Chapitre 15
Sometimes I think it's gettin' better
And then it gets much worse
Is it just part of the process?
Well, Jesus Christ, it hurts
Lauren suit des yeux le stylo à bille que Tori fait tourner entre ses doigts. Ses paupières lourdes menacent de se fermer de temps à autre mais, comme souvent, la détective parvient à sauver les apparences.
Contrairement à ce que le calme régnant au commissariat pourrait laisser croire, la mort de Burk ne signifie pas qu'ils peuvent se permettre ce laisser-aller propre aux jours suivant la fermeture d'une enquête aussi importante. Les citoyens de Sunnyside n'ont pas cessé de se comporter comme des abrutis par solidarité ; des ivrognes grossiers occupent toutes leurs cellules de dégrisement, et deux de leurs collègues ont été dépêchés sur les lieux d'une violente dispute conjugale. Les joies de la nouvelle année.
Ils auront connu mieux, comme miracle de Noël.
Lauren jette un œil désespéré à l'horloge murale - 23h46 - avant de revenir à son dossier. Comment peuvent-ils accumuler autant de retard alors que Rob et Morris ont reçu l'ordre direct de se consacrer à la paperasse ? Elle les tuerait pour être chez elle. Elle les jetterait par la fenêtre avant de les achever à coup de lime à ongle si cela signifiait qu'elle pouvait rentrer retrouver Matty et passer la nuit du nouvel an à manger du pop-corn devant des séries à l'eau de rose, bien au chaud sous son plaid.
Un soupir discret gonfle sa poitrine avant de faire frémir le papier dont elle s'occupe. Gina a été demandée dans le bureau du commissaire pour régler un problème informatique ; quant à Jack, qui sait à quoi il s'affaire en ce moment. Même Tori s'est contenté d'un haussement d'épaules lorsqu'elle lui a posé la question. Leur collègue était tant obsédé par les morts subites que même les aveux de Burk n'ont pas suffi à le faire décrocher. Bien sûr, quelque chose dans ceux-ci laisse le goût amer de la frustration sur la langue de Lauren (pourquoi avoir assassiné ce professeur de faculté qu'il connaissait à peine sans en tirer le moindre profit ?), mais elle commence à se faire à l'idée. Les morts subites sont bel et bien terminées. Jack profite simplement du meilleur moyen mis à sa disposition pour fuir un quotidien trop morne. Il ferait mieux de s'occuper de ce qu'il a sous les yeux plutôt que poursuivre un fantôme.
Lauren ponctue son monologue intérieur d'un regard vers Tori et suspend sa respiration. La mâchoire de son voisin est maculée de sang séché.
« Tu saignes.
- Hein ? »
Sorti de son travail par la voix de sa collègue, Tori vérifie machinalement l'état de sa main gauche. Il écarquille les yeux. Une cicatrice s'est ouverte, tachant ses manches et ses doigts du sang sombre et poisseux qui s'en échappe encore.
Il laisse tomber son stylo pour appuyer dessus de sa paume libre, les mâchoires serrées. Lauren se contente de le regarder faire. Des bulles d'hémoglobine perlent encore de la fêlure lorsqu'il atténue la pression. Comprenant qu'il ne s'en sortira pas sans matériel, Lauren ouvre un tiroir de son bureau pour en sortir le nécessaire. Les yeux vert d'eau s'arrondissent davantage à chaque nouvel objet posé devant eux - spray désinfectant, ciseaux, rouleau de compresses stériles, sparadraps, bouteille d'eau, lime à ongle que sa propriétaire range aussitôt et pansements en forme d'étoiles qu'elle lance sans ménagement dans la poubelle voisine.
« Y a vraiment tout ça dans tes tiroirs ?
- Tu vas te plaindre ? »
Tori lève les yeux vers sa collègue, qui a quitté son siège et le regarde à présent de haut.
« Non. »
Il tient sa main serrée contre lui comme pour la cacher aux yeux de leurs collègues. Rob et Morris étant débordés par la mise à jour de leur échelle de donuts de Sunnyside, Lauren intime à son voisin de la suivre jusqu'à la salle de stockage dont elle oublie chaque fois l'appellation officielle. Des fichiers concernant diverses affaires en cours s'y alignent dans des cartons de la taille de boîtes à chaussures. La pièce est à peine plus grande qu'un placard à balais ; se mouvoir sans se heurter à une étagère est presque impossible.
Elle ferme la porte et allume la lumière. Au-dessus d'eux, une ampoule grésille faiblement avant de s'éclairer. Elle pend entre leur deux visages comme une branche de gui.
Tori tressaillit à peine lorsque Lauren lui asperge la main d'eau tiède avant de faire de même avec le désinfectant. Elle s'empare d'une compresse pour la lui tendre, préférant atténuer le saignement avant de panser la blessure. Une fois le reste de ses outils posés sur l'espace libre d'une étagère, Lauren appuie elle-même dessus à l'aide de ses pouces. Son collègue sursaute presque imperceptiblement cette fois.
« Douillette. »
Tori esquisse une moue contrariée. Ses yeux, quant à eux, ne trahissent pas la moindre trace d'agacement.
« On peut pas tous être des machines de guerre, Lauren.
- Qu'est-ce que vous avez tous à me prendre pour un Terminator ?
