Chapitre 16
A false memory
Would be everything
A denial, my eliminent
Les vagues grises de l'océan s'écrasent paresseusement sur une plage de la même couleur. Loin au-dessus d'elles, de trop rares mouettes pour la saison surveillent les allers-retours des passants encapuchonnés dans l'espoir de leur subtiliser quelques frites. Une pluie fine tombe sans relâche depuis ce matin. L'odeur apaisante du sable mouillé, relevée par celle de la nourriture, s'insinue jusqu'à l'intérieur du restaurant.
« Gaël ? »
Le garçon ne détache les yeux de la vitre du Wendy's que lorsqu'Azura lui caresse le mollet par-dessous la table. Il bat des cils et s'étire sur la banquette comme pour se réveiller.
« Je suis là, dit-il. Pardon. »
Il s'appuie sur un coude et pince les lèvres autour de la paille de son milk-shake. Son silence se répercute sur ses amis, mais ce n'est pas comme s'ils parlaient de grand chose. Les dernières semaines n'ont pas été riches en événements. Les cours ont repris depuis un peu plus de quinze jours et, malgré l'approche inéluctable du mois de février, les trois adolescents ont laissé la déprime prendre le pas sur leur motivation. L'avertissement de Lauren, leur échec chez Jefferson et, surtout, le fait qu'ils risqueront jusqu'à leur vie en s'introduisant chez Dickson pèsent sur leur moral comme autant d'enclumes. Même Morgane, d'ordinaire si audacieuse, tâte son cheesecake du dos de sa cuillère sans en prendre une bouchée comme si sa crise de colère de l'autre fois l'avait vidée de toute énergie. Azura ne supporte pas de voir ses amis dans cet état.
« On devrait se changer les idées, décide-t-il tout à coup. Ça nous avancera à rien de déprimer comme ça. Vous voulez aller au planétarium ce week-end ? »
Gaël et Morgane détachent les yeux de leur dessert respectif pour les poser sur lui. L'un comme l'autre porte dans son regard les traces d'une fatigue résignée.
« Tu crois ? demande Morgane.
- Tant que les oiseaux tombent pas du ciel ... on a encore le temps. Et on pourra parler de la suite là-bas. »
La jeune fille frissonne au souvenir de ses cauchemars. Elle hésite un instant, les épaules voûtées, et finit par hocher la tête.
« T'as raison, faut qu'on se bouge. On peut pas rester comme ça. Gaël, t'es partant ?
- Pour le planétarium ? Toujours.
- On n'a qu'à se retrouver là-bas samedi après-midi. Morgane, tu sais où c'est ? »
Les spectacles du planétarium ont si mal vieilli qu'Azura se demande comment il a un jour pu leur trouver quoi que ce soit. Allongé sur son siège entre ses deux amis, le garçon parvient tout de même, l'espace d'un instant, à ne penser à rien d'autre qu'aux galaxies pixelisées du plafond. Il soupire, les mains croisées sur son ventre. Ses paupières ne cessent de vouloir se fermer d'elles-mêmes.
« C'était top, dit Gaël (qui, lui, n'en a pas perdu une miette) en s'étirant à la fin de la séance. Ça m'a bien vidé la tête.
- Tu trouves ? s'étonne Morgane. J'ai passé une heure à me demander comment ils ont pu ne pas faire faillite. Regarde, on était cinq à l'intérieur.
- Grâce à la fondation Everett. C'est écrit dans l'entrée. »
Azura tend l'oreille aux paroles de son ami. Encore les Everett ? Ces jours-ci, il a l'impression d'en entendre parler peu importe où il se rend.
« La moitié de la ville doit leur appartenir » songe-t-il à voix basse.
Il se frotte le menton à la manière de Gaël, contemplant la vitrine du magasin de souvenirs sans vraiment la voir. Son visage pensif se reflète devant lui. La fac, le planétarium ... l'usine. Sur combien d'autres infrastructures ont-ils apposé leur nom ? Peut-être ne poussaient-ils pas leur réflexions assez loin.
