L'unique premier chapitre de ma vie

Je ne sais pas qui je suis ni d'où je viens. Je ne sais pas où je suis ni où je vais. Je ne sais pas où me mènera cette vie ni si tout cela en vaut la peine. Je ne sais rien de ma propre existence mais après tout, ne sommes-nous pas plus sages en ne sachant rien ? Je ne sais pas. J'ai peur de ne jamais savoir.

Un coup des plus violents se fait entendre, résonnant dans tout l'habitacle, faisant presque trembler les murs de son incroyable puissance. Je me fige, pétrifiée de terreur, pétrifiée par l'horreur à venir. Une horreur quotidienne que j'endure depuis mon premier instant dans ce monde. Un vent glacial parcourt mon être tout entier. Je tressaille. Je suis à présent debout, aux aguets, prête à riposter en cas d'attaque, prête à fuir en cas de danger mortel. Je les entends. Ils sont là, à seulement quelques mètres de moi.

Ces monstres, ces géants terrifiants, ceux qui dominent le monde et l'univers tout entier peut-être. Je n'ai jamais vu l'univers dans sa totalité comme je n'ai jamais vu plus imposants que ces géants qui m'effraient tant. L'inconnu et la différence effraient toujours. Mais lorsque, joint à cela, se trouve de la cruauté aussi vaste et effrayante que le monde céleste, alors l'inconnu et la différence se transforment en un infâme mélange d'ignominie et de turpitude. L'univers est effrayant, il nous contemple nous, petits astres, dans toute sa splendeur et sa grandiosité. Il nous rappelle où est notre place et l'insignifiance de notre vie et de nos actes face à son puissant et inébranlable système en expansion. Il ne cesse de gagner en préciosité et ne cesse de conquérir les terres inconnues. L'univers est le maître de tout et mes bourreaux sont les maîtres de l'univers. Ils sont mystérieux et indéfinissables, ils sont complexes et distinct de tout. Ils écrasent tout sur leur passage et détiennent ma vie entre leurs mains. Ils me rappellent où est ma place et l'insignifiance de ma vie et de mes actes face à leur puissance en expansion. Mais comme il est mené des études complexes pour comprendre l'univers, j'ai mené de complexes études pour les comprendre eux. Leur langage m'était à l'origine inconnu, mais au fils des années, j'ai dû apprendre à vivre avec eux, apprendre à comprendre leurs dires pour mieux pouvoir fuir ou riposter lors des instants de crise.

Je me suis accommodée à leur vie dans l'unique but de survivre.

Je ne pourrais jamais parler leur langage, la nature ne m'a pas pourvue de ce don, mais je peux au moins le comprendre et discerner les informations nécessaires à la vie dont je suis prisonnière.

Leurs hurlements déchirent mes tympans. Mon cerveau est martelé à chacun de leurs pas sur le parquet grinçant.

Ils ont l'air heureux, je ne le suis pas.

Ils ont l'air d'être tout, je ne suis rien.

Ils sont libres, je ne le serais jamais.

Le plus jeune des deux géants m'aperçoit ; je n'ose pas lever les yeux, je n'ose pas croiser son regard, je me contente donc de garder les yeux baissés, n'apercevant que ses pieds. De ce que j'ai pu comprendre, son nom est Alyssa, elle a dix ans, du moins selon eux.

Je ne comprends pas comment l'on pourrait, simplement en examinant le fonctionnement du temps, définir un âge aux choses qui nous entourent. Le temps est indépendant et ne dépend normalement pas du bon vouloir d'êtres inférieurs. Ils ont beau dominer la Terre, le monde, l'Univers et toute la Galaxie, rien ne surpasse et ne dépasse le temps. Le temps ne vous paraît-il pas plus long à certaines heures ? Comment ont-ils fait pour dompter l'indomptable, pour mettre en forme une chose aussi abstraite et imperceptible que le temps. Le temps passant inlassablement, rendant les jours maussades et inintéressants, chaque instant plus terrible que le précédent, chaque seconde de ma captivité invivable malgré la vie que je me tue à mener. Même lorsque tout semble perdu et que notre vie ne trouve plus aucun sens, nous vivons. Nous vivons dans l'espoir de voir un jour cette lumière. Cette lumière dans l'obscurité de nos ténèbres nous annonçant la fin du chaos. Un chaos mortel dont personne ne s'échappe.

