Premier rêve : 2
Les frottements d'un tissu qui s'éclipse sans mon accord me tirent lentement de mon sommeil. J'ai froid. Mes pieds dénudés recherchent désespérément le drap volé par la personne assoupie à mes côtés. Je grommelle tant que je peux, cherchant à mettre fin à l'assaut strident du réveil-matin. Je souffle. Il est déjà 6h30. Il faut que je me lève. Je m'extirpe du matelas, lentement. À tâtons, j'avance dans la chambre à la recherche de la commode. En voulant éviter de me cogner sur le bord du lit, je m'empêtre par mégarde dans les rideaux drapés de la fenêtre. Et je peste. Le meuble n'est plus très loin. Je pose une main sur le bois rêche et ouvre le premier tiroir qui prend un malin plaisir à grincer. La lumière s'allume. Derrière râle - aujourd'hui encore - mon épouse, Delphine.
- Mais qu'est-ce que tu fabriques ? soupire celle-ci, sûrement excédée par le vacarme matinal.
- Désolé. Je ne voulais pas te réveiller.
- Tu fais autant de bruit qu'un éléphant. Comment pourrais- tu ne pas me réveiller ?
Je ne réponds pas. Depuis quelque temps, elle est insupportable au réveil. Et je suis trop concentré à boutonner ma chemise bleu-nuit sans mettre lundi avec mardi pour me concentrer sur son sarcasme. Je ne sais pas ce qui la rend aussi irritable mais quelque chose à changer chez elle. La maladie sans doute. Depuis quelques mois, elle reste au lit, secouée par des fièvres, nausées et autres maux l'empêchant de bouger. Je suis obligé de la raisonner, quand elle veut en faire trop. C'est dans ces moments qu'elle finit par craquer, pleurant à chaudes larmes dans mes bras. Je ne comprends pas et je m'inquiète en silence. Même quand elle est dans ses mauvais moments. Comme maintenant.
Pendant ce faire, je réfléchis déjà à quelle cravate mettre. Hier, j'ai opté pour la noire, simple, soft et élégante. Aujourd'hui, je peux bien mettre une grise, celle à carreaux sera du plus bel effet. Je lance un regard vers ma douce épouse. Rien qu'à voir sa mine renfrognée, elle est bel et bien de mauvaise humeur. Les bras croisés sur sa poitrine, elle semble attendre que je daigne m'intéresser à elle.
- Je n'embrasse pas les boudeuses. dis-je en simulant mon départ, chose qui risque de l'agacer un peu plus.
- Si c'est comme ça, débrouille toi pour manger. rétorque-t-elle en s'emmitouflant de nouveau dans la parure de lit en satin mauve- sa préférée - jetant celle-ci sur elle, dissimulant son visage dans un geste sec et agacé.
Gagné. Du moins... Un point partout. Elle réagit comme je l'attends, toujours. Mais je ne sais pas cuisiner, elle le sait bien. Et je ne referai pas l'expérience. Je n'ai donc pas d'autres choix que de rebrousser chemin et déposer un baiser sur le front de Delphine. Je recule un instant, contemplant la marmotte emballée dans son papier alu. Ou plutôt la couette violette dont elle s'est entièrement emparée. À bien y regarder, elle ressemble à une grosse chenille, enroulée ainsi. Une très belle chenille.
C'est une jolie blondinette, petite de taille avec de jolies joues de poupon. Malgré ses vingt-huit ans, elle fait encore jeunette. Si ma tignasse fait penser à un mouton, la sienne glisse sur ses épaules à la manière d'une cascade dorée. Je l'aime. Même avec ses manières, même quand elle est en colère. Expressive, elle sait montrer ses émotions avec tempérament. J'ai appris à me taire si je veux être sûr de manger en rentrant. Parce que même avec son habileté d'éléphant, elle est excellente cuisinière. Je me garde bien de lui dire... Pas sûr qu'elle apprécie ce demi-compliment.
Elle a la tête dans les nuages, Delphine. Une véritable source de bonheur. Qui peut se montrer casse-pied, boudeuse, parfois colérique. Mais elle n'en reste pas moins magnifique. Delphine veut devenir maman. Parfois, elle pose la main sur son ventre, imaginant son bidon rond et pleure en le voyant si plat, si vide de la vie qu'elle attend. Moi, je ne dis rien. Je ne comprends pas cette chose-là.
- Eugène ?
- Hum... ?
- Si tu continues à rester figé, tu vas être en retard au travail.
Je sursaute. Combien de temps suis-je resté à rêvasser ? Je l'embrasse et me relève aussitôt pour finir de me préparer. Je passe devant la glace, m'asperge le visage d'eau fraîche. Ça réveille. Je ne prends même pas le temps de brosser mes boucles brunes. Direction la cuisine où je me fais couler un rapide café avant de couper un morceau de brioche. Mais bon sang, quelle heure est-il ? Ma montre... Je l'ai laissé sur la table de chevet. C'est le seul bijou que je porte, avec mon alliance. Cette magnifique Baume Mercier que ma femme m'a offerte, je la garde précieusement. C'est le premier cadeau qu'elle m'a fait. Comment l'oublier ?
