Médecin malgré lui
Tous les jours, elle est là. Elle m'entoure, m'oppresse, emplit mes narines et me colle à la peau. Partout où je vais, je la sens, je l'entends, je la vois. Elle est dans l'air, putride et lourd, qui me charrie des odeurs de fer et de suées ; elle fredonne à mes oreilles le chant incessant des oraisons ; elle est dans les yeux du pauvre bougre qui lève vers moi un regard immobile.
La mort, cette vieille amie...
— C'est fini.
La constatation était purement formelle, et je la prononçais d'une voix lasse et atone. Allongé devant moi, le Grand Georges avait cessé de gémir et fixait d'un regard vitreux le plafond de bois. Mes pieds baignaient dans un affreux mélange de sang et de sécrétions. L'homme avait souffert le martyr et je n'avais, encore une fois, rien pu faire pour le sauver.
— Fais nettoyer tout ça, il n'faudrait pas qu'ça contamine le reste de l'entrepont, ai-je lancé au matelot qui se tenait face à moi, à l'autre bout de la planche sur laquelle reposait le cadavre.
— Ok doc, me répondit ce dernier.
Je lui lance un regard noir.
— Et arrête de m'appeler comme ça, j'suis pas docteur ! Si t'en veux un, c'est par-là que tu l'trouveras !
Je pointais du doigt la toile qui nous séparait du reste de l'entrepont. Derrière, un nombre saisissant de matelots étaient allongés, malades, dans des hamacs ou à même le sol. Le chirurgien de bord était parmi eux.
— Peut-être bien qu'tu l'étais pas avant, mais plus maintenant.
Il avait raison, je le savais, mais ça ne me plaisait pas davantage.
— Cesse de perdre du temps et fais ce que j't'ai demandé. J'dois aller faire mon rapport au cap'taine !
Je le plantais là et pris le temps de me rincer les mains à l'eau chauffée, conformément aux préconisations du chirurgien, avant de remonter sur le pont. L'air frais qui emplit alors mes poumons fut comme une renaissance et contrastait agréablement avec l'air vicié qui imprégnait chaque planche, chaque tissu et chaque souffle de ce navire.
Cela faisait un mois que la maladie était devenue mon quotidien. Un mois que je me battais tous les jours dans l'espoir de sauver mes camarades. Un mois que celle-ci les emportait, les uns après les autres.
Ignorante du mal qui sévissait en son sein, La Demoiselle Écarlate filait sur les flots, plein ouest. Nous faisions route vers une île des Caraïbes lorsque l'épidémie s'était déclarée. Je connaissais ce mal, l'ayant vu sévir, maintes fois déjà, au cours de mes nombreuses virées en mer : la fièvre des vaisseaux, un des fléaux des marins depuis de nombreuses années. Régulièrement, il prélevait son lot de victimes au sein des membres de l'équipage. La chance m'avait à la bonne, car je n'étais encore jamais tombé malade. C'est la raison pour laquelle, le chirurgien de bord m'avait demandé de l'assister. Ça, et aussi parce que je savais manier le couteau. Mon boulot ici, c'était la cuisine, alors couper des membres gangrenés, c'était dans mes cordes.
Au début, je descendais dans l'entrepont contraint et forcé. Me retrouver au milieu de tous ces moribonds n'était pas la place la plus enviable, et, très honnêtement, j'aurais préféré pouvoir rester dans ma coquerie en attendant que tout ça se termine. Ça se terminait toujours, avec ou sans les pieds devant.
Au bout d'une semaine à côtoyer le chirurgien et à l'assister, j'en étais toutefois venu à me dire que ce que je faisais était important et, contre toute attente, je m'étais pris au jeu. Jour après jour, j'étais auprès des malades, leur apportant de l'eau, les aidant à manger, nettoyant leurs déjections et autres matières rejetées par leurs corps en souffrance. Et, parfois, il m'arrivait de devoir couper des membres attaqués par la gangrène. En vain, me disais-je, car bien souvent les pauvres matelots succombaient quelques jours plus tard.