- Je sais pas, c'est peut-être ... absolument tout en toi qui donne cette impression. »
Un sourire en coin se peint sur le visage de la détective. Elle leur expliquerait, si on le lui demandait ; la famille stricte dans laquelle elle a grandi, le père considérant les émotions comme un signe de faiblesse, la mère suivant le même principe, le frère fugueur qu'elle n'a pas revu depuis son douzième anniversaire. Mais personne ne pose la question, alors Lauren garde ses réponses pour elle.
« Désolée d'avoir amené le sujet de ta copine sur le tapis l'autre fois, dit-elle après avoir vérifié où en était le saignement. Mes sept shots devaient m'affecter plus que je le pensais.
- T'as fait ça ?
- Tu t'en souviens pas ? »
Tori hausse les épaules, rieur.
« On buvait pour oublier, non ? On peut dire que j'ai gagné. J'ai dit quelque chose d'intéressant ?
- Tu parlais d'un trou, se rappelle Lauren. D'une sorte de gouffre présent au cœur de tout ce qui vit, qui grandit encore et encore au fur et à mesure que tu le regardes.
- Ah, ouais. La bonne vieille théorie du trou.
- Qui a inventé ça ?
- Moi. »
Un sourire en crochet répond à celui, curieux, de Lauren. Celle-ci se débarrasse de la compresse pour commencer son bandage. La main de Tori est dans un sale état. Les coupures fraîches se superposent aux cicatrices encore visibles, dont certaines ne disparaîtront jamais totalement. Lauren fronce les sourcils en les entourant de tissu. Elle a fréquenté une heureuse propriétaire de trois chats, il y a longtemps, et aucune de leurs griffures ne ressemblait à ça. Elles étaient gonflées, écarlates, ça oui, mais jamais assez profondes pour se rouvrir dans la journée.
Tori n'a jamais eu de chat. Lauren l'a compris depuis longtemps. Tout le monde, au commissariat, l'aurait compris s'ils se donnaient la peine d'observer ce qui se trouve juste sous leur nez. Mais Tori n'aborde jamais le sujet des cicatrices. Alors Lauren garde ses questions pour elle.
« Tu sais, lui confie Tori lorsqu'elle achève son œuvre à l'aide d'un sparadrap, si je me retrouvais enfermé dans une pièce avec une seule personne pendant toute une journée, j'aimerais que ce soit toi. On parlerait pas de nous. Juste des autres. »
Lauren tient encore sa main blessée dans le creux de la sienne lorsqu'elle relève les yeux vers lui. L'amusement de Tori ne semble pas feint, alors elle lui adresse un de ces sourires en coin assez discret et arrogant pour coller à sa réputation.
« La même, Tori. La même. »
La porte de la salle de stockage s'ouvre à la volée. Les deux détectives sursautent à l'unisson, se sentant tout à coup comme deux délinquants pris sur le fait. Mais il ne s'agit que de Rob, qui se couvre les yeux et leur tourne le dos comme s'il les avait surpris en pleine fornication.
« Oh ! s'exclame-t-il. Oh, je suis désolé ! Je vous jure que j'ai rien vu ! Rien du tout ! »
Lauren lève les yeux au ciel. À côté d'elle, Tori a un soupir soulagé s'apparentant à un rire.
« Retourne-toi, crétin. Personne a enlevé ses vêtements. »
Rob fait comme il le lui est demandé, écartant ses doigts pour regarder au travers avant de les enlever de son visage. Lauren le mitraille du regard. Génial. Ils connaissent déjà les potins des semaines, voire des mois à venir.
« Je venais chercher, euh ... quelque chose, balbutie Rob, mais je crois que je me suis trompé d'endroit. Oubliez que vous m'avez vu ici.
- Tu parles de cette bouteille de champagne ? »
Lauren accentue sa question d'un geste du menton vers la concernée, cachée dans un recoin sombre et froid de la pièce. Pris la main dans le sac, Rob ne peut que bafouiller des excuses avant de hocher la tête et s'avouer vaincu, honteux.
« Le compte à rebours a commencé, avoue-t-il. C'était pas mon idée, mais on s'est dit que ça pourrait être sympa de faire quelque chose pour une fois.
- De boire au travail ? C'était l'idée de qui ?
- De quelqu'un d'autre. »
Lauren se décale avec un soupir. Retrouvant son entrain, Rob se glisse jusqu'à la bouteille en question avant de retourner sur ses pas sans un mot de plus. Tori ricane dans sa manche. Les deux détectives restent plantés là, sous la lumière tamisée d'une ampoule qui ne tardera pas à rendre l'âme, tandis que leurs collègues célèbrent la mort des dernières secondes de l'année.
« Bonne année, Tori.
- Bonne année, Lauren. »
Ils s'échangent un regard juste avant le début des cris de joie. Malgré la faiblesse de leur sourire, l'un comme l'autre peut attester de leur sincérité.
Il est 8h30 du matin lorsque le dernier épisode de Trois Petits Chats touche à sa fin. Épuisé, Azura regarde défiler les crédits sans avoir la force d'éprouver la moindre émotion. Nana a piqué du nez et gagné son lit par le biais de Morgane depuis deux saisons et demi. À sa gauche, assis sur le canapé avec les genoux repliés sous le menton, Gaël entame son troisième paquet de mouchoirs. La fatigue a fait tomber ses barrières. Il verse tout un torrent de larmes, les yeux rouges, le nez irrité. Azura ne l'a jamais vu se mettre dans un état pareil pour leur dessin animé favori. Il se tourne vers lui et mobilise ses dernières ressources pour lui caresser les cheveux comme il en avait l'habitude autrefois.
