Chapitre 18
How long must I wait for you
To become what I need?
Azura a la chance d'être assez peu familier avec les couloirs de l'hôpital de Sunnyside pour s'y perdre à plusieurs reprises. Il n'a marché entre ces murs vert pâle que pour recevoir le sang d'un inconnu, les heures suivant la terrible chute de son enfance, et une première fois lors de l'accrochage sur la plage ayant coûté à Gaël un copieux saignement de nez.
Quand les trois adolescents entrent enfin en trombe dans la chambre de Lauren, ils la trouvent en pleine discussion avec un jeune homme noir aux longs cheveux tressés. Allongée dans son lit, la brune ne semble pas plus bouleversée que ça par ce qui vient de lui arriver. Azura s'attendait à la trouver méconnaissable. Il soupire, soulagé.
Leur arrivée met fin à la conversation. Lauren, qui, pour une fois, affichait ses émotions comme un être humain normal, retrouve son stoïcisme habituel. Ses yeux noirs se posent sur le petit groupe. Ceux de Gina, assise à son chevet, et de Jack et Tori, debout de l'autre côté du lit, en font autant. Surpris, le jeune homme aux cheveux longs se retourne pour les imiter.
« Bonjour, les salue-t-il. Vous vous êtes trompés de chambre ?
- Ils sont OK, fait Lauren avant que l'un d'eux puisse bafouiller une réponse. Tu peux nous laisser cinq minutes, Matty ?
- Bien sûr. »
Bien que déconcerté par cette demande, le jeune homme se lève de son siège. Lauren tend les lèvres vers lui. Embarrassé, Azura détourne le regard. Il ne veut pas donner l'impression de les épier.
Ils se placent en demi-cercle autour du lit aussitôt Matty parti se chercher un café. Intimidé par la présence de Jack, Azura adresse à Tori un petit signe de la main que le détective lui rend beaucoup moins discrètement. Les doigts se tordent. Les mots se perdent. Comme souvent, Morgane est la première à agir.
« Comment tu te sens ? » demande-t-elle.
Lauren a un rire sec. À côté d'elle, Gina enlève sa main de sous son menton pour battre l'air.
« Elle vivra. Désolée de vous avoir inquiétés à ce point. J'ai craint l'inverse, mais y a eu plus de peur que de mal.
- Qu'est-ce qui s'est passé ? s'enquiert Gaël, le teint aussi pâle que la tapisserie de la chambre.
- On l'a renversée, explique Jack. Volontairement. »
Les regards choqués pivotent vers la victime.
« Volontairement ? répète Morgane. Vous en êtes sûrs ?
- Certaine. Ils ont attendu que je sois sur le parking pour démarrer la voiture et me foncer droit dessus. Y a pas vraiment sujet à débat.
- Elle ressemblait à quoi ? enchaîne Gaël. La voiture, elle ressemblait à quoi ?
- À un vieux tas de boue couleur diarrhée. C'est presque étonnant qu'elle soit pas tombée en morceaux quand elle m'a roulée dessus. La bonne nouvelle, reprend Lauren en se redressant sur le lit, c'est que j'ai retenu leur numéro d'immatriculation. Ils nous échapperont pas longtemps.
- Tu l'as vu alors qu'ils t'ont renversée ? fait Tori, épaté.
- Qu'est-ce que tu crois ? Je suis une machine de guerre.
- Et la machine de guerre va se recharger quelques jours, intervient Gina. Je devrais savoir à qui appartient cette voiture quand tu seras en état de reprendre le service.
- Tu plaisantes ? s'indigne Lauren. Ils ont intérêt à me laisser sortir aujourd'hui ! Ça fait presque vingt-quatre heures que je moisis ici. C'est vingt-quatre heures de trop.
- Et qu'est-ce que tu vas faire s'ils reviennent finir le travail ? Les semer avec tes béquilles ?
- Parce que tu penses courir plus vite qu'une voiture, peut-être, madame l'athlète ?
- Au moins, je pourrai essayer ! »
Les deux détectives s'échangent leurs reproches sous l'œil ahuri des adolescents et de leurs collègues. Il s'écoule presque une minute avant qu'Azura se décide à intervenir.
« Et, euh ... et la lettre ? Vous l'avez donnée ?
- C'est tout de même pour ça qu'on est là » grommelle Jack.
Elles s'interrompent aussitôt. À leur expression, Azura devine qu'elles avaient oublié leur présence.
« Moi qui croyais que vous étiez là pour moi. Mais ouais, fait Lauren en se passant une main dans les cheveux, on l'a donnée. On a même fait mieux que ça.
- Vous savez de qui elle vient ? demande Azura, plein d'espoir.
