Chapitre 10

Those three words
Are said too much
They're not enough


La chanson pop lui faisant office de réveil touche déjà à sa fin quand Azura ouvre les yeux. Il s'étire comme un chat, bâillant à s'en faire verser une larme. Bon Dieu, il a mal partout. Qu'est-ce qu'il a fichu cette nuit ?

Il éteint la musique de son téléphone, remarquant du même coup ses appels manqués. Azura fronce les sourcils. Gaël a tenté de le joindre trois fois ce matin. Son portable vibre à nouveau avant qu'il se demande pourquoi. Il décroche, toujours un peu endormi.


« Allô ?

- Azu ! Azu, oh, putain, merci ! J'ai eu tellement peur ... »


Seul dans sa chambre, Azura écarquille les yeux. Gaël a l'air au bord de la crise de nerfs.


« Qu'est-ce qui t'arrive ?

- Pas moi. Jefferson. Ils l'ont trouvé mort, il ... il s'est effondré à la fac hier soir. J'ai cru ... »


Il pousse un soupir chevrotant sans terminer sa phrase. La fatigue d'Azura se dissipe brutalement. Il a l'impression de s'être fait jeter de force sous une douche froide.


« Mort, tu veux dire ...

- Comme les autres. Tu ... tu crois que c'est à cause de nous ? Parce qu'on est allés le voir ? Putain, et quand j'ai dit qu'il y passerait peut-être ... Je ... je voulais pas qu'il ... »


Il s'interrompt pour renifler. Azura essuie un frisson mais, cette fois, le froid n'y est pour rien. L'information refuse de s'ancrer en lui. Comment Jefferson peut-il être mort ? Comment ose-t-il être mort ? Ce salaud était en pleine forme il y a pas vingt-quatre heures !


« On doit en parler, décide-t-il. Il faut qu'on se réunisse. Ce midi.

- Je pourrai pas venir aujourd'hui. Mais demain ... demain, ça devrait aller.

- Alors demain. Tu ... tu fais attention à toi.

- Toi aussi. J'ai déjà prévenu Morgane, alors tu devrais rester chez toi. On sait pas ce qui peut ... »


Azura devine la suite sans avoir besoin de l'entendre. Qui sait ce qui peut arriver, maintenant ?

Il est encore sous le choc en gagnant le rez-de-chaussée. Entendre sa voix le sortirait peut-être de sa torpeur, mais Holly n'est nulle part en vue.




Puisque rater les cours ne lui réussit pas, Azura se pointe tout de même au lycée ce matin-là. L'absence de Morgane le lui fait regretter aussitôt. Il passe sa journée seul, regardant la pluie tomber sans vraiment la voir, le menton dans la main et l'esprit ailleurs. Il ne s'arrache à ses réflexions que lorsqu'on leur annonce l'absence de monsieur Dickson.

Ils passent le lendemain midi assis en cercle sous le marronnier du jardin public. Gaël contemple le vide, les genoux ramenés sous le menton, triturant sa pâquerette habituelle pendant que Morgane déchire nerveusement les morceaux d'herbe gelée à sa portée. Quant à Azura, il a toujours autant de mal à se focaliser sur le présent. Il a beau le détester encore aujourd'hui, la mort de Jefferson laisse un poids sur sa conscience. Qu'a-t-il pu se passer entre leur départ et le sien ?


« Vous pensez que c'est notre faute ? »


Ses amis ne répondent pas immédiatement. Morgane dispose des brins d'herbe sur son jean, tentant tant bien que mal d'ordonner ses pensées. Gaël déplie les jambes pour les croiser devant lui.


« C'est une sacrée coïncidence si on n'a rien à voir là-dedans, murmure-t-il, le regard toujours perdu au loin.

- C'est vrai, ajoute Morgane. Si on part du principe que quelqu'un essaye de faire accuser Burk, Jefferson avait rien à voir avec lui. »


Azura baisse les yeux. Il aimerait avoir des arguments à leur opposer, mais n'en trouve aucun.


« S'il est mort à cause de nous, alors ...

- Ça veut dire que quelqu'un sait, complète Gaël à sa place. C'est une mise en garde. »


Morgane déglutit. Est-ce que sa mère avait reçu la même ?