« Là, là, murmure-t-il. C'est fini, elles seront toutes heureuses pour toujours.
- C'est juste que ... j'arrive pas à croire que Gogo et les autres disparaissent juste comme ça, articule son ami entre deux sanglots. Après tout ce qu'ils ont traversé ensemble ...
- Mais c'est une happy end, le console Morgane (qui, par un miracle qui leur échappe, parvient encore à tenir un discours cohérent). Ça veut dire qu'elles sont assez fortes pour se passer d'eux et qu'elles peuvent enfin vivre leur vie comme elles l'entendent.
- Mais quand même ...
- En plus, ajoute Azura, elles sont toutes ensemble. Même le corbeau a trouvé un endroit où elle sera chez elle. »
Gaël hoche la tête, un mouchoir roulé en boule dans la main. Azura s'étire pendant qu'il se remet. Ce canapé lui paraît drôlement confortable tout à coup. Il pourrait s'endormir rien qu'en fermant les yeux.
« Dites, les gars, j'ai pensé à un truc » déclare Morgane après avoir rangé sa collection de Blu-rays.
Azura, dont la tête a depuis longtemps roulé en arrière, se redresse. Comment arrive-t-elle encore à penser à quoi que ce soit ? Cette fille est inhumaine.
« Monsieur Jefferson, on est tous d'accord pour dire qu'il connaissait le tueur. Il cachait peut-être quelque chose chez lui.
- Tu veux qu'on aille fouiller sa maison ? s'étonne Gaël, moins long à la détente qu'Azura. C'est pas dangereux ?
- Il est mort et Tori m'a dit qu'ils allaient fermer l'enquête après ce qui est arrivé à Burk, rétorque Morgane en haussant les épaules. On risque plus rien. J'aurais juste aimé avoir eu l'idée avant. Même si on y va demain, la police aura peut-être déjà prélevé ce qui nous intéresse. En tout cas, ce sera toujours moins dangereux que la suite.
- Je sens que ça va me plaire, dit Azura sans la moindre once d'ironie.
- On pourrait s'introduire chez le suspect principal. Chez monsieur Dickson. »
Les garçons écarquillent leurs yeux lourds. Azura a un sourire en coin.
« À fond, approuve-t-il. Mais on ferait ça quand ? On connaît pas ses horaires. Et puis, pour le coup, ce sera vachement risqué.
- Je sais pas encore, soupire Morgane. Je pensais y réfléchir quand mon cerveau sera moins atrophié. Vous êtes sûrs de vouloir dormir dans le salon ?
- Certains, répond Gaël. On va tout de même pas te prendre ton lit.
- Vous pourriez. Mais bon, c'est comme vous préférez. »
Elle les aide à déplier le canapé convertible et sort un plaid d'une petite armoire. Azura s'allonge aussitôt, craignant de littéralement tomber de fatigue s'il attend encore. Il ne comprend pas pourquoi il se sent aussi mal à l'aise, jusqu'à ce que Gaël lui retire ses lunettes.
« Comment tu comptes dormir avec ça, gros malin ? »
Azura n'a plus les neurones nécessaires pour répondre à sa taquinerie. Il se contente de tendre une main vers le visage flou de son ami, qui émet un son étouffé lorsqu'elle l'atteint.
« Bonne nuit, les garçons, bâille Morgane avant de gagner l'étage. Je dirai à ma mémé de pas vous réveiller en descendant.
- Bonne nuit, copine. »
Ils se retrouvent seuls un signe de la main plus tard. Gaël s'allonge sur le ventre, les bras serrés autour d'un coussin trop dur. Sa respiration est déjà lourde quand Azura cesse de fixer le plafond. En se tournant sur le côté, il se rappelle la présence du téléphone dans sa poche. Il y vérifie l'heure une dernière fois (8h46) et, avec ses dernières forces, y entre quelques mots.
À: Ryan
bananier
et ça y est
gaël est officiellement mon amoureux
De: Ryan
AYYYYYYYYYYYYYYY BIEN OUEJ
je savais bien que j'avais élevé un gagnant (͡° ͜ʖ ͡°)
À: Ryan
t'es tellement impliqué dans ma vie sentimentale que ça devient flippant
gjhlf j'en peux plus bonne nuit bro
La simple vue des lettres majuscules lui donne mal au crâne. Il pose son portable à terre et ferme les yeux. Le sommeil l'entraîne en arrière presque aussitôt. Gaël le réveille d'un baiser quelques heures plus tard. Azura décolle paresseusement ses paupières, se demandant une poignée de secondes où il peut bien se trouver. La lumière du jour, filtrée par le plaid qui les recouvre entièrement, projette une lueur dorée sur le visage de son ami. Azura l'embrasse en retour.
« Je suis heureux de pouvoir faire ça, murmure Gaël.
- Pas autant que moi. »
Il sourit, parcourant son visage du bout des doigts. Tout ça ressemble à un rêve.
Ils prennent le chemin de la Petite Sirène dès qu'ils en ont l'énergie, s'attardant au bord de la plage plus longtemps que nécessaire. Leur rendez-vous chez Jefferson est fixé au lendemain après-midi. En attendant, les deux garçons ont bien l'intention de récupérer.
