Chapitre 2

Alors que leurs parents profitent du peu de temps qu'il leur reste pour se faire leurs adieux, Zach a les yeux toujours rivés à son bout de fenêtre, serrant contre lui sa peluche Phil. Alex lui, possède Tim, le double de sa peluche depuis qu'ils sont tout petits, symbole de leur longue amitié de toujours. Il contemple sa ville frappée par le vent glacial. Cette petite ville où il faisait bon vivre. Où il aura vécu toute son enfance et aura partagé tant d'aventures avec son meilleur ami. Cette ville où, autrefois, ses habitants étaient encore des humains et pas des monstres sans aucune conscience...
Il y a quelques années, il avait encore un avenir, le rêve de devenir avocat comme son paternel. Dire qu'à présent, il n'est même plus sûr d'être encore en vie demain. Lui qui se plaignait de son grenier il y quelques heures encore, il donnerait tout pour y rester. La vie ne tient qu'à si peu de choses...

- Zach !!

- ... Alex !!

Les deux amis se jettent dans les bras l'un de l'autre. Ils savent tous que le papi est déjà parti voir les SS et qu'ils sont bloqués ici. Alors maintenant, qu'importe de se trouver dans la même pièce une dernière fois. Les deux familles choisissent de se prendre quelques instants pour se faire leurs adieux et pleurer ensemble.

- J-je veux pas que tu partes Zach !

- Moi non plus...

Alexander enlace son rouquin à lui en couper le souffle. Celui-ci verse ses premières larmes dans son cou.

- Super meilleurs amis pour la vie...

- Pour la vie...

Le jeune brun sort de sa poche sa peluche Tim et la tend à son ami.

- Tiens, on se les échange et on se les redonnera quand on se reverra !

- ... Je peux pas...

- Zach ! Prend Tim et moi je prends Phil !

- Je ne peux pas l'emmener, Alex...

Zach se rend compte que si lui ne réalise pas encore ce qui l'attend, son ami est à dix mille lieues de s'en douter. C'est peut-être mieux comme ça, au fond. Peut-être qu'il souffrira moins de l'avoir perdu.
Plus les minutes passent, plus l'affolement et les larmes de leurs parents l'angoissent. Il ne sait rien de ce qui va lui arriver ni de l'endroit où ils seront emmenés. Mais la terreur qui se lit sur le visage de ses parents le fait déjà mourir d'effroi.

- Eh, ça va ?

- J'ai... j'ai peur Alex, lâche le petit roux en sanglotant.

- Alexander ? dit Richard. Il faut y aller, fiston...

Le jeune brun prend le visage de son meilleur ami dans ses mains et plonge dans ses prunelles larmoyantes.

- Tu as toujours été le plus fort de nous deux. Le plus intelligent de la classe. Le plus courageux d'entre nous. Personne ne te brisera, Zach Levinsky.

Un sourire triste se dessine au creux des lèvres du juif.

- Promet-moi, promet-moi de toujours te battre.

Après une longue hésitation dans le regard azur de son ami, Zach donne sa peluche à son ami. Ils se prennent la main et les serrent fort.

- Je te le promet si tu promets de ne le garder toujours auprès de toi.

- ... Ils ne se sépareront jamais. Comme notre amitié. Où que tu sois...

- Super meilleurs amis pour la vie.

- Alexander, il faut redescendre !

Les deux garçons s'éloignent à contre-cœur.

- Promesse, Zach...

- Promesse... répond le juif en lâchant doucement sa main.

Alors que la trappe se referme, le visage de son meilleur ami s'imprime pour la dernière fois dans sa mémoire. Il se blottit dans un coin contre ses parents et ferme les yeux, écrasant quelques larmes qui roulent sur ses joues pâles. Pendant que son père récite une prière, Zach revoit toute sa vie, ses moments de rires et sa dernière étreinte avec son ami défiler devant ses yeux. Attendant, impuissant et la peur au ventre, l'instant fatidique qui les conduira en enfer.

Dans sa voiture, Elrick Kaufmann est tiré de son sommeil par la morsure du froid glacial sur son visage. Il rêve du moment où il sera enfin devant une cheminée et profitera d'un bon repas chaud.

La voiture s'arrête soudainement alors qu'il est encore dans ses pensées.

- Qu'est-ce qu'il se passe, Friedrich ?!

- Herr Kaufmann, nous allons devoir faire escale dans cette ville...

- Quoi ?!

- La tempête de neige, Monsieur... Elle est beaucoup trop forte. Nous ne pouvons pas risquer d'être bloqués ou accidentés sur la route pour Hanovre...

- Combien de temps reste-t-il ?