La vie est un combat, un test permanent. On dit que certaines choses sont surprenantes, mais la seule chose véritablement surprenante, c'est la vie. Le temps s'écoule et notre vie se bouleverse, tout change du jour au lendemain. Nous sommes tous en évolution constante. C'est cette vie qui nous fait sourire si faussement, cette vie qui nous détruit, cette vie qui nous change. La vie est un test, on tombe pour mieux pouvoir se relever. Moi je pense que la vie est une épreuve, une dure épreuve ; sans le savoir on s'endurcit de jour en jour. C'est en souffrant que l'on devient plus fort. La vie est un jeu, un merveilleux jeu... Cette lumière mythique que chaque être vivant aperçoit en mourant est l'étincelle de bonheur et de paix nous annonçant la fin, la fin de ce combat acharné, le début d'une nouvelle vie. Vivre c'est souffrir, c'est apprendre, c'est grandir ; vivre, c'est se préparer à la vie que nous sommes véritablement destinés à mener ; vivre, c'est devenir digne de vivre sa vie. Sans souffrance, quel sens pourrions-nous accorder à la félicité ? Ils vont de pairs. C'est dans la douleur que les doux instants de bonheur prennent tout leur sens. Le monde se pare alors de mille couleurs et retrouve son éclat, les petits plaisirs de la vie retrouvent leur sens d'origine, le chant des oiseaux nous semble moins lointain, le sourire d'un proche nous semble moins anodin et les fleurs de cerisier qui se balancent au gré du vent annoncent le début d'un printemps nouveau après la glaciale monotonie et monochromie de l'hiver. Alors notre monde redevient, le temps d'une saison, un sublime tableau vivant et scintillant. Tout n'est qu'éphémère et le tourment l'est également. Le bonheur tout comme la désolation s'écoule imperceptible, intouchable, inatteignable. Tel l'eau d'un ruisseau ou l'air que l'on respire. Ils sont la valse de nos vies, celle qui fait danser et tourbillonner nos cœurs ; celle qui donne un sens à notre existence. On trébuche, on se marche sur les pieds, mais l'on continue de danser, de se laisser guider par le rythme endiablé de la vie et ceux jusqu'au dernier pas de danse.

Alyssa se rue sur moi ne me laissant pas une seconde pour déguerpir. Je suis prise au piège, étouffée sous cette masse immonde et repoussante. Ses bras m'encerclent ne me laissant aucune échappatoire. Elle passe sa lourde main sur ma petite tête fébrile avant de descendre doucement le long de mon corps. Elle réitère ce geste, d'ordinaire agréable mais terriblement violent lorsque ce sont ses mains rêches et sa délicatesse inexistante qui me touche. Soudain, je ne sens plus le sol dur et froid sous mes pieds. Je prends de l'altitude, elle me soulève, je pourrais presque toucher le ciel s'il n'y avait pas eu de plafond au-dessus de nos têtes. Cette hauteur me donne la nausée, je sens mon cœur vaciller. Je riposte, je me débats, je la griffe, tente tant bien que mal de m'arracher à son emprise, de fuir, de courir me réfugier dans un endroit sûr. Je la blesse à la joue.

Même si la tension et le danger devenaient de plus en plus oppressants, je n'aurais jamais dû oublier que je ne suis rien et que ma vie tient entre leurs mains.

Alyssa pousse un cri strident, si bien que mes oreilles sifflent tant la violence de ce son inégalable est palpable. Ses doigts crochus restent néanmoins accrochés à ma peau, comme ancrés dans mon être, décidés à maintenir mon mal être.

C'est alors que le deuxième géant fait son apparition. Il s'appelle Chester et n'est autre que le père de mon agresseur.

Il est si grand qu'il pourrait atteindre les étoiles, que ça doit-être beau les étoiles ! Mais à force de passer sa vie entourée des plus grands privilèges et des plus belles étoiles de la voix lactée, on finit par ne plus trouver aucune valeur à l'immensité des trésors qui nous entourent. La grandeur de l'être ne fait pas la grandeur de l'âme.

Mon regard défie le sien, je le regarde dans sa totalité avant de m'attarder longuement sur son visage.

Ils sont si spéciaux, je n'ai jamais rien vu de tel ; je ne suis pas comme eux, je le sais. Je pensais être comme eux ; et puis un jour je me suis observée devant ce qu'ils appellent un miroir, le choc fut rude. Son nez est si long, ses yeux sont si gros, sa bouche est allongée laissant apparaître une rangée de dents acérées. Ils se tiennent sur deux pattes et n'ont des poils qu'à certains endroits de leur corps. Ils courent, ils chantent, ils rient.