Ils franchissent l'entrée du bar main dans la main, mais, en apercevant leur invité, celle de Gaël lui échappe. Uniquement séparés par le comptoir, Holly et l'un des deux Everett (celui avec une serpillière sur la tête) sont plongés en pleine discussion. Et pas une discussion agréable, vu l'expression de la gérante.
« ... que ça ne change rien à notre accord. »
Ils s'interrompent en les entendant entrer. Les yeux noirs de l'homme scrutent un instant les deux garçons. Bientôt, ses lèvres cernées de plis se soulèvent en un rire méprisant.
« Vous avez ouvert une garderie ? »
Azura le fusille du regard. Non mais pour qui il se prend ?
Il s'écarte pour le laisser passer, peu désireux, malgré tout, de s'attirer les foudres d'un Everett. En arrivant à hauteur de Gaël, l'homme s'arrête une seconde et émet à nouveau ce rire méprisant. Le garçon garde les yeux soigneusement rivés au sol. L'intrus disparaît sans un mot de plus et, sans attendre un instant supplémentaire, Azura pose une main rassurante sur son épaule.
« Gaël, ça va ? Respire. »
Son ami hoche la tête sans croiser son regard. Il prend une grande inspiration, toujours figé. Il n'avait pas conscience d'avoir retenu son souffle.
« Ça va, mon poussin ? Tu couves quelque chose ? »
Préoccupée par son teint pâle, Holly les rejoint pour prendre sa température. Gaël secoue la tête en même temps que sa main quitte son front.
« Ça va, dit-il. Il m'a surpris, c'est tout.
- C'était qui, ce gros con ? s'enquiert Azura, bien qu'il ait déjà une moitié de réponse. Il te voulait quoi ?
- Nos amis les Everett, répond Holly, le nez plissé de colère. Quant à ce qu'ils veulent, je te laisse deviner.
- De l'argent ?
- Gagné. Je vous prépare un thé, les jeunes ? Vous avez l'air frigorifiés. »
Gaël hoche à nouveau la tête. Ils s'assoient face à face à une table, heureux, pour une fois, que le bar soit aussi vide. Gaël se réchauffe les mains autour de son mug. Il respire sans bruit, les yeux bas, les traits soucieux. Azura décide de briser le silence.
« Tu le connais ? »
Gaël sort de ses rêveries. Son regard caramel rencontre celui d'Azura, qui y devine sa crainte et sa confusion.
« Pardon ?
- Le type qui t'a fait peur. C'était lequel, d'Everett ? Tu l'as déjà vu ailleurs ?
- Non, pas vraiment. Et c'était Lawrence. Le fils aîné.
- OK. Donc je suppose que le larbin, c'était Maxwell, songe Azura en repensant à l'homme au parapluie.
- C'est son frère, pas son larbin. »
Surpris par le ton presque vexé de son ami, Azura bat des cils. Gaël rosit. Il doit le regretter, car il ajoute aussitôt :
« Enfin, qu'est-ce que j'en sais ? C'est peut-être les deux.
- Tu crois que ... »
Azura s'interrompt en se rappelant la présence de Holly. Il se pince les lèvres. Assise de l'autre côté du comptoir, sa tante est en pleine partie de mots croisés.
« Tu crois que t'auras le temps de monter tout à l'heure ? se rattrape-t-il. J'ai un truc à te montrer. »
« Oh ! fait Gaël en entrant dans le grenier (qui, à présent muni d'une salle de bain fonctionnelle, ressemble de plus en plus à un petit appartement). Tu les as mis ensemble ! »
Il s'approche de la Reine Alien, qui tient dans sa gueule le feutre brun caramel. Azura la nettoie avec soin tous les jours. Posée au sommet de la petite étagère surplombant un vieux bureau dont l'utilité reste à prouver, la créature semble prête à fondre sur eux. Gaël lui tapote la tête du bout du doigt. Cela semble l'amuser, alors Azura patiente en silence à son côté.
« Tu lui as donné un nom ? s'enquiert son ami.
- Euh, non. Ça lui ferait perdre de sa magie.
- Tu trouves ? Bébé Cœur, ça lui irait bien non ?
- Tu veux vraiment que je réponde à cette question ?
- Ou alors, Reine de mes Nuits.
- Reine de mes Nuits ? répète Azura, sceptique.
- Bah, tu sais ce qu'on dit sur les fans d'Alien. Y a ceux qui fantasment sur Ripley et ceux qui fantasment sur les monstres.
- J'ai pas envie de savoir à quelle catégorie tu penses que j'appartiens.
- Je ne juge pas. »
Gaël se détourne de la figurine avec un sourire.
« Alors, reprend-il un ton plus bas, tu voulais dire quoi ? »
Azura se pince les lèvres. Il jette un œil en haut des escaliers et regrette amèrement de ne pas avoir de porte à pousser.
« Tu crois que les Everett ont un lien avec les morts subites ? chuchote-t-il. Ça me perturbe, cette histoire de dettes. »
Gaël hausse les sourcils. Sa question paraît le surprendre. Il se caresse le menton, pensif.
« C'est des vieux riches, ils doivent être près de leurs sous, suppose-t-il après un moment de réflexion. C'est pas pour garder le bar ouvert qu'Holly leur a demandé de l'argent ?
- C'est ce qu'elle raconte, mais ça me paraît bancal. Pourquoi elle a pas fait un prêt à la banque, plutôt ?