Azura contemple l'intérieur de la vitrine, la lampe semblable à celle que Gaël laissait allumée autrefois pour rendre ses nuits moins éprouvantes, et tente tant bien que mal d'organiser ses pensées. La séance l'a laissé dans le gaz. Si Holly est coincée ici à cause d'une dette et que le corbeau échange ses services contre de l'argent ... y a-t-il une chance pour que les Everett soient à l'origine de tout ça ? Que le tueur travaille pour eux - ou, même, qu'il soit l'un d'entre eux ? Il se rappelle le visage méprisant de Lawrence et frissonne. Cet homme n'aurait aucun scrupule à faire assassiner la moitié de la ville peu importe la raison.
Il tourne les yeux vers Gaël, qui observe la veilleuse ronde avec un sourire nostalgique, et se pince les lèvres. Il ferait mieux de trouver de quoi appuyer sa théorie avant de lui en faire part. Azura a beau ne pas avoir relevé la remarque, il a compris, depuis ce jour où Lawrence est venu à la Petite Sirène, que les Everett ne sont pas tout à fait des inconnus aux yeux de son ami. Sinon, pourquoi l'aîné lui aurait-il fait si peur ? Et, surtout, pourquoi son observation concernant Maxwell l'aurait tant vexé ? Ils doivent en parler ; pas ici, pas devant Morgane, mais bientôt, dans la sécurité du grenier où personne ne viendra les interrompre.
« Bon, soupire-t-il pour se recentrer, on devait parler de la suite. Quelles pistes on a ?
- Dickson, Holly ... enfin, Stef, récapitule Morgane. On peut laisser tomber Jefferson. Comment on fait, pour Dickson ? On connaît pas ses horaires, et si tu te fais reprendre en train de sécher ...
- Je sais, avoue Azura à contrecœur. Je pourrai peut-être pas venir avec vous.
- Tu pourrais surveiller Dickson, propose la jeune fille. Tu sais, au lycée. Il faudra bien quelqu'un pour nous prévenir quand il rentrera chez lui histoire qu'on se fasse pas griller. »
Azura hoche la tête, les bras croisés. Laisser ses amis prendre tous les risques ne l'enchante pas, loin de là, mais ils n'ont pas le choix. Les mensonges de Gaël ont trompé Holly une fois ; mieux vaut ne pas pousser leur chance.
« J'aimerais bien en finir avec ce Stef, aussi, grogne-t-il. Ça commence à bien faire, tous ces secrets.
- Mais Cherry nous dira rien de plus, signale Gaël. Tu crois que Holly acceptera d'en parler ?
- Peut-être pas à moi. Mais ... »
Il pose un regard songeur sur l'autre garçon. Curieux, celui-ci hausse les sourcils. De l'eau a coulé sous les ponts depuis leur première rencontre mais, vu le tempérament de Holly, ils feraient mieux de prévoir de quoi l'amadouer.
« Elle t'aime bien, dit Azura. Peut-être que si t'es là ...
- Oh. Oui, bien sûr, je peux essayer. Je passerai un soir.
- Génial. Merci, Gaël. »
Il sourit à son ami, qui, comme toujours, le lui rend au centuple. Azura a l'impression de flotter.
Il glisse sa main dans la sienne pour quitter le planétarium et, ce faisant, lorgne discrètement la plaquette dorée de l'entrée. Gaël avait raison. Sous le sobre nom du Planétarium de Sunnyside, de petites lettres noires indiquent propriété de la fondation Everett.
À: Gaël
tu peux passer quand tu veux ♥ ♥ ♥
mais on montera un peu avant de parler à holly
faut qu'on cause d'un truc
De: Gaël
de quoi ?
on peut pas le faire par sms ?
À: Gaël
ce sera mieux si on se voit
et je préfère garder la surprise
De: Gaël
(◕╭╮◕)
tu peux pas me dire ça et disparaître
c'est mauvais pour mon anxiété
À: Gaël
je disparais pas
je suis juste là ♥
De: Gaël
je sais
je passerai demain
tu me manques... j'ai envie d'être avec toi
Ses lèvres, comme animées d'une volonté propre, dessinent un sourire bête qu'Azura est incapable de contenir. Il ferme les yeux et presse son front contre son écran. Dieu qu'il doit offrir une vue embarrassante (et Dieu qu'il s'en moque).
