Chapitre 2
I've missed you
Let's spend the future talking about the past
How you said goodbye
How I fucked your mind up
We really are something else
Le Wendy's est plus miteux que dans ses souvenirs. Vu le tombeau qu'est devenu le centre-ville, le fait que ce restaurant soit encore ouvert tient quasiment du miracle. Et la misère ne se limite pas à son nouveau quartier ; sur la route, le garçon a aperçu plusieurs visages familiers mendier quelques pièces au milieu de voitures retenues par les feux de circulation. Azura et ses poches vides ont préféré éviter leur regard. Il a baissé la tête, rouge de honte, et a pressé le pas. Les anciens collègues et amis de ses parents n'ont pas cherché à l'accoster de toute façon. Peut-être est-il devenu aussi méconnaissable pour la ville que la ville l'est devenue pour lui.
Il remue sur place, mal à l'aise. Sur le mur adjacent à la banquette sur laquelle il est assis, une blatte zigzague entre les morceaux de peinture écaillée. Azura s'en éloigne avec un frisson pour mieux s'intéresser à l'autre côté de la vitre. Le soleil commence à décliner. Sa lumière dorée scintille à la surface de l'eau. Vu d'ici, le phare planté au sommet de la côte dégage une aura presque mystique. Ce serait presque beau, si ce n'était pas Sunnyside.
Azura s'arrache à sa contemplation quand un milk-shake vient s'écraser sur la table en alu. Il tripote sa paille en silence pendant que Gaël s'installe en face de lui. Son parapluie fermé goutte sur le carrelage. La quadragénaire du comptoir n'a pas l'air de s'en préoccuper. Elle regarde par la fenêtre droit devant elle, le poing serré sous le menton d'une façon qui lui rappelle Holly. À part eux, son seul client est un homme à la chevelure grasse et à la casquette si profondément enfoncée sur le nez qu'Azura n'a pas vu ses yeux.
Gaël le dévisage, muet, les lèvres pincées autour de la paille de son milk-shake. Ses cheveux marron chaud, décoiffés par le vent, tombent sans vie sur ses paupières, et de la poche de sa poitrine dépasse une petite fleur écrasée. Azura aimerait faire le premier pas sans savoir comment. Par où commencer. Tant de choses ont pu arriver en quatre ans et, pour l'instant, les seuls mots que Gaël ait eu à son égard sont bordel de ta pute et retrouve-moi au Wendy's tout à l'heure. C'est complètement surréaliste.
« Je sais pas si je devrais te buter ou t'embrasser, dit Gaël après avoir quasiment broyé sa paille. La dernière fois qu'on s'est embrassés t'as fui à l'autre bout de l'état.
– T'as plus qu'à me buter, alors.
– J'y pense. »
Il libère une mèche de cheveux de sa bouche sans avoir l'air de plaisanter. Azura soupire.
« Tu sais très bien que c'est pas pour ça que je suis parti. C'est ...
– Non, je sais pas. Je sais rien. T'as disparu et fait le mort pendant quatre ans. Pas une visite, pas une lettre. J'ai appris que tes parents avaient divorcé et déménagé deux mois après parce que j'ai rencontré ta tante par hasard.
– Tu connais Holly ?
– Non. C'est la seule fois où elle m'a adressé la parole. »
Sa paille, qui pile son dessert depuis tout à l'heure, s'immobilise au fond de son verre. Gaël ferme les yeux et se masse le front. Il a l'air ... mal. Plus pâle, en tout cas, que dans ses souvenirs.
« Ça va ? » s'inquiète Azura.
Sans interrompre son massage, Gaël entrouvre les yeux pour dévisager son ami. Son visage demeure impassible un instant mais, comme s'il n'y tenait plus, finit par se fendre d'un éclat de rire amer. Azura hausse les sourcils.
« Ça va ? répète-t-il, moqueur. Quoi de neuf depuis quatre ans ? Explique-moi plutôt ce que tu fous à Sunnyside. Tu loges chez ta tante, j'imagine ?
– Dans son grenier, confirme Azura, encore déstabilisé par l'agressivité à laquelle il s'attendait pourtant. Elle tient un bar qui s'appelle La Petite Sirène.
– Je vois où c'est. Elle a de la chance qu'il soit encore ouvert.