- Avec la neige, environ 6 heures. Mais on ne peut plus continuer pour l'instant...

- Bordel de merde !

Le jeune homme descend de la voiture pour constater les faits par lui-même et se fait frapper de plein fouet par le vent glacé. Il observe le ciel sombre balayé par le blizzard.

- Ok. Mais trouvez-moi un endroit pas merdique où m'installer ! Putain, ça fait chier.

Un soldat court vers lui un papier à la main.

- Herr Kaufmann !

- Qu'est-ce qu'il y a encore ?!

- Un habitant est venu nous trouver pour nous signaler que des juifs se cachaient dans le grenier de son immeuble, Herr Kaufmann. L'adresse est indiquée sur ce papier.

- Hm. Voilà qui va me mettre un peu plus en joie. Combien d'hommes avez-vous ici, soldat ?

- Peu, Monsieur.

- Comment se fait-il qu'il y ait encore des juifs ici ?! Cette ville n'était-elle pas censée avoir été nettoyée ?!

- Ils habitaient apparemment dans le dit immeuble et ont réussi à s'y réfugier.

- Hm. Ok, grogne-t-il en se frottant le visage. Puisque nous sommes plus nombreux que vous, nous nous occuperons de récupérer ces nuisibles. Pas la peine de faire se déplacer d'autres soldats pour quelques rats.

- Bien, Herr Kaufmann.

- Allons-y. J'ai passé une nuit horrible je veux me reposer. Et nom de Dieu, qu'est-ce que je hais cette foutue neige !

La trappe se relève brutalement, faisant sursauter la petite famille réfugiée au fond du grenier.

Zach regarde les soldats monter tour à tour dans leur cachette et se poster autour d'eux. Il voit soudain un jeune homme épais, au pas lourd et à l'air autoritaire qui vient se planter devant lui. Il est très surpris de constater que c'est un garçon qui semble avoir son âge qui est le chef d'entre eux.

- Eh bien ! Vous vous êtes bien accroché à votre trou à rats, dit-il en riant avec mépris.

Quelques soldats ricanent avec leur supérieur, certains crachant au sol à côté des trois juifs.

Il se penche vers la famille avec un sourire à la fois satisfait et dédaigneux.

- Remarquez, les rats, ça vit dans un trou à rats...

La mâchoire de Zach se serre et Elias doit maintenir son fils par le bras pour l'empêcher de répondre.

Le jeune nazi remarque l'attitude inhabituel de ce juif au regard plein de haine qui le foudroie. Il lui fait signe de se lever. Les parents commencent à supplier le nazi de ne pas faire de mal à leur fils.

- Tu m'as l'air bien téméraire, juif.

- Mon nom est Zacharia Levinsky !

- Mon fils ! Je t'en prie tais-toi ! supplie le père.

- Téméraire et très stupide dis-moi. Je mettrai ça sur le compte de l'ignorance. Tu ne sais donc pas qui je suis, petit.

Le jeune homme se tait, fixant simplement le gros nazi sans une once de peur. Il ne ressent que de la haine pour ce garçon pas plus âgé que lui qui le traite comme s'il n'était rien d'autre que de la vermine.

- Je suis Herr Kaufmann.

L'horreur se lit sur les visages de Rachel et Elias qui réalisent qui est le nazi à qui leur fils a osé répondre.

- Pardonnez-le, Herr Kaufmann, je vous en prie, il ne savait pas, souffle Elias, à genoux, les yeux baissés.

- Vous vous le savez, en revanche, répond Kaufmann. La prochaine fois que vous ouvrirez la bouche devant moi, je vous en ferai passer définitivement l'envie.

- Tu peux t'appeler comme tu veux, ça ne changera rien pour moi.

- Zacharia, tais-toi ! gueule Rachel.

- Non ! On n'est pas des objets !

- Je sens que je vais m'amuser finalement... sourit Kaufmann. Descendez ces juifs en bas et installez-moi dans l'appartement vide.

Les SS font descendre les parents pendant que le jeune lieutenant retient Zach.

- Pas toi.

- Quoi ? Vous emmenez où mes parents ?!

- Du calme le juif !

- Je m'appelle pas...

- Et moi je m'appelle Herr Elrick Kaufmann ! Lieutenant de la Schutzstaffel, et neveu du Führer !

Le rouquin ouvre de grands yeux et déglutit. Tous les regards sont braqués sur lui. Il se rend compte qu'il va sûrement se faire frapper pour s'être laissé emporter par ses émotions et parlé ainsi à ce garçon important.