Ils sont réglés, commandés et dirigés tels des prototypes expérimentaux par ce qu'ils appellent la "Société". Chaque matin, ils se lèvent à la même heure, chaque soir ils rentrent à la même heure et chaque nuit ils se laissent emportés par la douceur d'un rêve à la même heure. Ils prétendent se construire un avenir, mais ils ne comprennent pas qu'ils n'auront peut-être même pas le temps d'en avoir un. Ils ne vivent pas, ils prétendent vivre.

Ils ont cette chance que je n'aie pas, cette chance de pouvoir explorer le monde, de pouvoir aller au-delà de cette porte que je n'ai jamais pu franchir. Ils vont aux mêmes endroits et prétendent s'instruire et se bâtir une âme, mais ils ne comprennent pas que c'est la vie qui se chargera de leur enseigner l'essentiel.

Et puis, pourquoi aiment-ils tant être malheureux ? Ils ont tout, ils tiennent le monde dans leurs mains mais n'en font rien. Alors que je me contente chaque jour d'observer le monde extérieur par une petite fenêtre, eux sont dans ce monde. Chacun de leurs pas, chacune de ces secondes passées, chacun de ces instants volés au temps où ils sont dans une liberté si profonde qu'ils s'y sont perdu. Ils pensent certainement que tout ceci est éternel et que ce n'est qu'un monde, qu'un être de plus et sans intérêt mais ils se trompent. Chacun des êtres vivants de cette planète se tue à les rendre heureux. Les arbres leur donnent leur oxygène, les plantes apportent de la beauté à leurs paysages, la diversité des êtres vivants leur réchauffe le cœur lorsque celui-ci est vide d'amour et de sens, le Soleil brille pour eux le jour tout comme la Lune la nuit. Ils ont tout mais ne voient rien. J'aimerais tant être à leur place. Ils pleurent souvent pour des malheurs dont ils sont les seuls responsables. Ma vie à moi ne se résume qu'à dormir, manger, observer un monde que je n'aurais jamais. Je suis seule, je suis malheureuse ; mais moi au moins je ne suis pas la cause de mon malheur, j'en suis la victime.

Ces êtres grotesques ont eu l'Eden mais l'ont transformé en Enfer.

Chester se jette sur moi et me frappe violemment. Mon corps tombe lourdement sur le sol, me torturant de plus belle. Il ne semble pas satisfait et me frappe donc à nouveau. Il esquisse un sourire malsain, la sinistre lueur se reflétant dans ses yeux me terrifie. Je fuis aussi vite que mes bourreaux me le permettent. Je me faufile au bord de ma petite fenêtre et m'évade dans ce monde qui m'est étranger mais qu'ils connaissent pourtant si bien. L'étroitesse de la fenêtre ne me permet pas de distinguer grand-chose du monde extérieur. Pourtant, un pétale de fleur de cerisier porté par la brise printanière vient me narguer. Il est le signe d'un printemps nouveau et berce mon âme d'un espoir inespéré et inattendu.

Chester ne tarde pas à me rejoindre. Mon sang ne fait qu'un tour. Je suis tétanisée tant l'angoisse me gagne. Je me redresse, à moitié morte de peur. Il ouvre la fenêtre et s'y accoude, il n'est qu'à quelques centimètres de moi. Il me parle mais je ne comprends rien de ce qu'il me dit. Je comprends simplement qu'il est venu me présenter ses excuses. Mais je m'en moque, mon regard se perd dans cet horizon de paix que je n'obtiendrai jamais. Il semble triste de n'obtenir aucune réponse de ma part. Il tente donc tant bien que mal de s'accaparer mon langage, en vain. Cela ne rime à rien, il se ridiculise, prononce des sons inouïs.

Je suis excédée, je donnerais n'importe quoi pour m'évader.

Pourquoi ne pas tenter l'impossible ?

Cela fait tellement longtemps que je suis retenue prisonnière dans ce grand appartement où j'étouffe constamment. Je manque d'air, je manque d'espace, je manque de liberté. Ce n'est pas une vie pour quelqu'un comme moi, peut-être que ma vie n'est nulle part après tout, mais je me dois de retourner là où tout aurait dû commencer. Je vais me laisser bercer telles les fleurs de cerisier, m'envoler au gré du vent et suivre un chemin incertain et douteux, laisser la brise m'envelopper et me transporter, laisser la vie reprendre son cours et mon cœur battre à nouveau.

Au pied de l'immeuble j'aperçois un petit être blanc. Il me ressemble tellement.

