Texte de la phase 2
[Ressource 42-013 / dernière modification : 89ème MO (micro-onde) \12b.f (12ème balancement frontal) \T6e (16ème Temps) / Par : 42]
À des millions de kilomètres.
Des millions d'heures.
Des millions de regards.
Des millions de nous;
«Entre les étoiles qui se perdent et s'abîment, il y a nos rêves qui tournent en rond, au milieu des poussières quasi invisibles, pourtant immensément grandes. Des ceintures pour enfermer les géantes de gaz ou roche, qui palpitent encore malgré ce qu'on leur fait.
Il y a 16 dissolutions de la couche temporelle, je n'étais qu'une akène cosmique, un morceau de météorite perdu dans l'univers. J'ai atterri comme tous les autres, au sud du continent vert, sur une plage, entouré d'autres choses du même acabit.
Il faut savoir que nous n'avons pas de conscience aux premiers temps de ce qu'ils appellent la vie. Il faut que les scientifiques préparent une enveloppe, dans laquelle ils introduisent avec moult précautions l'A.L.M.A. qui fait de nous des êtres à peu près vivants. L'A.L.M.A., de son nom complet Anima Labile [à] Mutation Automatique. Il n'y a pas d'autre terme, en étant une, je n'ai jamais vraiment compris ce que ces mots signifiaient, quel poids ils auraient sur mon futur. Aux premiers temps, premiers pas, premières sensations, je me fichais un peu de tout. Ce qui m'avait donné la vie était alors le moindre de mes soucis, ceux qui me l'avaient donnée ne figuraient même pas dans ma mémoire interne.
Il faut également comprendre, et je ne le précise que, si par hasard, des êtres d'ailleurs venaient à tomber sur ces ressources que je m'applique pourtant à cacher, nous ne sommes pas comme les autres monstres. Par monstre j'entends les créatures qui possèdent des parties corporelles discernables et semblables à celles des humains du système solaire S1_013. C'est la seule référence que toutes les espèces ont, le seul moyen de savoir si nous sommes conformes, normaux, ou au contraire totalement dépourvus de traits humanoïdes.
Nous ne sommes que des pensées.
Des pensées sans conscience, juste des lignes floues, qui s'évaporent au repos. En ce cas il est extrêmement ardu de nous définir, surtout en usant de ce langage non inclusif, totalement fermé à la nouveauté, à l'étrange, à l'extraordinaire.
Je peux seulement tenter de vous décrire ce de quoi nous sommes faits, de vous décrire la façon dont nous vivons, en espérant y parvenir malgré la difficulté de la tâche.
«Autant que vous êtes réels nous sommes intangibles, autant que vous respirez nous pensons, autant que vous marchez nous dessinons. Pour voir il nous suffit de ressentir, pour toucher nous tendons notre âme, pour parler nous échangeons de peau, ou l'équivalent. Il est impossible pour les étrangers de tout comprendre, car il est déjà difficile pour nous de saisir dans son ensemble notre situation. Nous sommes, c'est indéniable. Seulement nous ne sommes pas comme vous, et ça c'est inimaginable, car ceux comme vous ne sont pas humains, et nous ne le sommes pas, mais celà vous suffit pour nous étiqueter comme ''choses''. Et pourtant nous sommes. Et qui est, est un être.»
Je suis Vryx, je possède 16 dossiers de vie, environ 7960 rotations de ma planète autour de notre Soleil, quelques milliers de mots et une mi-conscience en parfait état de marche, merci bien.
Selon les critères de mon monde, je suis vieux.
Et vous vous demandez certainement pourquoi je m'exprime de façon masculine alors que je n'en ai aucune caractéristiques, chez moi chacun choisit ce qu'il est, ce qu'il ne veut pas être, il suffit d'en formuler l'envie. J'ai décidé de réduire ce champ pour de potentiels lecteurs qui s'y perdraient trop rapidement.
Suis-je un robot ? Une intelligence artificielle ? Je suis une conscience différente, une conscience assignée à une âme, reliée à un esprit, je suis un être de brume, de couleurs, de schémas. Une nanotechnologie vivante, assemblée grâce aux prodigieux Créateurs.