« Qui était au courant ? demande-t-elle. Qui savait qu'on allait voir monsieur Jefferson ?

- Dickson, liste Azura. Il était absent hier. Les trois filles à qui on a demandé le chemin, tous ceux qui nous ont vus entrer ... peut-être le personnel de la mairie, s'ils nous ont entendus en parler ou s'ils ont deviné que notre histoire de devoir était bidon. Je penche plutôt pour Dickson.

- Vous en avez parlé à personne d'autre ? »


Les deux garçons secouent la tête. Morgane hoche la sienne.


« Dickson ... médite-t-elle. Est-ce que ça le mettrait pas en danger ? Si le coupable veut vraiment nous faire peur, il doit savoir qu'il serait le suspect numéro un sur notre liste.

- Encore un coup monté, selon toi ?

- J'en sais rien. Comme tu l'as dit, ça peut être n'importe qui. On doit faire confiance à personne. Seulement à nous trois. »


Ils s'échangent un regard entendu. Pris d'un soudain élan paranoïaque, Azura frissonne. Est-ce qu'on les surveille en ce moment-même ?


« On devrait faire profil bas pendant un temps, dit Gaël. Au moins jusqu'à Noël, ou alors jusqu'à la prochaine victime. On a tous envie d'en apprendre plus, ajoute-t-il en voyant Morgane se préparer à protester, mais ça devient trop dangereux. Y a une différence entre prendre des risques et foncer dans le mur. Avec un peu de chance, la mort de Jefferson forcera la police à revoir leurs pistes. »


La jeune fille considère ses propos un instant. Elle hausse les épaules, peu convaincue.


« Y a quelque chose que je comprends pas. Si c'est vraiment pour nous atteindre qu'on a tué Jefferson, pourquoi on nous a pas visés directement ? Ça aurait été plus efficace.

- Peut-être que le coupable a profité de l'occasion pour s'en débarrasser parce qu'il en savait trop, suppose Azura. Ou bien ... »


Il se mord une lèvre, peu désireux d'aller au bout de sa pensée. Ou bien il s'agit d'un proche. Elle a beau tout ignorer de leur enquête, Holly figure toujours sur sa liste de suspects (et son absence injustifiée d'hier matin ne joue pas en sa faveur).


« Qui ça peut être, à la fin ? râle Morgane, à bout de patience.

- On devrait chercher quelqu'un qui déteste Sunnyside.

- Tout le monde déteste Sunnyside, lui rappelle Gaël.

- Pas au point de vouloir la réduire en cendres. »


Un silence grave accueille ses paroles. Le souvenir du récit de Morgane n'est jamais bien loin. Il se terre dans un coin de leur esprit, leur rappelant sans cesse ce qui arrivera à la ville (au monde) s'ils échouent.


« Je vais essayer d'interroger Cherry sur ce Stef, décide Azura. Je peux pas rester inactif.

- Moi non plus, enchaîne Morgane. Gina ou Tori auront peut-être du nouveau pour moi, si j'arrive à les séparer des deux autres assez longtemps pour leur parler. Et puis, on s'était mis d'accord pour aller voir Tori ensemble demain. »


Ils entendent le soupir de Gaël avant de croiser son regard contrarié. Non, réalise Azura, pas contrarié. Suppliant. Bon Dieu, il déteste devoir lui infliger ça.


« Ce sera pas dangereux, le rassure-t-il. C'est juste Cherry, et Morgane essaye de soutirer des infos à la police depuis des mois. Il nous arrivera rien. Au pire, tu seras toujours là pour venger notre mort. »


Comme il le redoutait, ses mots ne lui arrachent pas le moindre sourire. Azura aurait mieux fait de se taire.


« Je suppose que c'est sans danger, cède finalement Gaël. Du moment que vous prenez pas de risques inutiles.

- On fait comme ça ?

- On fait comme ça. Mais s'il vous arrive quelque chose, je ... je sais pas. Je trouverai un moyen pour vous hanter, même si c'est vous qui serez morts et pas moi. »




Gaël disparaît à bord de la même voiture noire que l'autre fois. Aujourd'hui, Azura lui adresse un petit signe de la main. Il se plaît à croire que Gaël le lui rend.