- Elle pouvait peut-être pas. Elle est seule, elle a Cherry avec elle, et elle doit pas gagner des masses. Personne d'autre devait vouloir l'aider.
- Peut-être ... »
Azura plisse le front. Son raisonnement se tient, mais la réaction de sa tante face au sujet est pire que louche. Quelque chose de pas net doit lui être arrivé.
« Si c'est un tueur à gages, tu penses qu'il y a une chance pour qu'elle lui ait demandé de s'occuper de Stef ? »
Gaël entrouvre la bouche comme pour lui répondre, ce qu'il ne fait pas immédiatement. Sa respiration se bloque. Lui aussi doit espérer pouvoir garder Holly en dehors de tout ça.
« On n'est pas encore sûrs qu'il fonctionne comme ça, Azu. Tu t'inquiètes inutilement. »
Il lui caresse la joue pour le rassurer. Azura pose sa main sur la sienne. Il aimerait le croire mais, surtout, il aimerait connaître la vérité concernant ce foutu Stef.
Peut-être ferait-il bien de contacter Olga un de ces jours.
Jefferson était propriétaire d'une charmante et vaste maison dotée d'un jardin et, par la baie vitrée de la chambre du premier étage, d'une vue sur la plage. Les trois adolescents franchissent sans peine la barrière du jardin. De crainte d'être aperçus, ils réajustent la capuche de leurs sweats. La pluie tombe sur leurs vêtements sombres. Le cœur battant, Morgane s'accroupit devant la serrure de la porte arrière et commence à y faire jouer son épingle (un talent hérité de sa période de rébellion contre l'autorité maternelle, leur a-t-elle expliqué). Les deux garçons surveillent les alentours sans s'échanger un mot. Le ciel couvert du milieu d'après-midi augmente leurs chances de passer inaperçus, mais leur regard trahit leur inquiétude. Aucun d'entre eux ne s'est encore jamais introduit dans une propriété privée sans y être invité. C'est un crime, non ? Est-ce qu'ils risquent la prison ?
« Ah ! »
Le murmure satisfait de Morgane les ramène à eux. La jeune fille a accompli son œuvre et, devant elle, la porte arrière de la demeure de Jefferson s'ouvre sans résistance. Elle les invite à entrer avec un geste théâtral du bras.
« Après vous. »
Ils la devancent, intimidés. La première pièce qu'ils découvrent est un immense salon plongé dans la pénombre. Au milieu, de chaque côté d'une petite table ronde, s'élèvent deux escaliers menant à l'étage. Azura lève la tête. Un élégant lustre en cristal pend du plafond. Cet enfoiré avait des moyens.
« J'ai failli allumer la lumière par réflexe, soupire Gaël. On se sépare pour aller plus vite ? Je peux m'occuper des chambres.
- Bonne idée, approuve Morgane. On doit pas s'attarder trop longtemps. Azu, fouille le salon avec moi. Ensuite tu prendras la salle de bain et moi la cuisine. »
Satisfait par la répartition des tâches, Azura hoche la tête. Gaël monte les escaliers sans perdre un instant. Revenir dans cette maison doit lui laisser une sale impression au creux du ventre. Ils lui ont répété, pourtant, qu'il n'y était pas obligé ; leur ami n'a rien voulu savoir.
« J'espère qu'on trouvera quelque chose, marmonne Morgane en ouvrant un pendule sur pied plus haut qu'elle. Ça commence à me soûler de pas avancer.
- On avance, l'apaise Azura. On serait pas là, sinon.
- Je sais, mais ... »
Elle soupire. De son côté, Azura fouille sous la table et dans les armoires. Qui garde autant de manteaux dans son salon ?
« Je suis pas très confiante, avoue Morgane. Le mec est mort depuis des plombes. C'est déjà un miracle qu'ils aient pas encore vidé la maison, alors si on y trouve quelque chose ... ce sera une preuve de l'existence de Dieu, j'imagine.
- Je croyais que t'étais déjà convaincue ?
- Ouais. Non. Je sais pas, ça dépend des jours en fait. Enfin bref, au travail.
- On n'aurait pas plus de chances chez Burk ? »
La jeune fille secoue la tête.
« Il doit avoir détruit les preuves pour protéger sa famille. Et puis, contrairement à Jefferson, il vivait pas seul. Non, notre meilleure chance, c'est avec Dickson. Vous êtes pas obligés de venir avec moi, vous savez, ajoute-t-elle en se redressant du meuble à chaussures qu'elle inspectait. Chez Dickson, je veux dire. Ça va être dangereux. Gaël a raison quand il dit que la mort de Jefferson était un avertissement. On est cuits s'il nous surprend tous les trois après ce qui est arrivé à la fac.
- Tu nous planteras pas comme ça. C'est nous trois ou rien » lui rappelle Azura.
Du bout des doigts, Morgane tripote la pointe de ses cheveux. Elle essaye de cacher son soulagement, mais un sourire naît sur ses lèvres.
« Merci, dit-elle. De jamais m'avoir abandonnée malgré mes ... »
Un index posé contre sa tempe l'incite à imaginer la suite. Azura hoche la tête. Morgane reprend aussitôt son investigation, mais le jeune homme n'arrive pas à détacher les yeux de son amie. Une question le taraude depuis des jours.
« T'étais sérieuse, quand t'as dit à Cherry que tu vivais que pour te venger ? »
Les bras de Morgane s'immobilisent. Elle réfléchit un instant avant de les joindre autour de ses genoux, le dos toujours tourné à Azura.
