Pour l'amour d'une Demoiselle
On me dit criminel, forban, bandit des océans...
On m'accuse d'être un pirate comme si c'était là un statut dont je devrais avoir honte, mais ces accusations ont pour moi une saveur de lettres de noblesse. Des mers septentrionales à l'océan austral, tout équipage connaît et redoute La Demoiselle Écarlate et son capitaine, Ulric le Boiteux, votre serviteur.
Oh, ce nom peut prêter à faire sourire sans doute, mais ne vous y fiez pas : ma jambe est peut-être devenue folle, mais la lame de mon sabre est des plus tranchantes. Croyez bien que je n'hésiterais pas un instant à vous la faire goûter si l'envie m'en prenait, et toutes vos suppliques n'y changeraient rien : cela fait des années que toute compassion en moi s'est envolée. Car oui, il y eut une époque où j'étais encore pétri d'honneur et de grandeur.
Si rien ne m'avait prédestiné à devenir pirate, j'avais en revanche soif d'aventures. Originaire d'une petite ville côtière de la mer Baltique, c'est tout naturellement qu'à mes treize ans, j'ai pris le large sur le premier navire en partance. Après avoir roulé ma bosse quelque temps dans tous les ports du nord du continent, j'ai fini par arriver sur les côtes atlantiques françaises. J'embarquais alors comme marin sur un navire de commerce, La Demoiselle des Mers. Son capitaine avait la réputation d'être dur, mais il payait correctement. Voyant peut-être en moi des vertus qui n'y étaient pas, il me prit rapidement sous son aile et se chargea de parfaire mon éducation. Il se passa ainsi pas loin de huit ans durant lesquels La Demoiselle des Mers était devenue ma maison ; son équipage, ma famille ; son capitaine, mon mentor. M'honorant de sa confiance, il m'avait d'abord nommé lieutenant, puis second. Ainsi, il me confiait l'un de ses plus grands trésors : son bâtiment. A cette époque, naïf comme je l'étais, je croyais qu'il n'y avait plus qu'un pas pour qu'il m'accorde le privilège de prendre soin de son deuxième trésor : Isabelle, sa fille.
Je l'ai vue pour la première fois alors que nous faisions escale à Saint-Domingue. Le capitaine y avait établi sa famille et nous y revenions, à chaque traversée, pour y faire escale quelques semaines avant de reprendre les flots, chargés d'épices et de pierres précieuses à destination de la France. Je dois avouer que j'ai senti mon cœur chavirer dès que mon regard s'est posé sur sa fine silhouette. Elle n'était que grâce et délicatesse, et, pour mon plus grand malheur, j'en suis tombé éperdument amoureux. Elle m'aimait elle aussi et, au fil du temps, nos sentiments se sont renforcés en secret. Toutes ces années, j'ai nourri le secret espoir de pouvoir la faire mienne un jour, et c'est ce dessein qui a motivé chacune de mes actions... et qui m'a fait basculer irrémédiablement vers la vie de forban. Car nous savions, l'un et l'autre, que notre amour seul ne suffirait pas à convaincre son père. Il me manquait un atout de taille : la richesse. Mon salaire de second me laissait à peine entrevoir le monde de l'aristocratie, et si je voulais que le capitaine accepte notre union, il me fallait trouver un moyen plus efficace de devenir riche.
Ce moyen, c'est un dénommé Willy qui me l'a trouvé. Lieutenant depuis quelques mois sur La Demoiselle des Mers, il avait très vite attiré mon attention par ses magouilles en tous genres. Un jour, je le pris en train de voler de la marchandise qu'il comptait receler. J'aurais dû le dénoncer, mais c'est alors qu'il m'a proposé de m'associer à lui. Les gains étaient substantiels et je me suis laissé séduire par cette richesse à venir. Le coup était facile, il suffisait que je trafique les comptes pour que la marchandise disparaisse comme par magie.
Au début, je m'étais dit que cela n'allait pas durer, que c'était l'affaire d'un trajet ou deux. Et puis, l'attrait de l'or a, peu à peu, pris le dessus sur mes restes de bonne conscience. J'aimais l'or, j'aimais me savoir l'égal de tous ces aristocrates et, par-dessus tout, j'aimais le goût de l'interdit.