À: Gaël
moi aussi
je voudrais être avec toi tout le temps
De: Gaël
je voudrais qu'on puisse partir
juste toi et moi, loin d'ici
À: Gaël
ça arrivera un jour
on a encore le temps
De: Gaël
oui
tout le temps du monde
Les deux garçons s'allongent à plat sur la banquette en attendant d'être seuls avec Holly. Les mains croisées sur l'estomac, Azura contemple les taches noires des poutres du plafond comme il contemplait autrefois les étoiles de la veilleuse de Gaël. Son ventre se gonfle au rythme paisible de sa respiration. À côté de lui, les jambes de Gaël remuent pour suivre celui de la mélodie déprimante de son téléphone.
« C'est un peu triste, dit Azura. J'aurais dû m'acheter la même lampe que toi l'autre fois. Ça me manque, de voir défiler les constellations.
- C'est juste des formes. Des points lumineux disséminés au hasard dans le ciel auxquels on a donné un nom pour les rendre moins effrayants.
- Tu crois ?
- C'est un fait. Les gens ont toujours été doués pour voir des signes là où il y a rien du tout. Les étoiles se fichent bien de l'endroit où elles sont. Elles existent, c'est tout. Et la plupart sont déjà mortes.
- C'est vraiment triste, dit comme ça.
- On peut quand même utiliser notre imagination, si ça te fait plaisir. Regarde, fait son ami en tendant le doigt vers une figure géométrique de points noirs, on dirait une tête d'Alien. Et ça ... hm ... Non, laisse tomber. T'as raison, c'est un peu triste. »
Le bras de Gaël retombe délicatement à son côté. Azura sourit.
« On devrait faire ça chez toi un de ces jours. Réviser nos constellations, même si c'est que des points morts dans le ciel.
- Je suis pas souvent chez moi en ce moment.
- Ah bon ? »
Gaël se tourne vers lui sans s'expliquer. Il presse sa joue contre son épaule et, avec une moue joueuse, tire sur son sweat pour embrasser sa clavicule.
« Tu voulais me parler de quelque chose ? »
Azura, qui, au contact de ses lèvres, a senti les rouages de son cerveau se figer, bat des cils pour revenir à lui. Il se redresse. Surpris, Gaël l'imite. Ils s'assoient tous les deux, les genoux pliés d'un côté ou de l'autre. Azura se tord les doigts dans l'appréhension.
« Justement, commence-t-il. Les gens chez qui tu vas, quand t'es pas chez toi ... c'est les Everett, c'est ça ? Quand on a croisé le vieux l'autre fois, il t'a regardé comme s'il te connaissait. Et ce que j'ai dit sur l'autre ... j'ai eu l'impression que ça t'a vexé. J'ai raison ? »
Le sang semble avoir quitté le visage de Gaël. Il déglutit, pâle comme la mort, et baisse les yeux vers la banquette unie. Ses doigts froissent nerveusement le bas de sa chemise. Il arrête aussitôt qu'il en prend conscience et se racle la gorge en cherchant ses mots. Azura se pince les lèvres. Il n'avait pas l'intention de le mettre mal à l'aise. Il veut juste comprendre ce qui se joue dans la vie de son meilleur ami.
« Oui, avoue celui-ci. Oui, tu ... t'as vu juste. J'aurais dû être plus discret, ajoute-t-il avec un rire amer.
- Se faire prendre en limousine à la sortie du lycée, c'est pas top pour la discrétion. »
Gaël sourit à la plaisanterie. Il déplie les genoux pour adopter une position plus confortable et se remet à tripoter sa chemise. Sa main libre forme un poing sous sa jambe.
« Qu'est-ce qui se passe, avec eux ? poursuit Azura. Tu peux tout me dire, tu sais. Je suis là pour ça.
- Je ... sais. Je sais. »
Malgré ses paroles, Gaël arrondit les épaules. Son regard refuse toujours de rencontrer le sien.
« Joy ... Je veux dire, maman leur a demandé de l'argent pour garder la maison, raconte-t-il. Sans papa, on pouvait pas. On se serait retrouvés à la rue s'ils avaient refusé. »
Il lève un regard timide vers son ami. Azura hoche la tête pour l'encourager.
« Maman arrive pas à joindre les deux bouts avec son travail de couturière, poursuit-il. On a même du mal à s'acheter à manger. Alors j'ai ... j'ai décidé de l'aider comme je peux. Je fais pas grand chose, juste du ménage et le service à table, mais c'est suffisant pour lui permettre de respirer un peu. »
Sa deuxième main vient torturer sa chemise à son tour. Devant lui, Azura cligne bêtement des yeux. Son esprit met un moment à assimiler l'information.