« Je l'étais. Mais c'est un peu plus compliqué maintenant. J'ai des doutes, j'ai mes valeurs chrétiennes qui me taraudent. Je me demande ce qu'on fera si ... »
Elle soupire sans aller au bout de sa pensée. Son silence s'étend. Au final, la jeune fille se redresse pour pivoter vers son ami.
« Qu'est-ce qu'on fera si quelqu'un qu'on aime est mêlé à tout ça ? » lui demande-t-elle.
Désarçonné, Azura suspend sa respiration. Il était si préoccupé par la question qu'il n'imaginait pas que ses amis puissent se poser la même.
« On l'aidera, voilà ce qu'on fera, dit-il, autant pour elle que pour lui. C'est aussi pour ça qu'on mène l'enquête. Pour que plus personne ne souffre. »
Morgane considère ses propos un instant avant de hocher la tête.
« T'as raison. On fait ça pour aider tout le monde. J'étais tellement obsédée par la vengeance que j'y pensais même plus. Merci, Azu. »
Ils s'échangent un sourire et reprennent leur fouille là où ils l'ont laissée. En inspectant une latte particulièrement suspecte sous laquelle il ne trouve rien d'autre que de la poussière, Azura poursuit seul son raisonnement. Pour que plus personne ne souffre ? Vraiment ? Et les clients de ce tueur à gages, ne risquent-ils pas la prison pour avoir commandité ces crimes ? Il refuse de voir Holly derrière les barreaux.
Et le tueur en question, c'est quoi son problème ? Il nous déteste tous ou il est juste avide d'argent ?
Azura secoue la tête. Il n'en sait foutre rien.
Une fois devenu clair qu'ils ne trouveront rien dans le salon, Azura rejoint Gaël à l'étage. Il trouve son ami à genoux devant la table de chevet de Jefferson, un objet dans les mains. Sa position l'empêche de voir de quoi il s'agit.
« Ça va ? demande Azura. T'as trouvé quelque chose ? »
Sans répondre, Gaël froisse l'objet dans son poing. Il s'agissait d'un morceau de papier.
« Une photo de moi, explique-t-il avant qu'Azura pose la question. Il a dû la prendre pendant que je dormais. »
Debout dans l'encadrement de la porte, le garçon serre le poing. Un goût de bile envahit sa gorge. Il tuerait cet enfoiré de ses propres mains s'il n'était pas déjà mort.
« On demandera à Holly de nous prêter son briquet pour la brûler, dit-il en rejoignant son ami. Plus personne la regardera. »
Gaël hoche doucement la tête. Il enfonce la photo comprimée dans la poche de son sweat.
« Merci, souffle-t-il en se redressant. Vous avez trouvé quelque chose ?
- Rien dans le salon. J'allais passer à la salle de bain.
- OK. Je termine ici. »
Ils joignent leurs mains avant de se séparer. Le plancher grince tant sous le passage d'Azura qu'il craint d'alerter le voisinage. Il déglutit, tâtant chaque latte du bout du pied avant de s'y aventurer. Pourquoi doit-il faire un boucan pareil ?
Il atteint la salle de bain avec le cœur au bout des lèvres. Celle-ci ressemble à ce qu'imagine Azura lorsqu'il tente de se représenter une salle de bain de riche. En entrant, le garçon lorgne avec envie le large bassin muni de contrôles dont il n'arrive pas à concevoir l'utilité. Son dernier bain remonte à une éternité.
Il ouvre la première armoire à sa portée. Des serviettes, des gants de toilettes, des serviettes, du papier toilette et encore des serviettes. Rien d'extraordinaire. Il tente sa chance avec le placard au-dessus du robinet, sans plus de résultat. Celui-ci ne renferme que de prévisibles produits de beauté pour hommes et autres accessoires intimes. En avisant la boîte de préservatifs, Azura croit sentir son estomac se retourner sur lui-même. Il n'a jamais été aussi heureux que ce salaud pourrisse six pieds sous terre.
Il ferme la porte et, ce faisant, suspend sa respiration. L'a-t-il imaginé ? Il jurerait avoir entendu un bruit, juste à l'instant. Il se retourne avec l'intention de rejoindre ses amis mais n'en a pas l'occasion. Dans l'encadrement de la porte, une silhouette sombre munie d'une lampe de poche braque son faisceau droit sur lui. Azura glapit de peur. Il lève les mains en l'air (pour souligner son absence d'arme ou se rendre, il n'en sait trop rien) et ferme les yeux, aveuglé. Est-ce qu'il va mourir ? Est-ce que Jefferson s'est levé de son cercueil pour les punir de leur insolence ? Dans la confusion, ses pensées se dirigent instinctivement vers Gaël. Il espère juste que son ami échappera au massacre.
« Pourquoi je m'attendais à tomber sur toi, Harry Potter ? »
Surpris, Azura ouvre les yeux. Il reconnaît ce ton désagréable.
« Suis-moi sans faire d'histoire, ajoute la personne après un soupir. Faut qu'on cause. »
Le garçon déglutit. Sa silhouette est encore le terrain de jeu des cercles noirs dus à sa forte exposition à la lumière, mais il n'a pas besoin de voir son visage pour la reconnaître. Devant lui se trouve Lauren Diaz de la police de Sunnyside. Foutus. Ils sont complètement foutus.
« On ... on, euh ...