– Qu'est-ce qui s'est passé ? La moitié du centre-ville a fermé. »
Gaël hausse une épaule, l'air peu ému.
« La modernité entraîne la mort des commerces de proximité, récite-t-il. C'est ce qui arrive quand une grande surface s'installe dans une ville aussi paumée que la nôtre.
– Une grande surface ? Sérieux ?
– Un April's, précise Gaël. Les retraités et les gamins du coin y sont fourrés toute la journée. Oh, et ils ont terminé de construire la fac deux ou trois mois après ton départ. Sunnyside n'est officiellement plus le troisième trou de balle du monde. »
Dépassé, Azura écarquille les yeux. Un April's ? Une fac ? Les grosses têtes de Sunnyside ont gagné au loto ou quoi ?
« Alors, reprend Gaël en se penchant sur son côté de la banquette, pourquoi t'es revenu ? C'était pas volontaire, j'imagine. »
À la fois pour répondre à sa question et chasser les siennes, Azura secoue la tête. Quitter Sunnyside est suffisamment difficile pour que quiconque ait envie d'y retourner. S'il n'avait pas abandonné Gaël en même temps que la ville, le garçon se considérerait chanceux.
« Je me suis fait virer de mon lycée pour avoir frappé un prof. Et après ... »
Il s'interrompt, mal à l'aise. Il n'a aucune envie de repenser à après.
« Après, il a eu un accident, dit-il simplement. Et maman m'a envoyé à Sunnyside.
– Elle pouvait pas t'envoyer chez Mohinder ?
– Papa est sur la route. Il a repris sa vie de hippie, comme ... comme avant. »
Avant le mariage. Avant sa naissance. Encore aujourd'hui, Azura comprend mal ce qui a pu attirer ses parents l'un vers l'autre.
« Frapper un prof, hein ? C'est le genre de truc que je t'imagine bien faire.
– Tu vas pas me demander pourquoi ?
– J'imagine qu'il l'avait mérité. C'est de toi qu'on parle, après tout. »
Gaël sourit sans même le regarder mais, pour Azura, c'est comme si la pièce avait gagné cinq degrés. Gêné, il froisse le coin de sa serviette. Oui, il le méritait. En ce qui le concerne, il a même mérité ce qui est venu ensuite.
Il contemple le phare, pensif. La pluie est si fine qu'elle en devient presque invisible. Il a beau essayer, chasser cette affaire de morts subites de son esprit est au-dessus de ses forces. Peut-être que Gaël pourrait l'éclairer un peu. Il n'a pas poussé sa lecture du journal très loin, ce matin, et, pour autant qu'il sache, Holly a très bien pu se moquer de lui avec cette histoire de fluide.
Il se prépare à aborder le sujet, mais la porte du restaurant s'ouvre sur une silhouette familière. Azura reconnaît avec étonnement la petite blonde de sa classe.
« Enfin ! l'accueille la quadra du comptoir. Dépêche-toi de te changer, le rush va pas tarder à commencer.
– Désolée. »
Morgane incline légèrement la tête, l'air pas plus désolée que ça. Ses yeux mornes s'accrochent à ceux d'Azura lorsqu'elle se redresse, lui arrachant un frisson comme le feraient ceux d'un mort. Les secondes qui suivent semblent s'étirer en minutes entières.
« Tu cours après les filles, maintenant ? interrompt Gaël.
– Quoi ? Non ... c'est ma voisine de table.
– Ah ouais ? Elle a de la chance d'avoir trouvé un job dans ce trou. »
Du menton, il désigne son milk-shake encore intact.
« Mange. Il m'a coûté huit dollars. »
Azura jette un œil circonspect à la veste grise de son ancien ami. Il ne saurait pas mettre de nom sur sa matière, mais il a une idée de son prix. Peut-être que sa mère s'est remariée. Ça fait quatre ans, après tout.
Il s'exécute en retenant une grimace. Il n'a jamais goûté un chocolat si amer.
« Je te les rendrai, dit-il. Je peux pas te laisser payer pour ça.
– C'est les meilleurs milk-shakes de la ville.
– C'est les seuls milk-shakes de la ville.
– On n'a pas tous la chance de se barrer pour en essayer d'autres. Sale privilégié. »
Malgré lui, Azura baisse les yeux. Il ne saurait pas dire si Gaël plaisante ou non.