"Tu en as de la chance d'être tout là-haut, au chaud, dans un endroit sûr ! s'écrit-il.

- Je me sens prise au piège, je me sens oppressée, je sens que mon cœur n'est qu'un gouffre sans valeur.

- Mais tu as tout, moi je n'ai rien.

- Il est vrai que je dors, je bois et je mange à ma faim. Mais je suis prisonnière de cette tour, de leur emprise chaque jour, de leurs tortures lorsqu'ils touchent mon corps sans la moindre délicatesse. Je veux vivre. Je ne veux plus subir ma vie.

-Alors rejoins-moi et tu verras."

Chacun désire ce qu'il ne possède pas. L'inconnu me fait peur, mais le monde où je vis fait que je me fane chaque jour.

Sans attendre une seconde de plus, je saute par la fenêtre et m'échappe.

La chute est longue et l'appréhension me tétanise, mais l'atterrissage est doux et signe l'obtention de ma tendre liberté.

Lorsque je relève la tête et observe ce nouveau monde, la stupeur me serre la gorge. Les géants, les monstres, ils sont partout. La terre tremble, vacille de tous les côtés. Les hurlements et les cris de joie deviennent une mélodie constante et intarissable.

Mais je suis libre, libre de choisir la vie que je veux mener.

De nombreux titans en acier déambulent dans les rues à une vitesse folle.

De nombreux géants passent près de moi mais ne me portent aucune attention ; certains s'arrêtent néanmoins, leur toucher est si doux et si tendre. Un certain soulagement m'envahit, rapidement suivi d'un sentiment de bonheur profond. L'un d'entre eux me rejoint même avec de la nourriture que je déguste aussitôt, accompagnée par les merveilleuses sensations de douceurs procurées par ses tendres et si désirables caresses. Une fois mon festin avalé, il me prend délicatement dans ses bras et redouble d'affection envers moi.

Je me suis laissée approcher par ce géant, ce qui ne m'a apporté que douceur et amour contrairement aux cris et aux coups physiques et moraux de mon enfermement d'avant.

La vie est teintée de nuances et de différences, et de la vie découle les êtres vivants, le monde, ses douleurs et ses faiblesses, sa sagesse et sa bienveillance.

Ce ne sont pas les géants qui sont trop grands, c'est la nature qui nous a fait différemment.

Malgré leur grandeur, je comprends maintenant que chaque géant a une âme unique, que certains ont même un cœur. Je ne les pensais pas si nombreux mais ils semblent réellement régir la Terre. Lorsque je lève ma petite tête vers les cieux j'aperçois leurs créations titanesques leur permettant de voler, de transcender les lois de la nature et de s'élever en tant que maître du monde. Ils sont assez intimidants mais font partie intégrante de ma vie. Je reprends peu à peu mon calme et accepte enfin la réalité. Alyssa et Chester ne sont qu'une infime et microscopique parcelle de ce qu'ils appellent « humanité », et c'est cette infime parcelle qui m'a torturé et martyrisé. Il faut faire comme eux et voir le monde en grand, dans toute sa diversité et la variété qu'il impose.

Tout comme moi, ils sont pris au piège dans ce monde terrifiant. Ils essaient juste de survivre. Ils essayent de vivre dans ce monde trop grand pour eux, dans ce monde indomptable qu'ils essaient pourtant d'apprivoiser.

Je vais dorénavant commencer ma nouvelle vie. Je vais pouvoir découvrir mes semblables et leurs demander ce qu'il en est de nous, ce que nous sommes et quel est notre but dans ce monde. Je vais pouvoir les mettre en garde et les informer à propos de l'immondice et des travers de l'âme dites humaine. Je vais pouvoir trouver ma place dans cette vie qui ne m'appartenais plus. Je vais conquérir le monde tout en commençant par reconquérir le mien. Je ne dois plus avoir peur car rien n'égalera en atrocité la vie que j'ai pu mener. Je m'élance plus forte que jamais, parmi les fleurs de cerisier jonchant le sol, poussée par la douceur de la brise printanière, le cœur débordant d'espoirs.

Je remarque au coin d'une ruelle Chester et Alyssa, ils ont l'air inquiets, tristes, angoissés. Ils s'adressent aux passants, à ces autres géants nommés "êtres humains". Ils s'adressent à eux avec hâte, hurlant à travers les rues bondées, hurlant ces quelques mots me concernant :

"Nous recherchons Lia, elle s'est échappée !"

Ils s'époumonent de plus belle :

"Nous recherchons notre chat !"

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