Il accompagne Morgane jusqu'à son arrêt de bus avant de monter dans le sien. Aucun d'entre eux n'a envie de s'attarder. En rentrant à la Petite Sirène, Azura reconnaît avec étonnement l'homme assis devant le comptoir. Devant lui se tiennent la casquette et les cheveux gras de Johnny Gunn.


« Tu rentres tôt, le salue Holly.

- On n'avait pas envie de traîner. »


Johnny détache les yeux de son café en reconnaissant sa voix. Il pivote la tête sans faire pivoter son tabouret et le gratifie d'un regard peu intéressé.


« Le gamin du Wendy's, grogne-t-il. Je m'attendais à voir Morgane.

- Elle est plus souvent là les week-ends, explique Holly. Avec le lycée ...

- Ça se tient. »


Il boit une gorgée de son café et replonge dans le silence. Depuis combien de temps est-il là ? Pourvu qu'il n'ait pas gaffé. Pourvu qu'il n'ait pas fait part à Holly de leurs questions concernant le vice-président ...

Azura dévisage sa tante, qui tourne vers lui une mine interrogatrice. Bon. Elle serait déjà sur lui si c'était le cas.


« Ça va ? demande-t-il dans l'espoir d'entamer une conversation.

- Ça va. Merci de m'avoir ramené un nouveau client, Azura. Tu remercieras Gaël et Morgane pour moi ?

- Ce sera fait. Et Cherry, ça va ? »


Holly hausse les épaules.


« Elle a passé la journée d'hier à gerber. Encore désolée, d'ailleurs. T'as trouvé de quoi te préparer un petit-déj ? »


Les sourcils d'Azura s'arquent de surprise. Voilà donc la raison de son absence. Pourquoi ne lui en a-t-elle pas fait part plus tôt ? Juste parce qu'il ne lui a pas demandé ? Elle pourrait faire le premier pas, de temps en temps.


« J'ai survécu. Dis, en parlant de Cherry, t'as des idées pour Noël ? Je voulais faire des cadeaux à tout le monde mais j'ai pas d'idée pour elle.

- Waoh, fait Holly, admirative. Elle avait pas tort de te demander si t'avais avalé une licorne.

- Quoi ? Je suis toujours comme ça. Tu le saurais si tu me connaissais un peu plus. »


Elle ricane, les épaules voûtées.


« Je te taquine. Moi aussi, je cherche une idée. C'est pas évident parce qu'elle a tout ce dont elle a besoin à la maison. Par contre, je peux te faire une liste de trucs à ne pas lui offrir. Sous aucun prétexte.

- Pas d'alcool, j'imagine.

- C'est l'interdit numéro un. Ensuite, rien avec des amandes ou des noisettes. Elle est allergique à tous ces trucs.

- On pourra peut-être lui trouver quelque chose le 22 ? Elle a l'air de bien aimer ce genre de machin.

- Ce genre de machin ?

- Tu sais ... l'art, tout ça. »


Azura guette une réaction. Hormis un froncement de sourcils agacé, Holly n'en a pas de suspecte.


« Ouais, râle-t-elle. J'aimerais mieux qu'elle se fasse une raison.

- Comment ça ?

- Eh, ça suffit avec toutes tes questions. On a un client.

- Ça me dérange pas » fait Johnny avant de reprendre une gorgée de son café.


Holly lui lance un regard déconfit, comme si elle comptait sur lui pour échapper à son interrogatoire.


« Tu disais que tu détestais les artistes, l'autre fois, insiste Azura. Comment ça se fait ? T'as eu une mauvaise expérience ?

- Non, non. Ils sont juste ... irresponsables. Mal élevés. Et prétentieux en plus de ça. Crois-moi, si un jour t'as le malheur de te lier d'amitié avec l'un d'entre eux, t'auras vite fait de t'en rendre compte.

- Donc t'en as connu un quand même.

- T'es de la police maintenant ? Laisse-moi respirer, tu veux ? »


Azura se pince les lèvres. Il se croyait capable de tâter le terrain, mais il est allé trop loin.