« Je suis désolé d'être parti. »
Il attend une réaction qui ne vient pas. Gaël se contente de l'observer en silence, un poing ganté sous le menton.
« Tu sais bien que ça dépendait pas de moi, poursuit-il alors. Je voulais te prévenir, mais avec ce qui est arrivé ensuite ...
– N'en parlons pas. »
Gaël soupire. Des yeux, Azura suit la main qu'il passe dans ses cheveux trop longs.
« Je sais que t'es désolé. Tu m'aurais pas retrouvé ici dans le cas contraire.
– Sujet clos ?
– Sujet clos. »
Aucun d'eux n'a l'air soulagé. Azura n'insiste pas, mais il sait qu'ils en reparleront. Plus tard. Quand ils seront prêts.
« Et toi ? enchaîne-t-il. On parle que de moi depuis tout à l'heure, c'est un peu gênant.
– Qu'est-ce que tu veux savoir ?
– Tout ? »
Gaël réfléchit un instant, puis fait un moulinet de la main qu'Azura n'arrive pas à interpréter.
« J'aime autant qu'on se concentre sur toi. J'ai rien d'épatant à raconter.
– T'es juste modeste.
– Je t'assure que non. Tu sais comment c'est, la vie à Sunnyside. »
Ce n'est sans doute pas son but, mais Azura ne peut retenir un élan de culpabilité. Il avait justement commencé à oublier.
« J'ai entendu des rumeurs, dit-il, saisissant l'occasion avant de se dégonfler. Sur des espèces de ... morts subites inexpliquées. C'est vrai ? »
Gaël arque un sourcil.
« Déjà ? T'es rentré quand, tu dis ?
– Hier. »
Le visage de son voisin se teint d'une sorte de surprise impressionnée.
« Ouais, c'est vrai, dit-il après avoir avalé une gorgée de son milk-shake. Mais je m'en mêle pas et tu ferais mieux de faire pareil.
– Ça a commencé quand ?
– Hm ... »
Il réfléchit, les yeux tournés vers l'eau scintillante. Les derniers rayons du soleil dotent ses iris de reflets écarlates. Derrière lui, Morgane prend la commande d'un couple qu'Azura n'a pas entendu entrer.
« Pas longtemps après que tu sois parti, je crois. Je sais pas, c'est assez flou.
– Et ils ont vraiment aucune idée de ce qui se passe ?
– Non. Mais sérieusement, Azura ... »
Il se penche en avant et baisse d'un ton, l'air soucieux.
« Pose pas trop de questions. Ils savent pas si c'est une nouvelle maladie ou une sorte de poison indétectable, mais ... c'est pas impossible qu'il y ait quelqu'un derrière tout ça. Essaye de pas te mettre la mauvaise personne à dos.
– La mauvaise personne ? »
Gaël hausse les épaules. Mal à l'aise, Azura déglutit. Le journal parlait entre autres de personnalités influentes. Quelqu'un, quelque part, profite forcément de leur mort. Il aimerait lui dire la vérité, toute la vérité concernant ce prof et la raison pour laquelle ces arrêts cardiaques l'inquiètent autant, mais, pour des premières retrouvailles, craint que ce soit un peu gros. Lui-même n'est pas sûr de tout comprendre.
« Sinon, t'as l'air d'aller ... bien, fait-il à la place, bien que ce ne soit pas tout à fait vrai. Je me fais des idées ou ta voix est plus ...
– Plus grave qu'avant, je sais ! J'ai commencé les injections juste après mon anniversaire. »
Gaël se redresse et, pour la première fois de la soirée, pour la première fois depuis beaucoup plus longtemps, Azura ne lit en lui rien d'autre que de la joie. Il lui rend son sourire.
« C'est cool. T'as l'air de savoir où tu vas.
– Pff, non. C'est quelque chose que je veux depuis que j'ai quatre ans. Papa pourrait ... »
Il s'interrompt. Azura sent son cœur se serrer. Il ne pensait pas le voir dévier sur Ray aussi vite.
« Il serait heureux aussi, tente-t-il. C'est sûr. »
Gaël hausse les épaules. Il a joint ses mains devant lui, et Azura est tenté d'y ajouter la sienne. Il ne le fait pas.
« Qu'est-ce qu'on a, à parler que du passé ? » soupire Gaël.