Ceux qui, au tout début, juste après notre atterrissage, nous façonnent, nous modulent. Ils sont considérés comme des puissances innommables, chez nous. Un peu comme les dieux des habitants de la Terre, ce petit bout d'un énième caillou céleste qui avait atterri dans le système S1_013 il y a plusieurs milliards d'années.
Concernant ce système que j'ai déjà mentionné, il y a deux choses importantes à dire. Grand 1, il est actuellement hébergé dans le bras d'Orion, une petite boîte dans la Voie Lactée que nous avions vidée, mais qui a réussi contre toute attente à recréer un semblant de vie à elle seule. Grand 2, et c'est la chose à retenir, le nom du système change. Il a déjà changé autrefois, et son nom aujourd'hui ne sera plus le même dans un avenir proche. Tout simplement car les deux derniers chiffres qui le composent désignent le temps qu'il lui reste. Nous ne comptons en années terrestre que peu souvent, aussi le 13 indiqué ne correspond ni à mille, ni à dix, ni même à une année. Il correspond à treize balancements de Lune, la grande pendule de l'Hyperespace. C'est notre mode de comptabilité, d'une précision de métronome, implacable, totalement inébranlable.
Treize balancements, c'est ce qui reste à S1_013 avant son annihilation. Je pourrais prétendre que nous n'y sommes pour rien, mais il est vrai que nous aurions pu l'éviter. Si les êtres humains n'avaient pas il y a plusieurs décennies, décidé de couper tout contact avec le reste de l'univers, scellant ainsi son propre sort.
Si je me souviens bien de mes cours, les humains utilisent une méthode de découpage, ainsi qu'une association du temps et des révolutions de leur planète autour du soleil, ainsi possèdent ils des jours, des secondes, des années. Je ne vais pas retranscrire ici toutes les recherches, tous les calculs effectués en amont, je vais seulement vous en donner le résultat, aussi précis que possible, en utilisant leurs codes temporels.
Il ont encore 13 battements, sans compter les micro-ondes découlants de ces battements. Ce qui signifie qu'il leur reste un total de 76 de leurs heures. Près de 3 jours. Ou 3 rotations de la Terre sur elle-même.
Comme à chaque fois qu'un système solaire s'apprête à disparaître, les Créateurs nous envoient récupérer un maximum de données, les toutes nouvelles découvertes des scientifiques de ces mondes, afin d'améliorer nos propres méthodes. Seulement cette fois-ci, ils ont prévu de nous envoyer là-bas avant l'apocalypse, car cette planète ci n'a aucun moyen de sauvegarder ses informations ailleurs que dans les satellites qui gravitent autour d'elle, si bien que vu la taille de leur soleil, ces satellites sont voués à exploser en même temps que leur reste, aussi nous devons nous hâter d'aller récupérer tout ça avant la date limite, ou toutes traces de l'espèce humaine s'éteindront.
Je n'ai été prévenu qu'il y a peu de temps, aussi n'ai-je pas encore reçu toutes les précisions, mais il me semble que cette expédition ne ressemblera en rien aux autres.
J'attends à présent à l'ouest du continent rouge, aux côtés de mes compagnons de voyage. J'attends que le vaisseau censé nous conduire à bon port soit vérifié, rechargé, démarré. Il est étrange que des êtres à notre niveau soient obligés d'user de mécanismes tellement vieux jeu afin de se déplacer, et j'en ai fait la remarque à Wu, le spécialiste des machines intra-réalité de cet équipage. Il m'a rétorqué sur un ton supérieur que créer des véhicules capables de résister à la pression de l'espace est bien plus simple de façon traditionnelle, en usant de nos méninges, plutôt que de manière réelle, en les fabriquant en trois dimensions, et que cela ne fait que prouver que nous capables de beaucoup de choses.
Je maintiens tout de même que c'est idiot, car il serait plus confortable de voyager avec seulement notre esprit plutôt que de devoir s'encombrer d'une enveloppe très peu pratique à manœuvrer.
