XVIII

L'espion arrêta son cheval en voyant l'ivrogne venir vers lui. Il ne savait si ce contretemps arrangerait ses affaires ou non, mais comprenait que plus vite il résoudrait rapidement cette affaire et plus Jean, son maître, serait content de lui. Il n'avait pas encore eut l'occasion d'observer le paysan de près et fixait avec une curiosité acérée l'homme qui s'approchait. Le soleil empêchait de voir des détails autre qu'un ventre arrondi de buveur, une grande taille et une démarche lourde. Mais la surprise se peignit sur ses traits lorsque Joseph fut assez proche, et il fit quelques pas pour le rejoindre.

- Qui t'a envoyé ? Grogna le paysan avec gêne.

- Tu le sais très bien. Jean, le bourgeois à qui tu as volé...

- Je n'ai rien volé du tout, si ce n'est quelques bouteilles.

Il y eut un silence. Et l'espion éclata de rire :

- Cela ne m'étonne pas de toi ! Toi... Joseph Audence...

- Jamais je n'aurais cru...

- Et moi non plus ! Mais pourquoi te recherche-t-on avec autant d'acharnement ?

- Ce n'est pas moi que l'on recherche.

- Ton neveu.

- Un carnet. Et je te jure que dès que je mets la main sur ce carnet, je tente de découvrir ce qu'il contient de si précieux.

- Toi... Je n'en reviens pas !

- Tu es ce qu'il me reste de plus cher de Beaulieu-sur-argent. Nicolas... Explique-moi.

Ce-disant, les deux jeunes hommes s'étaient avancés sur le chemin pour rejoindre Hélène qui les regardait avec perplexité.

- J'ai voulu devenir quelqu'un, Jo. Tu sais comme je rêvais, quand on était gosse.

- Je m'en souviens très bien.

- Alors, je suis parti à Cholet...

- Il y a cinq ans, oui, je me rappelle.

- Et j'ai retrouvé un vieux parent qui m'a appris quelques trucs et m'a aidé à profiter de la Révolution pour servir mes intérêts. Je me souviens que j'étais au bistrot, dans un lieu assez réputé pour ses buveurs duellistes et adroits. Mon parent avait rendez-vous et je l'ai accompagné. C'était un homme de Jean qui recherchait des gars pour des missions en tout genre. J'ai sauté sur l'occasion. Et après quelques bons services, me voilà sur cette affaire.

- Jean ?

- Je crois bien que personne ne sait son nom de famille.

- Mais en société ?

- On l'appelle le citoyen Jean. Voilà tout.

- Vous vous connaissiez ? Interrompit Hélène avec surprise.

- On vient du même village. Jamais on n'a connu deux amis plus proches à Beaulieu !

- Mais... Hésita-t-elle.

Jo comprit son trouble et tenta de chasser la confusion de son esprit pour reprendre un ton sérieux :

- Nicolas, tu y crois, à cette République ?

- Non. Mais je ne crois pas davantage en la royauté.

- En fait, la politique ne t'intéresse pas ?

- Si, mais... J'en suis un peu dégoûté.

- Nicolas...

- Ne te tracasse pas, Jo. J'ai compris. Oui, l'amitié est plus importante pour moi. Tu es mon ami. Et tu sais que je ne suis pas un mauvais bougre.

Alors, les deux amis de jetèrent dans les bras l'un de l'autre en se donnant quelques tappes amicales. Jo sentit l'émotion l'envahir. Comme si la vie revenait doucement, doucement, tout doucement... À petits pas de loup. Et Hélène sourit également. Ils étaient rares, ces moments de joie. Et elle voulait en profiter.

- Je vais t'aider, si tu veux, ajouta Nicolas dans un sourire avant de s'assombrir brusquement. Jo ? Il faut que je te dise quelque chose...

- Vas-y.

- La femme de l'aubergiste...

- Oui ?

- Je l'ai tuée.

Hélène sursauta et coula un regard glacial vers le nouveau venu. Jo eut simplement un sourire ironique qui s'éteignit bien vite lorsqu'il croisa le regard humide de la jeune femme et apperçut le tressaillement de ses épaules.

- Hélène... Murmura-t-il.

- Qu'est-ce que je vais devenir ? Sanglota-t-elle doucement. Pourquoi a-t-il fallu que je trouve des ignobles compagnons de voyage alcoolique et assassin ?

Jo se sentit tout retourné à ces mots et se tourna brusquement vers son ami en demandant d'une voix déçue :

- Pourquoi l'as-tu tuée ?

- Je ne suis pas républicain, expliqua Nicolas d'un ton sombre. Je ne suis pas monarchiste. Mais je suis orgueilleux. Et certainement sanguin. Cette femme m'a jouée un mauvais tour. Je ne l'ai pas supporté.

- Le village doit te haïr. Cela ne te fait rien de faire du mal ? Se révolta Jo.

- Et toi ?

Alors, le paysan songea au mal qu'il avait fait à son neveu, aux bagarres qu'il provoquait régulièrement autour de lui et à la façon dont il se détruisait en buvant. Oui, il avait été mauvais. Et il l'était certainement encore aujourd'hui. Mais il se découvrait peu à peu une sensibilité pour le bien et l'amour, une sensibilité voulue par le désir féroce de trouver une situation stable et heureuse dans sa vie. Il tentait de combattre ses pulsions. Alors, où en était-il ?

- Je ne sais pas. Je crois que j'ai un peu changé, Nicolas.

Hélène se heurtait chaque jour à de nouvelles surprises venant de Joseph Audence. En le voyant au village, elle l'avait d'abord rangé dans la catégorie des ivrognes perdus et dégoûtants, mais chaque jour qui passait lui faisait revoir son jugement.

- Nicolas, demanda-t-elle d'une voix tremblante, tu ne toucheras pas aux enfants, n'est-ce pas ?

L'autre eut un frémissement et une hésitation.

- Pourquoi ? Demanda-t-il finalement.

- Tu n'as pas compris, reprit Jo, que m'aider consistait à aider ces gamins ? Au nom de l'amitié.

- J'ai peut-être parlé trop vite, grogna-t-il. C'est mon boulot. Je suis apprécié par Jean...

- Tes valeurs, Nicolas, quelles sont-elles ?

- L'amitié. La Foi. L'argent aussi, peut-être. Quel serait mon intérêt de vous suivre ?

Jo et Hélène frémirent tous les deux. Ils étaient affreusement pauvres et ne savaient comment convaincre cet espion de venir avec eux. Mais il leur sourit et demanda :

- Vous rejoignez Charette, n'est-ce pas ? Ça me va. Je m'enrichirai sur le butin que ce grand homme laisse à ces hommes. C'est un peu la loi des bandits, chez eux. Et puis, je sers Dieu. J'aide un ami. Allons... Ce n'est pas si mal ! Et Jo ? Tu sais quoi, Jo ? Je pense que tu as bien besoin que je t'enseigne deux trois trucs !

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top