ça ... Avant Campbell, je veux dire, maman a jamais été super maternelle. Et papa est pas vraiment mieux.

- Peut-être qu'ils savent juste pas comment s'y prendre.

- C'est l'excuse que je leur donnais au début, dit Azura avec un sourire amer. Mais j'ai plutôt l'impression qu'ils se sont mariés et m'ont conçu parce que c'est ce qu'on attendait d'eux. Pour entrer dans le moule, tu sais. »


Gaël considère ses propos en silence, les lèvres pincées. Azura continue seul ses réflexions. Leur famille n'a vu le jour que sur un coup de tête. Son père, immigré indien sans attaches, s'est laissé tenter par un mode de vie plus casanier, et sa mère, comptable blanche américaine, a saisi l'occasion pour suivre la seule voie qu'elle voyait tracée devant elle. Celle d'une mère de famille.

Le garçon secoue la tête, abattu. Pourquoi faire un enfant pour des raisons pareilles ?


« Tu sais, murmure Gaël, pour ce que ça vaut aujourd'hui, papa et maman te considéraient comme un membre de la famille. Ils tenaient à toi comme à un fils. Je suis sûr qu'ils t'auraient adopté, s'ils avaient pu. »


Azura relève les yeux. Gaël lui adresse un sourire rassurant que l'autre garçon ne tarde pas à lui rendre. Sa main caresse affectueusement son genou.


« Mais on aurait été frères, soulève Azura avec une grimace. Ça aurait été méga chelou.

- Grave. Mais ... on peut choisir une nouvelle famille, dans une certaine mesure. Tu vois ce que je veux dire ? »


Azura hoche la tête. Son ami a raison ; la famille ne s'arrête pas au sang. Lui-même l'a réalisé depuis longtemps, mais savoir qu'il n'est pas seul à le penser le réconforte.


« Alors tu veux pas rentrer ? reprend Gaël.

- C'est plus que ça. J'ai toujours détesté cette ville, tu sais. Quand je suis revenu, et même avant. Mais maintenant ... j'en suis plus si sûr. Sunnyside a pas changé, c'est toujours le troisième trou de balle du monde, mais je veux y rester. Je suppose que les souvenirs qu'on créé quelque part sont plus importants que le lieu lui-même. J'ai Holly, j'ai Morgane ... je t'ai, toi. Je ... »


Il se mord les lèvres, redoutant de prononcer les mots qui lui tiennent tant à cœur.


« Je ... t'aime. C'est toi, la famille que je choisis. »


Il ne met pas de nom sur ce qui traverse le visage de Gaël à cet instant précis. Une émotion pure, imprévue, qui illumine ses traits comme la plus douce des aurores. Ils essuient un silence qu'ils ne sentent pas passer. Quand Gaël se rapproche de lui pour l'embrasser sur le front, Azura ne peut toujours pas bouger. La caresse de sa peau sur la sienne lui arrache un frisson. Gaël baisse les yeux vers lui. Il l'embrasse sur la tempe, sur la joue, sur chaque parcelle de peau qui entoure ses lèvres. Mais, arrivé à celles-ci, le garçon s'arrête. Il hésite une seconde, ses yeux remplis d'amour et d'ombres ancrés à ceux d'Azura, et finit par s'éloigner à contrecœur.


« Je suis plus la personne que tu as quittée, tu sais » dit-il.


Décontenancé, Azura bat des cils. Mis à mal par ses baisers, le garçon met un petit moment à retrouver le sens de la parole.


« Qu'est-ce que tu racontes ? C'est toujours toi. Peu importe ce qui nous est arrivé entre temps ... c'est toujours toi. C'est toujours nous. On sera toujours Azura et Gaël.

- Je ... »


Gaël baisse les yeux avec l'air de réfléchir. Sans avoir la moindre idée de ce qui peut se jouer dans la tête de son meilleur ami, Azura se penche en avant pour lui toucher le bras.


« Je te prends avec tous tes problèmes, dit-il malgré tout. Enfin, si tu veux de moi. »


Surpris, Gaël relève la tête. Ses mots sèment autant de larmes dans ses yeux. Azura espère qu'elles sont de joie.


« Bien sûr que je veux de toi, crétin. Je ... je veux de toi à un point, reprend-il après s'être pincé les lèvres, t'as même pas idée.

- Non, je crois que j'ai une idée » rit Azura.


Embarrassé par ses larmes et ses propos, Gaël se cache complètement le visage. Azura glisse ses mains nues dans les siennes pour les séparer. Il l'embrasse avec la plus tendre affection, exactement comme son ami l'a fait pour lui un instant plus tôt. Remis de ses idées noires, Gaël fait basculer son poids sur son voisin pour s'allonger avec lui sur la couette. Les vestes de jogging rejoignent les pantalons sur le plancher.

Azura est encore groggy lorsque, le lendemain matin, son téléphone vibre sous son oreiller. Il s'en empare sans se demander comment il est arrivé là et ouvre un œil pour le jeter à l'écran. Bientôt, le garçon est parfaitement alerte. Gaël et lui ont déjà raté la moitié des cours, mais ce n'est pas ce qui le fait réagir. Morgane vient de lui envoyer un message. Un message bref, concis, qu'Azura doit tout de même lire plusieurs fois.


De: Morgane

     Johnny Gunn est mort. Gina nous racontera à l'hôpital ce soir.

     Je crois que c'est vraiment fini.

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