- Tu t'inventeras une excuse quand on sera réunis. Descends. »
Il se pince les lèvres et s'exécute, penaud. Les yeux noirs de Lauren dans son cou sont comme deux glaçons. Dans le couloir, Gaël patiente avec le même air d'enfant grondé. Les garçons s'échangent un regard de détresse. Leur silence en dit plus qu'il le faut. Ils n'ont aucune excuse.
« Des voisins ont appelé pour signaler une intrusion, mais si je m'attendais à tomber sur vous, soupire Gina, qu'ils retrouvent au rez-de-chaussée. J'écoute. Expliquez-moi ce que vous faites là, habillés comme des voleurs. »
Les trois adolescents se concertent en silence. Mieux vaut raconter la vérité. Et mieux vaut que celle-ci sorte de la bouche de Morgane. Lauren n'a aucune sympathie pour les deux garçons, ou tout du moins pour Azura. Il ignore si Gaël l'a déjà rencontrée.
« On enquête sur les morts subites, avoue la jeune fille. Vous le savez très bien.
- Change de ton avec nous, Morgane, la prévient Lauren. On n'est pas entre copines.
- Ça va, Lauren, l'apaise Gina. Écoutez, j'ignore ce que vous espériez trouver ici, mais l'enquête est close. Richard Burk a avoué.
- Vous pouvez pas vraiment y croire ! proteste Morgane. Sa mort est un coup monté, ça se sent à trois kilomètres ! »
Les deux flics s'échangent un regard empreint de confusion. Enfin, celui de Gina l'est. Celui de Lauren ne traduit pas grand chose.
« Qu'est-ce qui vous fait dire ça, exactement ? demande celle-ci.
- En excluant Jefferson, les deux dernières victimes semblaient le pointer du doigt, raconte Azura. Il s'est quasiment livré ! Vous trouvez pas ça bizarre ?
- On croirait entendre Jack. C'est lui qui vous a mis ça dans la tête ?
- Jack ? repète Morgane. Il pense la même chose ?
- Malheureusement, oui, soupire Gina. Ça doit être le stress de l'enquête qui retombe. Il arrive pas à se faire à l'idée que ça puisse être terminé.
- Parce que ça l'est pas » insiste Azura.
Quelque part au fond de lui, il se demande si Tori est du même avis. Il a beau ne pas le connaître plus que ça, il l'imagine plutôt soulagé à l'idée de pouvoir paresser de nouveau.
« Donc, reprend Morgane, Jack pense que c'est un coup monté. Pourquoi vous vous en prenez à nous si un professionnel pense la même chose ?
- Parce que Jack est un adulte qui fait son travail, peu importe ce qu'on en pense. Vous êtes des enfants. Sortez un peu, faites-vous des copains, je sais pas. Arrêtez juste de vous prendre pour des héros.
- Ils ont tué ma mère, Gina.
- Je sais, mais ... »
Elle se passe une main sur le crâne sans trouver les mots. Azura ignore à quel point les deux détectives connaissent son amie, mais il sait que rien de ce qu'elles pourront dire n'entamera la détermination de Morgane.
« Pensez à ceux qui sont encore là, leur conseille Gina. Même si vous aviez raison et que tout ça était un coup monté, comment ils se sentiront si vous partez ? Vous avez encore la vie devant vous. La gâchez pas bêtement. »
Ils baissent les yeux pour faire semblant de considérer ses propos. Elle n'a pas tort, mais aucun des trois adolescents n'est assez raisonnable pour l'écouter.
« C'est la dernière fois qu'on te sauve la mise, Morgane, ajoute Lauren d'un ton sévère. Si on vous reprend à fouiner, on vous emmène au poste. Allez, la sortie est par-là. »
Elle les pousse dans le dos pour les encourager à avancer. Leur second passage par la porte arrière s'effectue dans le même silence de plomb que le premier. Par sécurité, Gina la referme derrière eux.
Puisqu'Azura préférerait mourir plutôt que se faire déposer à la Petite Sirène par une voiture de police une seconde fois, les deux femmes les jettent près du parc où Morgane et lui se sont réfugiés peu après leur rencontre. Lauren leur fait signe par la fenêtre. Du majeur et de l'index, elle pointe ses yeux puis les leurs. Azura déglutit. Ils les regardent s'éloigner, à l'abri sous le marronnier habituel. Lorsque le véhicule disparaît hors de leur vue, Morgane laisse s'échapper un long soupir agacé. Son parapluie tourne nerveusement entre ses mains. Elle fait quelques pas qui ne la mènent nulle part, revient vers eux, puis s'éloigne à nouveau.
« Putain ! lâche-t-elle en frappant du pied une châtaigne trempée. Fait chier ! »
Le marron s'envole à des mètres d'eux, mais pas assez loin pour satisfaire la jeune fille. Elle piétine la terre mousseuse du talon de sa botte, les dents serrés de rage, manquant de trébucher à plusieurs reprises. Les deux garçons la surveillent sans oser intervenir.
« Eh, calme-toi, tente Azura au bout d'un moment. Tu vas tomber.
- J'ai pas envie de me calmer ! Je peux pas ! »
Malgré ses paroles, la jeune fille commence à faiblir. Elle cesse de marteler le sol pour reprendre son souffle. Ses jambes menacent de se dérober sous elle.