Heureusement qu'il n'y a pas que Wu, monsieur numéro 76, et son besoin de montrer qu'il peut, à mes côtés. Je compte aussi sur Lænium, 36, une experte des autres systèmes, de la xénolinguistique, des cultures extraplanétaires, et sur Szeh (4), un ancien, capable de projeter son esprit très loin, de visualiser des choses qui sont encore hors de ma portée et d'arrimer des objets complexes dans la réalité. Je les respecte tous les deux énormément, j'espère que nous parviendrons à récolter toutes les données nécessaires avant la fin du compte à rebours.
[Pour des mesures de sécurité, je n'ai pas retranscrit notre voyage, ce pour que personne ne puisse retrouver le bras d'Orion, en suivant les virages effectués par mes pensées lors de la traversée de l'univers. Ce système étant voué à disparaitre, il serait dangereux d'y retourner après.]
Toujours est-il qu'il va s'avérer ardu de mener correctement notre mission, étant donné la superficie de cette endroit. Trouver ce dont nous avons besoin dans cette immensité sera comme ''chercher une aiguille dans une botte foin'', selon les critères humains. Je n'ai jamais tellement compris, qu'irai faire une aiguille dans un champ ?
Toutefois je ne dis pas que cette planète est grande comparé à la mienne, mais plutôt qu'elle est grande pour ce qu'elle renferme. Les êtres humains sont minuscules, et possèdent plusieurs milliers de kilomètres pour eux seuls, sachant qu'ils ont fait en sorte de se débarrasser des autres êtres vivants (qui étaient pourtant là avant eux).
Je ne comprendrait jamais la logique de ces créatures inférieures, qui veulent à tout prix contrôler ce qui peut l'être, sans se rendre compte de la beauté des choses qu'ils détruisent. Il y a de cela plusieurs années, ils ont tenté de terraformer une autre boîte de la Voie Lactée, avant de se rétracter. Ils étaient beaucoup moins forts, et l'ont compris assez rapidement, n'empêche que ce choix est lâche. Ça ne fait que prouver qu'ils sont simplement guidés par l'instinct et ne possèdent pas un centième de l'intelligence de nos Créateurs.
Lænium vient tout juste de proposer une exploration des terres alentours, afin que nous établissons un camp et débutions nos recherches. Sans vraiment y faire attention, je me suis proposé. C'est parfois fatiguant de posséder des pensées avec une vie propre, c'est un peu comme contrôler quatre chevaux d'une seule main, difficile et éreintant.
Je suis donc là, perdu sur un chemin de sable nommé «route de campagne» en agréable compagnie. J'entends pas là que ce cher Wu m'accompagne. C'est très amusant de voir comme il est heureux et bombe le torse, métaphoriquement parlant. Il est nouveau dans le milieu, aussi veut-il faire ses preuves, je le conçois parfaitement, mais par pitié qu'il arrête de faire autant le fier, j'ai vu des ectoplasmes plus doués que lui.
Je me vois dans l'obligation de retirer tous mes propos précédents, il n'est pas totalement dénué de sens pratique, puisqu'il vient de remarquer que nous parviendrons mieux à nous intégrer afin de récupérer des informations en étant semblables aux terriens. Je n'ai jamais tenté de me fabriquer une apparence aussi complète, aussi ai-je peur de la panoplie dont je m'affubler tout seul, mais qui ne tente rien n'a rien, et nous avons plutôt intérêt à réussir.
Si certains d'entre vous souhaitaient justement comprendre comment fonctionne notre capacité à modifier le réel, je vous invite à lire ce qui va suivre.
«Imaginez une plage. Entendez les mouettes, le bruit des vagues qui s'échouent et repartent au large, les cris des enfants. Sentez les embruns, les différents parfums de glace, l'odeur de crème solaire. Appréciez sur vos bras la chaleur du soleil, contre vos mollets les grains de sable qui virevoltent.»