Il s'empare de son milk-shake pour trinquer avec lui. Son entrain est totalement forcé.
« Au présent. À ton retour au bercail. »
Azura lui adresse un sourire qu'il aimerait moins contrit. Lui non plus n'a jamais été doué pour faire semblant.
« Au présent. »
Il est plus tard qu'il le pensait lorsqu'Azura rentre à la Petite Sirène. Il s'attend à trouver le bar comblé suite aux propos de sa tante, mais la seule cliente en vue est une jeune femme avachie sur le comptoir. Sur son nez, une unique mèche rouge au milieu de cheveux noirs se soulève au rythme de ses ronflements. De l'autre côté du bar, Holly quitte son journal des yeux pour les poser sur lui.
« Oh, c'est toi. »
Il a beau n'avoir aucune attente concernant cette femme, Azura ne peut pas empêcher sa déception de le vexer. Elle devait espérer un deuxième client.
« Je peux faire du bruit aujourd'hui ? »
Holly jette un œil incertain à la jeune femme inconsciente. Elle soupire.
« Je suppose. Quel genre de bruit ?
– Genre, le bruit que je ferais si je rangeais le grenier. J'aurais besoin d'un sac poubelle, aussi.
– Devrait y en avoir là-haut. Mais montre-moi ce que tu jettes avant de le mettre à la benne. »
Il hausse une épaule. Holly ne devrait pas pleurer la disparition de son aloe vera.
Il la dépasse sans traîner, plissant le nez au moment de dépasser la jeune femme. Elle empeste l'alcool. À l'étage, l'air est toujours aussi froid. Azura lance son sac sur la banquette et embrasse la pièce du regard. En avisant la feuille moisie, il décide de renfiler ses gants. Il en achètera de nouveaux si besoin.
Puisque la pluie a enfin cessé, Azura se risque à ouvrir la fenêtre. La poussière lui tombe sur la figure. Il tousse jusqu'à recracher celle qu'il a dans la bouche et prend son téléphone pour y lancer la musique, prêt à commencer, mais y trouve quatre messages en attente.
De: Numéro inconnu
désolé de t'avoir crié dessus tout à l'heure
ça m'a fait plaisir de te revoir
on devrait continuer
wink wink
Son cœur bondit dans sa poitrine. Il a glissé à Gaël, avant de s'en séparer, qu'il n'avait pas changé de numéro, mais ne pensait pas avoir de ses nouvelles aussi vite.
À: Numéro inconnu
ça me va
j'essaierai de te percuter demain à la même heure
De: Numéro inconnu
(^-^)/
À: Numéro inconnu
non
pas de ^-^ avec moi
c'est niais
De: Numéro inconnu
(╥_╥)
Azura contemple l'écran jusqu'à ce qu'il s'éteigne. Allez. Il est temps de s'y mettre.
Son dos craque quand il se redresse. Des yeux, Azura fait le tour de la pièce. Il commence enfin à y voir clair.
Il traîne trois sacs poubelle pleins à craquer jusqu'au mur près des escaliers. Des étagères et cartons qu'il a vidés, il n'a pas tiré grand chose. Une vieille télé accompagnée d'un lecteur DVD avec lequel la poussière ne forme plus qu'un, un radiateur soufflant, un mini-aspirateur dont il ne tardera pas à se servir et une lettre. Une lettre qui commence par chère Mademoiselle Dawson et se termine sur dans l'attente de votre paiement, Lawrence et Maxwell Everett. Azura l'a remise à sa place. Il se souvient mal des Everett, à part qu'il s'agit d'une famille de sales riches possédant un putain de manoir à l'écart de la ville. Il ignore ce que sa tante leur doit et n'a aucune intention de chercher à le savoir.
« Alors, ça avance ? »
Il pose un regard surpris sur Holly, debout au sommet des escaliers. Celle-ci émet un sifflement impressionné.
« On dirait une autre pièce, dit-elle, bien qu'Azura n'ait pas effectué la moitié du travail. J'avais vraiment tout ça ici ?
– T'as pas vérifié avant de me donner la chambre ? »
Holly hausse les épaules. Sa cigarette éteinte tourne entre ses doigts.
