I - L'arrivée des invités
La fin d'année était peu glorieuse pour Mathéo. Il avait encore une fois perdu son travail (l'entreprise avait malheureusement déposé le bilan), son fils ne faisait pas le moindre effort à l'école (alors il en voulait à Inès, rappelons-le institutrice, qui pensait que cette flemme venait du caractère paresseux du père) et en plus, ils devaient fêter le réveillon de Noël chez la pire grand-mère qui soit. Grand-mère Séraphine était une vieille femme désagréable qui avait touché le gros lot en épousant son mari, André Berger, homme déjà riche. Ce dernier étant décédé, elle avait reçu une grosse part d'héritage. Bien sûr elle ne manquait jamais de se moquer de la pauvreté des autres et de la non-capacité de Mathéo à garder un emploi stable.
- De toute façon, vu comme elle est vieille, elle ne va pas tarder à clamser, dit-il a voix haute alors qu'il était en train de conduire sous une pluie tonitruante.
- Mais surveille ton langage un peu ! s'énerva directement Inès qui en avait assez du peu de volonté que mettait son mari pour supporter sa grand-mère.
- Oh c'est bon hein, il dort.
Tandis que la jeune femme se tournait vers le siège de Côme, endormi comme une masse après avoir couru partout dans l'après-midi parce qu'il allait recevoir les meilleurs cadeaux du monde (il s'imaginait encore une fois que ses parents allaient lui offrir un parc d'attraction pour lui uniquement), Mathéo observa son fils depuis le rétro intérieur. En reposant ses yeux sur la route puis en râlant contre un conducteur qui venait de le doubler par la droite, il précisa à Inès :
- Et puis j'ai bien le droit de la détester. Je te rappelle qu'elle ne m'a jamais aimé et selon elle, papa est le pire idiot du monde qui ne mérite pas ma mère. Ça va faire plus de trente ans qu'ils sont mariés et elle ne fait toujours aucun effort.
- Elle a eu 86 ans le mois dernier, ce n'est pas à cet âge qu'on change une personne. Et puis elle est trop... elle pour accepter de se remettre en question.
- Et puis je suis désolé hein, mais elle n'avait pas l'air bien triste quand pépé André est mort. C'était son mari tout de même, peut-être que ce n'était pas un mariage d'amour ou je ne sais quoi, mais ils ont longtemps vécu ensemble !
- C'était une autre époque Mathéo, on ne peut pas lui en vouloir autant. Aujourd'hui oui ça serait probablement très choquant, mais ils ont vécu des choses que nous avons seulement connu à travers les livres d'histoires. C'est une génération complètement différente de la nôtre. Regarde Côme, peut-être que quand il aura notre âge, il ne comprendra pas non plus notre mode de vie et voudra nous faire la morale parce que pour lui, notre logique ne sera pas normale.
- Tu comptes vraiment me faire un cours de psychologie pendant que je conduis ? Parce que si c'est le cas, prends le volant. Je risque de m'endormir.
Inès préféra ne rien répondre, ne voulant pas se disputer avec lui un soir de réveillon.
- Bon, reprit la jeune femme, à part ça, tu sais si Iris amène son copain ? Louis c'est ça ?
- Oh ne me parle pas de lui.
- Qu'est-ce ce qu'il y a encore ? Tu ne l'aimes pas, c'est ça ? Tu ne l'as même pas encore rencontré et tu le juges déjà...
- Ce type a 40 ans et se tape ma sœur qui en a 29 ! Ils ont 11 d'écart ! C'est énorme !
Inès roula des yeux. Décidément, ils n'étaient même pas encore arrivés chez Séraphine que la soirée commençait mal.
- Iris est suffisamment grande pour savoir ce qui est bon ou non pour elle, rappela Inès une fois de plus car non, ce n'était pas la première fois qu'ils avaient cette conversation. C'est son premier copain, tu devrais être content pour elle et leur souhaiter tout le bonheur du monde.
- De toute façon, la connaissant elle en aura rien à foutre de mon avis.
- Ton langage Mathéo et oui, elle t'enverra balader si tu lui fais des remarques. Donc tu comprends bien que dans ce cas-là, il vaut mieux se taire. Tu as 32 ans, tu es un grand garçon, tu sais aussi ce qu'il y a de mieux à faire pour tout le monde, compléta-t-elle avec un petit rictus tandis que son mari retenait un soupir. En tout cas, même Côme sait ce qu'il y a de mieux à faire. Il ferme les yeux sur les bêtises des autres.
- Il est en train de dormir, là.
- Oui bah c'est bien ce que je dis, il ferme les yeux sur les bêtises des autres.