- Non, bien sûr que non, répond Gina. Ils ont bien trouvé deux empreintes différentes dessus, mais aucune d'entre elle n'est répertoriée. Et puis, il doit s'agir des vôtres. Mais nos graphologues ont pu en tirer quelques résultats. D'ailleurs ... »
Elle plonge la main à l'intérieur de sa veste pour en sortir une photocopie de la lettre en question. Les trois adolescents, bientôt imités par Jack et Tori, se pressent autour de sa chaise.
« Voilà, poursuit Gina, vous comprendrez mieux si vous l'avez sous les yeux. Je préfère vous avertir, rien de tout ça n'est scientifiquement prouvé. Mais puisque c'est tout ce qu'on a ... »
Azura et Morgane hochent la tête. Resté en retrait, Gaël l'écoute sans réaction. Ses bras croisés sans énergie paraissent prêts à retomber à ses côtés. Inquiet, Azura fait un pas en arrière pour le rejoindre.
« Ça va ? »
Gaël cligne des yeux pour revenir à lui. Son souffle court, ses cils mouillés n'échappent pas à son ami. Il déglutit, le menton tremblant.
« Pas vraiment, avoue sa voix fantomatique.
- Tu veux sortir ? »
Il secoue la tête et reporte son regard vers Gina. À défaut de mieux, Azura l'imite en lui caressant le creux du dos. Il sonde les lettres majuscules, l'écriture irrégulière, dans l'espoir que quelque chose en elles les aideront enfin à avancer.
« Vous voyez les tremblements et l'inclinaison ? fait Gina en pointant le papier du doigt. Ça a été écrit de la main droite, mais pas par quelqu'un qui en a l'habitude. De ça, au moins, on est sûrs. Le reste, c'est que des suppositions.
- Ça veut dire que le corbeau est gaucher ?
- Le corbeau ? répète Jack, les sourcils froncés.
- C'est le nom qu'on lui donne, explique Azura en rougissant. Le corbeau.
- Vous vous croyez vraiment dans une série pour ados, hein ? »
Les trois adolescents n'opposent au sarcasme de Lauren qu'un silence offensé. Gina reprend son exposé mine de rien.
« Ensuite, les cercles qu'il fait sur ses I et ses J à la place des points. On m'a demandé si j'avais trouvé la lettre dans un Happy Meal. Même ma nièce de neuf ans ne fait plus ça.
- Qu'est-ce que tu veux dire ? interroge Morgane. Que c'est un petit enfant qui a écrit ça ?
- En temps normal, c'est ce qu'on aurait tendance à croire. Mais vu la nature de la lettre et les irrégularités dans l'écriture, on penche plutôt pour quelqu'un de... comment dire... d'agité. »
Azura est le premier surpris par le rire exaspéré qui franchit ses lèvres. L'attention se tourne vers lui.
« Génial. Vous voulez dire qu'on se fait menacer par un psychopathe ?
- Pas nécessairement.
- N'abuse pas d'un terme dont tu ne mesures pas la portée, Harry Potter. C'est mal vu dans le métier. »
Il baisse les yeux, regrettant déjà ses paroles. Lauren a raison ; il ne connaît rien à tous ces trucs. Il aurait mieux fait de se taire une fois de plus.
« La bonne nouvelle, reprend Gina, c'est qu'il y a une chance pour que vous ne soyez pas vraiment en danger.
- La graphologue pense que l'écriture n'est pas agressive, complète Lauren à sa place, peu importe ce que ça veut dire.
- Et que l'auteur cherchait juste à vous faire peur sans avoir d'intentions malfaisantes, ajoute Gina. Mais ... »
Elle se pince les lèvres, hésitant à rendre la suite plus explicite qu'elle l'est déjà. Tori le fait pour elle.
« Mais puisque c'est pas scientifique, on n'est sûrs de rien.
- De rien du tout, confirme Lauren. Tout ce qu'on vient de vous dire n'est peut-être qu'un gros tas de conneries. Vous feriez mieux de dormir avec un œil ouvert.
- Super. Merci d'être aussi rassurante. »
La détective ondule des sourcils, l'air de dire de rien. Azura aurait dû préciser que ses remerciements n'avaient rien de sincère. Il se tâte à le faire lorsque le bruit d'une respiration étranglée s'élève subitement de derrière lui. Azura se retourne pour trouver Gaël en larmes, les joues rouges et une main devant la bouche. Le garçon écarquille les yeux. Il se précipite vers son ami et l'attrape par les bras avec tant de force qu'il manque de le secouer.