« J'ai pas la place chez moi. Dis donc, poursuit-elle en s'avançant dans la pièce, la couette est pas un peu petite pour toi ? »
Elle contemple la banquette, un poing sur la hanche. Azura arque un sourcil. Cette couette ne le couvrirait pas même s'il avait cinq ans de moins. Elle aurait pu le réaliser avant.
« Je verrai ce que je peux y faire. On dira que c'est ton paiement pour m'avoir débarrassée de tout ça, OK ? Oh, et tu dors encore avec une peluche ? »
Azura a un début de panique en la voyant se pencher vers Gogo, mais elle se contente de lisser son écharpe jaune en ricanant. Il se passera de respirer l'odeur du tabac en nuit, merci bien.
« Y avait une lettre pour toi dans les cartons, dit-il pour changer de sujet. Un truc des ... Everett ? Tu la veux ?
– Jette-la, grogne Holly en se redressant. J'en ai déjà assez chez moi. »
Elle s'étire, la cigarette dans la bouche. Ses mains atteignent presque les poutres.
« J'ai de la chance qu'ils t'aient envoyé ici, en fait, ajoute-t-elle. Je vais peut-être enfin m'en sortir avec leurs dettes à la con. »
Azura entrouvre la bouche le temps d'assimiler ses propos. Quand il reprend la parole, sa voix est un ton plus aigu qu'il le voudrait.
« Ils t'ont payée ?
– Bah, ouais ? Tu savais pas ?
– Mes parents te versent de l'argent pour que tu héberges ton neveu ? »
Holly réfléchit un instant, les yeux levés vers le plafond.
« C'est sûr que dit comme ça, c'est un peu ... »
Sa phrase est interrompue par le tintement d'une cloche. Holly écarquille les yeux et lui fait signe de se taire. Ses cheveux attachés s'agitent dans son dos comme un pendule tandis qu'elle descend les marches deux par deux. Vexé, Azura roule des yeux. Ils en reparleront.
« Bienvenue à la ... Oh. Vous.
– Moi ! lui répond la voix chantante d'une jeune femme. Qu'est-ce que j'ai fait pour mériter tant d'entrain de votre part ? »
Holly soupire bruyamment. Intrigué, Azura s'accroupit dans les escaliers pour suivre la scène. Une trentenaire aux cheveux courts, coiffés au carré, parée de lunettes de soleil alors qu'il fait presque nuit, s'approche de sa tante les bras ouverts comme s'il s'agissait d'une vieille connaissance. Celle-ci se réfugie de l'autre côté du comptoir.
« Qu'est-ce que je vous sers ? s'enquiert-elle sans amabilité.
– Oh, bah alors ? Faut pas être comme ça ! Je viens en amie, vous savez. »
La jeune femme s'assied à côté de la cliente inconsciente. Elle penche son visage près du sien au cas où elle aurait une chance de la réveiller et, sur ses lèvres, Azura distingue un sourire atroce. Un sourire de faux-cul. Il la déteste d'instinct.
« Consommez ou partez, répète Holly. Vous êtes pas la bienvenue ici.
– Vous allez finir par me faire pleurer. »
Holly ne réagit pas. L'autre se penche en avant jusqu'à ce que sa poitrine essuie le comptoir.
« Vous savez ce qui m'intéresse, dit-elle sans se départir de son sourire. Les derniers potins.
– Pour continuer à écrire vos torchons ? raille Holly. Une vraie professionnelle.
– Frank Merryland est venu ici ...
– Peut-être. J'en sais rien. Les gens vont et viennent, ici.
– Ils ont pas l'air de se bousculer, pourtant.
– Vous seriez surprise. J'ai gagné quelques habitués depuis la dernière fois.
– Comme ce petit qui nous espionne ? »
Elle tend l'index vers lui sans même le regarder. Surpris, Azura esquisse un geste de recul. Et, puisqu'il est accroupi dans les escaliers, s'étale de tout son long sur les marches.
« Non mais quel crétin, marmonne Holly entre ses dents.
– C'est rien ! fait la brune. Viens nous rejoindre ! Je mords pas ! »
Il s'exécute, rouge de honte. La jeune femme quitte son tabouret pour l'accueillir avec les mêmes bras ouverts et le même sourire hypocrite que sa tante. Azura redoute un instant qu'elle lui fasse la bise, mais elle se contente de lui frictionner les épaules. Dans un sens, c'est encore pire.