« Pardon.

- Arrête juste de me questionner sur tout et n'importe quoi et on sera quittes. Sinon, on parlait de Noël. Tu sais si Gaël et Morgane ont des allergies ?

- Euh ... bafouille Azura, surpris par la question. Morgane a mentionné son allergie au pollen, une fois. Gaël en a pas. Enfin, pas à ce que je sache.

- Hm ...

- Gaël ... »


Ils s'interrompent pour poser un regard confus sur Johnny Gunn. Celui-ci a un rire calme, pas vraiment amusé, auquel le rictus de sa bouche donne un air presque malveillant.


« C'est son nom ? Au gamin de la décharge ?

- Qu'est-ce que vous voulez dire ? Il vit pas dans une décharge.

- C'est pas ce que j'entends par-là. »


Azura fronce les sourcils. Il comptait passer seul au Wendy's pour lui poser la question mais, puisqu'il aborde le sujet de lui-même, autant profiter de l'occasion.


« Alors vous entendez quoi ?

- Eh, je suis pas sûr d'avoir le droit de te raconter ça ... »


Il contemple Azura un instant, amusé par son impatience. Comment ose-t-il ? songe rageusement le jeune homme. Comment ose-t-il jouer à ça avec Gaël ?


« Je plaisante, lâche enfin Johnny. Je me fous bien de vos histoires, moi. Je l'appelle comme ça parce que je l'ai croisé à la décharge une fois. Je savais pas comment il s'appelait, du coup c'est devenu le gamin de la décharge. Faut dire que je pensais pas le revoir un jour.

- Et qu'est-ce qu'il faisait à la décharge ?

- Il pétait des trucs en gueulant comme une banshee. Je te jure, quand je l'ai entendu, j'ai cru que c'était un meurtre. Mais c'était juste un gosse en train de foutre le bordel en se lacérant le visage comme un fou furieux. Laisse-moi te dire que j'ai vite passé ma route. »


Derrière le comptoir, Holly semble mortifiée. Azura serre le poing.


« Vous vous foutez de moi ? Parce que c'est pas drôle.

- Pourquoi j'inventerais un truc pareil ? Je l'ai dit, vos histoires, c'est pas mon problème. T'as qu'à lui demander si tu me crois pas. »


Sa mâchoire est si contractée que ses dents grincent les unes contre les autres. Que Johnny dise la vérité ou non, cette personne qu'il décrit n'est pas Gaël. Cette ... colère aveugle n'est pas Gaël. Il veut bien admettre que son ami ait des problèmes, mais ...


Il a dû me confondre avec quelqu'un d'autre. Ça arrive.


Azura le revoit se frotter le nez. Il baisse les yeux, incapable de soutenir plus longtemps le regard provocateur de Johnny Gunn.


« Je vais faire ça. »




L'homme aux cheveux gras est parti depuis longtemps lorsque Gaël prend son appel. Azura soupire de soulagement. Il s'était presque résigné à ne pas entendre sa voix ce soir.


« Hey, fait-il. Bien rentré ?

- Bien rentré. Désolé, j'ai pas pu te répondre plus tôt. J'étais débordé.

- C'est rien.

- Je peux faire quelque chose pour toi ? » s'enquiert Gaël après un silence prolongé.


Azura se pince les lèvres. Cette histoire de décharge n'est pas la seule chose dont il voulait lui parler. Peut-être ferait-il mieux de la garder pour la fin.


« Je voulais te remercier. Tu sais, pour pas m'avoir demandé si j'avais quelque chose à voir dans la mort de Jefferson.

- T'as pas à me remercier pour ça, Azu. On sait tous que tu ferais jamais une chose pareille.

- Je l'ai déjà fait, lui rappelle-t-il. Avec Campbell.

- La situation était différente. D'après ce que tu m'as dit, c'était la seule façon d'arranger les choses. Personne peut t'en vouloir d'avoir fait disparaître une ordure pareille, d'autant plus que c'était pas volontaire.

- Tu le penses vraiment ?