- Dis donc maîtresse, je dois aussi fermer les yeux maintenant ?
- Quand tu te seras garé si tu veux, mais pour le moment tu conduis donc concentre-toi un peu sur la route.
Le couple retrouva enfin le sourire. C'était bien plus agréable comme ça. Le jeune homme avait hâte de revoir sa tante Clarisse. Cela faisait déjà deux ans qu'elle avait épousé Marguerite. Inès craignait d'ailleurs que Séraphine fasse des remarques désobligeantes à leur égard. Elle espérait de tout cœur que cette dernière fasse des efforts pour mettre à l'aise Marguerite qui la rencontrait pour la première fois.
Et puis, il y avait l'oncle Gaston. Il n'était pas méchant, pas malin mais pas très sympathique non plus. Enfin, il pouvait se montrer sympathique mais l'argent de sa "môman" lui était monté à la tête. Agé de 65 ans, il vivait encore chez Séraphine avec le nez bien penché sur le futur héritage qu'il toucherait lorsque sa "môman" adorée décèderait. Si nous devions louer les grands moments de sa vie, je pense qu'on pourrait citer la fois où il avait parcouru trente mètres en 30 secondes. Son meilleur temps en course de vitesse.
Non, il ne s'était jamais donné la peine de faire quoi que ce soit de bien dans sa vie. Il n'avait jamais quitté sa mère, avait toujours vécu à ses dépens, ne s'était jamais senti oppressé au travail car il n'en avait jamais eu... la seule chose qu'il savait faire aujourd'hui était de patienter confortablement sur le canapé que la journée passe, et se lever lentement pour aller se coucher la nuit tombée. Il bougeait tellement peu qu'il était à la limite d'avoir des escarres. [Note sérieuse de l'auteur : âmes très sensibles et sensibles, voire même pas sensibles, abstenez-vous d'aller voir les images, merci. Si vous voulez absolument savoir ce que c'est, demandez-moi en commentaire.]
Ah si, il savait tout de même utiliser le four micro-onde pour les plats surgelés.
Mathéo pensa à sa mère, Diane Martin, qui s'était toujours tuée à la tâche. Pendant des années et des années, elle n'avait jamais pris de vacances pour toucher davantage de sous. Finalement, Iris avait pris le flambeau en travaillant le week-end ainsi que pendant les vacances pour permettre à sa mère de se reposer. Philippe, le père Martin, avait toujours beaucoup travaillé mais avait surtout beaucoup ramé à cause de son débit de parole trop rapide pour ses employeurs.
Quand ils arrivèrent finalement devant la demeure de Séraphine, Côme se réveilla et s'extasia. Le terrain, juste immense, n'avait rien à envier au château du coin. Le jardin, même s'il n'était pas entretenu, suffisait à émerveiller les invités. D'après une estimation d'Inès (à vue d'œil), près d'une centaine d'arbres de toutes sortes vivaient ici depuis cinquante ans.
Mathéo appuya sur la sonnette pour signaler leur présence et le portail s'ouvrit de lui-même. Côme s'écria avec un sourire démesuré :
- DE LA MAGIE !
- De l'électricité... marmonna Mathéo ce qui eut pour conséquence un coup de coude dans les côtes de la part d'Inès.
- Laisse-le rêver un peu, lui chuchota-t-elle en levant les yeux au ciel.
- Comment veux-tu qu'il rêve en face d'une arrière-grand-mère aussi désagréable ? Autant lui faire croire que c'est la mère Fouettard dans ce cas.
- Il ne croit déjà plus au Père Noël, alors si tu lui parles de la Mère Fouettard, il va se moquer de toi.
Inès prit la main de son fils dans la sienne et la petite famille se dirigea vers la maison, construite en plein milieu du terrain. Il y avait un petit bout de chemin à faire avant d'atteindre la porte d'entrée. La pluie toujours aussi présente, ils se mirent tous à courir en espérant que Séraphine ne mettrait pas plus de dix minutes à leur ouvrir. La pluie était gelée et le temps glacial. On avait l'impression que les arbres et les fleurs aux alentours étaient congelés dans d'énormes couches de glace. C'était plutôt joli à regarder selon Inès. De leur côté, Mathéo et Côme accéléraient juste le pas pour se mettre au chaud le plus vite possible.
Prêt à démolir la porte sur son passage, Mathéo s'arrêta tout de même (avant) pour éviter un nouveau conflit avec sa grand-mère.