« Oh, regardez-moi ça ! On le mangerait tout cru ! T'es qui donc ? s'enquiert-elle après un silence de pur malaise.
– C'est personne, intervient Holly. Foutez-lui la paix.
– J'ai juste quelques questions à lui poser ! Il va pas en mourir, si ?
– Parce qu'il a l'air d'être au courant de quoi que ce soit ? Regardez-le, il doit même pas connaître ses tables de multiplication ! »
Elle doit chercher à le protéger, mais Azura ne sait pas comment le prendre. Ses yeux vont de l'une à l'autre sans s'attarder sur l'une ou l'autre.
« Je veux juste son ressenti sur la situation. Il peut être intéressant, en tant que jeune et en tant qu'étranger. T'es jamais venu à Sunnyside, si ?
– Je suis né ic...
– Réponds pas à ses questions, Azura.
– Azura ? »
Le sourire de la trentenaire devient plus glaçant encore. Connaître son prénom a l'air d'une victoire suffisante pour ce soir. Azura espère ne jamais savoir ce qu'elle va en faire.
Elle lâche ses épaules et revient à sa tante comme s'il n'avait jamais existé.
« Vous n'aidez pas vraiment votre cas, vous savez ? Qu'est-ce que ce sera quand la police viendra ?
– C'est pas vos affaires. Foutez-moi la paix.
– Je cherche juste à ...
– Non mais vous allez la fermer, oui ? »
Les trois regards se tournent comme un seul vers la jeune femme inconsciente. Enfin, ex-inconsciente. Elle a repris connaissance et se masse le crâne, sans doute pour apaiser une migraine. Ses yeux gris meurtriers sont braqués sur l'intruse.
« Elle vous a dit de lui foutre la paix, ça vous suffit pas ? Il faut que je vous aide à comprendre ? »
Elle quitte son tabouret, une main sur le comptoir pour ne pas vaciller sous l'effet de l'alcool. Surpris, Azura cligne des yeux pour mieux la détailler. Elle ne doit pas avoir plus de vingt-cinq ans (ou en tout cas moins de trente). Son allure androgyne et ses cheveux courts, plaqués sur le côté et d'un noir de jais seulement traversé par une mèche écarlate, lui confèrent une sorte d'élégance peu commune dans la gente féminine. Ici et là sur son nez rond et ses joues mates, des taches de rousseur semblables à des gouttes de sang atténuent la dureté de ses traits. Globalement, la jeune femme a l'air prête à tuer un homme à mains nues. Sans son état d'ébriété avancé voire carrément terminal, Azura la trouverait à tomber par terre. Il a toujours eu un faible pour les femmes capables de le tuer à mains nues.
« Eh, écoutez, je préfère éviter qu'on en arrive là ... tente la trentenaire en levant les mains devant elle.
– Alors disparaissez ! Si vous êtes encore là dans huit secondes, je vous casse la gueule. »
Les deux brunes se dévisagent comme deux chiens prêts à s'étriper. Azura pensait que Holly interviendrait, mais celle-ci se contente de les observer d'un œil attentif.
« Très bien, cède la trentenaire, son sourire oublié. Mais je reviendrai. Vous feriez mieux de vous y préparer tant que vous en avez encore le temps. »
Elle attrape un sac à main laissé sur le tabouret et file par la porte d'entrée. Azura sent l'atmosphère se détendre aussitôt la femme disparue. Holly soupire même de soulagement. Quant à la jeune femme, elle s'accoude au bar avec la tête dans les mains. Elle marmonne un juron, mais Azura ne comprend pas lequel.
« Qu'est-ce ... qu'est-ce qu'elle voulait ? demande-t-il à Holly, encore impressionné par la scène.
– Ce qu'elle prétendait vouloir. Des ragots. »
Elle dévisage son neveu en silence, les doigts tremblants. La cigarette qu'elle tient encore se retrouve sous son nez. Après une période d'hésitation et malgré le signe d'interdiction qu'elle a elle-même posé, elle finit par l'allumer.
« Tu te souviens de l'article de ce matin ? dit-elle. C'est elle qui l'a écrit. Olga quelque chose, mais on l'appelle la Fouine. C'est une chieuse, une emmerdeuse de première. Te prête pas à ses jeux.