Je ne traîne pas davantage. Le retard est bien l'une des chose que je déteste le plus. Ne dit-on pas que le temps, c'est de l'argent ? J'ai fait de cette expression mon crédo. Offrir un résultat d'excellence pour obtenir la promotion de mes rêves. Pour beaucoup de mes collègues, je ne suis qu'un larbin, un chien juste bon à lécher les bottes des supérieurs. Un mec insignifiant, en somme. Et chiant aussi. Mais ça fait quelques années que je ne les entends plus. Je sais où je vais et pourquoi j'y vais. J'ai une belle vie. Une jolie baraque, une femme formidable, je ne manque pas d'argent. Si je peux en offrir toujours plus à Delphine qui a dû arrêter de travailler suite à des problèmes de santé... Je le ferai. Il est temps pour moi de partir.
Les jours de pluie se succèdent depuis bien trop longtemps à mon goût. La route est détrempée, le ciel est d'un vieux gris bien triste. C'est un torrent qui annonce l'arrivée prochaine d'une tempête. Il gonfle, diluvien, sur l'asphalte glissant. Je m'empresse de rentrer dans ma chère Audi 90 quattro grise métallique, achetée l'an dernier pour remplacer la Fiat jaune moutarde de ma jeunesse. L'idée d'être cool et branché dans sa première auto tape à l'œil est un vieux souvenir. Quoi de mieux que l'élégance et la simplicité pour briller ? Assis dans ma voiture, en route pour les bureaux où je suis employé, j'en profite pour fumer une clope. Delphine ne supporte plus la fumée, j'ai donc dû arrêter, au moins à ses côtés.
Delphine... J'ai beau la connaître depuis sept ans, l'avoir épousé il y a deux ans, je me demande encore comment elle a pu accepter de s'unir pour le meilleur et pour le pire avec un maniaque comme moi. Je suis plutôt banal, avec mes boucles brunes impossibles à coiffer, que je maudis chaque jour de pousser sur ma tête . Les mèches s'amusent à me faire tourner en bourrique. J'ai les yeux marrons cochon même si Delphine leur donne une description plus douce. J'ai une barbe assez dense que je m'efforce à entretenir. Et puis, je n'ai pas vraiment de rêve. Hormis le désir de vivre bien, et tranquille. Voyager me semble être une perte de temps, je n'aime pas lire, je n'ai aucun talent manuel. C'est vrai. Je me demande encore pourquoi Delphine a dit oui devant l'autel.
Je laisse tomber la cendre dans le cendrier de la voiture, pensif mais restant concentré sur la route dangereuse. Un nuage de fumée s'échappe de ma bouche, s'infiltrant dans l'habitacle de métal, prêt à laisser cette fichue odeur de tabac froid dans mon magnifique carrosse. Je finis par écraser mon mégot quand devant moi, une ronde de bureaux administratifs se déploie dans mon champ de vision.
C'est ici que je travaille. Dans ces grands bâtiments gris, tout de béton et de verre.
Les bureaux sont séparés en box de trois personnes. Des espaces bien plus calme que la grande salle du personnel, là où tout le monde se retrouve avant d'entamer une énième journée de travail. Je ne me rends jamais là-bas. Les cancans à trois francs, six sous... Ce n'est pas ma tasse de thé. Des pas résonnent derrière moi. Et je devine aisément qui sont les deux larrons qui avancent d'un pas nonchalant, sûrement un café à la main.
- Comment va le parfait petit Eugène ? s'exclame le premier en me voyant.
- Bonjour, Charles. Je vais très bien, merci.
- Décoince toi, le bleu. On va pas te bouffer ! ricane l'autre.
- Mais je suis détendu, repondis-je en me retournant vers mon interlocuteur.
Charles est un petit homme au visage écrasé et aux dents proéminentes. Dégarni, il arbore cependant une belle barbe gris poivre. Amateur de bonnes bières, l'homme possède un ventre rond et ramolli. Son seul sport ? Le lever de coude. Il ne se gêne pas non plus à pointer du doigt ceux qui ne suivent pas cette sainte voie. Ce qui fait de moi un parfait bouc émissaire. Le salarié trop propret sur soi, toujours impeccablement présenté. Et ça, il n'aime pas.
Le second, Charlie, est le pire des deux. Si j'arrive à supporter les vacheries de Charles sans trop de mal, ce rat de Charlie est bien différent. Nous sommes, tous les deux, comme chien et chat, opposés jusqu'à la moindre parcelle de nos vies. Avec ses oreilles décollées et sa touffe de cheveux blonds, il nous dépasse, Charles et moi, d'une bonne tête. Il ne se prive de rien. Belle baraque, montre de luxe, dernière voiture... Je me demande comment il se paye tout ça. C'est aussi un fin collectionneur. Il apprécie les belles choses, comme il aime dire. Les belles femmes, si vous préférez. Car oui, bien qu'il ne soit qu'un pauvre type, il se croit au-dessus de tout et tout le monde. Le grand blond est aussi bien cruel. Combien de fois ais-je dû faire des heures supplémentaires pour reprendre les fichiers qu'il prend un malin plaisir à saboter ? Combien de fois a-t-il saccagé ma voiture, mes costumes ? Et si Charles ne lève jamais la main sur moi, le deuxième ne se gêne pas. Oui, Charlie est bien le pire des deux.