« Qu'est-ce qui se passe ? Gaël, qu'est-ce qui t'arrive ? »
Incapable de parler, Gaël secoue la tête. Sa main gantée quitte sa bouche pour battre l'air devant lui. La situation percute Azura de plein fouet. Il n'arrive plus à respirer.
« On sort. Viens, Gaël, on sort. Suis-moi. »
Il prend son ami par les épaules pour l'obliger à le suivre. Gaël chavire dans le couloir jusqu'à s'échouer sur la première chaise venue. Le dossier heurte le mur avec un bruit mat. Il ouvre grand la bouche, mais n'arrive pas à reprendre son souffle. Azura s'agenouille devant lui. Prudemment, il pose les mains sur les siennes. Gaël s'oblige à ouvrir les yeux pour les plonger dans ceux du garçon. Celui-ci expire par la bouche pour l'encourager à faire de même. Gaël l'imite tant bien que mal et, à force d'efforts, parvient à caler sa respiration sur la sienne. Embarrassé par ses larmes, il s'essuie les joues et le nez d'un revers de manche. Azura chasse de sa main celles qui lui échappent.
« Ça va mieux ? » fait la voix de Morgane.
Azura lève la tête. La jeune fille les a rejoints. Elle s'assied à ses côtés, un mouchoir en papier dans la main. Gaël l'accepte sans oser croiser son regard. Il le trempe complètement avant de le rouler en boule entre ses doigts. Les morceaux déchirés par ses ongles tombent sur son pantalon comme des feuilles mortes.
« C'est ... c'est trop, articule Gaël, le menton tremblant à nouveau. C'est trop. »
Il soupire, les yeux soigneusement rivés à ses genoux. Les pouces d'Azura s'y meuvent en petits cercles dans l'espoir de l'apaiser.
« Tu veux une aspirine, petit ? »
Gaël relève la tête avant de la hocher. Il s'empare faiblement du verre d'eau que lui tend Tori. Appuyé dans l'ouverture de la porte de la chambre, Jack suit la situation sans intervenir. Azura détaille son front plissé, ses lèvres pincées, mais n'arrive pas à deviner quel genre de pensées peut remuer leur propriétaire. Tori le prétend obsédé par les morts subites ; ils sont donc dans le même camp, mais, contrairement à son partenaire, l'homme ne lui inspire aucune sympathie.
« Qu'est-ce que vous pensez de la lettre ? » demande-t-il à la place.
Tori détache les yeux de Gaël pour les poser sur Azura. Il hésite un instant avant de lui répondre.
« Que c'est le plus gros indice sur lequel on ait mis la main en quatre ans. On serait chanceux si vous risquiez pas de ... »
Il se pince les lèvres sans aller au bout de sa pensée. Sur son siège, Gaël déglutit. Ses sanglots ne se tarissent pas bien longtemps. Il se cache les yeux entre les poings, le dos rond. Azura et Morgane s'échangent un regard tourmenté. Malgré leur incapacité à apaiser l'angoisse de leur ami, ils l'étreignent jusqu'à au moins apaiser ses pleurs.
« Je le savais » marmonne Jack lorsque les trois adolescents reprennent le chemin de leur domicile.
Tori, qui les salue d'un geste mou de la main jusqu'à les voir disparaître pour de bon, s'interrompt pour faire flotter un regard éteint sur son collègue.
« De quoi ? Que Lauren allait frôler la mort ou que trois gamins du coin allaient se faire menacer par un fantôme insaisissable ?
- Que l'enquête n'était pas close, crétin. Je le sentais. La panique de Burk n'était pas celle d'un coupable, c'était celle d'un otage ! C'était là, juste sous mon nez. J'aurais dû le comprendre plus tôt.
- Sans vouloir t'offenser, boss, le moment est peut-être mal choisi pour les lamentations et l'introspection.
- Je sais. On doit agir.
- En faisant quoi ? Y a ni empreinte ni adresse sur la lettre, je te rappelle. »
Jack secoue la tête, songeur. Il y a toujours quelque chose à faire. C'est pour ça qu'il aime tant son métier.
« Gina va explorer la piste de la voiture. Pendant ce temps, on interrogera les voisins. Les gamins ont forcément laissé passer quelque chose. »
Une moue peu convaincue, que Jack ne remarque pas, anime les lèvres pâles de son voisin.
« Je vois pas ce qu'ils pourraient laisser passer en interrogeant les retraités du coin.
- C'est des gamins, Tori. On est des professionnels. On aura au moins l'avantage d'être pris au sérieux. »
Le jeune homme roule des yeux. L'impression désagréable que son collègue se réjouit de tout ça se loge au plus profond de lui, lacérant ses entrailles pour y faire son nid, laissant l'hémorragie invisible se déverser sur le carrelage.