Au bout de deux ans, Willy et moi avions mis de côté une petite fortune. Petit à petit, nous avions rallié à notre affaire un groupe de marins peu scrupuleux, trop heureux de toucher une part du magot pour tergiverser sur les risques qu'ils prenaient. Notre entreprise était florissante et nos hommes tenaient leurs langues, car nous savions tous ce qui nous attendait si nous étions découverts : la mort par pendaison. Discrètement, j'ai commencé à investir dans le but de pouvoir acheter un beau domaine à Isabelle et l'y établir comme mon épouse. Ainsi, son père n'aurait pas eu de soupçons sur l'origine de ma fortune et n'aurait pu me refuser d'épouser sa fille. Le plan était parfait... semblait-il.
Puis arriva ce jour où le capitaine nous annonça qu'il rentrait s'établir en France avec sa famille. Il y avait là-bas l'héritier d'un riche armateur auquel il souhaitait s'associer... en mariant sa fille. C'est la mort dans l'âme que j'embarquais dans cet ultime voyage avec ma dulcinée. Je ne supportais pas l'idée d'en être séparé, de la voir mariée à un autre. Elle était faite pour moi, et j'étais fait pour elle... mais que pouvions-nous y faire ?
Cette nuit-là, j'étais de quart, broyant du noir à côté du timonier, cherchant vainement une solution à mon problème. Nous étions en mer depuis une vingtaine de jours et subissions une mer d'huile depuis presque une semaine. Pour couronner le tout, je n'avais pu voir Isabelle que lors des repas du soir, le capitaine préférant, le reste du temps, l'enfermer avec son épouse dans leurs quartiers. En haute mer, leur présence sur le navire était mal perçue par les hommes de l'équipage, rendant l'ambiance lourde et tendue. Beaucoup étaient persuadés que nous n'arriverions jamais en France et la colère grondait sourdement au sein des matelots. C'était une colère mêlée de superstition, une peur irraisonnée qui s'amplifiait à mesure que les jours passaient. Une femme à bord porte malheur, alors deux !
Willy est venu prendre ma relève sans que je ne sois plus avancé sur ma situation. Ça et là, les marins du troisième quart remplaçaient ceux du second. Je saluais rapidement les hommes qui prenaient leurs postes. Certains montaient le long des mâts jusqu'aux perroquets pour vérifier les cordages, tandis que d'autres vérifiaient les fanaux le long du garde-corps. Enfin, certains se dirigeaient vers la cale où étaient stockées les marchandises. Le troisième quart était spécial : c'était celui que nous nous réservions pour trafiquer les comptes et faire nos affaires, et cette équipe était uniquement constituée de nos hommes.
Je me suis donc dirigé vers mes quartiers pour mettre à jour le livre des comptes, mais là, une surprise m'attendait. Face à moi, nimbée de la lumière chatoyante d'une lanterne, Isabelle était debout, au milieu de ma cabine. Vêtue d'un châle, elle était pieds nus, le bas d'une chemise de nuit descendant jusqu'à ses chevilles. Elle ressemblait à un ange et mon souffle, en cet instant, s'arrêta.
- Isabelle, que faites-vous ici ! dis-je pour masquer mon trouble.
- Oh Ulric, je n'en peux plus, s'écria-t-elle en se jetant dans mes bras.
Au coin de ses yeux, des larmes perlaient. Je l'ai enlacée tendrement pour la consoler.
- Isabelle, mon aimée, que vous arrive-t-il ?
- Je vous aime Ulric, je ne veux pas d'un autre que vous. J'ai essayé de parler à Père, mais il ne veut rien entendre. Il tient à me marier dès notre arrivée en France. Je préfère mourir que d'être séparée de vous !
- Ne dîtes pas cela, répondis-je soudain horrifié par cette idée. Jamais je ne vous laisserai Isabelle. Fuyons, vous et moi, dès que nous aurons accosté. Marions-nous et mettons votre père devant le fait accompli. Je pourvoirai à vos besoins ; j'ai pu mettre un certain pécule de côté, vous ne manquerez de rien.
- Ulric, mon amour, vous me le promettez ?
J'ai laissé mes yeux se perdre dans les siens. Resserrant mon emprise autour de sa taille, je lui ai murmuré en me penchant vers elle :
- Ça et bien plus encore, ma mie. Je vous offrirai tout !