- On m'appelle aussi l'Ange noir. Tu découvriras pourquoi par toi-même, dit-il en tournant autour de lui. Aucun juif ne s'adresse à moi directement si je ne lui en donne pas l'ordre. Tu dois être encore le seul à ignorer toutes ces choses.

Zach reste silencieux.

- Et quand je te fais l'honneur de m'adresser à toi, tu réponds « oui, Herr Kaufmann » !!

- ... Oui... Herr Kaufmann, dit-il en serrant les dents.

Elrick part dans un fou rire névrosé devant l'attitude effrontée et complètement suicidaire de ce juif. C'est la première fois qu'il voit un tel spécimen et cette rencontre inattendue lui fait même oublier ses soucis de tempête.

Il affiche un grand sourire devant le jeune juif qui soutient toujours fièrement son regard.

- Baisse les yeux, articule Elrick, tout de suite.

Le rouquin hésite longuement mais devant les armes qui se dressent en sa direction, il finit par baisser légèrement les yeux.

Le nazi se rapproche de son oreille avec un rictus malsain.

- Je vais t'apprendre à respecter mon autorité... juif.

Zach frémit devant la folie et le sadisme présents dans la voix de Herr Kaufmann. Une voix mature, bien trop mature pour un si jeune âge se dit Zach. Malgré leur âge similaire, ils semblent tous deux venir de deux univers opposés, tels que le seraient l'enfer et le paradis. Il n'aurait jamais cru possible qu'un jeune comme lui puisse être si proche du maître des nazis et sembler aussi malade que lui. Il décide de faire profil bas pour le moment pour ne pas attirer d'ennuis à ses parents.

Herr Kaufmann le fixe encore quelques instants puis fais un petit signe de la main avant de tourner les talons. Les SS se jettent immédiatement sur Zach et le rouent de coups. Telle est sa punition pour son ignorance et son impétuosité devant le chérubin du Führer.

A travers la fenêtre embuée du salon, Elrick fixe cette neige dont il a horreur. Une sainte horreur. Chaque hiver de chaque année qui passe depuis 15 ans. Cette neige qui vient s'étendre autour du rouge vermeil qui hante sa mémoire.

- Herr Kaufmann ?

- Hm.

- Que voulez-vous faire des juifs pour l'instant ?

- Séparez-les. Enfermez le père là-haut. La mère s'occupera de mes repas. Et amène-moi le gamin.

- Tout de suite.

Friedrich fait entrer Zach et le balance à terre.

- J'ai vu qu'il y a un piano, ici. Qui en jouait ? Réponds-moi.

Zach tente de se relever mais Friedrich le frappe pour le garder au sol.

- Répond à Herr Kaufmann !!

- ... C'est moi.

Le nazi semble surpris de sa réponse et se retourne. Il contemple le visage meurtri de l'adolescent qui se tient les côtes douloureusement.

- Toi ?

- Oui, moi... Herr Kaufmann, articule-t-il exagérément.

- Bien. Tu joueras pour moi, juif.

- Non.

Elrick repart à rire. Ce juif est ce qu'il a rencontré de plus curieux et amusant depuis une époque bien lointaine. Alors que Friedrich lève la crosse de son fusil pour punir la désobéissance du garçon, son chef lève la main pour l'en empêcher.

- Je ne veux pas l'abîmer pour l'instant. Il va m'être bien utile.

- A vos ordres, Herr Kaufmann, dit-il en reculant.

Le nazi s'avance vers lui et retire la chapka verte de Zach, dévoilant ses boucles rousses.

- Oh ! Un rouquin ! De mieux en mieux dis-moi ! Quelle autre surprise me réserves-tu encore, juif ?

Connu pour sa haine des juifs à l'image de celle de son oncle adoptif, Kaufmann a également depuis toujours une répulsion pour les enfants roux. En réalité, il y tant de choses que le jeune homme déteste qu'on ne les compte même plus. Baignée dans la propagande, le manque d'affection et la violence depuis son enfance, Elrick n'a jamais appris d'autres sentiments que la haine et l'intolérance. Il n'a d'ailleurs jamais fréquenté de juifs, êtres qu'il considère comme non-humains, en bon petit soldat élevé aveuglément dans les idéaux de Adolf Hitler. Il est également connu pour refuser de toucher cette race inférieure. Même pour les battre. Ainsi, après un signe bref de la main de sa part, ce sont toujours ses hommes qui violentent et tuent ses victimes à sa place. Vêtu lui aussi d'un long manteau noir, le chérubin du Führer, surnommé l'Ange noir entre autres pour les nombreux morts qu'il laisse sur son passage, attend d'être promu et nommé commandant de son propre camp de concentration. Ce petit orphelin est devenu une des nombreuses fiertés du Führer. Un enfant reconnaissant envers son sauveur qui l'aura modelé à son image.