Inès toqua bien soigneusement à sa place. Par chance, la porte ne mit pas longtemps à s'ouvrir grâce à Gaston qui les accueillit avec un grand sourire. Il avait l'air de bonne humeur, chose assez rare, et tout particulièrement motivé à fêter ce réveillon avec la famille :
- Bonjour les enfants ! Comment ça va ? s'exclama-t-il alors avec enjouement.
- Bonjour tonton, le salua Mathéo d'un air impatient. On peut rentrer ? Il pleut là.
Inès roula des yeux, fit la bise à Gaston et prit son fils dans ses bras pour que le vieil homme puisse lui faire un bisou sur le front, tout heureux.
- Entrez, entrez ! Môman est dans le salon ! Diane et l'autre sont déjà arrivés. On attend plus qu'Iris et Clarisse.
- Clarisse vient bien avec Marguerite ? demanda Inès en se demandant vraiment comment allait réagir Séraphine en la rencontrant pour la première fois depuis deux ans de mariage.
- Margue-qui ? répondit Gaston avec un sourire en biais.
- Marguerite, tu sais sa femme, rappela Mathéo. Elles sont mariées depuis deux ans.
- Ah oui Marguerite, la femme qui n'a pas voulu nous inviter, Môman et moi, au mariage.
- Nous non plus, on n'a pas été invité, dit Inès. C'était un mariage en toute discrétion et c'était leur droit.
- Leur droit, leur droit... bredouilla l'homme.
Mathéo avait envie de lui faire remarquer que, vu sa réaction actuelle, il ne devrait pas être étonné du mariage privé de Clarisse et Marguerite. Puis pour vouloir inviter Séraphine à son mariage, il fallait vraiment être masochiste.
Côme parcourait pour la toute première fois de sa vie les longs couloirs acajous et grinçants. La maison était tout aussi mal entretenue que le jardin visiblement. Inès espérait sincèrement que le toit n'allait pas s'écrouler sur leurs têtes. Presque arrivés devant le salon, une masse leur tomba dessus :
- LESENFANTSVOUSÊTESLÀ ! s'exclama Philippe, le père de Mathéo avec des yeux brillants de larmes (de joie ?).
- Bonsoir papa, dit Mathéo en venant l'embrasser, suivi d'Inès à qui on demanda comment allaient ses parents.
Monsieur et madame Ginger, suite à un mariage empli de disputes, avaient rompu. Après un divorce où l'un était jaloux du compagnon de l'autre, ils s'étaient tout de même réconciliés et prévoyaient cette fois de se pacser, méthode moins coûteuse et moins longue à organiser. Inès et son frère en étaient bien contents, même si le couple continuaient parfois de se quereller.
- Bonsoir et joyeux réveillon mes chéris, s'approcha Diane, cette fois la mère de Mathéo.
- Bonsoir Diane, répondit Inès avec un sourire franc.
- Oh comme tu as bien grandi toi ! se réjouit-elle ensuite en enlaçant Côme.
*****
Iris et son compagnon Louis, étaient arrivés devant le portail de la maison depuis quelques minutes désormais. L'homme fixait sa copine, l'air blasé.
- Tu comptes poireauter ici toute la soirée ou bien ?
- Au moins on ne pourra pas dire que je n'ai pas fait le déplacement.
- C'est vrai qu'attendre dans la voiture peut être une bonne option pour ne pas te montrer, mais ça ne remplit pas l'estomac vois-tu ?
Iris, qui avait enfin fait un effort démentiel pour s'habiller en tenue de soirée, avait juste envie de s'éclater la tête contre la boîte à gants de la voiture. Elle ne voulait pas y aller. Elle ne voulait pas se présenter habillée ainsi. Elle préférait encore travailler. Elle ne voulait pas voir cette "vieille peau de Séraphine".
- Je suis sûre qu'elle a encore prévu un sale coup.
- C'est bête parce que tu ne pourras pas le savoir avant d'y être et de le voir de tes propres yeux. Je sais que tu es suffisamment casse-cou pour vouloir t'y intéresser de plus près.
- Oh ça se voit que tu ne connais pas la vieille peau.
- Tu comptes aussi l'appeler comme ça devant elle ?
- Je l'ai déjà fait. Non, vraiment, on peut faire demi-tour ? Ça va encore se finir en jus de boudin.
- Bien sûr ma puce. Après deux heures de route pour l'aller, on va bien évidemment faire demi-tour.
- Ou sinon, on leur dit qu'on est arrivé mais qu'on reste dans la voiture, comme ça, ils nous apportent les plats.
Louis roula des yeux, ouvrit en grand sa portière - sans la refermer derrière lui - puis se dirigea vers celle d'Iris. Cette dernière, prise d'un violent coup de froid, referma son blouson ainsi que la portière en se prenant le levier de vitesse dans le ventre et sa cala au fond de son siège.