Lorsque je fus introduit auprès du capitaine, ce dernier releva vers moi un regard éprouvé. Ulric le Boiteux n'était pas connu pour sa compassion envers ses ennemis, en revanche, il avait toujours porté une attention particulière à son équipage. Il se redressa et prit la parole.
— Monsieur Dourle, quelle est la situation ?
— Inquiétante, Cap'taine. Nous avons encore perdu cinq hommes aujourd'hui, et j'pense qu'au moins trois autres n'passerons pas la nuit.
— Et monsieur Copre ?
Il faisait référence au chirurgien du bord. J'ai secoué la tête.
— Il tiendra peut-être encore une semaine, peut-être deux.
Le capitaine ne broncha pas, il ne pouvait pas se le permettre, mais je sentais qu'il accusait le coup. Perdre le seul chirurgien du bord en pleine épidémie n'était pas de meilleur augure.
Au bout d'un moment, il reprit la parole.
— Bien, que l'on prépare les corps. L'office se tiendra sur le gaillard d'avant, au prochain quart.
J'ai hoché la tête en signe d'assentiment avant d'être congédié.
Moins de deux heures plus tard, tout l'équipage valide était rassemblé sur le pont. Conformément à la pratique, nous avions placé les corps dans des morceaux de toile cousus. Je m'étais personnellement chargé de préparer le Grand Georges. Non pas qu'il eut été l'un de mes amis, bien au contraire : je ne l'avais jamais aimé celui-là, et, au fond de moi, j'étais heureux qu'il nourrisse les requins à ma place. Non, je l'avais fait parce qu'un relent de compassion me l'avait dicté : personne ne méritait de finir sa vie ainsi, en dégobillant sang et boyaux.
Après une brève cérémonie, conduite par le capitaine, chacun put reprendre ses occupations. Pour ma part, je me plongeais dans une routine rythmée par les gémissements des malades et la préparation des repas.
Une semaine après, la situation n'allait pas mieux.
J'étais au chevet de monsieur Copre, dont l'état ne faisait qu'empirer de jour en jour. L'homme, un chirurgien de carrière, délirait de fièvre. Toutefois, dans ses rares moments de lucidité, il mobilisait toute son énergie à trouver un moyen de combattre efficacement la maladie. J'avoue que j'éprouvais beaucoup de respect pour ce personnage, et j'étais peiné de me dire qu'il filerait bientôt sa corde par le bout..
— Pourquoi vous ne l'êtes pas ? me lança-t-il un matin.
— Pourquoi je n'suis pas quoi ? lui répondis-je surpris.
— Malade. Vous êtes toute la journée au milieu de cette misère, tout comme je l'ai fait au début de cette épidémie. Malgré toutes mes précautions, je suis tombé malade, et pas vous. Pourquoi ?
Je haussais les épaules.
— J'sais pas, m'sieur Copre. J'ai d'la chance, c'est tout.
Mais l'autre ne lâcha pas le morceau.
— Non, c'est forcément autre chose. Vous m'avez dit que vous aviez déjà vécu ça, plusieurs fois. Personne ne peut être aussi chanceux, je n'y crois pas.
— Bah, qu'est-ce que j'en sais, moi ! Peut-être que l'autre, là-haut, s'est dit qu'ça valait l'coup de m'épargner ? Ne serait-ce que pour éviter au reste de l'équipage le ragoût infâme du jeune Carl. Ce petit n'sais pas cuisiner, j'peux vous l'assurer ! Il n'a aucun goût ! Tenez, l'autre jour, il m'a dit que l'citron, c'était bon qu'à s'torcher avec ! Bon, c'est vrai qu'ça donne une bonne odeur sur la peau, mais attendez qu'il se chope le scorbut, tiens ! Peut-être que là, il appréciera d'le manger aussi, l'citron !
— Vous faîtes vraiment ça ?
L'homme me regardait bizarrement. Soudain mal à l'aise, je répondis, sur la défensive.
— Ça quoi ?
— Vous frotter avec du citron. Vous le faîtes vraiment ?