« Tu fais vraiment tout pour être loin de chez toi, hein ? »
Tori ne prend conscience de s'être exprimé à voix haute qu'en croisant le regard furieux de Jack, qui se préparait une cigarette. L'homme l'attrape par le col pour l'attirer vers lui, sourd au rouleau qui tombe au sol, aveugle aux regards douteux provoqués par son agressivité. Les yeux vert d'eau s'écarquillent de surprise - et d'effroi. Il n'avait encore jamais vu Jack perdre son calme aussi gratuitement.
« Tu sais ce que j'entends quand je suis chez moi, Tori ? J'entends mes gamines se demander pourquoi leur père n'a pas arrêté Burk avant qu'il se suicide, je les entends parler de toi, j'entends Natasha me demander quand tu reviendras passer la soirée avec nous. Ma femme, Tori ! Mes filles ! Pourquoi ma famille te réclame, hein ?
- Quoi ? »
Tori se dégage de sa poigne en fronçant les sourcils, à la fois étonné et soulagé que Jack ne revienne pas à la charge. Celui-ci expire bruyamment par les narines à la manière d'un taureau enragé.
« Tu crois que ... Tu crois quoi, au juste ? Que Natasha te trompe avec moi ?
- J'en sais rien, c'est ce que je devrais croire ? Parce que ça y ressemble drôlement.
- Mais t'es débile ou quoi ? Je te l'ai dit, j'ai jamais ... »
Il s'interrompt, peu désireux de ramener le sujet sur le tapis. Ses dents serrées le font presque souffrir. Et puis merde. Il se fiche bien des insécurités de Jack, de sa santé mentale grignotée par son obsession pour l'enquête et de ses foutus problèmes de couple. Tori n'a jamais ressenti quoi que ce soit d'autre qu'une attirance physique déplacée et un respect professionnel convenu à son égard. Il n'a pas envie de plus. Pas envie de porter le poids d'un autre sur ses épaules. Pas aujourd'hui, pas un autre jour. Jamais.
« Tu sais quoi ? crache-t-il avec tout le venin qu'il recèle. Elles se comporteraient pas comme ça si tu ressemblais pas à une foutue épave chaque fois que tu es chez toi. Peut-être bien que Natasha va voir ailleurs quand t'as le dos tourné. C'est ce que je ferais à sa place. Alors non, c'est pas moi, mais j'espère vraiment qu'elle a trouvé quelqu'un pour boucher tous les trous que tu laisses vides, figurativement et littéralement. Va te faire foutre, Jack. »
Tori bouscule ostensiblement son collègue en prenant le chemin de la sortie. Son épaule heurte le cœur de l'homme, qui doit à peine la sentir. L'absence de réaction de Jack les surprend tout deux autant. Tori se prépare à essuyer une droite bien sentie (franchement, il le mériterait presque) qui n'arrive jamais. Jack demeure immobile, sondant le vide, les épaules soulevées par des inspirations rageuses. Les regards apeurés des civils retournent bien vite à leur place.
Tori traîne les pieds jusqu'au dehors, les mains dans les poches, le dos voûté, et lève le menton au ciel pour lui adresser un soupir ennuyé. Son regard est aussi vide que celui d'un mort.
La nuit s'abat progressivement, sur la ville comme sur son visage.
Gaël ne vient pas en cours le jour suivant. Ni celui d'après. Azura prend de ses nouvelles par SMS, mais son ami ne répond jamais plus d'un ou deux mots à la fois. Il range son téléphone, un soupir aux lèvres. Mieux vaut le laisser se reposer.
Azura fait mine d'écouter la leçon de monsieur Dickson, le menton dans la main. Son attention redouble quand le professeur se tourne vers le tableau pour y inscrire une date. Morgane et lui s'échangent un regard entendu. Dickson écrit de la main gauche.
« Il faut qu'on aille chez lui, décide la jeune fille le midi suivant. Enfin, que j'aille chez lui. Toi, tu le surveilleras.
- Gaël voudra certainement venir avec toi, médite Azura après avoir avalé une bouchée à peine mâchée de son sandwich.
- Tu crois ? À sa place, j'aurais juste envie de dormir pendant deux semaines.
- On devrait au moins le prévenir. Je vais l'appeler. En espérant qu'il réponde, cette fois. »
Morgane hoche la tête tandis qu'Azura parcourt ses contacts à la recherche de son numéro. Il grignote les restes qu'il a sur les doigts, le téléphone à l'oreille.
« Allô ? fait une voix effacée.
- Gaël ! Comment tu vas ?