Bien qu'il soit encore tôt et que rares sont ceux ayant déjà commencé de travailler, je sors les fichiers du jour et commence à les trier. Certaines feuilles sont tachées d'encre, gribouillées ou froissées. Pas besoin d'être devin pour savoir à qui je dois ces dégâts. C'est exaspérant. Ne sommes-nous pas des adultes responsables ? On dirait bien que non. Le blond me regarde avec son sourire et sa tête de vainqueur, la lèvre supérieure retroussée et son regard victorieux. Je ne pipe mot. Que pourrais-je dire. Le silence punit l'insolence. Un jour, je l'espère, il se lassera. Alors que mon collègue se délecte de son café, mon regard se pose sur lui, mes lèvres scellées entre elles. Je ne dis rien. Cette situation me semble familière.
- Qu'est-ce que tu as à me regarder comme ça ? Tu veux ma photo, peut-être ?
- Non. J'apprends, tout simplement.
L'homme me fixe comme si j'étais devenu fou. Apprendre quoi ? Moi même, je ne le sais pas. Je me détourne, perdu. Cette phrase... Je l'ai déjà entendu, quelque part. Mais impossible de me rappeler où.
Il me toise. Son visage est déformé par l'incrédulité, le sourcil levé et la tête de travers. Je ne détourne pas le regard.
- Complètement dingue. souffle-t-il en ses dents.
Charlie se détourne légèrement, mais continue de me fixer de biais cette fois. J'ai le mérite de lui avoir fait fermer son clapet. Un bon point. Une victoire dans cette journée que je pressens malgré tout longue et surtout ennuyeuse au possible . Les deux hommes se sont mis à travailler, m'offrant, par la même occasion, une heure de répit. Je pianote sur mon clavier, les doigts fébriles sur cet appareil que j'ai découvert il y a peu.
L'informatique connaît une croissance vertigineuse. La machine à écrire, devenue désuète, est remplacée par ces ordinateurs plus puissants, plus performants et possédant une mémoire électronique. Tout le monde vante les avantages de cette merveille technologique. Et j'avoue avoir changé d'avis quant à l'évolution de nos appareils. Si j'affectionne ma bonne vieille machine, je ne peux que reconnaître l'aspect pratique et ingénieux de cette nouvelle avancée. Et pourtant l'appropriation de l'appareil ne s'est pas faite sans mal. Il ne m'a pas été facile de garder mon calme face à toute cette nouveauté qui m'a explosé sous les yeux. Une sensation de tournis qu'une trop grande accessibilité entre les mains, me donne l'impression d'étouffer et de manquer d'air.
Le silence établi dans la pièce ne laisse que le son des touches jouer leur rythme cadencé. Alors que les lettres apparaissent une à une sur mon écran, je pense à elle. Depuis trois mois, je ne peux m'empêcher d'être inquiet. Delphine est habituellement une vraie boute en train, une pile électrique dans la vie. Mais sa santé semble vaciller. Elle passe ses jours et ses nuits allongée, s'alimente soit trop soit pas assez, elle a juste assez de force pour cuisiner et faire le ménage. Je la sermonne souvent car elle veut trop en faire. Et si je la perdais ? Je ne m'en remettrais pas. Ma fleur semble me faner entre les doigts. Mon regard se perd, ne fixant que le vide, comme si mon cerveau venait de passer sur pause alors que mes doigts continuent de taper machinalement le compte-rendu de fin de semaine. Mes doigts posés sur le clavier, mon pouce fait rouler mon alliance, signe de stress évident.
Cependant, malgré mes soucis, les heures défilent entre les pauses café et déjeuner, les coups de panique quand disjonctent les circuits du réseau, les crises et appels incessants. Les journées se ressemblent toutes, les minutes agressives au-dessus de nos têtes, épée de Damoclès dans un rythme infernal. Nous n'avons pas le loisir de souffler. S'installe alors la pression d'un travail toujours plus intense, repoussant nos limites jusqu'aux dernières heures. La fatigue s'installe mais il faut tenir le cap. Trier la paperasse, les archives et mettre au point la journée de demain. Pousser le bénéfice vers le haut, toujours plus. Celui qui traîne la patte ? Recalé. Les chiffres importent plus que l'Homme. Le social n'est pas la clef de la réussite.
La journée s'achève sans un bruit. Juste un soupir uni de soulagement. On se serre la main, offre une accolade aux plus intimes, quelques mots avant de partir et direction nos petits cocons de soie. Ma belle est assise sur le canapé, les genoux repliés, le coude posé sur le dossier gris. Elle est belle, comme si elle s'apprêtait pour un magazine de mode, avec son chandail et ce patchwork qu'elle désirait tant, achetés au marché, à la petite vieille édentée mais au sourire qui émeut le cœur de Delphine. Comme je l'aime, Delphine, avec ses manières et même ses colères. Oui, cette femme imparfaite, mais qui, à mes yeux, ne l'est que de peu.
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