— Bin oui. Je sais qu'ça peut paraître étrange, mais figurez-vous que j'ai le pif sensible, moi ! Et c'est important d'avoir du pif quand on cuisine, faudrait pas donner de la bouffe avariée aux gars quand même ! Vous êtes pas d'accord ?
— Vous faites ça depuis quand ? fit l'autre, sans même daigner me répondre.
— Euh, j'sais pas. Depuis quelques années, j'dirais.
— Tous les jours ?
— A peu près, oui. Pourquoi ça vous intéresse ?
Ses questions me prenaient complètement au dépourvu. Où est-ce qu'il voulait en venir ?
L'homme resta silencieux un long moment, puis finalement il leva vers moi un regard brillant.
— Monsieur Dourle, je crois que c'est le ciel qui vous a envoyé.
J'ai regardé le malade, consterné. De toute évidence, la fièvre avait repris le dessus.
— Si vous l'dîtes...
Je me décidais alors à quitter son chevet pour retourner m'occuper des autres, mais au moment de me relever, la main du chirurgien attrapa mon bras avec une force très surprenante qui contrastait douloureusement avec la faiblesse de sa voix et son teint blême.
— Monsieur Dourle, attendez. Je crois savoir comment combattre la maladie.
— M'sieur Copre, c'est fantastique ! Je vais chercher le cap'taine !
— Non. Monsieur Dourle, il faut que je vous le dise maintenant. Je crains de ne plus en avoir l'occasion sinon.
— Qu'est-ce que vous racontez, m'sieur Copre. Vous êtes en meilleure forme que bien d'autres ici, vous...
— Je ne vais pas m'en sortir monsieur Dourle, je le sais. Mais vous pouvez encore sauver la plupart de ces hommes. A condition de bien appliquer mes consignes.
Dans son regard, la fièvre et une détermination sans faille brûlaient. A ce moment-là, je sentis poindre en moi une ferveur que je n'avais jamais connue. Cet homme me faisait aveuglément confiance, je ne pouvais pas le décevoir.
Je me suis rassis, et il enchaîna.
— Ecoutez-moi bien, monsieur Dourle. Il faut que vous mettiez en place des lavements au citron. Frottez-en la peau de chaque malade plusieurs fois par jour, tout en continuant de respecter les autres mesures mises en place.
— Du citron ? Mais pourquoi ?
— Cela va assainir la peau. C'est ce qui vous a préservé jusqu'ici, j'en ai la conviction. Vous allez sauver ces gens, monsieur Dourle.
Je le regardais, tentant de savoir si la fièvre le faisait encore délirer, mais je ne vis qu'une personne convaincue de ce qu'elle avançait. Alors, j'ai acquiescé.
— Très bien, m'sieur Copre. Je vais suivre vos consignes, mais je n'vous laisserai pas tomber. Vous allez guérir, j'vous le promets !
Aussitôt que j'eus quitté son chevet, je me mis à brailler des ordres pour qu'on aille me chercher tous les citrons de la soute. Les autres matelots ne remirent même pas en cause mes directives. Pour eux, j'étais devenu le médecin du bord.
Tous les quarts, chaque malade se faisait donc frictionner la peau par du jus de citron. Par précaution, j'avais même demandé au capitaine à ce que tous les membres valides de l'équipage s'imposent ce traitement au moins une fois par jour. Le capitaine avait donné les ordres. Les autres avaient obéi.
Il fallut attendre encore quatre jours avant que la situation ne commence à s'améliorer. Les nouveaux cas se faisaient plus rares, les décès étaient moins nombreux. Quant à moi, je m'occupais personnellement de monsieur Copre. Je voulais le sauver, c'était devenu mon objectif.
Le huitième jour, nous balançâmes par-dessus bord nos derniers morts. C'était une victoire, mais elle était bien amère. Nombreux étaient ceux d'entre nous pour qui le voyage s'était achevé. Monsieur Copre avait rejoint leurs rangs au petit matin.
Après ça, le capitaine me félicita pour mon zèle et me promut chirurgien de bord. La vie sur La Demoiselle Écarlate reprit son cours.
Pour moi, une nouvelle vie commençait.
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