Au réveil, le premier réflexe de l'enfant fut de vérifier s'il avait bien son carnet. Il n'avait pas encore trouvé le temps de le lire. Et puis, il trouvait d'autres activités plus importantes. Par exemple, il avait passé la nuit à jouer du violon pour s'entraîner. Il s'était mis à l'écart pour ne pas déranger, et il avait donné son âme d'artiste dans ce jeu. Il se perdait pour la musique.

Sa deuxième pensée, au réveil, fut pour son père. Il devait le retrouver aujourd'hui. À cette simple idée, il sauta d'un bon sur ses deux pieds tandis qu'un large sourire vint éclairer sa frimousse. Quelques personnes étaient déjà réveillées et l'enfant se précipita vers elles.

- Vous savez où est mon papa ? Il s'appelle Henri Devis.

- Ah ! C'est l'enfant à la voix d'ange ?

Grégoire grimaça, surpris. Mais il finit par acquiescer, les yeux toujours brillants d'excitation.

- Ton papa, reprit l'autre, doit être rentré maintenant. File au cœur du hameau.

Mais arrivé sur la petite place, Grégoire ne vit pas son père. Un peu décontenancé, il s'approcha des personnes qui discutaient là et les coupa dans leur dialogue :

- Vous savez où est mon papa ? Il s'appelle Henri Devis.

Charette était avec eux. Il écoutait le rapport du chef de cette petite expédition. Mais en entendant la petite voix fluette, il sursauta et se tourna vers l'enfant, la mine sombre :

- C'est toi Grégoire ? Le neveu de Joseph Audence ?

- Le neveu d'oncle Jo, répondit-il.

- Henri Devis... Oh, mon petit ! Ton papa n'est pas mort mais...

- Mais quoi ? Bon, écoutez. Cela fait plusieurs mois que j'attends papa. Maintenant, on me dit qu'il est là. Alors ne me faites pas attendre plus longtemps : c'est insupportable !

Devant ce petit ton autoritaire, tous éclatèrent de rire. Hélas ! Il fallait bien dire la vérité à ce petit bout de chou.

- Ton père a disparu.

- C'est-à-dire ? Questionna l'enfant avec candeur.

- Je vais te raconter, moi, j'étais là, expliqua l'un des hommes présents. Ton père et nous devions aller inspecter les alentours du passage du Gois, qui nous permet de nous rendre à Noirmoutier. La mission n'était pas compliquée, mais nous voulions faire cela bien alors cela nous prit du temps. Avant hier, on dormait dans les bois. Ton papa était de garde - cela veut dire qu'il ne devait pas dormir et surveiller que personne ne nous attaque. Quand je me suis réveillé, au milieu de la nuit, pour prendre sa place, il n'était plus là. Le lendemain, nous avons fouillé les alentours, sans rien trouver.

- C'est tout ?

- Oui, acquiesça l'homme en détournant son regard.

- Papa s'est envolé ?

- Peut-être...

- Et comment je fais, moi, pour le retrouver ?

Charette avait observé cette scène avec curiosité et intérêt. L'enfant réveillait en lui des échos de son enfance qu'il pensait oubliés pour toujours. Certes il y en avait d'autres, des enfants de cet âge-là dans la petite armée. Mais après avoir entendu chanter Grégoire, on ne pouvait que le mettre sur un piédestal.

- Regarde-moi, mon garçon. Tu as fait un long voyage pour retrouver ton papa et je trouve cela admirable. Maintenant que tu es là, il a disparu. Je te présente toutes mes excuses pour n'avoir pas sûr veiller sur son père.

- Et je les accepte, répliqua machinalement Grégoire d'un petit air grave.

- Mais je te promets, mon garçon, que je ferai tout pour retrouver ton père et que je remuerai ciel et terre. Reste avec nous, d'accord ? Et sois sage.

- Comme une image.

- Maintenant, écoute-moi petit bonhomme. Aujourd'hui est prévu une attaque décisive pour les guerres de Vendée : je compte prendre Noirmoutier. Après plusieurs échecs, je me suis décidé à changer de tactique. Aussi j'escompte que toi, ton amie et sa mère restiez sagement au campement.

- On ne vient pas ?

- Ce sera mille fois trop dangereux.

- Et oncle Jo ?

- Lui, il vient.

Le passage du Gois a cette particularité qu'il est découvert à marée basse et recouvert à marée haute. L'idée de Charette était de commencer l'attaque de la presqu'île lorsque la marée recommencerait à monter. Ses hommes étaient peureux. Cette technique les empêchait de reculer et les poussait toujours plus en avant.

Il va sans dire que cette immense armée fendant les eaux avait quelque chose d'incroyable. Jo, qui avait été rallié à une escouade, donnait toute sa hargne de paysan titan à aller de l'avant. Le début avait été aisé. Mais quand la mer avait commencé à leur chatouiller les pieds, puis les jambes et la taille, alors que le bord de l'île se faisait toujours plus proche, il avait donné son maximun pour traverser cette barrière aquatique. En fin de file, il crut même qu'il n'y parviendrait jamais. Et cet instant de faiblesse fit monter à ses lèvres une prière unique :

- Mon Dieu, tu ne peux pas me prendre ma vie maintenant que je retrouve le bonheur avec Grégoire et... Marie. Tu n'as pas le droit ! Mais je te promets que si je sors vivant de cette épreuve, je ne boirai plus une goutte d'alcool.

Plus une goutte d'alcool. C'était un pas énorme dans son chemin pour sortir de l'ivrognerie. Mais cette promesse était forte et ce rappel puissant pouvait aider le paysan à sortir de ce maux. La mer parut alors s'ouvrir légèrement. L'eau n'était plus aussi lourde et ne pesait plus autant sur les jambes du géant. Il put avancer d'un pas alerte et la terre ferme approchait encore.

Déjà sur la grève, Charette observait sa nouvelle recrue. Il comprenait sa hargne de vaincre et cette force nouvelle qu'il découvrait peu à peu. Ce simple regard vit plus loin, même, jusqu'au cœur de l'homme. Et il s'émerveilla :

- On a tort de juger trop rapidement un homme. Si je ne me trompe pas, celui-ci peut être capable de grandes choses. Il était bien bas quand je l'ai vu pour la première fois. Mais aujourd'hui, et chaque jour, il se métamorphose de manière incroyable. La force de la volonté a quelque chose d'extraordinaire.

C'est ainsi que l'île de Noirmoutier fut atteinte, et en quelques heures vaincues et aux mains des rebelles vendéens. Les familles restées sur la terre pouvaient rejoindre le corps de troupe. Mais Grégoire avait lui aussi disparu.