- Hm ... »
Azura devine, à l'autre bout de la ligne, le bruit d'un matelas qui grince, de draps qui s'écartent. Gêné, il se mord une lèvre. Pourvu qu'il ne l'ait pas réveillé.
« Mieux, dit finalement Gaël. Qu'est-ce qui se passe ?
- On a du nouveau sur ... sur Dickson, lui confie Azura à voix basse. On l'a observé, avec Morgane, et devine quoi ?
- Euh ... j'en sais rien.
- Il est gaucher ! Si ça se trouve, c'est lui qui a écrit la lettre. C'est peut-être même lui qui a renversé Lauren.
- À mon avis, ajoute Morgane, c'est la même personne qui a fait les deux coups. »
Gaël prend le temps de la réflexion. Il tourne dans son lit, la respiration lourde.
« Il est gaucher, comme un quart de la ville. Je veux dire, je le suis aussi. C'est pas une preuve.
- Y a tout le reste, aussi, lui rappelle Azura. C'est sans doute la dernière personne à avoir vu Jefferson en vie. Et puis, c'est un de mes profs. Il doit connaître mon adresse.
- Hm ... »
Azura se mord une lèvre en attendant son verdict. Les paroles de Gaël ont une part de vérité, mais ils ne peuvent pas renoncer à Dickson maintenant. L'homme est au moins mouillé, si ce n'est trempé jusqu'aux os.
« T'as peut-être raison, lâche son ami. Vous comptez toujours aller chez lui ?
- Morgane, oui. Je reste au lycée pour le surveiller.
- J'irai avec elle. Ça vaut mieux comme ça.
- T'es sûr ? Si tu t'en sens pas capable, t'as pas à t'y obliger.
- Certain. »
Azura hoche la tête, heureux de retrouver dans sa voix la même détermination qu'auparavant. Il n'avait aucune envie de se lancer dans une telle entreprise sans Gaël à ses côtés. Savoir qu'il accompagnera Morgane le rassure un peu.
Le soir-même, Azura, dont l'idée lui picore le cerveau depuis quelques jours, hèle Holly de l'autre bout du bar pour lui lancer un torchon. Il soupire de soulagement lorsque la femme l'attrape de la main droite.
La jeune fille est allongée sur la plage. Gelés contre sa joue, les grains de sable sont comme autant de grêlons. Le froid mordant n'a que faire de ses épaisseurs de vêtements. Un vent sourd, annonciateur d'ouragan, mugit entre ses oreilles. Néanmoins, elle n'esquisse pas un geste. Elle a l'intention de mourir ici.
La vision lui vient par à-coups. Une gigantesque trombe marine, annonciatrice de mort et de destruction, s'élève dans l'océan à l'instar d'une divinité implacable. Ils ne peuvent l'empêcher. Dieu sait qu'ils auront essayé, pourtant. Peut-être s'agira-t-il de leur ticket pour le Paradis. Avoir essayé.
Des sons terribles, bruits d'os brisés et de cervelles giclant à l'air libre, se superposent au hurlement de la tempête. Les mains de l'adolescente forment deux poings contre ses oreilles. Pourquoi ne réagit-elle pas ? Ces gens ont besoin d'aide. Mais son corps, cloué au sol par un laisser-aller égoïste dont elle ne ferait jamais preuve, refuse de se mouvoir.
Elle gémit. Au loin, une lueur inquiétante s'éteint sans parvenir à la rassurer. De quoi s'agissait-il ? Elle ne saurait le dire. Ses yeux se ferment d'eux-mêmes. Pourtant, elle distingue nettement la gerbe de sang éclabousser son visage juste avant que le monde s'arrête.
Morgane se réveille en sueur. Elle se débat le temps d'interminables secondes, aux prises avec un cataclysme imaginaire, avant de reprendre ses esprits. Sa chambre. Elle est dans sa chambre. Et, à en croire l'obscurité totale dans laquelle est plongée la pièce, la nuit bat encore son plein.
Elle soupire, régulant sa respiration du même coup. Une main posée à plat sur son cœur en mesure les battements. Une fois calmée, Morgane tend l'oreille. Le silence. Bien. Grand-mère dort à poings fermés, et Nana utilise des protections auditives en mousse pour ne pas entendre sa sœur gueuler comme un putois à trois heures du matin depuis qu'elle est en âge de le faire - il s'agit là de ses propres mots.
L'adolescente allume la lampe tamisée de sa table de chevet en reniflant. Son protège-matelas est trempé de sueur froide. Elle s'assied au bord de son lit le temps de le laisser sécher. Ce n'est pas comme si elle avait la moindre chance de retrouver le sommeil de toute façon.