- Oui. Je pense que c'était mérité. Je pense que parfois, c'est ... c'est la meilleure chose à faire. »


Le silence retombe tandis qu'ils se plongent chacun dans leurs réflexions. Le souvenir de Campbell laisse toujours dans la gorge d'Azura ce goût de plomb. Pas parce qu'il regrette, mais précisément parce qu'il ne regrette pas. Il a tué un homme et ne décèle pas en lui le moindre soupçon de remords. Pire, il cherche l'approbation de ses amis innocents pour le conforter dans ses émotions. Pour entendre d'une autre bouche que, parfois, faire disparaître un être humain est la meilleure chose à faire. Est-il si différent de cette personne qu'ils recherchent ? Azura n'y réfléchit jamais bien longtemps de peur de laisser le doute s'installer.


« Mais puisque t'en parles, fait Gaël à l'autre bout du fil, j'ai quelque chose à te demander.

- Tout ce que tu voudras.

- Je veux une promesse. Je veux que tu me promettes de jamais faire une chose pareille pour moi. »


Azura cligne des yeux sans comprendre.


« Qu'est-ce que tu veux dire ?

- Je veux dire qu'avec ... ce que je vous ai raconté sur Jefferson, je sais qu'aucun de nous regrette vraiment ce qui lui est arrivé. Mais même s'il m'avait fait pire, je veux pas que tu te laisses dépasser par ta colère. Que tu vives un deuxième Campbell. Même s'il m'arrive quelque chose ...

- Gaël, s'il t'arrive quelque chose, je ...

- Laisse-moi finir, Azu. Même s'il m'arrive quelque chose, je veux pas que tu culpabilises. Je veux pas que tu souffres à cause de moi. Tu comprends ? »


À nouveau, il se pince les lèvres. Il a souffert chaque seconde qu'il a passée loin de cette ville. Loin de lui. Si quelque chose arrive à Gaël alors qu'ils viennent tout juste de se retrouver, Azura n'y survivra pas.


« Je peux pas te promettre ça. Je ... T'es trop important pour moi, Gaël.

- Et tu l'es pour moi. Je te ferais pas une demande pareille dans le cas contraire.

- Pourquoi tu parles de ça maintenant ? insiste Azura, sentant l'angoisse s'installer. Qu'est-ce qui t'arrive, à la fin ? Y a quelque chose que tu me dis pas ?

- Non ... non, Azu, c'est pas ça du tout. C'est le rêve de Morgane qui m'inquiète. »


Dans la confusion, Azura met un moment à comprendre où il veut en venir. Il se redresse, les yeux ronds, la respiration suspendue.


« Tu crois que je pourrais être responsable d'un truc pareil ?

- Je crois rien du tout pour l'instant. Je me contente d'hypothéser. En l'état des choses, c'est tout ce que je peux faire.

- Tu sais que je tuerais jamais tous ces gens. Morgane parlait de la ville entière.

- Je sais. J'ai une confiance aveugle en toi, Azu. Mais le don que tu as ... Tu l'utilises pas volontairement. Et si tu ... si tu ... si tu tiens à moi autant que je tiens à toi, alors je ... »


Gaël éloigne le combiné de sa bouche le temps d'avaler ses émotions. Azura rapproche le sien de son oreille comme s'il pouvait l'aider à mieux comprendre son ami. De quoi a-t-il si peur, au juste ? Qu'Azura détruise la ville par chagrin ? Il aimerait trouver cela ridicule, mais la simple perspective d'être séparé de Gaël à nouveau l'emplit d'une terreur indescriptible. Alors celle de le perdre à tout jamais ...


« Eh, souffle-t-il une fois Gaël revenu en ligne, je promets de pas détruire le monde la prochaine fois que tu te feras piquer par un moustique. Ça te va ? »


Gaël a un rire mouillé, un rire dans lequel se devinent les fantômes de larmes avortées.


« C'est la meilleure promesse que tu puisses me faire ?

- Oui. Tu sais bien que j'ai jamais été doué pour les tenir, de toute façon.

- Alors ça me va. »


Ils laissent le silence retomber, savourant la simple présence de l'autre de longues secondes avant de le briser.


« Tu voulais me parler d'autre chose ? demande Gaël.