– Je me souviens, confirme Azura. Et Frank Merryland, c'était ... »
Holly s'ébouriffe les cheveux. Elle baisse les yeux au sol, confuse.
« Ouais, bah, t'as entendu ce qu'elle disait de toute façon. Il est venu ici avant de claquer. La police va pas tarder à débarquer ... Je suppose qu'ils vont vouloir faire une fouille et m'interroger. »
Elle se retourne vers la minuscule cuisine planquée derrière le bar. Azura ne l'a jamais vue aussi dépitée (enfin, il n'est rentré que la veille, alors il suppose que c'est normal).
« Tu veux que je lui casse la gueule ? propose tout à coup la jeune femme. Je sais où elle vit.
– C'est gentil, Cherry, mais je préfère qu'on s'arrête là pour ce soir. Je te ramène, OK ?
– J'ai pas besoin qu'on me ramène. J'ai cuvé, c'est bon. Je ... »
Elle retire les mains de son visage et demeure muette un instant. Celui d'après, elle se précipite vers les toilettes avec un poing devant la bouche. Azura l'entend régurgiter l'équivalent d'un repas entier. Il grimace, mais n'a pas le cœur aux remarques acerbes.
« Bon Dieu ... soupire Holly, les mains jointes devant la bouche. Azura, tu peux ... Je suis vraiment désolée de te demander ça, mais tu peux garder le bar juste cinq minutes ? Je te commanderai une pizza en rentrant.
– Ouais. Ouais, bien sûr. »
Elle lui adresse un signe de tête reconnaissant. Les mains dans les poches, Azura s'installe au comptoir pendant que les deux femmes trouvent leur chemin vers la sortie. Il ne sait pas quoi faire et n'a pas à y réfléchir. Holly est la seule personne à franchir le seuil de toute la soirée.
« Azu ! crie la voix, traînante et déformée, de Ryan quelques heures plus tard. Mon pote, comment je suis trop content de t'entendre ! »
Allongé sur la banquette avec un bras sous la tête, Azura ricane en silence. Par la fenêtre, le ciel de la ville le laisse apercevoir quelques étoiles. Ses yeux y dessinent des constellations imaginaires.
« C'est plutôt à moi de dire ça. Théoriquement, tu m'as pas encore entendu.
– T'es chiant ! Alors, c'est comment Sunnyside ? Aussi mortel que dans tes souvenirs ?
– Mille fois pire que ça.
– Ah ouais ? Raconte ! »
Il hausse les sourcils. Ryan, peut-être parce qu'il vient de la ville, a toujours été fasciné par Sunnyside. Azura a beau utiliser les mots vieux, puant, sale et ennuyeux à chaque fois qu'il en parle, l'engouement de son ami n'a jamais diminué. Il le soupçonne de juste vouloir lui faire plaisir.
« Y a des ... trucs bizarres qui se passent, ajoute-t-il après son résumé habituel. Je comprends pas encore tout, mais ...
– Genre quoi ? l'encourage Ryan. Bizarres comment ?
– Genre ... morts mystérieuses. J'en sais trop rien ...
– Quoi ?! »
Azura éloigne le téléphone de son oreille. Ryan a une voix suraiguë quand il le veut.
« Mec, c'est ... Je veux dire, c'est horrible, mais c'est aussi un peu cool non ? Qu'est-ce que tu vas faire ?
– Comment ça, qu'est-ce que je vais faire ?
– Bah, tu vas enquêter ? T'aimes bien mettre ton nez partout, non ? »
Il réfléchit. C'est vrai qu'il aimait bien mettre son nez partout ... avant. Mais les temps ont changé. Sa situation aussi. Aussi intrigante et inquiétante que soit cette affaire, il préfère éviter les ennuis inutiles.
« Non, dit-il en n'y croyant qu'à moitié. C'est pas à moi de faire ça.
– Oooh, allez ! La vache, si j'étais là, je te laisserais jamais rater une occasion pareille ! Des meurtres mystérieux dans une ville mystérieuse ! Le rêve, mec !
– Heureusement que je suis entouré de gens plus raisonnables, alors.
– Ah ouais ? Tu m'as déjà remplacé ?
– Peut-être bien. C'est ... »
Il s'interrompt une seconde.
« Je t'ai déjà parlé de Gaël ?
– Ah, ouais ! T'en rêves toutes les semaines, c'est ça ? »
Azura se redresse brutalement, le feu aux joues.