« J'en ai marre, de tout foirer ! J'en ai marre, de servir à rien ! C'est supposé avoir du sens ! Maman disait que ça en aurait, alors pourquoi tout s'effrite entre mes doigts ?
- Morgane, souffle Gaël avec l'intention de la raisonner, les événements sont juste ça. Des événements. Nos choix nous mènent où on est, rien d'autre. À force de chercher un sens à tout, poursuit-il avant qu'Azura puisse le dissuader d'aller plus loin (trop loin), tu vas finir par oublier le chemin déjà parcouru.
- Le cynisme n'est pas une preuve de maturité, Gaël, crache l'adolescente.
- Et la foi n'est pas une preuve de sagesse, Morgane, rétorque le garçon, piqué à vif. Excuse-moi de ne pas être persuadé que la mort de mon père s'inscrive dans un plan divin incompréhensible par le commun des mortels. Tout le monde ne s'invente pas un Dieu pour mieux vivre son chagrin.
- Sérieusement ? Je sais que ton père est mort, bon sang ! Toute la ville est au courant ! Le pauvre Gaël, avec le père mort et rien à quoi se raccrocher, autour duquel tourne le monde entier ! Tu crois pas nous l'avoir déjà assez dit ? T'es pas le seul à souffrir, je te signale !
- Ça suffit, vous deux ! intervient Azura en voyant les mâchoires de son ami se crisper dangereusement. On est tous sur les nerfs à cause de cette histoire et ça sert à rien de se disputer maintenant, surtout si c'est pour se sortir des trucs pareils. Alors arrêtez. S'il vous plaît, arrêtez. »
Sa propre vision se pare d'un voile de larmes. Il ignorait que les deux autres membres de leur trio nourrissaient tant de reproches, tant de non-dits l'un envers l'autre. Comment ont-ils pu en arriver là ? Il les reconnaît à peine.
Vraiment ? Tu connais bien Gaël, pourtant. C'est tout à fait le genre de saloperie qu'il est capable de débiter dès que quelqu'un remet ses convictions en doute.
Azura secoue la tête comme pour en chasser les pensées parasites. À côté de lui, le poing de Gaël se détend doucement. Le garçon soupire, honteux, tout à coup, de s'être emporté au point de faire trembler les lèvres de leur amie.
Morgane s'accroupit, à moitié cachée par son parapluie, sans plus chercher à retenir ses larmes. Les barrières de la jeune fille éclatent en même temps que ses pleurs comme elles l'ont fait au bord de cette route où elle a failli trouver la mort. Inquiet, Azura s'avance d'un pas sans savoir quoi dire. Il baisse les yeux, ne les relevant que lorsque Gaël abandonne son parapluie sur place pour avancer à son tour. Il s'accroupit à côté de leur amie et, sans un mot, entoure ses épaules de ses bras. Morgane renifle bruyamment. Azura n'hésite pas longtemps à les rejoindre. Il se baisse du côté libre de l'adolescente, près du parapluie, et l'étreint à son tour. La pluie tombe sans pitié tout autour d'eux.
« Je suis désolé, murmure Gaël. Elle serait fière de toi. Je sais que je le serais, à sa place. »
Azura approuve en silence. Morgane ne semble pas réagir mais, peu après avoir entendu ses paroles, ses larmes commencent à se tarir. Ils demeurent ainsi jusqu'à ce qu'elles le fassent complètement.
À: Numéro privé
j'ai envie de te voir
on pourrait manger qqpart ce soir
Les paupières lourdes de Gaël se ferment un instant. Les flammes rougeoyantes de la cheminée électrique les réchauffent délicatement. Plus loin dans le salon, Joy s'affaire en silence devant la machine à coudre. Gaël ouvre les yeux pour les poser sur sa mère. Celle-ci semble différente depuis le réveillon. Chaque fois qu'ils se croisent, la femme le couvre d'attention et de compliments maladroits. Il aimerait la croire changée mais, d'ici deux semaines, son comportement redeviendra celui d'une inconnue.
Il jette un œil impatient à son téléphone. Son correspondant ne semble pas pressé de lui répondre.
À: Numéro privé
max
maaaaax
maaaaaaaaaax (◕╭╮◕)
j'ai sms illimités et j'hésiterai pas à m'en servir
De: Numéro privé.
Je suis au courant. C'est moi qui paye la facture.
À: Numéro privé
c'est ok pour ce soir ?
De: Numéro privé
Oui. Je préviens Phil et on y va.
À: Numéro privé
youpi ! \(●⌒∇⌒●)/
Gaël déglutit. Malgré sa réponse, la boule logée dans son ventre depuis leur passage chez Jefferson refuse de s'amoindrir. Il se sent déprimé.
À: Numéro privé
j'ai besoin de te parler d'un truc
Il soupire, regrettant déjà d'avoir pressé la touche d'envoi. Qu'est-ce qu'il fout ? Il s'était promis de gérer le problème seul.
Il range son téléphone sans attendre une réponse. Sortir lui fera du bien. Et puis, en insistant un peu, Maxwell acceptera peut-être de s'infliger le Wendy's. Il a envie de voir l'océan.
« Je sors. »
Joy le regarde passer avec un soupir. Il aimerait, mais elle ne se lève pas pour l'embrasser.
« Je suppose que tu ne rentres pas ce soir.
- Non. »
Il monte chercher Gogo à l'étage et claque la porte sans un regard en arrière. Dans la cheminée du salon, le papier volé de Nathan Jefferson se consume doucement.
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