« Tu veux dire qu'ils t'ont engagé comme domestique ? s'indigne-t-il. Et Joy t'a laissé faire ?
- C'est moi qui leur ai proposé. Tu te doutes bien qu'elle a cherché à m'en empêcher. »
Sidéré, Azura secoue la tête. Tout lui paraît si logique tout à coup. Ses cernes, sa faiblesse, son incapacité à sortir de la ville sans autorisation. Les Everett doivent redouter qu'il disparaisse. Sans lui, Joy risque de se laisser couler avec l'argent qu'elle leur doit. Mais tant qu'ils le tiennent ...
« Pourquoi tu me l'as pas dit plus tôt ? »
À nouveau, Gaël hausse les épaules.
« Je voulais pas que tu me voies autrement. Comme quelqu'un qui fait pitié. Je ... j'aime bien l'image de moi que tu me renvoies.
- Gaël ... »
Il essaye, mais ne parvient pas à accrocher son regard. Accablé par la honte, son ami baisse la tête autant qu'il peut. Azura bascule en avant et, pour lui imposer sa présence, pour lui imposer son soutien, le serre contre lui de toutes ses forces.
« T'es con. Tu seras toujours le même pour moi. »
D'abord surpris, Gaël se détend peu à peu. Il se laisse glisser dans ses bras, les yeux fermés, et lui rend l'étreinte. Ses mains s'accrochent au sweat d'Azura. Il ne dit pas un mot, mais son geste traduit sa gratitude.
« Ils me traitent bien, lui glisse-t-il peu après. T'as pas à t'en faire pour moi.
- Comment tu veux que je m'en fasse pas ? T'as vu comment il t'a regardé, l'autre ? »
En se détachant de lui, Gaël secoue la tête. Ses doigts se faufilent entre ceux d'Azura.
« Son frère le laisserait rien me faire. Il ... Je suis en sécurité avec lui. »
Presque à contrecœur, Azura choisit de le croire. Gaël connaît mieux sa situation que lui. Mais tout de même, qu'une famille comme les Everett engage un lycéen pour s'occuper de leurs besognes ... Quelque chose là-dedans ne lui plaît pas du tout.
« Tu te souviens de la croisière ? poursuit Gaël pour le rassurer. C'est avec Maxwell que j'y suis allé. C'est sur ses chaussures que j'ai vomi. Et c'est lui qui est resté avec moi quand j'ai eu mes ... quand j'ai été malade. Il ... Tu peux lui faire confiance. »
Machinalement, Gaël coince une mèche de cheveux derrière son oreille. Azura froisse le bout des siens. Devrait-il le mettre au courant de ses soupçons ? Gaël avait peut-être raison, après tout. Peut-être que l'emprunt de Holly ne concerne réellement que le bar. Azura peut tout de même tâter le terrain.
« C'est une habitude à eux, de prêter de l'argent à tout le monde ? demande-t-il. Ma tante, et maintenant Joy ... Je serais pas surpris que Morgane nous sorte que sa grand-mère a fait pareil.
- Tu crois ? C'est la famille la plus riche de la ville. Logique qu'on se tourne vers eux quand les banques nous mettent à la porte.
- Ouais ... »
Il baisse les yeux, songeur, sans sentir le regard de Gaël peser sur lui. Tout ça a du sens. La vérité est peut-être bien plus simple qu'il l'imagine. Alors pourquoi n'arrive-t-il pas à se défaire de son malaise ?
Gaël pose ses lèvres sur les siennes avant qu'il trouve sa réponse. Surpris, Azura écarquille les yeux. Le visage de son ami irradie de chaleur. Toujours liées, leurs mains se resserrent l'une autour de l'autre. Le pouce de Gaël caresse timidement le sien. Le garçon réajuste sa position avec maladresse pour prolonger le baiser ; Azura ferme les yeux pour mieux le lui rendre, ses questions balayées par d'agréables remous. La vérité peut bien attendre quelques instants supplémentaires.
« Salut, tata. »
Holly, qui s'acharne sur un tache particulièrement tenace à grands coups de torchon, interrompt son nettoyage pour lever les yeux vers les deux garçons. Le coin de sa bouche se soulève en un rictus amusé.
« Tata ? Sérieusement ? »
Le récurage reprend à peine sa phrase terminée. Elle s'entête encore quelques secondes avant d'abandonner avec un soupir exagéré. Cette tache restera à sa place.