Elrick tourne autour du rouquin à genoux, attiré par ces boucles flamboyantes comme un enfant curieux par un animal étrange.

- Parfait, parfait. Toute cela me met en appétit. Hans ! Que le dîner soit préparé !

- Oui, Herr Kaufmann !

Le nazi se met à table en compagnie de ses hommes. Rachel et son fils mangent dans le couloir, ayant évidemment l'interdiction de partager la même pièce que Herr Kaufmann lors de son repas.

- Zach, chuchote Rachel, je veux que tu te tiennes tranquille, je t'en supplie. Ne nous attire pas d'ennuis ! Je ne veux pas que tu te fasses tuer, s'il te plaît !

- Oui... soupire-t-il.

- Tu n'as aucune idée du danger que représente ce garçon.

Pendant que sa mère lui raconte les terribles exploits de l'Ange noir et les rumeurs à son sujet, Zach baisse les yeux. Il n'a plus très faim.

- Mange mon fils, s'il te plaît...

- J'ai pas faim.

- Ecoute-moi bien, Zach. Il faut que tu manges maintenant. Je ne sais pas quand sera notre prochain repas et pour je ne sais quelle raison, ce nazi nous permet de nous nourrir encore ce soir.

Le jeune homme repense à ce qu'a dit Kaufmann. Il suppose que c'est parce qu'il ne veut pas « l'abîmer » pour le moment qu'ils ont encore le droit de s'alimenter. Il pose un regard désolé sur sa mère.

- Je vais faire ce qu'il faut pour que vous ayez encore un peu de confort pendant le temps qu'il nous reste.

- ... Merci chéri, dit Rachel les yeux brillants. Je serai toujours fière de toi, mon fils. Je sais que tu feras les meilleurs choix.

Zach prend sa mère dans ses bras.

- Eh ! On la ferme, là-bas ! gueule un SS.

- Ce juif est une réelle bénédiction pendant cette foutue tempête, lance le jeune nazi. Une chose curieuse qui va beaucoup me distraire, dit-il en souriant sous les ricanements de ses hommes.

Tard dans la soirée, pendant que les SS se relayent à la garde et d'autres se reposent, Rachel fait une prière sur son lit en pensant à son mari isolé et en priant le ciel pour épargner leurs vies le plus longtemps possible. Herr Kaufmann s'installe sur un fauteuil faisant face au piano, un verre de whisky à la main.

- Juif ! Viens ici !

Somnolant par terre dans un coin du salon, Zach se fait brutalement réveiller par les cris du nazi. Il se plante devant le nazi, encore groggy.

- Eh bien, s'amuse le gros garçon, tu en a une sale tête.

- Peut-être parce que tu m'as fait battre tout à l'heure.

- Hm. Certes, tu seras excusé si tu me joues du piano, dit-il, amusé.

- ... Que dois-je jouer ?

- Ce que tu fais d'habitude. Oh, et juif !

- Oui ?

- Tu es plutôt lent pour apprendre...

- ... Je ne comprends pas.

- Tu m'as une nouvelle fois répondu à propos de ta punition et tu ne m'appelles toujours pas par mon nom ! Ta première correction ne t'as-t-elle pas suffit ?!

Zach baisse les yeux et déglutit. Il s'agenouille, prêt à recevoir une autre douloureuse correction. Mais Herr Kaufmann se contente de le fixer, puis avale une gorgée de whisky.

- Lève-toi. Et va jouer.

Surpris par cette non-réaction, le rouquin s'exécute malgré tout immédiatement. Peut-être que Herr Kaufmann est trop las pour le punir ce soir. Il remercie le ciel pour ça et ferme les yeux pour se plonger dans une bulle réconforte avant de poser ses mains.

Ses doigts glissent avec douceur et finesse sur les touches du piano. Dès les premières notes, Elrick manque de laisser tomber son verre. Cette mélodie. Chaque note traverse son âme et ses souvenirs pour réveiller le tout petit garçon qu'il était à une époque qu'il avait depuis longtemps oubliée.

Il ne sait pas comment ni pourquoi ses notes lui percent le cœur. Pénétrant sa carapace sombre, brisant son cœur forgé dans la roche. Un sentiment terrible le saisit au plus profond de lui. Un sentiment plus fort et plus vibrant que les couches de haines qui se sont empilées en lui depuis une décennie. Un sentiment brûlant et lancinant qui traverse les âges et ne quitte jamais aucun homme.