« Quoi ? Quand est-ce que j'ai dit ça ? J'ai jamais dit ça, si ?
– Euh ... je l'ai lu sur ton portable. »
Il lève les yeux au ciel, à la fois rassuré et exaspéré. Il devrait arrêter de raconter sa vie à son téléphone, mais il savait bien qu'il n'avouerait jamais un truc pareil à qui que ce soit (même pas à Gaël, surtout pas à Gaël, il préférerait mourir plutôt que d'avouer ça à Gaël, ça va pas non ?).
« Ouais, bref, soupire-t-il en se rallongeant. Je l'ai retrouvé par hasard. Lui au moins m'entraînera pas dans un truc qui risquera de me coûter la vie.
– Tu parles de l'empoisonnement de la cantine ? C'était super sérieux, mec !
– Ouais, tellement que t'as failli perdre un doigt dans une machine à frire. »
Il se passe une main sur le visage, amusé par le souvenir. Ryan lui manque. À peine deux jours se sont écoulés mais il sait déjà que s'il était là avec lui, rien à Sunnyside ne lui paraîtrait aussi déprimant qu'aujourd'hui.
« Et Fatima ? demande-t-il avant de se transformer en couillon émotif. Elle va bien ?
– Nan, ma demi a pleuré toute la nuit sur ton sort. Oh, Azura, poursuit-il en imitant sa voix, tu me manques tellement ! La vie n'a aucun sens sans toi à mes côtés ! Je me meurs un peu plus chaque jour en l'attente de ton retour ! »
Un baiser humide, auquel Azura répond par un frisson, claque à son oreille. Il n'est pas sûr que cette dernière phrase ait beaucoup de sens.
« Non, plus sérieusement, poursuit Ryan, elle parle déjà de venir te voir. On pensait planifier ça pour ce printemps. T'en penses quoi ? »
Un sourire bête étire la bouche d'Azura.
« Pour de vrai ?
– Non, je disais ça pour te donner de faux espoirs et te voir pleurer ensuite. Pour de vrai, bouffon ! On se tient au courant, OK ?
– OK, connard. »
Il croise les jambes, pensif. Il n'imagine pas Ryan et Fatima à Sunnyside. Qu'est-ce qu'ils feront, ici ? Ryan n'aura aucun moyen de canaliser son énergie, et Fatima sera probablement retrouvée morte suicidée après deux heures sans internet. Azura devra les prévenir. Peut-être leur envoyer un mail récapitulatif à tous les deux histoire qu'ils se préparent mentalement.
Non, attends. Il veut justement leur dire qu'ils n'auront aucune connexion.
Il grogne dans sa main.
« Tu sais, dit Ryan plus loin dans la conversation, quand tu reviendras, tu seras un héros. Tout le monde te soutient ici.
– Même les profs ? demande l'autre, sceptique.
– On s'en bat les couilles des profs ! C'est des vendus, leur avis compte pas. Campbell, il a eu ce qu'il méritait. Tout le monde sait ça au lycée. »
À nouveau, Azura hausse les sourcils. Mis à part Ryan et Fatima (et ... Leïla, bien qu'il ne l'ait pas entendu de sa bouche), personne ne lui a paru si outré que ça par son départ. Et Fatima ne va même pas au lycée.
« Vraiment, c'est ce qu'ils disent ? Même pour ... le reste ?
– Eh, ce qui est arrivé après, moi j'appelle ça le kama. Ça avait rien à voir avec toi. Quand tu frappes et tripotes des gamins, la vie finit par te le rendre.
– Le karma.
– Hein ?
– Ce à quoi tu penses, ça s'appelle le karma. Le kama, c'est ... autre chose.
– Oh ! »
Ryan a un rire bête. De son côté, Azura étouffe un bâillement. Le ménage l'a épuisé.
Lorsqu'ils raccrochent quelques minutes plus tard, il garde son téléphone en mains pour le faire tourner. Ryan se trompe. La mort de Campbell a tout à voir avec lui. Avec ce truc noir immonde retrouvé sur son cadavre. Le même qu'Azura crachait encore deux jours après sa mort.
Il frissonne au souvenir de son goût. Il ne pourrait même pas le décrire.
Il serre les bras autour de Gogo et ferme les yeux.
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