Holly contourne le bar pour les rejoindre, jetant au passage son chiffon dans l'évier. Du dos de la main, elle balaie un petit fil blanc logé sur l'épaule de Gaël.
« Tu restes ici ce soir, mon poussin ? Tu veux que je te prépare quelque chose ? Je peux fermer plus tôt, exceptionnellement. Qu'est-ce qui te ferait plaisir ?
- Je suis là aussi, tu sais, intervient Azura.
- Comme si je pouvais t'oublier. »
Malgré ses propos, ses yeux ne se détachent pas un seul instant de Gaël. Celui-ci ne peut retenir un rire.
« Avec plaisir, madame. Je veux dire, Holly. On peut commander des pizzas pour vous faire économiser les ingrédients.
- Bonne idée. De quoi t'as envie ? »
Holly glisse quasiment jusqu'au téléphone fixe sans remarquer l'œil dépité d'Azura. Pendant sa commande, celui-ci réfléchit au meilleur moyen d'aborder le sujet qui les préoccupe tant. Cherry les a prévenus ; mentionner Stef sera risqué quoi qu'il advienne, mais, en dehors de Dickson, il s'agit de leur seule piste. Azura déglutit.
« Dis, fait-il mine de rien, Cherry m'inquiète en ce moment. Elle arrête pas de parler de ce ... Stefan, je crois, les jours où elle vient sans toi. Tu vois qui c'est ? »
Holly, qui vient de raccrocher le combiné, fronce les sourcils dans sa direction. Elle n'a pas l'air en colère, mais Azura doit tout de même se retenir de faire un pas en arrière.
« Comment ça, elle vous inquiète ? Elle est pareil que d'habitude, non ?
- On a eu l'impression qu'elle était encore pire, intervient Gaël. Comme si ... comme si elle était prête à abandonner. »
Holly croise les bras. Son regard vagabonde un instant au loin. Titillé par la culpabilité, Azura se pince les lèvres. Ils n'avaient pas l'intention de la tracasser, mais ils ne peuvent pas continuer à faire comme si tout allait bien. Cherry a des problèmes. Ils ont tous des problèmes.
« C'est à cause de ce type, c'est ça ? insiste-t-il. Qu'est-ce qui lui est arrivé ? »
Les yeux de la femme abandonnent le lointain pour se poser sur le jeune homme. À son grand soulagement, ceux-ci sont vides de reproches.
« Qu'est-ce qu'elle vous a dit sur lui ?
- Pas grand chose. Enfin, surtout du bien. Mais ... »
Il secoue la tête en espérant que sa tante comprenne la suite. Comment lui faire part de ses doutes sans amener la Fouine sur le tapis ? Il aurait dû y réfléchir avant.
« Mais ça sonnait faux, c'est ça ? Sans déconner. »
Un soupir irrité franchit les lèvres gercées de Holly. Elle fait jouer ses doigts dans sa queue de cheval, les paupières closes, le front plissé. Sa réflexion ne dure pas plus d'une demi-douzaine de secondes.
« Si je pensais avoir cette conversation avec vous ... Venez vous asseoir. »
D'un mouvement du menton, elle désigne la table la plus proche. Azura et Gaël s'y installent côte à côte. Avant de les rejoindre, Holly prépare une théière pleine qu'elle dépose entre eux. Elle glisse jusqu'au milieu de la banquette et joint les mains dans un geste empreint d'hésitation. En la voyant chercher ses mots, Azura se rappelle malgré lui du jour où sa mère l'a fait descendre dans la cuisine pour lui expliquer pourquoi, entre autres choses, Gaël manquait les cours trois jours par mois. Elle avait ce même air grave sur la figure. L'air de quelqu'un qui va lui apprendre la vie.
« Vous savez, commence-t-elle, parfois, les gens ... les gens mentent. Aux autres, mais aussi à eux-mêmes. Vous voyez ce que je veux dire ? »
Les deux garçons hochent la tête à l'unisson. Dans la main gauche d'Azura, le pouce de Gaël caresse distraitement sa paume.
« Cherry a toujours été une fille fragile. Elle se donne des airs de dure à cuire, mais au fond c'est qu'une gamine paumée. Je l'ai trouvée ici un matin parce qu'elle avait nulle part où aller. Super première rencontre, hein ?