- Non, je ne sortirai pas ! Vas-y si tu veux, moi j'bouge pas ! cria-t-elle à l'homme.
Sauf qu'avec la vitre et la pluie, il n'avait absolument rien entendu. Il ouvrit la portière, attrapa le bras d'Iris et la força à sortir.
- Allez princesse, on s'bouge un peu.
- Ne m'appelle plus ja-mais prin-cesse.
Le couple entreprit exactement le même chemin que les Ginger une dizaine de minutes plus tôt. Heureusement qu'on leur avait ouvert le portail et la porte d'entrée rapidement, sinon ils auraient pu congeler sur place.
Toute la petite famille se fit la bise, dégoûtant au passage Iris qui détestait les bisous baveux de son père. Louis était assez grand donc on ne pouvait pas le rater. Mathéo se sentit d'ailleurs tout petit face à lui et garda ses remarques, à propos de son âge, pour lui.
- Excusez-nous pour le retard, dit Louis en déviant son regard vers Iris. On a eu un problème sur la route.
Iris lui répondit alors très intelligemment : avec une grimace digne d'une enfant de trois ans.
- Elle est pas belle ta grimace tata, lâcha franchement Côme.
- Elle est pas belle ta frimousse Côme.
- C'est quoi une frimousse ?
- Rien. Bon elle est où mamie, là ? s'impatientait Iris, martelant le sol avec son talon.
- Môman viendra quand tout le monde sera arrivée. En attendant, installez-vous dans le salon.
Le salon, toujours bien décorée, était très confortable. Quatre longs canapés étaient exposés en cercle, entourant alors une table basse en chêne datant du XVIIIème siècle. La deuxième partie du salon servait de bar avec des vingtaines de boissons alcoolisées rangés dans de soigneuses armoires, habituées à être quotidiennement entrouvertes avec suffisamment de place pour y passer un bras furtif. Un immense tapis du même âge que la table basse, longeait l'entièreté de la pièce illuminée par des fausses bougies électriques.
Enfin, cette description datait d'il y a quelques mois. Maintenant, ça ressemblait plutôt à ça :
Un parquet, un canapé et quatre chaises, une table basse achetée sur le bon coin, une armoire avec une bouteille de cognac entamée, une lampe de chevet pour seule lumière et puis c'était tout.
- Bah qu'est-ce qu'il s'est passé ici ? demanda Diane à son frère, complètement choquée. Il y a eu un cambriolage ou quoi ?
Elle eut pour seule réponse un haussement d'épaule de la part de Gaston.
- Mais Gaston enfin, tu dois bien savoir ! Tu vis ici depuis que tu es né ! Qu'est-ce qu'il s'est passé dans le salon ? C'est pareil dans les autres pièces de la maison ?
- Fais le tour de la maison si ça te chante. Mais n'entre pas dans le bureau de pôpa, môman est en train de se préparer.
- Mamaaaaaan, fit Côme, y a pas de sapin ? Et les cadeaux, où qu'y sont ?
- Je... Je ne sais pas.
- Je savais qu'elle avait prévu un coup foireux, râla Iris.
- En tout cas, notre hôtesse de ce soir semble très agréable : invisible, silencieuse, rien de mieux pour faire la fête, dit Louis sarcastiquement. A moins que ce soit le chat.
Un chat tout blanc venait de faire son apparition dans le salon. Côme adorait les chats et c'était réciproque. Il savait déjà que, quand il serait grand, tout une horde de chats vivrait à ses côtés. D'ailleurs en tant qu'auteur de cette histoire, je vous le dis tout de suite : une fois adulte, ses chats remplaceront carrément sa famille humaine.
Côme tenta alors une caresse sur le dos de l'animal mais le fauve se braqua et lui donna un gros coup de patte. Le petit se mit alors à pleurer. Pour vous rassurer, il y avait eu plus de peur que de mal.
D'un coup, la sonnette retentit. Enfin. Clarisse, la sœur de Diane et Gaston était arrivée avec sa femme, Marguerite.
Marguerite fit ainsi la connaissance de son beau-frère, peu amical d'ailleurs, ainsi que de Louis. Dès le premier coup d'œil, elle avait compris que le quadragénaire était parfaitement le type d'homme qu'il fallait à Iris. Ils étaient très complices tous les deux et très mignons (pour le moment).
Oh mais j'y pense, tous les invités sont arrivés maintenant. Il serait temps de vous présenter grand-mère Séraphine, non ?
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