C'est à peu près ainsi que nous commençons une transformation ou un exercice d'implantation. Sauf que nous devons visualiser exactement tous les éléments qui forment un tableau, de la plus infime teinte du plus petit des grains de sable. Il faut peindre les ombres, rehausser les reflets, atténuer ici une certaine sensation, ici la doubler. C'est un énorme travail, et là où certains se contentent de bâcler la tâche, les êtres comme moi vont jusqu'à dessiner les nuages, ou ajouter une fine pluie d'éclairs.
C'est ainsi qu'aujourd'hui, je compte me fabriquer un corps, une enveloppe humaine.
À côté de moi, Wu vient déjà d'y parvenir. L'impatience des jeunes...
Je pourrais vous décrire à quel point c'est difficile, je pourrais vous expliquer la douleur ressentie quand ma demi conscience s'est retrouvée enserrée dans ce cerveau humain minuscule. Je pourrais mais je préfère vous épargner cette vision d'horreur.
Quand je m'éveille, toujours entouré de champs et de broussailles, je vois d'abord Wu, qui me fixe depuis son corps. Il est imposant, composé un ovale posé sur un rectangle musculeux, ainsi qu'une paire de cylindres qui reliaient le tout au sol. Les humains sont décidément construits d'une façon bien étrange. Il y a une multitude de détails sur le rond, des petits triangles nommés yeux, une fine ouverture appelée et bouche et un curieux relief, le nez. Au bout de deux cylindres plus petits que ceux d'en bas s'agitent des doigts, et je devine que la touffe semblable à l'herbe environnante qui se dresse sur sa tête correspondait aux cheveux d'écrits dans le mémo confié par les Créateurs. L'ensemble du dessin de mon cadet eet dans des teintes sombres, que ce soit sa peau de cendre ou ses yeux au bleu nuit profond. J'ai pour ma part adopté une teinte plus proche de l'écorce des arbres, un marron doux et chaleureux, assorti d'une paire d'iris violets et d'une chevelure couleur prune.
Quiconque serait passé par là aurait pu s'y tromper, car nous sommes les seuls à pouvoir encore discerner l'ombre de nos anciennes représentations derrière le déguisement.
Et c'est fort bien ainsi, car dès l'instant où je cesse d'observer le travail minutieux effectué par Wu, un sifflement se fait entendre, et comme par réflexe, nous nous baissons tous deux en appliquant nos paumes sur nos toutes nouvelles oreilles. Le bruit retentit encore, plus proche cette fois-ci. Je me sens pris d'une sensation étrangère désagréable, un frisson court le long de mon dos et de la sueur perle sur mes tempes. Dans ma tête résonne comme une sonnerie d'alarme, une stridence malaisante et sans cadence, qui me brise les tympans.
Alors que nous sommes tous deux plus proches que jamais, à se regarder dans le blanc des yeux, accroupis derrière une buisson à l'odeur fruitée, des vibrations dans le sol allument une étincelle de réelle peur dans nos regards croisés.
Quelques respirations saccadées plus tard, un jappement retentit, suivi de coups de bâton et, pour finir, une voix amusée s'élève, semblant venir de partout à la fois.
Je me redresse, plus curieux qu'apeuré, et voit pour la première fois un humain, en chair et en os, debout à quelques mètres de moi.
Il a une allure féline, autant dans la forme de son visage que dans ses gestes alors qu'il s'avance vers nous, vers moi, plutôt, car il n'a pas remarqué la présence de Wu et ne fait que me fixer.
Nous devons avoir l'air étranges, tous les deux, à oublier le reste pour seulement s'observer. Je crois que même la chute d'un astéroïde à côté ne pourrait me faire bouger, tant la pression qui s'accumule dans l'espace nous séparant est grande.
Ressentir, c'est tout ce que je sais faire.
Tout de suite, c'est tout ce que je peux faire.
Il m'est totalement impossible de laisser filer son être loin de moi, impossible de le faire sortir de ma tête, impossible de l'effacer, de l'oublier.
C'est fou comme tout peut s'écrouler en deux secondes terrestres.