Elle sort un carnet de notes de son tiroir pour y inscrire ses souvenirs - tornade ? plage ? appels à l'aide ? lumière, explosion ? - avant de le remettre à sa place. Épuisée, elle pose les mains à plat sur ses yeux secs. Est-ce vraiment utile ? Elle devrait plutôt se concentrer sur la seconde partie du cauchemar. Les cris, le sang, le silence. La fin de tout. Si une tempête s'abat sur Sunnyside en plus du reste, les météorologistes la verront venir.
Une moue sceptique répond à ses propres pensées. Saisie d'un doute inexplicable, Morgane allume son téléphone pour pianoter sur son clavier. À quand remonte la dernière catastrophe essuyée par la ville ? Elle est sûre d'en avoir entendu parler, mais ...
Le quartier touristique d'une petite ville portuaire détruit par un typhon sans précédent dans la région. Les habitants de Sunnyside se remettent à peine de la catastrophe subie ce 18 avril ...
Morgane bat des cils. Oui, bien sûr. La destruction du quartier à présent qualifié de fantôme. Voilà pourquoi ce malheur en particulier revêt un air de déjà-vu.
Elle continue sa lecture bien que la lumière de l'écran lui arrache une larme. L'incident ayant eu lieu il y a un peu plus de cinquante ans, le trio et leurs parents ne l'on pas vécu eux-mêmes ; peut-être pourrait-elle recueillir le témoignage de sa grand-mère ? Elle doute qu'elle en ait plus à leur apprendre que ce vieil article, cependant.
Morgane soutient son menton d'un poing en faisant défiler les maigres paragraphes attribués au malheur. Elle ignore quelle confiance on accordait aux prévisions de l'époque, mais l'ouragan a pris la ville par surprise (d'où les dégâts encaissés). Jugé peu utile même autrefois, le quartier le plus touché a été laissé en l'état. Peut-être le rénoveront-ils un jour.
Sur un coup de tête apporté par l'ennui, Morgane entre la date de la tragédie sur le site internet de la ville - terme bien ambitieux pour décrire ces quelques pages seulement dédiées à de trop peu nombreux événements culturels et trop rares personnalités notables venues au monde entre les murs décrépis de l'hôpital. Surprise, l'adolescente cligne des yeux. Le 18 avril de cette année correspond bien sûr au jour de la tempête ; mais, sous les quelques lignes dédiées à la catastrophe, une autre fait mention d'un événement passé presque inaperçu qui n'aurait même pas effleuré son esprit pourtant vivace.
Celui de la naissance de Maxwell Everett.
Dickson, par chance, habite un petit appartement proche de la fac dont la fouille sera plus aisée que celle de la demeure de Jefferson. Encore ralentie par la nuit passée, Morgane s'accroupit devant la serrure pour y faire jouer ses instruments. Derrière elle, Gaël monte la garde. Par chance, encore une fois, la position des portes des voisins de Dickson ne permet pas de surveiller l'entrée de l'appartement du professeur depuis leur judas. Ils feront mieux de remercier leur bonne étoile une fois sortis de là - la jeune fille n'ose même plus songer à remercier Dieu en présence de son ami.
Le mécanisme cède plus aisément que chez Jefferson. Morgane pousse la porte avec délicatesse, intimant à Gaël de la suivre d'un geste du menton. Les deux adolescents s'introduisent sans bruit dans l'appartement.
« Bon, murmure Morgane pour se donner contenance. Nous y voilà. »
Les poings sur les hanches, la jeune fille examine le couloir d'un œil alerte. Rien de spectaculaire ; juste une penderie où s'alignent manteaux et chaussures. Plus loin dans l'entrée, Gaël se frotte les yeux pour en chasser la fatigue.
« Par où on commence ? »
Morgane le contemple un instant. Le garçon ne semble pas tout à fait remis de sa crise de l'autre fois - peut-être en a-t-il subi d'autres. Elle aimerait faire quelque chose pour lui, mais ses propres soucis l'empêchent de trouver les mots adéquats.
« On n'a pas besoin de se séparer, cette fois, dit-elle en lui frottant amicalement le bras. On va commencer par la pièce à vivre. »
Gaël hoche la tête et s'avance dans cette direction. Avant de le rejoindre, Morgane vérifie une dernière fois les messages reçus de son téléphone.
De: Azura
le cours de dickson commence
je vous sms quand il s'en va
À: Azura
Roger.
Elle l'enfonce dans sa poche et se pince les lèvres. C'est parti.
L'étroitesse de l'endroit rend leur tâche aisée. À peine entrés dans le salon, les deux adolescents repèrent un ordinateur portable judicieusement posé sur une table basse en bois verni. Morgane s'en approche à pas feutrés.