Chaque note coule sur lui comme un couteau qui glisserait sur la peau fragile d'un nourrisson. Son regard est irrépressiblement attiré vers la fenêtre mais il sait que tout prendrait un sens s'il posait ses yeux sur la chose qui hante son âme sans n'avoir jamais su pourquoi.

Il se lève, ne pouvant s'empêcher d'affronter cette chose blanche qui se heurte à son âme depuis toujours. Les images reviennent à lui comme l'horrible vérité que son esprit lui avait toujours refusée. Il la revoit, au milieu de cette grande tâche vermeille tranchant avec le manteau blanc et froid, tel un souvenir évident qui habitait les tréfonds de son âme aveugle. Ses yeux semblent appeler une émotion, un acte qui lui est devenu inconnu. Sur quelques notes solitaires et légères, il croit reconnaître le bruit d'une goutte de sang tombant au sol. Mais en portant sa main à son visage, il sent le chemin humide d'une larme ayant coulé sur sa joue. Ses jambes faillissent et il doit se faire violence pour se maintenir debout face au choc.

La mélodie s'estompe lentement sur un long chemin de notes aiguës, tel une caresse sur son cœur marquant la fin d'un long rêve cotonneux.

- Est-ce que je continue, Herr Kaufmann ?

Incapable de sortir le moindre son, Elrick Kaufmann reste dos au jeune pianiste. Il a l'impression que tout ce qu'il était jusqu'ici, vient d'être ébranlé et que même sa voix le trahirait s'il prononçait un seul mot. Il se force à avaler une gorgée d'alcool puis réussit à articuler quelques mots.

- Oui. Parfait.

- ... Bien.

Zach suit les ordres du chef nazi et continue à jouer ce qu'il a toujours joué. Il sait que l'acte est risqué mais ne désobéissant à aucun ordre, il s'aventure à jouer une magnifique musique de son peuple. Entendant la mélodie aux sonorités bien connues, le nazi se retourne sur le jeune homme.

Il s'approche du piano, partagé entre les notes divines qui courent jusqu'à ses oreilles et la haine ancrée sur chaque consonance juive. Zach sent la présence du jeune SS derrière lui et sait qu'à chaque instant, cette mélodie interdite résonnant dans la pièce le rapproche d'une possible et atroce correction. Mais le nazi reste juste derrière lui, en silence. Il se dit alors que celui-ci attend la fin du morceau pour le frapper.

Zach pose lentement ses doigts sur chaque note marquant la fin de la douce mélodie juive puis attend, silencieux, que la main du nazi tombe sur lui. Mais rien ne se passe.

- ... Je n'avais pas entendu quelqu'un jouer de piano depuis...

Lorsqu'il prononce ces mots, Kaufmann se rend compte lui-même que c'est sa mère la dernière personne à lui avoir joué du piano et ne parvient pas à finir sa phrase, perdu dans des souvenirs émergeants. Sans qu'il s'y attende, ce juif a fait émerger en lui un torrent d'émotions incontrôlables et de sentiments oubliés. Des souvenirs perdus qu'il aura enfin réussit à toucher du doigt ce soir...

- Herr Kaufmann ? articule Zach.

Le juif pose un regard interrogateur sur son ennemi et découvre son regard troublé. Kaufmann plonge soudain ses yeux noisette dans les siens. Comment cet être inférieur a-t-il pu être le seul déclencheur de ce bouleversement en lui ? Comment a-t-il pu appuyer sur son âme aussi précisément et lui révéler les choses les plus précieuses qu'il ait enfouies au fond de lui ?

Il se perd quelques instants dans ce regard émeraude qui lui semble irréel.

Herr Kaufmann se retourne soudainement.

- Tu peux aller te recoucher, juif.

Un goût amer semble accompagner ce dernier mot qu'il a pourtant dit tant de fois. Ce garçon l'a bien trop remué grâce à sa corde sensible. Kaufmann s'allonge dans le canapé et se laisse bercer par la douce chaleur du feu brûlant dans la cheminée. C'est certainement la fatigue et ce maudit piano qui l'ont fait réagir ainsi et se sentir aussi fragile, rien d'autre. Alors qu'il ferme les yeux pour calmer son esprit tourmenté, le jeune nazi sent naître au fond de lui une terrible évidence, mais il la repousse. Il n'est pas encore prêt à accueillir une autre vérité que celui de son cœur de pierre venant tout juste d'être brisé par le souvenir de sa mère.



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NB : L'appellation «lieutenant» n'était valable que dans la Wehrmacht (armée allemande). Le «Untersturmführer» était l'équivalent du grade de lieutenant dans la Schutzstaffel (SS, armée nazie).

Dans un soucis de facilité de lecture, l'appellation de « lieutenant » sera tout de même maintenue.

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