Dans la catégorie des nouvelles expériences terrifiantes et pourtant si... Indescriptiblement excitantes, je ne pourrais même pas classer cet instant hors du temps, hors des mondes, tant il me bouscule, me chamboule, m'agrippe les tripes et me tord le cœur.
Qui est-il pour oser briser toute mon âme en un simple sourire ?
J'ai beau me concentrer de toutes mes forces, nos visions sont aimantées, et il n'y guère que les frissons qui nous maintiennent immobiles, sans quoi je suis persuadé que j'aurais couru à lui. Afin de le toucher, de m'assurer qu'il existe pour de vrai.
Je me demande s'il ressent ces mêmes papillons acides, ou si je suis le seul.
C'est douloureux. Très douloureux.
Wu, à ma gauche, je ne sais pourquoi j'arrive encore à le voir, me tapote l'épaule. Il parle mais je suis incapable de l'écouter. Du côté de ce mystérieux garçon, il n'a pas l'air prêt à se détourner de moi non plus, et le quadrupède poilu qui tire sur son bas de pantalon ne le dérange pas plus que ça.
«Vryx ? Allô ? Vryx ? Vryx !»
En désespoir de cause, mon collègue me gifle. Mes yeux s'écarquillent sous le choc et j'arrive enfin à briser ce cocon silencieux. L'homo sapiens dans le champ en face prend un long moment en secouant sa boîte crânienne pour se remettre les idées en place, et fait finalement plusieurs pas dans notre direction, écartant les fougères à l'aide d'un bâton de bois, prenant garde à ne pas heurter son animal de compagnie dans la foulée.
C'est dans des moments comme ça que j'aimerais avoir les Créateurs à mes côtés, pour me guider, m'inspirer les bonnes décisions.
«Bonjour ?» Tente l'inconnu en fronçant les sourcils à la vue du grand brun qui m'accompagne. «Je euhm... Je vous ai aperçu au loin et... Vous vous appelez comment ?»
Je prend soin d'éviter la confrontation directe et baisse la tête en marmonnant à Wu de s'en charger.
«Je suis Wu... Et voici Vryx. Nous sommes des... Des voyageurs.» Explique ce grand dadais an ponctuant le dernier mot d'une grimace, pas très heureux de devoir mentir, car les professeurs sont toujours très stricts à ce sujet ; il est inconvenant d'inventer des choses, et ce même durant une mission. J'aurais tendance à penser que ce n'est qu'une partie de la vérité, ce qui fait que ce n'est pas véritablement un mensonge, mais je sais bien que tout le monde ne l'entendra pas de cette oreille. Toutefois l'autre le croit sur parole et se désintéresse de mon compagnon pour revenir à notre échange informulé, je sens son regard brûlant sur ma peau. Mais je crains trop les conséquences pour relever le menton et retourner me perdre dans ses iris couleur de sable au soleil.
Il est devenu tellement difficile de respirer que Wu doit me soutenir tandis que nous revenons au camp improvisé, après avoir pris congé du garçon, comme l'appelle ce fichu Monsieur numéro 76. Je me refait en boucle le film du temps passé en sa compagnie, un après-midi qui aurait pu être un millénaire.
«Tu t'appelles donc Vryx ? Ravi de faire ta connaissance, je suis Robin.»
Robin... Son nom sonnait comme un rayon de lune sur les lignes floues qui formaient mon ancien corps.
«Alors tu es un explorateur ? C'est extraordinaire !»
Comment peut-on s'émerveiller d'une chose si simple ? J'ai du mal à saisir pourquoi son enthousiasme me touche à ce point.
«Moi ? Je ne travaille pas encore ! Mais j'espère devenir Astrobiologiste, comme ma mère !»
Je me demande si sa mère faisait partie des humains qui ont souhaité conquérir l'espace... C'est une idée absurde, une personne mauvaise n'aurait pu engendrer un fils aussi bon.