« Salut, toi. Tu me ferais pas le plaisir d'être ouvert, par hasard ? »
Elle s'en empare avec prudence, mais l'appareil est à peine plus lourd que son sac à main. Morgane se laisse tomber sur le canapé face à la télévision (la pièce n'est dans l'ensemble pas très meublée, mais chic) et soulève le clapet de l'ordinateur pour le trouver éteint. Déçue, elle se pince les lèvres. Ça aurait été trop beau.
Son doigt danse quelques instants au-dessus du bouton d'allumage avant de le presser. Essayer ne leur coûtera rien ; si l'appareil se révèle impénétrable, elle n'aura qu'à l'éteindre et le remettre à sa place. Morgane patiente en silence, arquant les sourcils lorsque, une demi-douzaine de secondes plus tard, le bureau s'affiche sous fond de musique de bienvenue. Dickson n'a doté son ordinateur d'aucun système de sécurité.
« T'as réussi à l'allumer ? fait Gaël en la rejoignant.
- Y avait pas de mot de passe. Monsieur est confiant.
- Ou peut-être qu'il a rien à cacher. »
Morgane affiche une moue peu convaincue. Elle croit moyennement à cette seconde hypothèse.
Elle commence par parcourir ses dossiers, mais n'y trouve que leurs futures leçons et quelques devoirs d'étudiants plus âgés. Elle songe, l'espace d'un instant, à les copier sur son téléphone avant de balayer la pensée avec un roulement d'yeux intérieur. Ils ne sont pas venus ici pour s'assurer de bonnes notes.
Elle ouvre le navigateur internet et fouille son historique à la recherche de sa boîte mail, presque déçue de ne rien y trouver de suspect. À quoi s'attendait-elle ? À une entrée du genre, comment tuer des gens par la force de l'esprit ? Un assassin ne serait jamais aussi peu discret.
Elle fait craquer ses doigts le temps que la page s'affiche. À côté d'elle, Gaël suspend sa respiration.
« On y est, commente Morgane. La caverne aux trésors. »
Elle parcourt rapidement la boîte de réception avant de revenir au sommet. Dickson ne s'embarrasse pas de contacts superflus. Avec un peu de doigté, ils en auront terminé avant la fin du cours.
« Là, fait Gaël en même temps qu'elle le voit. Jefferson. »
Morgane hoche la tête. Les premiers e-mails épluchés sont purement professionnels, mais elle ne doute pas de trouver quelque chose de plus intéressant dans celui-ci. Elle clique sur le nom de leur ancien professeur, la gorge serrée par l'appréhension.
De: Théodore Dickson
À: Nathan Jefferson
(Pas d'objet)
Nathan,
Je sais que tu es un homme occupé, alors je serai bref ; j'ai besoin que tu sois mon porte-parole lors de la prochaine réunion bimestrielle. Ma mère vient de décéder. Je suis sûr que tu comprends que je préfère me tenir aux côtés de ma famille plutôt qu'aux vôtres. Ne crains pas d'en être incapable ; je te transmettrai les instructions les plus claires.
Dans l'absence d'une réponse de ta part d'ici là, je passerai te voir ce lundi.
À bientôt,
Théodore
Les traits de Morgane s'affaissent de déception. Dans la crainte de se tromper, elle vérifie une nouvelle fois la date à laquelle ces mots ont été écrits. Non. Ce lundi fait bien référence au jour où Jefferson a trouvé la mort.
Elle se laisse choir au fond du canapé. Une réunion ? C'est tout ? C'est ça qui se cachait derrière le passage de Dickson à la fac ? Tu parles d'un mystère.
« Ça veut dire quoi, bimestriel ? se demande-t-elle à voix haute.
- Tous les deux mois, la renseigne Gaël. Ça doit être une habitude des profs de la fac.
- C'est pas bimensuel ?
- Non. Ça, c'est deux fois par mois. »
Morgane hoche la tête, bien que la moitié des explications du garçon lui sorte aussitôt de la tête. Pourquoi doivent-ils employer des termes aussi compliqués ?
« On s'est fait un film pour rien, conclut Gaël. Il est vraiment allé voir Jefferson pour son travail.
- Ouais ... »
La jeune fille croise les bras. L'amertume ne dure qu'une poignée de secondes. Elle se redresse, ses doigts jouant à nouveau sur le pavé tactile.
« Y a peut-être autre chose, dit-elle. Je vais regarder son courrier reçu.
- Bonne idée. »
Gaël se rapproche pour mieux surveiller l'écran. La peau douce de sa joue se presse contre le pull de la jeune fille.