- Deux autres choses, en fait. Je pensais à l'enterrement de Jefferson tout à l'heure. On pourrait s'y pointer, voir qui y sera. C'était notre prof, on devrait pas faire trop tache.

- Sérieusement ? »


Réalisant très bien que Gaël ne peut pas le voir, Azura hoche la tête. Ça lui paraissait être une bonne idée, sur le coup.


« Tu penses que le coupable y sera ? poursuit Gaël. Qu'il est détraqué au point d'aller à l'enterrement de ses victimes ?

- C'est ce que je ferais à sa place. C'est quand même une sorte de tueur en série. Il doit chercher une certaine gratification, non ? Une espèce d'auto-récompense. Il prélève déjà pas de trophée sur ses victimes, alors ...

- Il sait peut-être que c'est toujours comme ça qu'ils se font avoir dans les romans. Mais je laisse sa psychologie à tes bons soins, monsieur le profileur.

- Je te rappelle que c'est toi qui as parlé d'un tueur en série le premier. Sur la plage, l'autre jour.

- C'était plus une supposition qu'autre chose. Je suis pas sûr que la définition s'applique à notre corbeau.

- Notre quoi ?

- Ben, euh ... Je me disais que la mort de Jefferson était un peu comme une menace anonyme, alors ... voilà. Le corbeau.

- Comme la méchante dans Trois Petits Chats ? remarque Azura, amusé.

- Peut-être. Mais comment on va faire pour savoir quand l'enterrement de Jefferson aura lieu ? Je me sens pas capable d'interroger ses proches sur un sujet pareil. Je veux dire, il a même pas de proches. Ses parents vivent super loin, il avait ni frère ni sœur et il était pas marié.

- Je connais une journaliste qui saura peut-être. Elle a tendance à mettre son nez partout, alors ...

- Oh ? Tu nous caches tes contacts ? Comment elle s'appelle ?

- Olga O'Malley. Tu sais, la potentielle sœur de Stef.

- Ah ... »


Gaël se permet un moment de mutisme. Azura en profite pour enchaîner sur le troisième sujet.


« En parlant de Stef, Holly voulait vous remercier toi et Morgane de lui avoir gagné un nouveau client. Johnny Gunn était là quand je suis rentré.

- Ugh, fait Gaël, dégoûté. Toujours aussi charmant ?

- Toujours égal à lui-même. Il, euh ... il a reparlé de la décharge.

- Quelle décharge ?

- Celle dans laquelle il pense t'avoir vu. La seule de Sunnyside.

- Oh. Je te l'ai dit, il a dû me confondre avec quelqu'un d'autre.

- Gaël ...

- Qu'est-ce que j'irais faire dans une décharge ? Y a rien à récupérer là-bas. C'est moche, ça pue et je serais capable de me blesser sur à peu près n'importe quoi.

- Gaël, t'as failli te frotter le nez en me racontant ça. Tu crois que j'ai oublié tes manies ? Tu peux pas me mentir. Pas à moi. »


À nouveau, le silence. Gaël finit par soupirer.


« Il t'a dit quoi, au juste ?

- Qu'il t'a vu casser des trucs et ... crier. Que tu te faisais du mal. Il disait vrai ?

- J'étais pas moi-même ce jour-là, Azu. Avec papa, maman, Jefferson, et ... et tout le reste, j'ai eu des périodes vraiment confuses. Je savais pas ce que je faisais. Mais ça va mieux, maintenant. Je suis remonté à la surface. Tu veux bien me croire ?

- Bien sûr que je veux bien te croire. Mais me cache pas des trucs pareils, OK ? Viens m'en parler la prochaine fois. Je ... »


Je t'aime. Je veux te soutenir.


« Je veux être là pour toi. T'as plus à traverser ça tout seul.

- Je sais, Azu. Merci. Je voulais pas t'inquiéter, c'est tout. Je te ferai subir toutes mes crises de nerfs, à l'avenir.

- Tu promets ?

- Je promets seulement si tu promets de pas détruire le monde par amour pour moi.