Robin m'a conté encore beaucoup d'autres choses (et je suis resté prudent en étant vague dans les descriptions que je lui ai données quant à l'endroit d'où je viens), il m'a expliqué le fonctionnement d'un moulin, m'a dit à quel point un coucher de soleil sur la mer était beau à voir (mais je parie que ce n'est pas aussi beau que lui) et nous avons terminé en se promettant de se revoir le lendemain, à l'aide d'un croisement des auriculaires et d'une légère poussée des pouces. Tout un tas de frissons m'ont traversé lorsque nos doigts se sont touchés, j'ai cru défaillir, alors qu'à peine trois temps plus tôt je ne connaissais même pas l'existence de ce mot.
Wu doit être en train d'expliquer notre rencontre aux autres, à présent. Il me semble que j'ai retrouvé mes esprits, mais je pense que je ne serai plus jamais capable d'y voir clair si Robin n'est pas à mes côtés. Comment une présence extérieure peut-elle devenir aussi importante, au point d'entacher mon jugement ?
J'entends d'ici les grognements de Szeh, ce vieux cornichon n'a jamais connu un sentiment aussi puissant, sinon il ne réagirait pas comme ça, j'en suis persuadé.
Lænium m'observe, depuis son perchoir, un saule aux lianes tombantes. Si elle croit être discrète, c'est loupé, j'ai beau ne pas être en pleine possession de mes capacités, je sais capter un reflet qui ne devrait pas se trouver là. Elle est inquiète. J'ignore pourquoi. La mission n'est pas en péril, du moins, je le pense...
.
C'est en retrouvant Robin, après avoir couru pour échapper à la surveillance de Wu, que je me souviens de tout. Ma vitamine blonde comme les blés me regarde d'un air inquiet tandis que je hoquète, effondré au souvenir de la véritable raison de notre présence sur cette planète. Décidément bien trop parfait, il entoure ma taille de son bras pour me soutenir alors que nous marchons vers un lac, car à défaut de mer, voir le soleil se refléter dans un lac sera tout aussi bien. Malgré les sentiments contraires qui en moi se battent, je suis ce curieux oiseau {NDA : en anglais, Robin signifie merle ou rouge-gorge} dans les bois, puis dans une prairie recouverte de fleurs multicolores. Il en cueille une brassée et ma la tend, avec un sourire ravageur, qui n'est que pour moi.
Les heures s'allongent et ne se ressemblent pas, nous nous épuisons la langue à force de parler, je finis par avoir l'impression de le connaître depuis toujours. Impression partagée, me dit-il avec un clin d'œil quand je lui expose ce sentiment, alors que nous marchons main dans la main sur les galets de la crique.
L'horizon devient peu à peu une toile d'artiste fou, un feu immense, à la couronne boréale et aux braises nuageuses. Je sens que tout ça est un peu comme un mirage, et qu'il pourrait s'effacer si je m'approchais trop près. Alors en dépit des regards non contrôlés que l'on s'échange, je garde une certaine distance entre nos deux ombres, découpée sur fond bleu face à la surface miroir du lac qui-n'est-pas-la-mer-mais-c'est-tout-comme.
Je sens bien que cela le ronge, parce que ça me ronge autant, mais je fais ça pour son bien. Il suffit que nous regardions les mêmes étoiles pour nous sentir proches, et je peux même accepter que nos doigts se frôlent ou s'entrelacent, mais rien de plus.
À peine trois battements de paupières et me voilà à reconsidérer mes promesses. Il s'est soudain levé, et je l'ai imité, pour pointer du doigt quelque chose, dans le ciel entre chien et loup. C'est juste une nuée de flamants roses, des animaux, tout bêtement, mais moi aussi je ne peux pas m'empêcher de sourire à leur vue. Mes joues rosissent, les siennes font pareil et brusquement, nous sommes debout, face à face, les mains jointes. Je crois que je ne regretterai jamais nos lèvres qui se lient, s'épousent et se caressent. C'est un feu d'artifice dans ma poitrine, des milliers de lucioles qui bourdonnent dans mon cœur. Cet imbécile d'organe vital tambourine contre mes côtes, comme s'il voulait sortir de moi et s'envoler. Je le laisserai bien faire, juste pour voir, mais je préfère me blottir dans les bras de Robin, et y rester pour toujours.