- Tu veux dire qu'elle a passé la nuit là sans ton accord ?
- C'est ça. Elle a ouvert le volet et crocheté la serrure en pensant que le bar était abandonné. Ça m'a vexée, sur le coup. »
Azura fronce les sourcils le temps de se représenter la scène. Il imagine bien Holly se vexer pour un truc pareil.
« Bref, tu vois le genre. Je lui ai prêté le grenier quelques temps histoire de pas la mettre à la rue, parce que ... parce qu'elle y avait déjà passé assez de temps et y avait déjà rencontré assez de monde. Elle avait pas une thune mais elle voulait devenir actrice, la belle affaire ! Alors évidemment, quand elle l'a rencontré... »
Holly serre les dents. Des yeux, elle balaie la surface de la table. Gaël s'empare de la théière encore brûlante le temps de la laisser réfléchir à la suite. Les mains moites d'Azura viennent se réchauffer autour de sa tasse pleine. Il n'aime pas beaucoup la tournure que prend son récit.
« Elle l'aurait suivi jusqu'au bout du monde peu importe comment il la traitait. Vous me suivez ? Elle lui laissait tout passer, même les pires trucs. Surtout les pires trucs. Elle pouvait bien se ramener au bar avec un membre dans le plâtre qu'elle ... »
Holly se racle la gorge dans un râle. Le thé d'Azura menace de lui remonter jusque dans la bouche. Il s'attendait à une révélation semblable, mais ne pouvait s'empêcher d'en espérer une moins sordide. Comment Cherry a-t-elle pu laisser ce type la traiter comme ça ? Il n'imagine pas quiconque oser lever le ton contre la jeune femme, alors lever la main ?
« Mais pourquoi elle disait rien ? » demande Gaël à sa place.
Holly hausse lentement les épaules.
« Parce qu'elle l'aimait. Parce qu'elle pensait qu'elle le méritait. J'en sais rien. Ça a jamais été mon fort de comprendre ces conneries.
- Elle a même dit qu'elle voulait se marier avec, se rappelle Azura. Comment elle pouvait avoir envie de rester avec un type pareil ?
- J'en sais foutre rien, répète Holly avec une grimace. Dieu merci, il est mort avant qu'elle puisse faire sa demande. Il aurait fini parla tuer. »
Penauds, les garçons baissent les yeux. L'entendre dire a beau les choquer, le fait que Holly se réjouisse de son sort n'a rien d'étonnant ; ils ressentiraient la même chose à sa place. Mais ...
« Quoi, vous me trouvez cruelle ? lance-t-elle devant leur silence. Je vais vous dire, j'ai aucune idée de qui est ce tueur à la con. J'irais bien lui coller deux ou trois claques, juste pour la merde dans laquelle il m'a foutue, mais je suis prête à le remercier autant qu'il voudra pour avoir débarrassé Cherry d'une ordure pareille. Bordel, je me jetterais à ses pieds si je pouvais. Il lui a quasiment sauvé la vie, et pas ... Enfin, il nous a débarrassé de sacrés fouteurs de merde. Et certains en voulaient à Cherry. Alors voilà, je vais pas m'apitoyer sur le sort de cet enfoiré. »
Holly termine son récit en glissant une cigarette éteinte entre ses lèvres. Elle soupire, les épaules voûtées. Le bout de ses doigts est agité de soubresauts. Azura aussi a les membres en coton. Il n'aurait jamais imaginé que ce genre de chose puisse arriver à l'une de ses proches. L'aurait-il seulement remarqué, s'il avait connu Cherry plus tôt ? Aurait-il été capable d'intervenir comme il l'a fait pour Campbell ? Il se plaît à croire que oui.
« Parfois, c'est la meilleure chose à faire » songe-t-il à voix basse.
Surprise, Holly redresse la tête. Elle demeure interdite un court instant avant de la hocher.
« Je vais m'en griller une avant que les pizzas arrivent » dit-elle après un long silence convenu.
Elle sort un vieux briquet de la poche de son jean et quitte son siège. Ses pas la rapprochent de la sortie, s'interrompent, la ramènent aux deux garçons. Les lèvres pincées, elle s'appuie d'une hanche contre la table. Ses doigts libres la martèlent nerveusement.