- Je considère ça comme un oui. »


Gaël rit du même rire mouillé que tout à l'heure. Ils se remettent de leurs confessions dans un parfait mutisme. Nostalgique, Azura laisse ses yeux vagabonder sur son plafond. Est-ce que les étoiles brillent encore sur celui de Gaël ? Les étoiles projetées par sa lampe sur lesquelles ils traçaient leurs constellations ... Comme il aimerait les revoir. S'allonger aux côtés de son ami et tendre le doigt vers le ciel. Azura devrait lui proposer de passer chez lui encore une fois. Peut-être qu'il acceptera, maintenant qu'ils ont promis de tout se dire.


« Oh, se rappelle-t-il juste après avoir essuyé un nouveau refus, Holly voudrait savoir si t'as des allergies. Pour son cadeau super secret de Noël, je suppose.

- Aucune à ma connaissance. J'ai au moins ça pour moi.

- Monsieur Parfait est modeste.

- Tu m'idéalises encore ?

- Peut-être. En tout cas, Holly sera heureuse de l'apprendre. Dis bonjour à Joy pour moi.

- Ce sera fait. Bonne nuit, Azu. Je ... je suis content d'avoir pu te parler.

- Moi aussi. Si tu savais à quel point » ajoute-t-il après l'avoir entendu raccrocher.


Il contemple son écran de fond un moment avant de regagner le rez-de-chaussée. Holly vient tout juste d'enlever son tablier.


« Gaël a pas d'allergies, lui annonce-t-il. Je lui ai demandé.

- Oh ... c'est bien. »


Elle se tourne vers lui avec lenteur et le dévisage en se frottant le menton. Elle essaye de le cacher, mais Azura ne l'a jamais vue aussi inquiète.


« Il va bien ? s'enquiert-elle. Gaël ?

- Mieux. On ... on a parlé. De la décharge, tout ça. »


Holly hoche sagement la tête. Vu comment elle réagit à ses questions, Azura sait qu'elle ne lui en posera pas plus.


« C'est bien, dit-elle. Tu veilles bien sur lui, hein ? C'est important, les amis.

- Je sais. On a veillé l'un sur l'autre toute notre enfance.

- C'est bien, répète-t-elle. J'espère que vous le ferez à l'âge adulte aussi. »


Azura lui sourit sans répondre. Il l'espère également.


« Il t'aime bien aussi, tu sais, lance-t-il à Holly avant qu'elle le quitte. Gaël. Et il aime bien ton thé.

- Ah oui ? Ça fait plaisir à entendre. Merci, Azura. »


Elle hésite un instant avant de faire quelques pas vers lui. À la surprise du garçon, sa tante lui tape amicalement le bras.


« Tu sais que je t'apprécie aussi, hein ? C'est pour ça que je te charrie autant. C'est comme ça que je montre mon affection.

- Tu fais pas ça avec les autres.

- Les autres, c'est les autres. Toi, c'est toi. T'apprécierais pas que je t'appelle mon poussin et que je te regarde manger, si ?

- J'en ai des frissons rien qu'à l'imaginer.

- Tu vois ? Pour Gaël, c'est pas pareil. Il a l'air tellement triste tout le temps, je ... je peux pas le traiter comme toi. Ça le ferait souffrir. »


Azura baisse les yeux pour réfléchir à ses propos. Il ignore si Holly plaisante ou non mais, en ce qui concerne Gaël, elle n'a probablement pas tort. Azura sait qu'il apprécie l'attention qu'elle lui porte. Peut-être a-t-elle deviné son manque affectif grâce à une sorte d'instinct maternel fossilisé (en toute honnêteté, il ne soupçonnait pas Holly d'en avoir jamais eu un).


« C'est l'esprit de Noël qui te rend aussi mielleuse ? dit Azura pour couper court aux confessions sentimentales. Ou t'as avalé une licorne, toi aussi ? »


Holly a un sourire en coin.


« Je vois que tu commences à comprendre. Bonne nuit, Azura. Traîne pas trop en bas ou tu risques d'attraper froid.

- Bonne nuit, Holly. Dis bonsoir à Cherry pour moi. »


Elle lève le pouce dans sa direction. Azura attend qu'elle ferme le volet pour s'appuyer contre le comptoir. Malgré le poids que les récentes discussions ont enlevé à ses épaules, il n'est jamais tout à fait tranquille.

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