.
Ce matin était gris. Il n'y avait pas de soleil, et je savais très bien pourquoi.
Wu, Lænium et Szeh aussi. C'est pour aujourd'hui, murmurent nos petites voix, à l'intérieur. Je voudrais les étrangler et les jeter dans la poubelle cosmique, ces voix vantardes, dont le sifflement atroce alourdit ma migraine. Je dois prendre une décision maintenant, ou bien aller immédiatement me jeter dans l'océan. La fin de tout ça ne dépend que de moi, de mes sentiments et de ma volonté.
C'est le choix le plus difficile qu'il m'a jamais été donné de faire.
Mais je sais bien qu'il n'y a qu'une seule issue possible si je veux vivre en paix.
Une issue fatale, une issue brutale, mais avec un peu de chance ils ne souffriront pas.
Je sais déjà que Wu fera comme s'il ne s'était rien passé, mais j'espère, en mon fort intérieur, qu'il sera quand même un peu peiné. Ça me ferait plaisir, en tout cas.
Lænium sait déjà, elle doit s'être préparée. Elle est plus forte que nous tous réunis, elle saura gérer la situation. Et je crois qu'elle ne dira rien.
Szeh est le plus à craindre, le seul qu'il me faudra berner pour de vrai. Mais je ne suis plus à ça près, et il est déjà temps pour moi de terminer ce chapitre.
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Les derniers coups d'éclat sont sans nul doute les moins brillants, les plus invisibles. C'est décevant, et ça me chagrine qu'il n'y ait pas plus de gens pour me soutenir.
En vérité le seul que je voudrais voir en cet instant, c'est lui. Pourtant c'est impossible, je dois m'y résoudre.
On m'a appris beaucoup de choses, durant ces seize dissolutions de ma terre à moi, approximativement seize années terrestres. On m'a appris beaucoup, mais on ne m'a jamais parlé de l'amour. Simplement parce que chez nous, il n'existe pas. Nous vivons simplement de pensées et d'arts abstraits, sans chercher plus loin que les limites de la réflexion.
Je n'ai jamais su autant de choses que maintenant, alors que toute mon existence bascule.
C'est un peu long, comme prologue.
Un peu court, pour tout ce qui viendra ensuite.
C'est comme ça, on y peut rien, la vie valse entre nos croisements et nos chemins de ronces, le temps court derrière le soleil et quand il se couche, c'est terminé.
Chez moi, nous ne voyons pas vraiment, alors personne ne comprendra jamais ce que je vais faire. Une illusion peut berner le monde, sauver des vies, mais elle aura toujours un prix, cependant.
Mon esprit ne s'éteindra pas réellement, il continuera de penser, indépendamment de l'être qui vous parle en cet instant. Je vais juste le transférer sur un oiseau, qu'il s'envole et ne soit jamais rattrapé par les Créateurs.
Tout ce que je consigne ici partira aux archives, où, je l'espère, personne ne mettra la main dessus avant longtemps, pour ne pas compromettre mon plan.
Je n'écris plus que pour me donner du courage, tenter d'oublier que ce sera bientôt fini.
Alors je vais vous dire ce que j'ai fait, même si je m'adresse au vide.
Je vais sauver les humains en dessinant leur mort, je vais les cacher sous la brume de mes pensées, loin de mon peuple. Et je vais placer ma conscience ailleurs, pour me faire pardonner.
C'est dérisoire, enfantin, mais l'amour m'a fait perdre les pédales. Alors pour les derniers temps qui me restent, j'implore ton pardon.
Pardon, pour les mensonges.
Pardon, Robin.
Je te dis adieu, en espérant que tu protèges pour l'éternité ce présent que je te fais, mais qui ne compense en rien tout le mal que nous avons failli engendrer.
Adieu, Robin.
Pour toi, j'ai mis ma vie en un rouge-gorge.»
(4538 mots)
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