« Vous êtes pas seuls, d'accord ? Je suis là, Cherry est là. Morgane est là aussi. Y aura toujours quelqu'un pour vous écouter. Vous le savez, ça ? »
Au prix d'un effort surhumain, Azura parvient à esquisser un demi-sourire. Les traits de son visage lui donnent l'impression d'être couverts de ciment.
« On sait, la rassure-t-il.
- Tant mieux. »
Holly tend une main hésitante au-dessus de Gaël. Celle-ci reste suspendue dans les airs un moment avant qu'elle se décide à lui tapoter le crâne. Presque inconsciemment, le garçon se penche dans sa direction pour lui faciliter la tâche. La maladresse de la scène a quelque chose de presque touchant.
Gaël se réfugie contre l'épaule d'Azura aussitôt Holly sortie. Il laisse sa tête y peser de tout son poids comme s'il n'avait plus la force de la soutenir. Azura y dépose un baiser, balayant le vide du même regard triste que son ami. Ils l'ont compris tous les deux. Holly avait toutes les raisons du monde d'acheter la mort de ce type.
Comme si cela pouvait suffire à apaiser ses tourments, Azura enchaîne les douches chaudes dès qu'il en a le temps. Il a l'impression d'en avoir été privé des années entières.
Il se sèche les cheveux, assis pieds nus sur son lit. Son regard balaie pensivement un sol flouté par l'absence de lunettes. Sans avoir perdu l'envie de découvrir la vérité, le garçon commence à sentir sa détermination s'ébranler. Ils ne peuvent pas causer l'arrestation de Holly, surtout pas après avoir entendu la vérité sur l'homme dont elle aurait commandité le meurtre. Mais ils ne peuvent pas non plus laisser tomber Morgane. Aucun prétexte ne convaincra la jeune fille d'abandonner l'enquête.
Il plonge son visage dans une serviette chaude en soupirant. Pour ce qui doit être la première fois de sa vie, Azura ignore quelle décision serait la bonne.
Il termine de s'habiller sans y réfléchir davantage (ruminer ses pensées seul ne lui a jamais réussi). Au rez-de-chaussée, Holly, qu'il ne peut s'empêcher d'accueillir d'un sourire crispé, le salue d'un geste de la main.
« Alors, dit-elle, on fait la grasse matinée ? Y a du courrier pour toi. »
Du menton, elle désigne l'enveloppe posée sur le comptoir. Azura s'en approche les sourcils froncés. Il n'a jamais reçu de courrier depuis son arrivée ici. Ryan, Fatima et ses parents ont toujours communiqué par SMS. Qui lui enverrait une lettre maintenant ?
« T'es sûre que c'est pour moi ?
- Eh, c'est dur de se tromper. Je sais que je suis plus toute jeune, mais je sais quand même encore lire. »
Il ne tarde pas à comprendre ce qu'elle veut dire. Sur l'avant de l'enveloppe, là où aurait dû se trouver leur adresse, est inscrit son prénom. Juste son prénom, en grandes lettres bancales qui semblent tout droit sorties d'un devoir de maternelle. Azura fronce un peu plus les sourcils. Il a un mauvais pressentiment.
« C'est qui, ton admiratrice de l'école primaire ? plaisante Holly. Tu m'avais caché que t'étais un tel tombeur.
- J'en sais rien. »
Il ouvre la lettre avant même de prendre son petit-déjeuner. À l'intérieur, Azura ne trouve qu'une simple page de carnet pliée en trois, arrachée et jaunie, qu'il brandit devant lui. Son estomac lui tombe dans les chevilles. De stupeur, il cesse de respirer. Il a l'impression qu'on vient de lui enfoncer un pieu dans le ventre.
« Alors, c'est quoi ? » demande Holly, curieuse.
Elle se penche par-dessus le bar. Azura, qui clignait des yeux dans l'espoir qu'il ne s'agisse que d'une terrible hallucination, recule instinctivement d'un pas. Le papier se froisse dans sa main.
« C'est ... c'est perso.
- Oh. »
Déçue, Holly retourne vaquer à ses occupations. Azura attend qu'elle disparaisse en cuisine pour desserrer le poing. Sa seconde lecture lui laisse dans la gorge les mêmes relents acides que la première.
JE SAIS CE QUE VOUS FAITES
JE VOUS TUERAI TOUS SI VOUS PERSISTEZ
ET JE COMMENCERAI PAR TES AMIS
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top