Nous nous sommes embrassés avec une passion grandissante, sans limite, et bientôt je sentis un besoin plus pressant me submerger. Isabelle y répondit avec timidité d'abord, puis fougue ensuite. Je sentais sa peau nue sous mes doigts, les palpitations de son cœur qui répondaient aux miennes. Le temps s'était suspendu dans un moment d'extase et plus rien n'existait que nos deux corps enlacés. Puis la porte s'ouvrit violemment, laissant place au visage rouge de fureur du capitaine. Il ne mit qu'une seconde à juger la situation. Isabelle poussa un cri d'effroi. Pour ma part, je flottais dans un état second. Je savais ce qui allait suivre, c'était inéluctable. Le capitaine s'avança vers nous, sabre au clair.
- Mécréant, comment oses-tu souiller ma fille ! Toi à qui j'ai tout donné ! Isabelle, sort d'ici tout de suite et va rejoindre ta mère, je m'occuperai de toi après.
- Père, je vous en supplie, non, ne lui faîtes pas de mal !
Elle voulut s'interposer mais fut brutalement repoussée par le capitaine, furieux. Je profitais de cette occasion pour me saisir de mon arme à mon tour et eut tout juste le temps de parer le coup qu'il me lança. Un échange de passes d'armes débuta et nous amena bien vite sur le pont de La Demoiselle des Mers, sous les regards stupéfaits des hommes qui s'y trouvaient. Isabelle nous avait suivi, pleurant et nous suppliant de cesser de nous battre. Et c'est là que tout a basculé.
Après avoir reçu un mauvais coup, je suis tombé en arrière, une de mes jambes en sang. Je me souviens de la douleur ressentie et du cri de terreur que poussa Isabelle. J'étais à la merci du capitaine. Alors il s'est élancé, son sabre pointé vers ma poitrine. Une seconde plus tard, un cri rauque s'échappait des lèvres de ma bien-aimée après qu'elle ait interposé son corps entre la lame de son père et moi. J'ai vu avec stupeur sa chemise de nuit se teinter de rouge. Les muscles de son visage se crispèrent fugacement, puis se relâchèrent. Un bruit mat accompagna sa chute sur le plancher. La pointe du sabre dépassait encore de son abdomen.
A ce moment-là, en même temps que la vie quittait Isabelle, quelque chose en moi s'éteignit définitivement. Je me suis relevé et, sans plus rien ressentir, j'ai abattu mon sabre pour transpercer de part en part le capitaine encore interdit de l'acte qu'il venait de commettre. Ce fut comme un signal pour Willy et les hommes de quart. En quelques instants, bêtement, je venais de déclencher une mutinerie, et avant que j'ai pu reprendre mes esprits, du pont à la cale, les planches étaient devenues rouges de sang versé. Marins, femme du capitaine... tous avaient péri ; tout ce qui avait été mon quotidien ces dix dernières années avait été balayé en un terrible instant. Et moi, je ne pouvais détacher mon regard du corps d'Isabelle. En la perdant, j'avais perdu mes espoirs et mon âme... ma compassion envers les autres.
Les hommes ont fait de moi leur capitaine, ce soir-là. La blessure que j'avais reçue à la jambe laissa une trace indélébile, une claudication qui me rappellerait sans cesse ce jour funeste où je perdis tout ce qui m'était cher : mon amour, mes idéaux, mon honneur... Ulric le marin était mort. Ulric le Boiteux venait de naître. La piraterie m'ouvrait désormais grand les bras, me traçant un chemin que j'ai emprunté sans états d'âme. La Demoiselle des Mers fut renommée La Demoiselle Écarlate, en mémoire de celle qui, par amour pour le mécréant que je suis, donna sang et vie. Commença alors, pour mon navire et moi-même, une nouvelle vie faite de pillages et de combats.
Au son des canons, j'ai fait naître notre légende, et c'est sous leurs coups que je tomberai un jour. A ce moment-là seulement je répondrais de mes choix et de mes actes, mais d'ici là, tremblez capitaines ! La Demoiselle Écarlate n'a pas fini d'écumer les mers à la recherche de vos trésors !
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top