« Hm ? »
Intriguée, Morgane revient en arrière. Au milieu des noms de professeurs (toujours les mêmes, comme si les autres ne supportaient pas assez Dickson pour lui écrire) se cache celui des Everett. La jeune fille bat rapidement des cils. Pourquoi monsieur Dickson serait-il en contact avec les Everett ?
Du regard, elle interroge Gaël. Celui-ci semble se poser la même question.
De: Lawrence Everett
À: Théodore Dickson
Objet: votre dette
Cher Monsieur Dickson,
Nous avons remarqué un laisser-aller dans vos versements mensuels. Dans l'absence d'une justification de votre part, nous serons dans l'obligation d'appliquer une sanction. J'ose espérer que vous gardez toujours à l'esprit la bonté dont notre famille a fait preuve à votre égard.
Dans l'attente de votre paiement,
Lawrence et Maxwell Everett
Confuse par les informations mises à sa portée, Morgane lit et relit l'e-mail jusqu'à l'avoir mémorisé. Ce message ressemble mot pour mot à celui que leur a décrit Azura, le jour où il leur a confié la dette de sa tante. Holly et monsieur Dickson auraient tous les deux fait appel aux services financiers des Everett ? Mais pourquoi ? Elle comprend la situation d'Holly mais, à en juger par l'état de son appartement, Dickson n'a pas l'air de crouler sous les soucis financiers.
« Y a quelque chose de louche là-dessous » déclare-t-elle.
Gaël pose sur elle un regard empli de questions. Le garçon paraît assommé par la fatigue et la chaleur de la pièce.
« Sous les Everett ? Tu crois ?
- Ça te paraît pas bizarre que toutes les personnes qu'on suspecte leur doivent de l'argent ? Je suis sûre que monsieur Jefferson cachait une lettre ou un message semblable à celui-là. On a juste été interrompus avant de le trouver. »
Songeur, Gaël baisse les yeux. Ceux de Morgane se rejouent la scène. Ils ont été idiots de se séparer. S'ils s'étaient occupés ensemble de l'étage, de la chambre où Jefferson devait cacher ses secrets les plus intimes, elle est sûre qu'elle aurait la réponse à sa question. Au lieu de ça, elle ne peut que supposer.
« Il faut qu'on revoit notre liste, décide-t-elle. Voir si ceux qui ont profité de la disparition des victimes ont reçu ce genre de rappel. Si c'est le cas, je suis prête à parier que les Everett ont quelque chose à voir là-dedans. Et puis, il y a quand même cette histoire de tempête ...
- De tempête ?
- Celle qui a ravagé le quartier fantôme. Tu t'en souviens ? Maxwell Everett est né ce jour-là, dévoile-t-elle après que son ami a hoché la tête.
- Et ? »
Les traits de Morgane se crispent brièvement. À quoi s'attendait-elle ? C'est Gaël qui lui fait face, pas Azura ou un membre de sa famille. Elle l'aime de tout son cœur, mais rejouer l'argument du destin ne servirait qu'à agacer le garçon ; et, quitte à s'écraser en permanence, Morgane fera tout ce qui est en son pouvoir pour esquiver une seconde dispute. Leurs accusations à tous les deux lui pèsent encore sur le cœur.
« Et rien, balaie-t-elle. Je me disais juste que c'était un sacré hasard.
- Hm. Et donc, on doit éplucher les affaires des suspects à la recherche de ce genre de message. Comment on va faire ? »
Morgane hausse les épaules.
« Comme on vient de le faire pour monsieur Dickson. On s'en est bien tirés, je trouve. »
Gaël demeure figé un instant avant de hocher la tête. Son geste a le même air absent que tous les autres depuis sa crise de panique.
« Je ... je travaille pour eux, l'informe-t-il. Les Everett. Pour rembourser une dette de ma mère.
- Quoi, sérieux ? fait Morgane avec des yeux ronds. Tu veux dire que ...
- Maman a fait tuer personne. Elle leur a demandé de l'argent pour garder la maison. C'est peut-être le cas pour les autres aussi. »
La jeune fille se mord une lèvre en contemplant son ami. Tout comme la sienne, la théorie de Gaël peut s'agir de la bonne. Ils n'en auront le cœur net qu'en trouvant de quoi appuyer l'une ou l'autre.
« Je vais toujours montrer ça à Azura, dit-elle en levant son téléphone devant l'écran. On verra quoi faire après ensemble. »
Elle s'occupe de la mise au point jusqu'à faire face à une image à peu près nette. Voilà. Azura ne devrait pas avoir de mal à lire ce foutu message.
Elle s'assure de ne pas trembler et appuie sur l'icône de l'appareil photo. Le déclic de l'appareil retentit comme un coup de feu dans l'appartement vide.
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